Ibn Khaldoun : père fondateur de la sociologie

Nombreux sont les philosophes et intellectuels arabes médiévaux qui sont dépeints à travers des articles, ouvrages ou encore colloques. Nous pouvons à ce titre citer des penseurs comme Ibn Arabi (1165-1240), Ibn Rochd (plus connu sous le nom d’Averroès, 1126-1198), Ibn Sīnā (Avicenne, 980-1037) ou encore Al-Kindi (Alkindus, 801-873). Cependant, au regard de la situation pandémique actuelle (Covid-19) – lors de laquelle le leitmotiv mondial est synonyme de « distanciation sociale » – il parait d’autant plus pertinent de revenir sur un penseur musulman du XIVème siècle – du nom d’Ibn Khaldoun (1332-1406), concepteur de l’asabiyya (cohésion sociale) [1] et considéré comme étant le père fondateur de ce que l’on appellerait plus communément aujourd’hui la sociologie [2] ainsi qu’un des premiers théoriciens de l’histoire des civilisations.

Statue d’Ibn Khaldoun à Tunis

Son itinérance :

Né à Tunis en 1332, Ibn Khaldoun est originaire d’une famille noble, connectée aux différents acteurs de la région, que ce soit le pouvoir politique ou bien les confréries soufies. S’inscrivant dans le contexte historique de la période, ses origines sont symptomatiques du déclin de l’Al-Andalus. En effet, ses racines se retrouvent dans celle d’une famille arabe établie à Séville depuis près d’un demi-millénaire, avant de s’en voir chassée, par l’avancée de la Reconquista chrétienne, un siècle plus tôt [3].  

Après des études en arabe classique à la mosquée Zitouna, un apprentissage très large de la logique et de la philosophie auprès de son mentor Al-Abuli mais aussi des mathématiques, par l’entremise de l’Ecole de Kairouan [4]. Ibn Khaldoun aura un parcours mobile, aussi bien dans ses fonctions diplomatiques, que dans l’évolution de sa pensée. Effectivement, dès ses 18 ans, il entrera dans la chancellerie des sultans de Fès, « les plus puissants du Maghreb d’alors » [5], et ce jusqu’en 1374 et ses 42 ans, où il sera notamment passé par la fonction de chambellan (équivalence d’un dignitaire de l’administration royale). Ainsi, pendant sa carrière d’homme politique et d’émissaire, il traversera le Maroc (Fès), l’Espagne (Grenade), ou encore l’Algérie (Béjaïa et Tlemcen).

Enfin, après une vie politique et militaire agitée, ce dernier décidera de prendre sa retraite en Algérie et plus précisément à la forteresse de Beni Salama (actuel Taoughazout), où il écrira, de 1374 à 1377, son premier ouvrage phare, « Al-Muqaddima », traduit en français par « Les prolégomènes ». Manquant cependant d’information, il décida de repartir à Tunis, consulter les ouvrages dont il avait besoin, puis au Caire après un passage à Damas, où il fera la rencontre de Tamerlan. Il finira sa vie en Egypte, achevant également son autobiographie ainsi que « Al-Muqaddima » et son « Livre des exemples » (une histoire universelle, deuxième ouvrage majeur) [6].

Le précurseur de la sociologie 

Il est à relever dans « Les prolégomènes », une forte empreinte du champ sociologique. En effet, même si le terreau fertile de cette discipline se développera à partir du XVIème siècle et surtout au XVIIIème, avec des penseurs comme T. Hobbes, J.J Rousseau ou J. Locke ; sans oublier A. Comte un siècle plus tard, Ibn Khaldoun lui, avait d’ores et déjà une approche pouvant être qualifiée de sociologique.

Pour cela, il utilisera la notion d’asabiyya, comme étant « l’esprit de clan », concept central, figurant plus de 500 fois dans « Al-Muqaddima » [7]. Plus précisément, il s’agit de tout ce qui crée une solidarité, une cohésion et des liens forts entre individus et groupes. Ibn Khaldoun souligne que l’asabiyya, se basant sur les facteurs religieux et tribaux, vaincra la société qui pour sa part s’appuie uniquement sur un soutien tribal. Il en conclut que l’islam a conféré aux Arabes une solidarité plus forte, leur permettant d’établir un empire.

Nous retrouvons également une place importante de l’éducation dans son cheminement sociologique. Ibn Khaldoun reconnaît que les relations que les personnes sont obligées de maintenir entre elles sont ordonnées et respectent des règles et des lois. Ainsi, il évoquera la question de la reproduction des valeurs à travers son concept d’asabiyya ; la question n’est pas seulement individuelle mais vue comme étant systémique au sein des sociétés musulmanes. Ces règles et lois, chaque individu apprend à les connaître à travers son expérience personnelle et surtout par imprégnation de son milieu familial et culturel [8].

C’est donc en opérant de manière transverse, prenant en compte à la fois des phénomènes sociaux, des données historiques, économiques (il fut l’ancêtre de la courbe Laffer, caractérisant la relation entre le taux d’imposition et la croissance) [9] et aussi psychologiques qu’Ibn Khaldoun a pu s’imposer, dès le XIVème siècle, comme un véritable précurseur de la sociologie.

