Turquie – Israël : Je t’aime, moi non plus.

La République de Turquie et l’État d’Israël entretiennent aujourd’hui des relations assez froides. Ils s’opposent sur beaucoup de dossiers au Moyen-Orient et la conjoncture géopolitique mondiale actuelle participe au refroidissement des relations bilatérales entre Turcs et Israéliens. L’évolution politique interne de chaque État a aussi participé à cette prise de distance de part et d’autre. L’arrivée de la droite au pouvoir dans l’État hébreu (Likoud) et celle de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) en Turquie n’a fait qu’accentuer l’éloignement croissant des deux républiques. Mais les relations turco-israéliennes n’ont pas toujours été aussi mauvaises. La période de la Guerre Froide a été marquée par une coopération étroite entre les deux jeunes États. Alors, comment en sommes-nous arrivés là ? Quels ont été les événements et les bouleversements géopolitiques à l’origine de la dégradation des relations turco-israéliennes ?

I.            La coopération croissante israélo-turque : survivre en terrain hostile (1948 – 2000)

La Turquie a été le premier État musulman au Moyen-Orient à reconnaître Israël en 1948. La neutralité turque sur la question israélo-palestinienne jusqu’aux années 2000 a permis une étroite coopération entre les deux gouvernements. Cette coopération s’inscrivait aussi dans des logiques géostratégiques de part la convergence des intérêts de chacun dans la région.

A.  Une Turquie alignée, un Israël protégé : quand l’Occident est en Orient.

La période de la Guerre Froide marque un moment de convergence d’intérêts vitaux entre la Turquie et Israël. En effet, la République de Turquie représente le rempart du flanc Est des Puissances occidentales contre le communisme. Véritable pont entre l’Orient et l’Occident, la Turquie a servi à pérenniser la présence des Puissances mandataires (France et Grande-Bretagne) et étasunienne dans la région. Ce rôle s’inscrivait pleinement dans la volonté turque de bâtir un pays moderne et laïc sur les restes anatoliens de l’Empire ottoman. L’État hébreu quant à lui est la finalité du projet sioniste porté par l’Organisation sioniste (OS) depuis sa création en 1897. Véritable ONG transnationale, celle-ci a donné naissance à un véritable État ; cas unique et intrigant. Le projet sioniste a été soutenu et défendu par les Puissances occidentales durant tout son déroulement, des premières aliyah dès 1881 aux dernières sous mandat britannique. À l’avènement de l’État d’Israël, les États-Unis ont repris le flambeau des puissances mandataires dans la région et Israël est devenu l’allié principal des américains dans la région. La protection américaine, vitale, a permis à l’État hébreu de s’ériger comme une puissance majeure dans la région, cristallisateur de toutes les tensions.

B.  Vers une coopération stratégique au centre polémologique du monde

Les relations turco-israéliennes se sont, dans un premier temps, organisées de façon discrète. Il s’agissait pour la Turquie de ne pas trop froisser les voisins arabes dans la région en soutenant trop ouvertement Israël. Cette entente turco-israélienne était aussi importante pour des Américains attachés à l’absence russe dans la région pendant la Guerre Froide. Les accords secrets d’août 1958[1] entre Turcs et Israéliens montrent bien la volonté turque de ne pas trop exposer publiquement leur bonne entente avec l’État hébreux. Ces accords secrets ont mis en place un dialogue constant entre les deux États, afin qu’aucun d’eux n’empiète sur les intérêts de l’autre.

Cependant, la stérilité parlementaire turque des années 1970, sur fond de crise économique et sociale, avec une montée du parti islamiste dans le pays, a inquiété l’État israélien. La junte militaire au pouvoir en 1980 après le coup d’État, sous la direction de Kenan Evren, a toutefois confirmé à l’État hébreu que le parti islamiste du pays (alors très populaire) était sous contrôle[2]. Cela a rassuré Israël, surtout après la révolution islamique qui a eu lieu en Iran en 1979. Avec la chute de l’URSS en 1991 et la fin de la menace communiste, une véritable coopération stratégique a vu le jour entre la Turquie et Israël ; comme une révélation au grand jour d’une relation qui a toujours existé depuis la fondation d’Israël. Le partenariat stratégique turco-israélien[3] se met en place autour de quatre axes : coopération sécuritaire (1994), militaire (1996), économique (1997) et énergétique (2000). Un des exemples les plus marquants de coopération turco-israélienne est l’arrestation d’Abdullah Öcalan (leader du groupe terroriste PKK) au Kenya en 1999. En effet, après avoir mis la pression sur la Syrie qui a offert sa protection au leader du PKK, la Turquie a été aidée par le Mossad pour la capture d’Öcalan qui avait fuit au Kenya entre temps.

