À l’aube d’un conflit aux multiples facettes entre la Turquie et l’Égypte ?

En juin dernier, le Général Abdel Fattah al-Sissi, Président de la République arabe d’Égypte, menace d’une intervention directe de l’armée égyptienne en Libye si le Gouvernement d’Union Nationale (GNA), soutenu par la République de Turquie, continue son avancée et atteint la ville de Syrte désignée comme « Ligne rouge[1] » à ne pas dépasser.

Cette escalade en Libye participe à la montée générale des tensions en Méditerranée orientale à la suite de la politique agressive menée par la Turquie et son Président Recep Tayyip Erdoğan et aux enjeux importants que représente le contrôle de cette zone maritime.

Sur fond de bataille diplomatique, idéologique et de confrontation indirecte, la Turquie et l’Égypte apparaissent comme au premier plan des enjeux en Méditerranée orientale.

Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Quelles sont les raisons des tensions entre ces deux puissances régionales ?

Turquie-Égypte : des relations déjà tendues

La dégradation des relations turco-égyptiennes ne date pas d’aujourd’hui. En effet, la Turquie et l’Égypte ont pris leurs distances à la suite au coup d’État qui a causé le départ de Mohamed Morsi en 2013[2], alors Président de l’Égypte. Membre des Frères Musulmans, organisation transnationale islamique sunnite fondée en 1928 en Égypte, qui a pour objectif de lutter contre « l’emprise occidentale » dans les pays anciennement sous tutelle ottomane, Morsi avait la sympathie du président turc et représentait un véritable allié de la Turquie dans la région. Qualifiée de putsch par Ankara, la prise de pouvoir du Général al-Sissi marque la véritable rupture des relations entre les deux puissances régionales. La réaction virulente turque pousse l’Égypte à expulser l’ambassadeur turc, Hüseyin Avni Botsalı, en novembre 2013. De surcroît, les tensions entre les deux États débouchent sur un non-renouvellement des accords de libre-échange en automne 2014. Cependant, l’affiliation idéologique entre l’Égypte de Morsi et la Turquie d’Erdoğan est à modérer, comme le rappel Amr Bahgat, assistant du représentant de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) en Égypte, Jordanie, Liban, Syrie et Libye[3].

Sur fond de combat pour la démocratie et de protection des droits de l’Homme, la réaction turque est avant tout compréhensible par des réalités géostratégiques et l’histoire singulière de la Turquie. Sur le plan géostratégique, la perte de l’allié égyptien représente une détérioration de la situation turque dans la région. Loin de faire l’unanimité dans le monde arabe, la Turquie compte sur les États gérés par la confrérie des Frères Musulmans pour étendre son influence dans la région ; le tout faisant partie de la nouvelle politique étrangère menée par Erdoğan, qui prône un rapprochement avec les pays arabes longtemps snobés par la vision kémaliste des relations internationales. De plus, les deux pays ont des visions différentes sur les dossiers du Moyen-Orient. En Syrie, la Turquie prônait un règlement du conflit qui nécessite le départ de Bachar el-Assad ; tandis que l’Égypte n’était pas fermée à une résolution dont Assad ferait parti. Le dossier libyen est aussi une source de tensions entre les deux puissances régionales. Dès le début des hostilités entre le Général Khalifa Haftar, à la tête de l’armée nationale libyenne, et le GNA, la Turquie et l’Égypte ont choisi deux camps opposés. La Turquie accorde son soutien au GNA, reconnu par les Nations Unies, tandis que l’Égypte soutient le dissident Haftar.

Cette opposition sur ces différents dossiers marque une réorganisation des alliances en Méditerranée orientale. Allié de la Turquie jusqu’à lors, l’Égypte organise une réunion au Caire le 8 novembre 2014 avec Chypre et la Grèce. Cette réunion menée par le Général al-Sissi marque la volonté du pouvoir égyptien de mettre la pression sur la Turquie et ses projets en Méditerranée orientale. L’Égypte s’allie donc aux deux États directement affectés par les manœuvres turques dans la région, et qui, de surcroît, sont des rivaux historiques de la Turquie. Les trois États réclament des avancées concernant la question chypriote et appellent la Turquie à cesser toutes ces opérations de recherche d’hydrocarbures dans la ZEE (Zone Économique Exclusive) chypriote[4]. Cette nouvelle alliance entre l’Égypte et le duo gréco-chypriote matérialise l’isolation progressive de la Turquie dans la région.

Cependant, la réaction turque vis-à-vis du coup d’État en Égypte est aussi à analyser par le prisme de l’histoire turque[6]. Celle-ci est marquée par une série de coup d’État ayant nourris une certaine dualité entre pouvoir civil et pouvoir militaire. Justifiant ces actions par son rôle de garant de la démocratie, l’armée turque a mené plusieurs putschs dans l’histoire du pays (1960, 1971, 1980, 1997) dont un ayant échoué en juillet 2016. Les putschs ayant été suivis d’arrestations massives et parfois arbitraires, le pouvoir civil et l’opinion turque ont été marqués par ces évènements. Cette dualité tourne aujourd’hui à l’avantage du pouvoir civil via la politique de subordination du pouvoir militaire menée par Erdoğan depuis les récents évènements. L’histoire singulière de la Turquie l’amène donc à se méfier de tout coup d’État militaire.

