Le Sultanat des Femmes ou le pouvoir du harem impérial dans l’Empire Ottoman du XVIème au XVIIème siècle.

Le harem, qui trouve son origine dans le mot arabe « haram » qui signifie interdit, est un lieu de mystère pour le voyageur occidental. Il devient dans son imaginaire le lieu de tous les fantasmes, comme en témoigne les nombreuses peintures orientalistes du XIXème siècle[i] (notamment la Piscine du harem de Jean-Léon Gérôme). Cette vision du harem est manifestement erronée : s’il est effectivement question de sexualité dans ce lieu, il ne se résume pas uniquement à cela. Dans le harem impérial la vâlide sultan, mère du sultan régnant et personnage central du harem, a un pouvoir qui dépasse largement les murs du harem. Ce pouvoir est particulièrement puissant durant la période du Sultanat des Femmes entre le XVIème et le XVIIème siècle où la vâlide sultan, comme Nurbanu (vers 1525 – 1583), exerce un grand pouvoir politique parfois même à la place du sultan.

Peinture LA PISCINE DU HAREM de Jean-Léon Gérôme

Le harem, lieu réservé aux femmes :

Avoir un harem est principalement réservé aux hommes riches qui ont les moyens de l’entretenir : des personnages importants comme le grand-vizir en possède un. Le harem impérial reste le plus important. Il se situe dans l’enderûn, la partie la plus secrète du palais de Topkapi. Il est difficile de connaître le nombre de personnes vivant dans le harem. En effet, selon les préceptes islamiques un homme ne peut avoir que 4 femmes mais peut avoir autant de concubines qu’il le souhaite sans qu’il y ait de distinction entre les enfants[ii].

Les femmes dans le harem impérial sont des esclaves. Elles viennent notamment d’Afrique (Éthiopie…) et du Caucase[iii]. Si elles sont parfois des butins de guerres, à partir du XVIème siècle, elles sont principalement des femmes offertes au sultan par des familles puissantes ou des hauts-dignitaires[iv].  On leur dispense ensuite une éducation rigoureuse où elles sont converties à l’islam et apprennent la couture, le chant, la danse, la broderie, la poésie…

L’image des peintres orientalistes, qui représentent les femmes attendant toute la journée l’arrivée du sultan sans contact avec le monde extérieur, est fausse. Si elles restent effectivement dans le harem, les femmes ont des contacts entre elles mais aussi avec l’extérieur. Elles retrouvent des amis, des parents, des marchandes juives ou plus rarement grecques vendant des bijoux, vêtements, etc[v]

Toutes les femmes ne rejoignent pas la couche du sultan. Le harem est un espace particulièrement codifié et structuré. Une femme doit gravir plusieurs échelons avant de pouvoir approcher le sultan. Elles sont d’abord novices (djâriye) puis apprenties (châgird), compagnes (gedikli) et maîtresses (usta). Ce sont parmi ces maîtresses que le sultan choisit ses concubines. Encore une fois, on distingue les concubines passagères (gözde) et les concubines régulières (khâss odalik). Lorsque le sultan meurt les femmes quittent le palais de Topkapi pour le Vieux Palais : elles tombent alors en désuétude ou sont remariées avec l’accord du nouveau sultan. 

 Dans le harem ainsi qu’en dehors de celui-ci deux personnages s’avèrent particulièrement puissants : le chef des eunuques noirs, « l’agha des filles » (kïzlar aghasï) et de la vâlide sultan, la mère du sultan régnant [vi].

La vâlide sultan, pilier du Sultanat des Femmes:

                  La vâlide sultan est un personnage extrêmement influent qui jouit d’une position d’autorité[vii]. En effet, si le sultan est trop jeune ou s’avère incapable de régner, elle peut exercer une régence. Cette position lui offre une grande importance dans l’exercice du pouvoir en particulier durant le Sultanat des Femmes. Cependant, la vâlide sultan a tout de même besoin d’affirmer son autorité et sa légitimité dû à son statut de  femme tout en ne sortant pas du harem.

                  Sa présence est visible en dehors du harem dans la vie des habitants en particulier d’Istanbul via les waqfs, qui sont des fondations pieuses d’utilité publique[viii]. Ce sont des marchés, des hôpitaux, des bains, desécoles, descuisines communes ou encore des mosquées [ix]. La vâlide sultan peut construire des waqfs grâce à la pension quotidienne que lui verse son fils. La pension de Nurbanu, vâlide sultan de 1574 à 1583, s’élève à 2000 aspres [x]. Elles construisent certains complexes importants à l’instar de l’Atik Valide Mosque, première mosquée construite à Istanbul par une vâlide sultan, Nurbanu, en 1571. Ces nombreuses waqfs permettent à la vâlide sultan d’affirmer son pouvoir en le rendant visible au plus grand nombre. 

Mosquée Atik Valide

                  Elle peut aussi affirmer son pouvoir par le faste des grandes cérémonies comme les circoncisions. Elle se montre également comme une figure pieuse en réalisant le pèlerinage à La Mecque, en donnant de l’eau aux pèlerins ou encore en libérant ses esclaves après quelques années de service.

                   Puisqu’elle cherche à asseoir son pouvoir, la vâlide sultan a recours à des stratégies matrimoniales. Afin de s’assurer la loyauté des militaires et de l’administration de l’Empire Ottoman à son égard, elle marie ses filles à des hommes travaillant dans l’administration comme le grand-vizir ou à des janissaires.