II.         La lente rupture des relations turco-israéliennes : quand le naturel revient au galop (2000 – aujourd’hui)

La mise en place de la coopération stratégique entre la Turquie et Israël n’a pas fait long feu. Dès le début des années 2000, les relations commencent à se refroidir sur la question palestinienne. Mais ce sont surtout les évolutions personnelles de chaque État qui vont finir par entériner la rupture des relations turco-israéliennes.

A.  Le fil directeur du refroidissement des relations turco-israéliennes : la cause palestinienne

La République de Turquie a beau se vouloir moderne et laïque, elle ne peut pas renier ces origines musulmanes. Sur la question palestinienne, les différents gouvernements turcs ont toujours souhaité ne pas trop se prononcer pour ne froisser aucune des parties belligérantes, Juifs et Arabes. C’est après la première Intifada à l’automne 2000 que les relations commencent à se tendre. Malgré la bonne entente avec Israël, la société civile et politique turque est touchée par la cause palestinienne et le gouvernement turc ne peut pas rester silencieux sur ces événements. Au problème israélo-arabe vient s’ajouter l’arrivée d’une nouvelle classe dirigeante en Turquie au tournant des années 2000. Le succès électoral de l’AKP (Parti pour la Justice et le Développement) en 2003, parti islamo-conservateur participe au refroidissement des relations turco-israéliennes.

Les premières divergences géopolitiques entre la Turquie et Israël sont visibles au travers du cas irakien. La Turquie refuse que son territoire soit utilisé pour l’intervention américaine en Irak en 2003. Or, Israël milite pour l’intervention américaine, afin d’ébranler l’unité irakienne, ce qui rendrait un Irak faible sur lequel l’Iran ne pourrait s’appuyer. Au contraire, la Turquie préfère un Irak fort et centralisé pour éteindre toute velléité autonomistes des Kurdes d’Irak. De nouvelles dissensions apparaissent lors de la seconde guerre du Liban en 2006 où Recep Tayyip Erdoğan charge publiquement les agissements israéliens, sans pour autant fragiliser encore plus les relations déjà tendues. En effet, le Premier Ministre turc nomme un général pro-américain à la tête des forces armées du pays.

B.  De la nécessaire et inévitable rupture des relations

Les relations turco-israéliennes vont continuer à se dégrader au rythme des succès électoraux de l’AKP. Au fur et à mesure que les dirigeants de l’AKP optent pour un discours religieux, anti-impérialiste et belliqueux, la Turquie prend ses distances avec ses origines modernes et laïques et s’éloigne des idéaux occidentaux ; un Occident principal allié d’Israël. De l’autre côté, l’obstination de l’État hébreu à refuser tout accord menant à une solution à deux États pour le conflit israélo-arabe laisse une faible place à toute entente cordiale avec les États arabes. Les événements de l’année 2009 finissent par briser sérieusement les relations turco-israéliennes. En effet, lors du forum économique de Davos du 29 janvier 2009, Recep Tayyip Erdoğan quitte le forum après avoir eu une vive altercation avec le président israélien de l’époque Shimon Pérès et l’avoir traité d’assassin.

De surcroît, un accident grave a eu lieu le 31 mai 2009[4]. En effet, la « flottille pour Gaza », un navire qui espère pouvoir porter assistance à Gaza, alors contraint à un blocus par Israël, se fait affréter par un commando d’élite israélien. Des morts des deux camps sont à déplorer. Les deux États vont sérieusement s’accuser mutuellement de participer à la montée des tensions. Cet épisode sonne la fin des relations turco-israéliennes, depuis glaciales.

