Partie III – La naissance de la Turquie moderne.

Comment, à l’issue de la Grande Guerre (1914-1918) et sur les ruines d’Empire criblé de dettes, à la merci de ses créanciers, la Turquie parvient-elle à s’ériger en nouvel Etat indépendant, voué à devenir en l’espace de quelques années seulement une puissance régionale incontestée et un acteur central des relations internationales pour les décennies à venir ?

33 ans de règne hamidien ; absolutisme et dissidences.

La parenthèse libérale que constituent les Tanzimats s’avéra être de courte durée ; en 1878, le sultan Abdülhamid II (1876-1909) abolit la constitution promulguée deux ans plus tôt. Cette décision a pour effet de suspendre le parlement et de rétablir un régime autoritaire, fondé sur la pratique de la censure et de la surveillance. Si les réformes continuent, elles séduisent avant tout les franges les plus conservatrices de la société ottomane : le pouvoir s’islamise. Le sultan se fait appeler Abdülhamid le Pieux et met en exergue sa fonction de calife.

Consécutivement au traité de Berlin (1878), la suprématie ottomane sur les Balkans est déjà presque un souvenir. Pourtant, de minces possessions territoriales, en Thrace ou encore en Macédoine, confèrent encore à l’Empire une certaine assise européenne. En restaurant l’ordre, le sultan cherche à garantir la stabilité d’un Empire qui, tout en se repliant sur son noyau anatolien, assure un contrôle accru de ses périphéries, dont la loyauté apparait essentielle à son intégrité et à sa pérennité.

Tandis que l’identité de l’Empire se resserre autour de la religion musulmane et de ses origines turciques, les minorités ethniques et confessionnelles, exclues du pouvoir, s’organisent et se politisent. En 1880, à l’est de l’Anatolie, les troupes du sultan mâtent une révolte kurde de grande ampleur. La minorité arménienne suscite quant à elle la méfiance de l’Etat hamidien et catalyse les rancoeurs. En 1894, une révolte arménienne qui éclate à Sassoun est très lourdement réprimée. Pendant deux ans, plusieurs massacres dits « hamidiens » sont perpétrés dans diverses villes de l’Empire et à Istanbul même. Ces évènements valent à Abdülhamid le surnom de « sultan rouge ». On évalue aujourd’hui le nombre de victimes entre 100 000 et 300 000 [1].

Au Liban, en Egypte mais aussi en Syrie et au Yémen, où le développement de la presse a favorisé la circulation d’idées venues du Vieux continent, la révolte gronde également. Un mouvement de renaissance intellectuelle et culturelle arabe voit le jour sous le nom de Nahda, porté par des penseurs issus des minorités chrétiennes et des élites musulmanes arabes. Si le mouvement est dans un premier temps scientifique et littéraire, il prend bientôt une tournure politique et contestataire ; les deux figures de proue de la Nahda, Djemâl ad-Dîn al-Afghâni (1838-1897) et Mohamed Abduh (1849-1905), dénoncent l’autoritarisme du sultan, ce qui leur vaut d’être contraints à l’exil.

Le triomphe du nationalisme : le comité Union et Progrès.

Dans ce contexte, le sultan est relativement indifférent à la naissance, en 1889, du Comité d’Union musulmane (Ittihad-i Osmani Cemiyeti), qui deviendra le Comité Union et Progrès. Le comité est fondé par quatre étudiants de l’école militaire de médecine d’Istanbul, bientôt rejoins par d’autres étudiants stambouliotes. Ces « jeunes turcs » (Jöntürkler) sont influencés par l’esprit de réforme des Tanzimats, mais également par celui de la Révolution française. Ils réclament le retour de la constitution de 1876. En 1906, un nouveau groupe plus radical, l’Organisation ottomane pour la liberté, voit le jour au sein de l’école militaire de Salonique, en Macédoine. [2] Cette organisation ne tarde pas à fusionner avec le Comité Union et progrès, sur lequel elle prend l’ascendant. En décembre 1907, le comité lance une insurrection en Macédoine. Les forces militaires dépêchées par le sultan pour réprimer le soulèvement se rallient à la dissidence. Le 23 juillet 1908, Abdulhamid accepte le rétablissement de la Constitution. Les partis politiques sont autorisés et une nouvelle assemblée élue entre en fonction au mois de décembre 1908. La liberté d’expression, d’association et de presse sont rétablies.

