L’Ukraine, énième pomme de discorde russo-turque ?

Engluée dans une guerre hybride depuis 2014 contre les séparatistes ukrainiens du Donbass, Kiev peine à concrétiser ses désirs de rapprochement avec l’Union européenne. De ce fait, l’Ukraine s’intéresse à son voisin du Sud, la Turquie. Moscou s’inquiète d’une coopération accrue entre les deux pays, notamment dans le domaine sécuritaire. Sur fond de rivalité russo-turque en Syrie, en Libye et dernièrement dans le Haut-Karabakh, l’Ukraine apparaît plus que jamais comme un acteur pivot dans ce contentieux opposant Ankara à Moscou. De son côté, le président turc Recep Tayyip Erdoğan étend ses vues sur la mer Noire et compte ainsi contrecarrer la position dominante russe comme au XIXe siècle.

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La mer Noire : centre névralgique des tensions historiques russo-turques

Pour la Turquie, la mer Noire représente un prolongement de la mer Méditerranée. Au XVIe siècle, l’Empire ottoman contrôle toutes les rives de cette mer stratégique, de la Bulgarie à la Géorgie en passant par la Crimée. Dans sa logique néo-ottomane, le président turc avait évoqué avec émotion « les frontières de cœur » de la Turquie. Ainsi, il avait stipulé « On nous demande pourquoi on s’intéresse à l’Irak et à la Syrie, à l’Ukraine, à la Géorgie et à la Crimée, à l’Azerbaïdjan et au Karabakh (…) vous trouverez les traces de nos ancêtres. »

Or, dès le XVIIIe siècle, cette région devient le théâtre d’affrontements avec la Russie impériale. En effet, l’Empire russe étend ses territoires à l’est dès le XVe siècle. La volonté d’accéder aux mers chaudes est pour Moscou un impératif, et cela passe par des guerres l’opposant à l’Empire ottoman. La guerre de Crimée (1854-1856) est l’épicentre des tensions entre les deux empires. L’alliance tripartite, constituée de la France, de l’Angleterre et de l’Empire ottoman occupe Sébastopol et freine les visées russes dans la région. L’Empire ottoman, « l’homme malade de l’Europe », est artificiellement maintenu en vie pour empêcher Moscou d’asseoir ses intérêts en Méditerranée.

Au lendemain des deux conflits mondiaux, la Turquie fait le choix d’un alignement sur Washington en rejoignant l’Otan dès 1952. Ankara devient ainsi le maillon oriental de cette alliance atlantiste pour contrer l’influence russe en mer noire et au Proche-Orient. Aujourd’hui, le poids du passé est omniprésent dans les discours des deux puissances régionales. Chacune, à l’aide de discours nostalgique sur la grandeur passé, sur les liens fraternels avec les peuples voisins, veut restaurer l’ancienne influence. 

L’Ukraine : le chaînon nordique d’Erdoğan ?

Ankara reconnaît l’indépendance de l’Ukraine le 16 décembre 1991 et les relations diplomatiques sont établies le 3 février 1992. Les deux pays partagent une frontière maritime commune. La Turquie et l’Ukraine entretiennent également des liens culturels et commerciaux importants. Les touristes des deux pays voyagent sans visa depuis 2012 et sans passeport depuis 2017.

La crise de Crimée en 2014 et les mésententes russo-turques sur le dossier syrien concrétisent les bons rapports diplomatiques entre Kiev et Ankara. La Turquie a directement pris fait et cause pour « l’intégrité territoriale de l’Ukraine » en refusant de reconnaître l’annexion de la Crimée par Moscou. Pris en étau entre Moscou et l’Union européenne (et les Etats-Unis) Kiev choisit de se rapprocher d’Ankara.