                  Ayant une influence sur le pouvoir politique de l’Empire, elle devient un contact diplomatique. Il existe d’ailleurs des cadeaux diplomatiques ou des correspondances portant sur des demandes de faveurs commerciales, notamment entre Catherine de Médicis ou Élisabeth Ière et des vâlide sultan [xi]

L’Exemple de la vie d’une vâlide sultan durant le Sultanat des Femmes, Kösem sultan :

                  Durant le Sultanat des Femmes, la vâlide sultan Kösem apparaît comme particulièrement puissante.  Née en 1589, elle entre dans le harem impérial de Ahmed Ier à une date inconnue. Avec lui, elle a quatre fils dont les futurs Mûrad IV (régnant de 1623 à 1640) et Ibrahim  Ier (régnant de 1640 à 1648) ainsi que trois filles qu’elle marie à des grands-vizirs pour s’assurer leur loyauté. Kösem s’affirme rapidement comme une femme ayant un certain pouvoir politique ce qui en fait une des femmes les plus puissantes du Sultanat des Femmes.

                  Elle utilise tous les instruments possibles pour asseoir sa puissance et elle s’affirme rapidement en politique[xii]. Après la seconde arrivée au pouvoir de Mustapha Ier en 1622, elle exerce la réalité du pouvoir à cause des troubles mentaux du sultan. Elle exerce également une régence durant le règne de son fils Murad IV, qui arrive au pouvoir en 1623 à l’âge de 10 ans. A la mort de celui-ci en 1640, elle s’empare à nouveau de l’essentiel du pouvoir politique puisque Ibrahim Ier, surnommé le fou (Deli), n’est pas en mesure d’assurer sa fonction.

                  Les années de règne ne se passent pas sans troubles et outre l’administration et les janissaires que Kösem doit gérer, la compétition pour le pouvoir se passe aussi entre les femmes du harem. En effet, après la destitution de Ibrahim Ier en 1648, Kösem s’oppose dans une lutte d’influence à la mère du nouveau sultan Mehmed IV, Khadîdje Turhân. Cette dernière fait étrangler Kösem en 1651[xiii].

                  Les vâlide sultan, durant le Sultanat des Femmes en particulier, ont un rôle crucial et visible de tous. En effet, la vâlide sultan Kösem s’affirme comme une figure politique incontournable mais également comme une figure pieuse. Elle laisse de nombreuses waqfs à Istanbul, finance des travaux d’irrigation en Égypte et paye des dettes de prisonniers.

                  L’influence des vâlide sultan est si visible que certains contemporains de ces femmes les  accusent à tort d’être responsables d’un déclin d’Istanbul. Ces femmes ont marqué l’Empire Ottoman jusqu’à la Turquie actuelle puisque la série turque Muhteşem Yüzyıl: Kösem (le siècle magnifique : Kösem) est diffusée de 2015 à 2017.


[i] Madar, Heather. “Before the Odalisque: Renaissance Representations of Elite Ottoman Women.” Early Modern Women, vol. 6, 2011, pp. 1–41.

[ii] Dumas, Juliette. « Des esclaves pour époux… Stratégies matrimoniales dans la dynastie ottomane (mi-XIVe – début XVIe siècle) », Clio. Histoire, femmes et sociétés, vol. 34, no. 2, 2011, page 256.

[iii] Toledano, Ehud R. “The Imperial Eunuchs of Istanbul: From Africa to the Heart of Islam.” Middle Eastern Studies, vol. 20, no. 3, 1984, page 380. 

[iv] Dumas, Juliette. « Des esclaves pour époux… Stratégies matrimoniales dans la dynastie ottomane (mi-XIVe – début XVIe siècle) », Clio. Histoire, femmes et sociétés, vol. 34, no. 2, 2011, page 259.

[v] Dakhlia, Jocelyne, Conférence “Penser le Harem Sultanien”, université Bretagne Loire, 2016. https://www.franceculture.fr/conferences/universite-bretagne-loire/le-harem-sultanien-et-le-role-politique-des-femmes

[vi] Hathaway, Jane. The Chief Eunuch of the Ottoman Harem: From African Slave to Power-Broker. Cambridge: Cambridge University Press, 2018, 338 pages.

[vii] Peirce, Leslie, The Imperial Harem: Women and Sovereignty in the Ottoman Empire. Oxford: Oxford University Press, 1993, page 230.

[viii] Peters, R., Abouseif, Doris Behrens, Powers, D.S., Carmona, A., Layish, A., Lambton, Ann K.S., Deguilhem, Randi, McChesney, R.D., Kozlowski, G.C., M.B. Hooker et al., “Waḳf”, in: Encyclopaedia of Islam, Second Edition. New York : Leiden  ; Köln : E. J. Brill, 2007, 297 pages.  

[ix] Langlois, Renée. “Comparing the french queen regent and the ottoman validé sultan during the sixteenth and seventeenth centuries” A Companion to Global Queenship, edited by Elena Woodacre, Arc Humanities Press, Leeds, 2018, pp. 271–284.

[x] Langlois, Renée. “Comparing the french queen regent and the ottoman validé sultan during the sixteenth and seventeenth centuries” A Companion to Global Queenship, edited by Elena Woodacre, Arc Humanities Press, Leeds, 2018, pp. 271–284.

[xi]  Dakhlia, Jocelyne, Conférence “Penser le Harem Sultanien”, université Bretagne Loire, 2016. https://www.franceculture.fr/conferences/universite-bretagne-loire/le-harem-sultanien-et-le-role-politique-des-femmes

[xii] Mantran, Robert (dir.), Histoire de l’Empire ottoman. Paris : Fayard, 1989, pp. 235.

[xiii] Baysun, M. Cavid, “Kösem Wālide” Encyclopaedia of Islam, Second Edition. New York : Leiden  ; Köln : E. J. Brill, 2007, 297 pages. 

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