La période d’effervescence qui succède à trente-trois ans de règne autoritaire est toutefois interrompue par une insurrection militaire à Istanbul, au mois de mars 1909. [3] Le soulèvement est brutalement réprimé par les forces militaires loyales au comité. Le sultan, perçu comme une menace à la révolution, est destitué. Dès lors, le comité impose le zapt-u-rapt, « ordre et discipline », afin d’étouffer toute opposition. Le jeune pouvoir vise à constituer un Etat fort et centralisé, ce qui doit permettre de garantir l’intégrité territoriale de l’Empire. Mais en dépit de profondes réformes entreprises en vue de la modernisation et de la sécularisation de l’Etat, la soif de liberté qui agite les peuples de l’Empire ne tarit pas. Les deux guerres balkaniques, qui opposent entre octobre 1912 et juillet 1913 l’Empire à la Serbie, au Monténégro, à la Grèce et à la Bulgarie, le dépouille définitivement de ses positions européennes. La perte de la Macédoine, et donc de Salonique, base historique du Comité, ainsi que l’indépendance de l’Albanie, constituent une grave humiliation qui a pour conséquence de donner un nouveau souffle au mouvement Jeune-Turc. [4] Au mois de janvier 1913, un coup d’Etat met fin au pluralisme politique : le comité Union et procès s’impose en parti unique. [5]

L’Empire dans la Grande Guerre

Le 28 juillet 1914, la Première Guerre mondiale éclate. Le nouveau pouvoir issu du coup d’état, composé de trois hommes, Cemal Pacha (1872-1922), ministre de la marine, Enver Pacha (1881-1922), ministre de la guerre et Talat Pacha (1874-1921), ministre de l’intérieur, se range aux côtés de l’Allemagne et entre en guerre à l’automne 1914. L’armée ottomane, bien qu’encadrée par des officiers allemands et soutenue financièrement par l’Allemagne, essuie rapidement de lourdes défaites. En 1916, la Révolte arabe, emmenée par le chérif Hussein de la Mecque, auquel la Grande-Bretagne a promis un royaume indépendant à l’issue de la guerre, emporte l’ensemble des provinces arabes de l’Empire.

Tandis que la disparition de ce dernier apparait inéluctable, le pouvoir se replie sur la condamnation de ce qu’il considère comme un ennemi de l’intérieur ; la minorité arménienne, dont les membres sont soupçonnés de fomenter le renversement du régime unioniste. Le 24 avril 1915, plusieurs centaines de dignitaires arméniens d’Istanbul sont déportés. Le 27 mai 1915, la loi sur la déportation (Tehcir Kanunu) met en place une politique officielle de déportation massive à l’échelle de l’ensemble du territoire anatolien. 1,3 millions d’arméniens auraient trouvé la mort entre 1915 et 1916. [6] D’autres populations de confession chrétienne sont également décimées ; grecs orthodoxes, araméens, syriaques et yézidis.

L’avènement de la république de Turquie.