Historien des civilisations 

Pour Ibn Khaldoun, l’histoire n’est pas que le récit d’évènements passés ; « elle consiste à méditer, à s’efforcer d’accéder à la vérité, à expliquer avec finesse les causes et les origines des faits, à connaître à fond le pourquoi et le comment des évènements » [10]. Il reprochera ainsi plusieurs choses aux historiens l’ayant précédé ; une attitude partisane, la seule action de rapporter des faits mais de ne pas les inscrire dans un contexte et les expliquer mais aussi de reproduire ces faits sans procéder à une critique [11]. C’est à cet égard qu’il justifiera les erreurs des historiens par une méconnaissance de la société humaine, de la civilisation, alors même qu’elle devrait être la base d’étude pour l’histoire.

Il utilisera le concept d’asabiyya et une recherche approfondie de l’histoire, lui permettant de construire un modèle cyclique des empires et donc théoriser son histoire des civilisations, universelle. Pour notre penseur, plus l’asabiyya est forte au sein d’un groupe tribal, plus il pourra s’assurer de la fidélité d’autres groupes tribaux. Ainsi, au moyen d’une idéologie (la religion dans les sociétés du monde musulman), et d’une forte cohésion clanique, le groupe peut se donner le projet de s’emparer du pouvoir et fonder une dynastie.

Cependant, il y aurait différents degrés d’influence de l’asabiyya, diminuant suivant l’avancée civilisationnelle. C’est ainsi que, d’après Ibn Khaldoun, les civilisations connaissent un cycle de vie ; de la montée en puissance au déclin. Décadence qui trouvera ses germes en son sein. Par ailleurs, il affirme également, que chaque cycle civilisationnel se qualifie par des invasions nomades qui adoptaient la religion et la culture de leurs conquêtes (mongoles, berbères et turques) – seule exception, les premières conquêtes musulmanes qui imposèrent l’Islam aux peuples conquis, car mues par la religion. [12]

De plus, Ibn Khaldoun décrypte et analyse la civilisation berbère d’Afrique du Nord qu’il compare à la civilisation arabe dans son livre « Histoire des Berbères ». En effet selon lui, les berbères arabisés depuis la conquête arabe du VIIe sont différents des Arabes d’Orient. Il étudie les codes et les traditions préislamiques et en conclut que la civilisation arabo-musulmane ne forme pas un bloc homogène et distinct[13].

Véritable pionnier en matière de sociologie, les écrits d’Ibn Khaldoun demeurent d’actualité, au moins pour l’éclairage qu’ils apportent sur le devenir des civilisations et les évolutions qui les traversent, valant à l’auteur d’être érigé parmi les historiens arabes les plus influents.

Bibliographie :

[1] Bozarslan Hamit, Sociologie politique du Moyen-Orient. La Découverte, « Repères », 2011, 128 pages.

[2] Le « Livres des exemples », d’Ibn Khaldûn, L’inventeur de la sociologie. Le Monde diplomatique, Janvier 2003, page 31.

URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2003/01/LEPAPE/9892

[3] Florian Besson, IBN KHALDÛN. Les clés du Moyen-Orient, Février 2013.

URL : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Ibn-Khaldun.html

[4] Rachida Smine, L’École de Kairouan. Rue Descartes 2008/3 (n° 61), pages 16 à 23.

URL : https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2008-3-page-16.htm

[5] « Ibn Khaldûn, penseur de la civilisation », Compte rendu de la conférence de Gabriel Martinez-Gros à l’auditorium du Louvre, le 3 novembre 2014.

URL : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Ibn-Khaldun-penseur-de-la.html

[6] Yves Lacoste, Ibn Khaldoun. Naissance de l’Histoire, passé du tiers monde, Paris, La Découverte, 1998, page 84.

[7] Robert Irwin, Ibn Khaldun: An Intellectual Biography. Princeton University Press, 2018, page 45.

[8] Abdesselam Cheddadi, Ibn Khaldûn (732 H/1332 – 808 H/1406) : la philosophie de l’éducation. Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 7-20.

[9] Arthur B. Laffer, The Laffer Curve: Past, Present, and Future. Heritage Foundation, n° 1765, June 1, 2004, page 1.

[10] Lilia Ben Salem, « Ibn Khaldoun et l’analyse du pouvoir : le concept de jâh », SociologieS, Discoveries/rediscoveries, 28 October 2008.

URL : http://journals.openedition.org/sociologies/2623

[11] Ibn Khaldûn, traduit par Vincent Monteil, Discours sur l’histoire universelle, Al-Muqaddima. Thésaurus, 1997, page 5.

[12] Smaïl Goumeziane, Ibn Khaldoun. Un génie maghrébin (1332-1406), Paris, Non Lieu, coll. « Persona grata », 2006, pages 34-50.

[13] https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1966_num_2_1_933

Une réponse sur “Ibn Khaldoun : père fondateur de la sociologie”

  1. Je paierai cher pour tomber sur des histoiriques d’anciens penseurs, aussi poussés et construits que celui-ci. MONTAGNE met en exergue cultures, histoires de civilisations, théologie, tout en les reliant aux problèmes sociaux économiques actuels avec altitude… 😉 Mieux que Wikipedia !!!!! On en veut davantage…

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