La chute de Mossadegh en 1953: Acte fondateur du nationalisme contemporain iranien

En 2013, après avoir déclassifié des documents, la CIA a reconnu son rôle dans le coup d’Etat ayant renversé Mohammad Mossadegh le 18 aout 1953. Récemment, suite à la sortie du film du réalisateur iranien Taghi Amirani, le rôle des services secrets britanniques, le MI6, est mis en exergue dans l’intervention « Ajax ». Réelle humiliation pour le peuple iranien, qui s’en nourrit encore aujourd’hui pour forger un nationalisme méfiant à l’égard de l’Occident.

Véritable cas d’école en relations internationales, cet événement stipule bien que les grandes puissances agissent à leur guise quand leurs intérêts économiques sont en jeu.

Le contexte d’une ingérence :

Lors de la période du « Grand Jeu » au XIXème siècle, le territoire iranien était convoité. Tour à tour, Russes puis Britanniques tentèrent de s’imposer par la force militaire ou par le biais de contrats commerciaux avec des sociétés locales. Vieillissant et chancelant, l’Empire des Tsars se focalise sur ses dissensions internes. Soucieux de faire le rapprochement avec l’Inde, Londres noue des relations commerciales de plus en plus régulières avec les autorités iraniennes. En effet, les industriels anglais s’intéressent au pétrole de cette région.

En 1908, suite à la découverte d’énormes réserves, l’Anglo Persian Oil Company (la future British Petrolium- BP) est créée. Devenant le principal actionnaire de la compagnie pétrolière, Londres tempère les troubles internes et désigne des dirigeants iraniens dociles et peu encombrants pour leurs desseins économico-politiques dans la région.

Durant l’entre deux guerres, Londres se méfie de la volonté expansionniste soviétique. Elle place alors à la tête de l’État iranien Reza Chah Pahlavi. Ce dernier modernise la société et les institutions. Il adopte les codes occidentaux (bannissement du voile et tenue occidentale pour les hommes). Cependant pour les Anglais, il tente de supprimer les concessions faites aux compagnies anglaises. Embrassant une neutralité pendant la seconde guerre mondiale, Reza Chah Pahlavi se rapproche de l’Allemagne nazi. Le 3ème Reich devient à cette époque le premier partenaire économique de l’Iran. De fait, Anglais et Soviétiques décident de déposer le souverain iranien lors de l’opération Countenance en 1941.

Mohammad Reza Pahlavi succède à son père en 1941. Au lendemain de la guerre, l’Iran est englué dans les divisions parlementaires. Communistes, nationalistes et religieux revendiquent une souveraineté totale sur l’ensemble du territoire, et en premier lieu sur le pétrole. Les discussions au sein du Majlis (parlement iranien) veulent redéfinir les contrats avec les compagnies britanniques. Certains souhaitent que 50% des bénéfices soient reversés à l’Iran, d’autres veulent renégocier la durée du bail.

Mais le Front national de Mohammad Mossadegh n’entend pas faire de concession. Foncièrement anti-britannique, il adopte un discours radical. Il fait du pétrole, la question centrale pour mettre fin aux décennies d’humiliation.

L’heure de Mossadegh :

Il cristallise toutes les attentes d’un peuple déchu et trop souvent délaissé pour des intérêts de politique extérieure. Avec son parti le Front national, il fait pression sur le nouveau premier ministre Hossein Ala’, pour voter une loi sur la nationalisation de l’industrie pétrolière. Chose faite, la National Iranian Oil Campany est créée en 1951. Elle reprend les projets de production de l’Anglo Iranian Oil Company sur le site d’Abadan.

Dans le contexte de la guerre froide, s’ensuit une période de tensions et de dissuasions entre les différentes puissances. Washington s’inquiète vivement du poids grandissant du parti communiste iranien (le Toudeh) dans les plans de nationalisation de l’économie iranienne. L’administration londonienne, quant à elle, s’alarme à l’idée de perdre le marché pétrolier iranien.

Le centre de gravité des tensions se déplace peu à peu vers la rue. Les partis politiques et leurs parrains organisent des manifestations dans plusieurs villes du pays. L’économie est paralysée et le souffle de la guerre civile lorgne autour de la Perse. Malgré la loi martiale, rien n’y fait, le premier ministre démissionne.

Mohammad Mossadegh est nommé à la tête du gouvernement en Mai 1951. Tous les principaux partis lui assurent un soutien de poids dans sa politique de nationalisation. Les mois qui suivent sont conflictuels. Londres exige de Téhéran la fin de la nationalisation et y voit « un vol ». L’administration britannique envoie des troupes à Chypre et au large d’Abadan, proche du littoral iranien. Les Etats-Unis cherchent à jouer le rôle de modérateur, mais le Toudeh (parti communiste iranien) y voit un prétexte fallacieux pour s’immiscer durablement dans les affaires du pays. Les tensions montent d’un cran.

Mossadegh se rapproche de l’Union soviétique. Dans une logique d’émancipation des peuples, Moscou supporte les différents mouvements nationalistes au sein du Tiers monde.