Tandis que la signature de l’armistice de Moudros, le 30 octobre 1918, acte la reddition des troupes ottomanes, les trois dirigeants unionistes, Cemal, Enver et Talat ont déjà pris la fuite vers l’Allemagne. [7] Les troupes françaises, britanniques et italiennes entament alors l’occupation de territoires exsangues. C’est le débarquement des troupes grecques – bien décidées à fonder une « Grande Grèce » sur les pourtours de la mer Egée – à Izmir, au mois de mai 1919, qui provoque un sursaut nationaliste au sein de la population anatolienne. Le général Mustafa Kemal, reconnu comme héros de guerre pour avoir remporté la bataille des Dardanelles (1915-1916), prend la tête de la résistance à l’occupation. Parallèlement, il convoque à Ankara, le 23 avril 1920, une « Grande Assemblée nationale de Turquie ». Kemal, alors chef de l’exécutif et de l’armée, devient président de l’assemblée et possède dès lors les pleins pouvoirs. Le traité de Sèvres, signé le 10 août 1920, organise le démembrement de l’Empire. Il prévoit le partage de ses territoires en zones d’influence sous contrôle français, britannique, italien et international (sous mandat de la Société des nations, organisation internationale pour la paix fondée en 1919), la création d’une Arménie et d’un Kurdistan indépendants, ainsi que la cession de territoires anatoliens à la Grèce. Le traité est unanimement rejeté par l’assemblée et la guerre d’indépendance menée tambour battant par les troupes kémalistes ; au mois d’octobre 1922, les contingents grecs et Alliés ont évacué l’Anatolie, Istanbul est libérée. [8]

Dès lors, Mustafa Kemal a les mains libres pour entreprendre l’édification d’un Etat moderne et souverain, démocratique et national, selon ses voeux. Le 1er novembre 1922, le sultanat est aboli. Dans le même temps, une nouvelle conférence de paix s’ouvre à Lausanne. Le traité qui en découle, signé le 24 juillet 1923, annule le traité de Sèvres. Les frontières de la Turquie actuelle sont définies et la perspective d’un Etat kurde autonome définitivement rejetée. [9] Le traité entérine également d’importants échanges de population ; un million et demi de grecs sont expulsés d’Anatolie tandis que 500 000 Turcs de Macédoine en prennent le chemin. [10] Fort de cette victoire et de sa majorité au sein de l’assemblée, Kemal fonde le Parti républicain du peuple (CHF: Cumhuriyet Halk Fırkası) au mois de septembre 1923. Le 29 octobre 1923, la République de Turquie est proclamée, actant ainsi la disparition de l’Empire ottoman. Mustafa Kemal, « Père des Turcs » (Atatürk) est le premier président de ce nouvel Etat. [11]

Bibliographie

[1] BOZARSLAN Hamit, Histoire de la Turquie de l’Empire ottoman à nos jours, Texto, Tallandier, Paris, 2015

[2] LEMIRE Vincent, « La révolution des Jeunes-Turcs, entre Orient et Occident », Mathilde Larrère éd., Révolutions. Quand les peuples font l’histoire. Belin, 2013, pp. 94-101.

[3] GEORGEON François, « 1908 : la folle saison des Jeunes-Turcs », L’Histoire, vol. 334, no. 9, 2008, pp. 72-77

[4] DIGNAT Alain, 18 octobre 1912, D’une guerre balkanique à l’autre, Hérodote, 14/10/2019

[5] ROMEO Lisa, Jeunes-Turcs et révolution de 1908 dans l’Empire ottoman, Les Clés du Moyen-Orient, 13/10/2010

[6] Le génocide des Arméniens, site internet du Mémorial de la Shoah

[7] SA, L’armistice de Moudros, Euronews, 21/07/2014

[8] BOZARSLAN Hamit, « 14. La fin de l’Empire ottoman (1918-1922) », Patrice Gueniffey éd., La fin des Empires. Éditions Perrin, 2016, pp. 311-326

[9] DIGNAT Alain, 24 juillet 1923, Le traité de Lausanne fonde la Turquie, Hérodote, 11/07/2018

[10] GASPARD Armand, Eclairage. Le Traité de Lausanne du 24 juillet 1923: jour de gloire pour les uns, jour de deuil pour les autres, Le Temps, 24/07/1998

[11] GEORGEON François, Atatürk, ou la naissance de la Turquie moderne, L’Histoire, n°206, 01/1997

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