Le chaos libyen, facteur de rupture des relations turco-égyptiennes et marqueur des enjeux en Méditerranée orientale

Les relations turco-égyptiennes étant tendues depuis quelques années, le récent chaos libyen a fini d’achever les maigres espoirs de réconciliation entre les deux puissances régionales. Sur fond d’enjeux économiques et énergétiques, le dossier libyen clive au plus haut point les puissances moyen-orientales.

Description : Description de cette image, également commentée ci-après
Situation libyenne juin 2020 [7]
En vert: les territoires contrôlés par les troupes d’Al-Sarraj
En rouge: les territoires contrôlés par les troupes d’Haftar

Déjà implantée en Afrique via des aides humanitaires et de multiples relations économiques, la Turquie profite de la mauvaise position du GNA dirigé par Fayez el-Sarraj pour accentuer sa présence en Méditerranée orientale[8]. Financé par l’Égypte, les E.A.U et l’Arabie Saoudite, le dissident Haftar a rapidement pris le dessus sur le GNA au début des hostilités. Cependant, l’arrivée de troupes turques, à la suite de l’approbation d’une motion par le Parlement turc le 4 janvier 2020, rabat les cartes dans le dossier libyen. L’aide militaire turque fait pencher le rapport de force en Libye et permet au GNA de résister à Haftar et même de le repousser ; d’où les menaces[9] du général Al-Sissi sur cette fameuse « Ligne rouge[10] » que représente Syrte[11].

L’Égypte considère que l’engagement turc est une atteinte directe aux intérêts du pays, compte tenu de l’importance stratégique que constitue la région. De plus, l’envoi de troupes turques en Libye intervient quelques jours avant la Conférence de Berlin censée se pencher sur une solution de paix et éviter une multiplication des acteurs sur le terrain. Erdoğan arrive donc en position de force à la Conférence, qui n’hésite pas à rappeler l’embargo sur les armes en direction de la Libye. N’en déplaise à la Communauté Internationale, Erdoğan soutient militairement le GNA et participe à l’escalade des tensions. L’engagement turc, outre le fait de marquer une rupture des relations turco-égyptiennes, met en lumière l’impuissance de la Communauté Internationale et des Puissances Occidentales à trouver une solution pacifique aux tensions présentes. De plus, avec le développement que connait le dossier syrien en fond, l’on assite à une prédominance des Puissances orientales (Turquie, Russie…) comme régulateurs des conflits au Moyen-Orient en lieu et place des Occidentaux.

L’accord militaire et maritime du 27 novembre 2019 entre le GNA et la Turquie montre les objectifs de cette dernière dans la région mais aussi son changement idéologique concernant sa perception des relations internationales. Via cet accord, la Turquie se donne le droit d’augmenter sa ZEE de 30% via des droits sur l’exploitation des hydrocarbures dans la ZEE libyenne et espère diversifier ces importations de gaz, trop dépendantes de la Russie. Cette infiltration turque ne plaît pas à l’Égypte, qui a elle aussi des intérêts dans la zone. De plus, ce qui est marquant, c’est que la Turquie justifie son intervention en Libye comme une « intervention par invitation », ce qui fait référence aux principes eurasiatiques. Cela marque encore une fois une modification idéologique dans la vision turque des relations internationales, en rupture avec la vision classique « à l’occidentale ».

Conclusion

La dégradation des relations turco-égyptiennes, loin d’être nouvelle, est donc marquée par une rupture idéologique étant donné le départ des Frères Musulmans d’Égypte, mais aussi par des dissensions au niveau géostratégique et économique. Le dossier Libyen représente quant à lui le théâtre des tensions entre les deux États, sur fond d’intérêts énergétiques et de leadership régional.


[1] https://www.ouest-france.fr/monde/libye/libye-les-menaces-du-caire-sont-une-declaration-de-guerre-selon-le-gouvernement-6877453

[2] https://ovipot.hypotheses.org/11116

[3] « S’il est vrai que les Frères musulmans ont inspiré tous les mouvements islamistes dans la région, dont la mouvance islamiste turque, cette dernière a suivi un parcours spécifique. […] La parenté idéologique entre l’AKP et les Frères musulmans semble donc davantage historique que contemporaine. […] Le déroulement de la visite de Recep Tayyip Erdoğan, en Égypte, en septembre 2011, témoigne bien de cet écart idéologique. Il a été accueilli en héros par les Frères musulmans, mais dès qu’il a osé parler de laïcité, les islamistes égyptiens ont rapidement pris leur distance, en critiquant vertement le leader turc. » https://ovipot.hypotheses.org/11130

[4]https://www.mfa.gr/fr/actualite/depeches/declaration-du-caire-lissue-de-la-reunion-au-sommet-tripartite-egypte-grece-et-chypre-le-caire-08112014.html

[5]https://www.la-croix.com/Economie/Monde/En-Mediterranee-orientale-eaux-discorde-2020-02-19-1201079236

[6] https://ovipot.hypotheses.org/11130

[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Deuxi%C3%A8me_guerre_civile_libyenne#/media/Fichier:Libyan_Civil_War.svg

[8] https://ovipot.hypotheses.org/15635

[9] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/libye-le-parlement-d-accord-pour-une-intervention-de-l-armee-egyptienne-en-cas-de-menace-20200714

[10] https://www.ouest-france.fr/monde/libye/libye-les-menaces-du-caire-sont-une-declaration-de-guerre-selon-le-gouvernement-6877453

[11] https://www.aa.com.tr/fr/afrique/al-sissi-nous-ne-resterons-pas-les-bras-crois%C3%A9s-face-%C3%A0-une-attaque-contre-syrte-/1913149

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