Après l’échec des négociations à la Haye entre les différents partis, les Britanniques imposent une série de sanctions économiques contre l’Iran en 1951. La même année, tout le personnel de l’Anglo Iranian Oil Company est contraint de quitter le territoire. Mossadegh adopte peu à peu une posture anti-britannique. Londres réplique et ordonne un blocus sur les pétroliers iraniens et exige de ses partenaires européens d’empêcher leurs ressortissants de travailler avec l’Iran. De son côté, Mossadegh souhaite les pleins pouvoir au parlement. Chose qui lui est refusé, il démissionne. Il est remplacé pour une courte durée, par Ghavam os-Saltaneh, un homme apprécié par les Britanniques. Succombant à la pression de la rue, le Shah rappelle Mossadegh en Juillet 1952.

La fin de l’ère Mossadegh :

Mossadegh incarne l’espoir de tout un peuple. Or, par le jeu des sanctions, l’économie iranienne est exsangue. Subissant l’embargo, le secteur pétrolier iranien est plus coûteux que rentable. De fait, l’opposition entre le Shah et Mossadegh s’accentue. Face à l’inertie des réformes, l’opposition politique se durcit contre le premier ministre. Au sein même de son propre parti, plusieurs députés s’affrontent. Sans nul doute, Londres finance l’opposition. Pourtant, Mossadegh n’abandonne pas face aux critiques et aux tentatives d’assassinats. Tous les moyens coercitifs sont utilisés pour le contraindre à une démission définitive. Malgré les pressions, il dissout le parlement en aout 1953. Mais en raison des vives frictions qui demeurent entre Mossadegh et le Shah, le premier ministre est démis de ses fonctions le 15 août 1953.

Depuis le début des années 50, le Shah entretient des relations plus que cordiales avec l’Occident. Washington lui fait part de sa crainte de voir Mossadegh se rapprocher de plus en plus officiellement de l’Union soviétique par le biais du parti communiste iranien, le Toudeh. Dès lors, la CIA et le MI6 organisent secrètement, avec l’accord des gouvernements Eisenhower et Churchill, un coup d’État pour renverser Mossadegh. À partir d’avril 1953, Allen W.Dulles, directeur de la CIA, fournit 1 million de dollars pour y parvenir. Le but de cette opération est de remplacer le premier ministre par un gouvernement pro-occidental, afin de préserver ses intérêts dans l’exploitation des gisements de pétrole.

Compte tenu du rapprochement entre Mossadegh et l’Union soviétique, la Grande-Bretagne mais surtout les États-Unis fomentent un coup d’État. Ils investissent les organes de presse, plusieurs partis politiques ainsi que les hauts gradés de l’armée. Américains et Britanniques poussent la rue iranienne à destituer Mossadegh. Durant l’opération « AJAX », qui vise à éjecter le premier ministre, le Shah fuit à l’étranger, ce qui envenime la situation. Plusieurs heurts sur les places publiques et dans les principales villes ébranlent le pays. Par factions interposées, Londres et New-York financent l’opposition contre Mossadegh. Le pays est au bord d’une guerre civile. Un nouveau premier ministre docile, Fazlollah Zahedi, est choisi par le Shah pour satisfaire les exigences anglo-saxonnes.

Fuyant ses assaillants pendant plusieurs jours, Mossadegh décide finalement de se rendre. Il est jugé pour trahison à la tête de l’État. Son procès dure plus de deux mois. Il est condamné à mort le 22 décembre 1953, mais il est gracié par le Shah. Finalement, Mohammad Mossadegh est assigné à résidence dans son village natal d’Ahmadabad jusqu’à la fin de sa vie.

Un évènement qui s’inscrit dans la durée de l’idéologie iranienne

Comme le rappellera la révolution iranienne de 1979, le thème fédérateur n’était pas dans un premier temps la religion, mais bel et bien le patriotisme de tout un peuple et sa volonté d’indépendance politique face aux ingérences occidentales. La chute de Mossadegh est perçue à juste titre comme l’événement fondateur du nationalisme contemporain iranien.

À l’instar de la nationalisation du Canal de Suez en 1956 par Nasser, le coup d’État ourdi par la CIA et le MI6 a eu une résonnance régionale. Des portraits de Mossadegh étaient brandis dans les rues du Caire, de Damas et de Bagdad.

Véritable héros national, Mohammad Mossadegh a forgé l’identité du peuple iranien. Il a galvanisé la rue iranienne et popularisé un discours sur l’indépendance économique. En ce début de décennie 50, il était devenu le héraut de tous les «damnés de la terre».

Encore aujourd’hui, la jeune génération iranienne étudie et s’imprègne de cet héritage politique pour façonner et structurer un discours réaliste face aux intérêts occidentaux dans la région.

Bibliographie :

  • John Limbert, « Les Etats-Unis et l’Iran : de l’amitié à la rancœur », 2018/N°169, p67-82, Hérodote
  • Hamid Algar, « Sources et figures de la révolution islamique en Iran », 1981/7 N°4, p54-76, Cairn
  • Julien Saada, « La stratégie politique iranienne : idéologie ou pragmatisme ? », 2008/1 N°69, p55-68, Armand Colin
  • Elmira Dadvar, « La poésie symbolique des années 1950-1960 en Iran », 2002/2 N°19, p143-157, Cairn

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