Lendemain de soirée pour le Liban ?

Depuis mi-octobre 2019, le Liban est secoué par un soulèvement sans précédent. Face à l’aporie du système, à la lenteur des réformes politiques et surtout face à une classe politique vieillissante et corrompue, un peuple hétérogène s’est réveillé. Enfin, les Libanais avaient trouvé un sujet consensuel. Un nouvel espoir pouvait les fédérer au delà de leurs appartenances confessionnelles et politiques.

Les prémisses d’une insurrection …

En Avril 2018, malgré les 11 milliards de prêts et de dons lors de la conférence du Cèdre à Paris pour aider l’économie libanaise, rien n’a vu le jour. Dépités, les Libanais cachaient difficilement leur désespoir « chou hal balad » (c’est quoi ce pays). Pourtant, le Liban faisait office d’exemple dans le monde arabe, stable dans son instabilité et instable dans sa stabilité. Le souvenir douloureux d’une guerre civile permettait tant bien que mal un relatif équilibre des forces politiques. Pourtant, le pays du Cèdre sombrait petit à petit dans un chaos qui ne disait pas son nom. Oui, le pays n’avait pas chaviré dans les affres d’un « printemps arabe » aux conséquences douteuses, mais, s’engluait dans une crise économique sans précédent.

L’arrivée massive de réfugiés syriens allait faire imploser un peu plus la caste dirigeante libanaise. Comment un petit pays de 5 millions d’habitants allait gérer l’afflux d’un million 500 mille réfugiés syriens ? Pays refuge, mais jusqu’à quand ? Une fois de plus la neutralité initiale laissa place à un manichéisme. L’instrumentalisation à des fins politiques était de mise. Pro ou anti Damas, telle était la question !

La nouvelle génération en fait les frais. Impossible d’être absorbés sur le marché du travail. Le chômage est galopant chez les jeunes diplômés. Pour la plupart d’entre eux, ils veulent tenter leur chance à l’étranger, notamment dans les pays du Golfe.

Sans oublier, l’accumulation des déchets au sein même de Beyrouth et des grands axes autoroutiers du pays. La Suisse du Moyen-Orient, « ce pays message » comme disait Jean Paul II, se muait bon an mal an en un parangon de précarités.

Précarité politique, gangrénée par un confessionnalisme omnipotent, le pays du Cèdre a quasiment autant de partis politiques que de confessions. Tous les partis sont présents dans le gouvernement. À vouloir plaire à tout le monde, on finit par ne plaire à personne…  

De surcroît, la vie au Liban n’est pas un long fleuve tranquille. Le folklore de la vie locale, ce bordel organisé, ces sourires, ces saveurs aux multiples odeurs laissent  place à des plaintes quotidiennes qui demeurent sans réponse. « On veut copier Paris ou Londres, mais on n’a ni eau ni électricité comme au Bengladesh ». Cette minorité visible qui festoie dans les lieux coûteux de la capitale ne saurait cacher cette majorité muette. Cette dernière a le mal des élites, elle meurt à petit feu mais se cache derrière ses leaders respectifs.

La vie est chère au Liban, tout se paye. Les premières commodités ne sont même pas assurées par l’État libanais. Le sentiment d’abattement est palpable. Ce Liban est un pays aux multiples fractures, où les inégalités sont abyssales.  

De plus, le Liban a toujours été la caisse de résonance du Moyen-Orient. Aujourd’hui plus que jamais, le Hezbollah est sorti grand vainqueur de la guerre en Syrie contre l’hydre djihadiste. Omnipotent et omniprésent au Liban, ce mouvement n’est pas vraiment en odeur de sainteté chez l’administration américaine et leurs supplétifs saoudiens et israéliens. Le parti chiite encaisse depuis plusieurs mois les contrecoups des sanctions économiques et c’est tout le pays qui en pâtit.

Spontanée …

Début Octobre 2019, le pays est ravagé par de nombreux incendies. Or, aucun canadair n’est opérationnel. Le pays est en ébullition. Il est sur le point de craquer et de se fissurer de toute part.

La taxe Whatsapp a fait déborder le vase. Le 17 octobre, suite à une loi controversée et injuste qui devait rentrer en vigueur à partir de 2020, le pays du Cèdre « s’est soulevé ». Des centaines de milliers de citoyens sont descendus dans les rues pour protester, pour libérer cette colère enfouie depuis de nombreuses années. L’instant d’une manifestation, d’une marche, le Libanais lambda revivait, renouait contact avec ses concitoyens. L’instant d’une soirée, le Libanais oubliait son appartenance religieuse. Aucun drapeau partisan, simplement le drapeau libanais accompagné de l’hymne nationale « koulouna llwatan » (nous sommes tous pour la nation). Cette colère soudaine a surpris tout le monde. Les Libanais, toutes confessions confondues, étaient dans la rue.