  • Une aubaine pour l’armement turc

En 2019, les autorités ukrainiennes avaient fait l’achat de six drones de combat Bayraktar TB2. Ces drones ont prouvé leur efficacité en Libye et auprès des troupes azéris dans le Haut Karabakh. De ce fait, Kiev s’apprête à en commander 48 de plus. Il est également question du futur achat par l’Ukraine de frégates turques. La double visite du président ukrainien Volodymyr Zelensky en Turquie en août et en octobre 2020 confirme le réchauffement des relations bilatérales. En plus de la vente d’armes, Erdoğan avait annoncé une aide de 205 millions de livres turques à l’armée ukrainienne. Les deux pays visent également à augmenter le volume des échanges commerciaux tout en espérant de conclure un traité de libre échange.

En contrepartie, la Turquie continue la traque de ses opposants. En effet, la présence avérée de l’organisation de Fetullah Gülen, ou encore des activistes kurdes du PKK en Ukraine préoccupe Ankara. Les services de renseignement des deux pays agissent conjointement pour arrêter les opposants. Vlodymyr Zelensky a déclaré en février dernier devant le président turc en déplacement à Kiev « Au sujet de ces organisations (…), j’ai reçu aujourd’hui des dossiers et des faits détaillés du président Erdoğan, ainsi que des noms. J’ai transféré toutes ces informations au directeur du SBU [Service de Sécurité d’Ukraine], qui devrait s’en occuper ».

  • Les Tatars de Crimée : un prétexte d’ingérence pour la Turquie

Les Tatars de Crimée sont une population d’origine turque et de confession musulmane installée en mer Noire depuis le XIIIe siècle. Ils ont été un soutien de poids à l’Empire ottoman. Aujourd’hui, Erdoğan s’appuie sur cette population pour entretenir des liens avec les autorités ukrainiennes. Dès la crise de Crimée, les Tatars s’opposent à l’annexion russe et deviennent de ce fait des interlocuteurs privilégiés pour l’Occident et un levier d’influence pour Ankara. Dans une logique opportuniste, la Turquie joue les médiateurs entre Kiev et les Tatars au sujet des populations déplacées. La présence musulmane en Crimée sert d’argument à la rhétorique néo-ottomane d’Erdoğan.

  • Contrebalancer la domination russe dans la région

Comme le précise Igor Delanoë, spécialiste des questions stratégiques en mer Noire et directeur adjoint du think tank Observatoire franco-russe « Avec l’annexion de la Crimée, la fortification de la péninsule et la modernisation de la flotte de la mer Noire, les Turcs ont vu le dispositif russe se resserrer, et je pense que pour eux, ce rapprochement avec Kiev relève d’une logique de désencerclement ». Ainsi, la Turquie voit en l’Ukraine un pays pivot dans sa stratégie d’influence. Par ce rapprochement, le président Erdoğan fait d’une pierre deux coups. La première à l’Union européenne avec qui la Turquie est en froid et de la seconde à la Russie pour tenter de gêner la politique russe dans son « étranger proche ». Ankara profite de la fébrilité et de la faiblesse des autorités ukrainiennes pour imposer ses vues. Quant à elle, Kiev cherche coûte que coûte à diversifier ses partenaires.

Plus étonnamment, la Turquie sous l’égide du patriarcat de Constantinople a aidé l’Ukraine dans la reconnaissance et l’obtention d’une Église orthodoxe autonome. Véritable pied de nez à Moscou, après quatre siècles sous l’influence du clergé russe, l’Ukraine obtient l’indépendance canonique avec l’aval d’Erdoğan.

Les relations entre la Turquie et l’Ukraine répondent donc à des intérêts d’ordre stratégique et historique. Kiev peine à assurer son indépendance et devient ainsi le centre des intérêts des grandes puissances régionales. Le président turc profite de la division et de l’impuissance des autorités ukrainiennes pour asseoir un peu plus ses visées en mer Noire. Entre Ankara, l’axe occidental et Moscou, l’Ukraine est plus que jamais sujette à un jeu d’équilibriste.

Bibliographie :

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