Comment le football est-il devenu un instrument politique et diplomatique au Moyen-Orient ?

        Le football au Moyen-Orient connaît un incroyable succès populaire : il ne demande aucun équipement, peut être pratiqué par n’importe qui, n’importe où, et les mêmes stars du ballon rond sont adulées, d’autant plus lorsqu’elles sont natives des pays en question, comme Mohamed Salah en Egypte[1]. La sélection nationale et ses joueurs deviennent le reflet de l’État-nation et de ses valeurs. Vecteur d’intégration sociale, ce sport rassemble autant qu’il divise : le plus proche voisin peut devenir ennemi juré, à l’échelle de la ville ou du pays, d’autant plus lorsque la rivalité sportive ne fait que décupler les tensions géopolitiques. Le football comme grille de lecture politique est particulièrement adapté dans cette région minée par ses conflits internes : il offre un exutoire et un moyen de contestation envers le pouvoir pour les supporters, et s’il déchaîne les passions entre rivaux, il reste un outil nationaliste dans les matchs internationaux. Par la visibilité qu’il offre, il est à l’échelle internationale un levier de soft power important, comme l’ont compris les pétromonarchies du Golfe, et surtout le Qatar, pionnier de la diplomatie sportive[2].

https://www.leparisien.fr/sports/football/france-turquie-que-signifie-vraiment-le-salut-militaire-des-joueurs-turcs-14-10-2019-8172504.php

Entre progrès sociaux et contestation politique, un reflet des sociétés conservatrices

    D’abord, le football joue un rôle primordial dans les sociétés du Moyen-Orient et ses progrès se reflètent dans le sport : si on retrouve les inégalités économiques entre Etats sur les terrains, et qu’ils manquent cruellement d’infrastructures, ce sport est un échappatoire à la pauvreté et aux conditions de vie difficiles. “Au Yémen, tout est triste. Il n’y a que le foot qui peut rendre les gens heureux. Alors quand on joue un match, tout le pays s’arrête, même les combats. Tout le monde est devant la télé” déclarait récemment l’attaquant Ayman Al-Hajri[3]. L’état des championnats semble corréler aux désordres politiques et militaires. Mais c’est aussi un laboratoire du progrès social : alors que l’Arabie Saoudite est encore entachée par les affaires Jamal Khashoggi, Saad Hariri ou l’intervention au Yémen[4], Mohamed Ben Salmane redore son blason sur les questions d’égalité des genres : droit pour les femmes d’aller au stade (2017) et même création d’un championnat féminin professionnel (2020)[5][6]. La Palestine est pionnière dans ce domaine (championnat féminin dès 2003), le Bahreïn (2003) et les Emirats Arabes Unis (2009), ont suivis[7].

     Néanmoins, le football n’est pas un terrain de démocratisation mais plutôt un espace politique instrumentalisé par les autocrates, dont le contrôle est nécessaire pour se protéger. A l’intérieur des structures, nous retrouvons les figures princières : La fédération qatarienne de football détenue par les Al-Thani au pouvoir dans l’émirat, les grands clubs émiratis (Al-Aïn, Al-Jazira) sont la propriété de la famille royale Al-Nahyan, et ceux d’Arabie Saoudite, des Al-Saoud[8]. Dès lors que les mêmes personnes sont au pouvoir dans les deux sphères, on constate que le sport est pris en otage par le politique. Et si cela semble peu surprenant dans un régime monarchique, la dérive politique se retrouve dans la “Nouvelle Turquie” d’Erdoğan[9] : alors que les clubs historiques stambouliotes (Fenerbahçe, Galatasaray, Beşiktaş) ont une histoire riche et briguent des places dans les grandes compétitions européennes, le petit dernier, l’İstanbul Başakşehir, fut créé et développé à l’époque ou Recep Tayyip Erdoğan était maire d’Istanbul (années 1990), et est aujourd’hui administré par son gendre[10]. Cette dérive trouve ces manifestations dans le clientélisme et la corruption, qui ont notamment touché le Fenerbahçe en 2010-2011[11].

      La contestation des dirigeants politiques se retrouve tout de même dans les rares espaces d’expression publique (réseaux sociaux, manifestations), dans lesquels les supporters offrent, par leur nombre et leur résonance, une voix puissante de dénonciation, même en Arabie Saoudite où le sport concerne les élites politiques. Et dans les pays où le football national touche un ensemble plus large de la société, comme au Maghreb ou en Turquie, les supporters ont joué un rôle crucial : organisateurs des manifestations du parc Gezi en 2013 sous le nom d’Istanbul United, ils passent des chants de résistance dans les stades, et ce jusqu’aux barricades[12]. En Egypte, l’incident de Port-Saïd le 2 février 2012 est resté dans l’histoire du football comme l’un des plus meurtriers (74 morts), mais aussi comme la manifestation d’une rancœur de la ville du Nord de Port Saïd contre la capitale. Dans la ville portuaire, située à un point géostratégique important (le débouché du Nil), les manifestations qui ont suivi, ont débouchées sur l’arrivée d’Al-Sissi au pouvoir[13].