Des airs d’indépendance, un peuple retrouvant sa dignité, s’auto-régénérant face à l’atonie des élites. À croire qu’ils attendaient un prétexte pour se retrouver, pour réapprendre à se connaître, pour enfin faire poids ensemble contre la corruption et le mutisme des dirigeants. Sur les nombreuses pancartes, la sémantique est claire et précise : la fin du sectarisme politique, une volonté de laïcité « à l’orientale » et surtout la fin des partis traditionnels « kilon i3ani kilon » (tous ça veut dire tous).

Les Libanais l’ont une fois de plus montré, ils aiment se rassembler et surtout festoyer. Dans les rues, c’est un mélange de revendications erratiques, de danses et de chants. On pouvait entrevoir des dabkés géants, des scènes de liesse de Beyrouth à Tripoli en passant par Tyr et Nabatieh. Mais finalement, d’une région à une autre, les slogans divergent quelque peu de la demande initiale.

Récupérée de l’intérieur :

La récupération par des partis politiques n’aura pas tardé. Les 4 ministres des Forces libanaises ont démissionné dès le début des manifestations, pour finalement instrumentaliser une partie des revendications contre le Président Aoun et son parti le Courant patriotique libre (CPL). Dans certains fiefs chrétiens, les slogans invectivent uniquement Gebran Bassil (gendre du général Aoun et ministre des affaires étrangères). Certains de leurs partisans décident même de bloquer les principales routes du pays à l’aide de leurs voitures ou de plusieurs sit-in géants. L’économie du pays tourne au ralenti.

Somme toute, cette période de troubles accentue un peu plus les dissensions au sein de la classe politique libanaise. Les ex-partis du 14 mars (les Forces libanaises, le courant du futur et le parti socialiste progressiste) font corps avec les manifestants en essayant coûte que coûte de récupérer la grogne populaire. Alors que les partisans du 8 mars (le Hezbollah, le Courant patriotique libre et Amal) comprennent la colère tout en essayant de se poser en garant de la stabilité du pays.

Le 29 octobre dernier, l’ancien Premier ministre, Saad Hariri, a présenté sa démission. Pour les manifestants, il faut faire tomber le reste du système et former un gouvernement « d’experts et de technocrates ». Or, la formation du nouveau gouvernement par le Premier ministre Hassan Diab le 21 janvier 2020 ne satisfait pas toutes les parties prenantes. En effet pour les opposants, ce gouvernement est sous tutelle iranienne et syrienne. Dès lors, le pacifisme des premières heures laisse place à une grogne plus vindicative. Des affrontements éclatent avec les forces de l’ordre. Le nouveau gouvernement est d’emblée face à une impasse si l’opposition traditionnelle politique et les manifestants empêchent toute prise d’initiative de ce dernier.

Instrumentalisée de l’extérieur ?

Comme des airs de déjà vu ! Ceci rappelle grandement les débuts des « printemps arabes » en Égypte ou en Tunisie. Les tags sont similaires, le poing serré avec les mêmes pancartes et les mêmes inscriptions « thawra » (révolution)  et « horia » (liberté). À n’en pas douter, ce sont les mêmes techniques et méthodes employées durant la révolution du Cèdre en 2005, qui mit fin à l’occupation syrienne au Liban. La similitude ne trompe personne. Ils reprennent avec brio les codes de la révolution non violente et pacifique, théorisés par l’américain Gene Sharp. La fleur du manifestant contre le fusil du soldat, la symbolique est forte et touche profondément l’émotionnel. L’opinion internationale est sous le charme. Un peuple main dans la main pour s’affranchir d’un système à l’agonie.

Il est vain de penser qu’un soulèvement au Moyen-Orient ne sera récupéré de l’extérieur. Plusieurs puissances lorgnent sur le sort du Liban. Cette région est un immense noeud gordien dans laquelle tous les évènements de l’Irak, à l’Iran en passant par le Liban sont liés . Compte tenu des desseins de l’administration américaine, tous les moyens sont bons pour saper l’influence iranienne dans le monde arabe. Tout ce qui peut fragiliser le Hezbollah plaira automatiquement à l’axe Washington-Tel-Aviv-Riyad. Comme le signale au diapason la presse occidentale, les manifestants veulent en finir avec le système politique libanais et avec tous les partis que le composent. C’est donc, une aubaine pour les ennemis du Hezbollah, de voir le puissant parti chiite tiraillé au sein même de son propre pays. Aujourd’hui, les revendications légitimes initiales semblent être récupérées et instrumentalisées à des fins incertaines.

Bien malin, l’expert qui prophétisera l’avenir du Liban. Tous les scénarios, sont malheureusement envisageables au pays du Cèdre…

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