Le nationalisme dans le football : moyen de reconnaissance ou outil politique ?

    Malgré les dissensions politiques internes, le football reste un terrain où l’on exprime son amour pour sa nation et son peuple, que l’on oppose au concept d’État, d’autant plus au Moyen-Orient où le découpage administratif correspond rarement à celui des aires socioculturelles. En Algérie, le JS Kabylie est un moteur de reconnaissance de l’identité kabyle[14]. En Turquie, des incidents éclatent entre joueurs turcs et kurdes nationalistes. Sport d’immigrés par excellence, le football garde une dimension communautaire, comme pour le Al-Weehat SC fondé et resté basé dans le camp de réfugiés palestiniens d’Amman.[15] Même la création des clubs et des stades résulte du “roman national” : le Gamal Abdel Nasser du Caire et le Mustapha Kemal Atatürk dans de nombreuses villes turques. On peut, dès lors, se demander si à l’échelle nationale, supporter son équipe, c’est supporter le régime en place.

    Par ailleurs, les grands rendez-vous internationaux sont inévitablement des lieux de rencontre pour les dirigeants politiques : on se souvient du match d’ouverture de la Coupe du Monde 2018 entre la Sbornaïa russe et les Faucons d’Arabie Saoudite, où le spectacle était autrement plus important en tribunes : Gianni Infantino, président de la FIFA, était entouré de MBS et Vladimir Poutine, mettant en lumière le rapprochement géopolitique des deux puissances (accords sur l’OPEP fin 2016)[16]. La diplomatie du football est une réelle stratégie pour faire avancer des conflits parfois gelés sur le plan politique (le réchauffement des relations entre l’Arménie et la Turquie s’est fait au travers d’un match aller-retour en 2008-2009[17]), ou au contraire pour démontrer un impact profond jusque dans le sport : l’équipementier Nike refusa aux joueurs iraniens de les équiper pour la Coupe du Monde 2018. Dès 1998, par hasard, l’Iran rencontre les États-Unis. « Comme si c’était à nous de refaire l’histoire » avait déclaré l’américain David Regis[18].

    Dans toutes ces revendications politiques et identitaires, le conflit israélo-palestinien tient une place à part. Il divise la région et le monde en touchant à la reconnaissance d’un État, ou au contraire à la légitimation d’une politique colonialiste par un autre. En cela, le comportement des acteurs de la sphère footballistique détermine une prise de position sur le conflit : alors que la FIFA a placé la sélection palestinienne dès 1998 à égalité avec les autres Etats, et à même tenté un rapprochement entre les deux présidents des fédérations concernées, Michel Platini avait averti l’Etat hébreu de voir sa présence dans l’UEFA menacée, si les équipements palestiniens restaient bloqués aux frontières : “« Platini avait donc réussi à obtenir plus que Barack Obama” en avait conclu Pascal Boniface[19].

La diplomatie du sport comme levier de soft power pour rayonner mondialement

    Enfin, le football est un enjeu important pour les monarchies du Golfe qui ne veulent plus dépendre totalement du pétrole et développer notamment leur tourisme. Entre des actions économiques internationales et le développement d’événements sportifs dans le Golfe, il s’agit de devenir incontournable dans ce domaine. Le Qatar fait la course en tête : d’un côté il a effectué un tournant économique après 1995 suite à la destitution de l’ancien émir, la nouvelle génération investissant dans des énormes projets (Aspire Academy), dans une stratégie de diffusion mondiale des événements (Al-Jazeera Sports puis BeIn Sports), dans l’achat de club à l’étranger (Paris St-Germain), la stratégie de développement d’un championnat compétitif de qualité (en offrant une retraire dorée et des gros contrats à des noms célèbres d’Europe), et enfin en formant des joueurs étrangers à Doha dès leur plus jeune âge pour les nationaliser plus tard[20]. De leur côté, l’Arabie Saoudite et ses alliés du Golfe, ennemis jurés du petit émirat[21], investissent eux-aussi dans des clubs afin de combler leur retard[22]. Le piratage de BeInSports était ainsi un coup à un milliard de dollars de la famille royale pour déstabiliser l’empire médiatique qatari[23].

    La Coupe du Monde 2022 au Qatar est la réussite la plus éclatante de cette diplomatie, mais pas la première (Mondiaux d’athlétisme en 2019 de handball en 2015 et surtout Jeux Asiatiques en 2006, troisième événement le plus regardé de la planète). Les ambitions de l’émirat qatari sont de l’ordre de 200 milliards de dollars pour attirer les touristes du monde entier, et on espère à Doha 400 000 touristes pendant l’événement, soit le double de la population[24]. Le football fait partie intégrante de la transformation matérielle du pays, du niveau de vie de ses habitants. Ainsi, le Qatar cherche à effectuer une synthèse entre cette modernité et son identité originelle. Le problème est son manque de légitimité : on ne devient pas une nation de football à l’identité forte en quelques années, la légitimité populaire ne s’achète pas.

    Enfin, cette stratégie du Qatar et des pétromonarchies n’est pas encore une réussite franche, tant les carences en termes de politique intérieure et de respect des droits humains posent question. L’attribution de la Coupe du Monde au Qatar a suscité de vives critiques dans les institutions libérales, alors que plus de mille Népalais et près de 2000 Indiens sont déjà morts sur les chantiers[25]. Le climat aride de la région est difficilement supportable, d’autant plus en été. Pour assurer la tenue de l’événement (en hiver), 12 stades équipés de systèmes de climatisation géants ont été construits, dans ce pays qui rejette le plus de CO2/habitant dans le monde[26]. Alors que le Fifagate, gigantesque affaire de corruption, a terni un peu plus l’image de cette candidature[27], l’émirat ne reste pas sans rien faire : ouverture d’un bureau de l’OIT à Doha[28], ou engagements auprès de la Fifa à respecter un développement durable dans la mesure du possible, notamment par la construction de stades recyclables[29].

    En résumé, les tensions sociopolitiques se ressentent dans un stade de football qui attire avant tout des milliers de spectateurs. Il peut être également le théâtre de jeu de deux nations antagonistes, voire de deux projets politiques incompatibles. Capable de focaliser les yeux du monde entier, il détient là sa plus grande force, mais aussi sa faiblesse lorsque les enjeux globaux dépassent ceux du sport.


[1] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/la-medaille-du-jour/la-medaille-du-jour-le-footballeur-mohamed-salah-surprise-de-la-presidentielle-egyptienne_2663260.html

[2] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/743680-le-qatar-et-le-football-un-investissement-strategique-en-5-axes.html

[3] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/planete-sport/planete-sport-au-yemen-le-football-source-de-bonheur-et-de-paix-dans-le-chaos-de-la-guerre_4040235.html

[4] https://www.letemps.ch/monde/mohammed-ben-salmane-prince-aux-deux-visages

[5] https://www.theguardian.com/football/2018/jan/11/saudi-arabia-women-professional-stadium-fan-al-hilal

[6] https://sport24.lefigaro.fr/scan-sport/actualites/l-arabie-saoudite-va-lancer-son-championnat-de-football-feminin-994441

[7] https://www.sportetcitoyennete.com/articles/la-lutte-du-football-feminin-au-moyen-orient

[8] https://www.hurriyetdailynews.com/saudis-debate-societal-merits-of-football-62535

[9] Insel, A. (2017). La nouvelle Turquie d’Erdogan: du rêve démocratique à la dérive autoritaire. La Découverte.

[10] https://www.france24.com/fr/20200720-football-turquie-basaksehir-champion-erdogan-akp-istanbul

[11] https://dailynewsegypt.com/2014/01/30/turkish-match-fixing-precursor-corruption-scandal-rocking-government/

[12] https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-monde/le-sport-arme-de-seduction-massive-24-foot-turc-outil-du-nationalisme-ferment-de-la-contestation

[13] Abis, S., & Ajmani, D. (2014). Football et mondes arabes. Revue internationale et stratégique, (2), 143-150.

[14] Chemerik, F. (2019). La Presse, le football et la politique en Algérie: L’imbrication des stratégies populistes de captation et d’aliénation. NAQD, (1), 97-125.

[15] Mackenzie, J. (2015).  » Allah! Wehdat! Al-Quds Arabiya! »: Football, nationalism, and the chants of Palestinian resistance in Jordan (Doctoral dissertation, Arts & Social Sciences: Department of History).

[16] https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/russie-arabie-saoudite-bien-plus-quun-match-de-foot-133457

[17] https://www.france24.com/fr/20091014-match-football-hautement-symbolique-entre-turquie-larm-nie

[18] https://www.ecofoot.fr/iran-football-conflits-politiques-3024/

[19] https://www.francetvinfo.fr/monde/palestine/le-conflit-israelo-palestinien-se-joue-aussi-sur-les-terrains-de-football_3070997.html

[20] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/743680-le-qatar-et-le-football-un-investissement-strategique-en-5-axes.html

[21] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/743680-le-qatar-et-le-football-un-investissement-strategique-en-5-axes.html

[22] https://sport.francetvinfo.fr/football/le-football-europeen-terrain-de-jeu-des-rivalites-des-pays-du-golfe

[23] https://www.challenges.fr/high-tech/beoutq-le-plus-gros-piratage-du-monde-passe-par-la-france_666850

[24] https://www.rfi.fr/fr/sports/20130711-coupe-monde-2022-le-qatar-prevoit-investir-200-milliards-dollars

[25] https://www.theguardian.com/global-development/2019/oct/02/revealed-hundreds-of-migrant-workers-dying-of-heat-stress-in-qatar-each-year

[26] https://www.leparisien.fr/sports/stades-refrigeres-au-qatar-un-expert-pointe-une-aberration-climatique-08-10-2019-8168406.php

[27] https://www.lexpress.fr/actualites/1/sport/fifa-du-qatar-au-fifagate-cinq-ans-de-crises_1719678.html

[28] https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_627180/lang–fr/index.htm

[29] https://www.youtube.com/watch?v=Peoax0QL24k&feature=emb_title