De surcroît, les évolutions politiques internes des deux États participent au gel des relations bilatérales. Depuis les élections législatives de 2009, l’État hébreu est dirigé par la droite nationaliste représentée par Benyamin Netanyahu, qui a des positions très arrêtées sur la résolution de la question palestinienne et le dossier iranien par exemple. De son côté, la Turquie s’est tournée vers un renouveau de sa politique étrangère depuis 2010 et l’arrivée au ministère des Affaires Étrangères d’Ahmet Davutoğlu. La politique du « zéro problème avec les voisins » est lancée, mais ne porte pas ses fruits. D’abord un modèle pour les États arabes en reconstruction, la Turquie apparaît aujourd’hui comme belliqueuse et omniprésente dans les affaires internes des États arabes. Voulant prendre ses distances avec l’Occident, la Turquie se tourne vers les États du Moyen-Orient pour accroître son influence, au point de participer activement à plusieurs guerres dans la région (Lybie, Syrie, Irak, Haut-Karabagh).

Les évolutions politiques internes des deux États participent donc à l’éloignement des deux administrations. De plus, récemment, les deux États s’opposent aussi en Méditerranée orientale concernant la question du partage des hydrocarbures et de la définition des Zones Économiques Exclusives (ZEE) de chacun. Israël est même allé jusqu’à un accord avec la Grèce et Chypre, dans le but de minimiser les gains potentiels turcs dans la région.

Conclusion : une réconciliation impossible ?

Bien que les intérêts vitaux turcs et israéliens semblent liés, les deux États sont encore loin de retrouver la relation qu’ils ont pu développer dans la décennie 1990. Les projets des deux administrations sont clairement en concurrence et les deux États semblent avoir trouvé un moyen de remplacer l’autre. Israël a décidé, sous l’égide des États-Unis, de normaliser ses relations avec de nombreux pays arabes dans la région[5]. La Turquie de son côté devrait continuer de s’appuyer sur une critique du voisin israélien pour maintenir le cap concernant sa politique étrangère. Cependant, une petit lueur d’espoir semble visible. En effet, la Turquie et Israël participent au conflit du Haut-Karabagh en soutenant le camp azerbaïdjanais, l’un pour des questions culturelles et ethniques (Turquie), l’autre pour des questions militaires et énergétiques (Israël).


[1] Razoux Pierre, « Quel avenir pour le couple Turquie-Israël ? » in Politique étrangère, Institut français des relations internationales, n°1, 2010, pp. 25-39.

[2] Razoux Pierre, « Quel avenir pour le couple Turquie-Israël ? » in Politique étrangère, Institut français des relations internationales, n°1, 2010, pp. 25-39.

[3] Razoux Pierre, « Quel avenir pour le couple Turquie-Israël ? » in Politique étrangère, Institut français des relations internationales, n°1, 2010, pp. 25-39.

[4] https://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/israel-prend-le-controle-du-cargo-pour-gaza_897395.html

[5] https://www.ttcgroupe.com/la-guerre-civile-syrienne-change-les-relations-turco-israeliennes/

Trump ou Biden: rupture ou continuité au Moyen-orient ?

« La différence entre le politicien et l’homme d’État est la suivante : le premier pense à la prochaine élection, le second à la prochaine génération. », James Freeman Clarke, théologien et écrivain américain du 19ème siècle.

Cette phrase prononcée deux siècles plus tôt nous permet d’éclairer sur la situation actuelle aux États-Unis. En effet, avec une fin de mandat clairement destinée à mettre en valeur les différentes mesures prises lors de celui-ci, Donald Trump rappelle sans cesse son bilan pour justifier une réélection. De son côté, Joseph Biden semble plus enclin à mettre l’accent sur les dangers que peuvent avoir les mesures dictées par l’administration Trump pour l’avenir de la nation américaine. Sur fond de déchirements internes, les élections américaines revêtent aussi une importance géostratégique mondiale.

En ce qui concerne la politique étrangère américaine au Moyen-Orient, le mandat de Trump s’est inscrit dans la continuité de désengagement amorcé sous la présidence de Barack Obama. Le dossier afghan en est le plus parlant. En effet, l’accord du 29 février 2020 entre les États-Unis et les Talibans matérialise ce désengagement. Les Américains effectuent un retrait immédiat de 40% de leurs troupes sur place, et un retrait total d’ici avril 2020. Cet accord pose quelques problèmes inédits en relations internationales, comme la reconnaissance juridique qu’obtiennent les Talibans ou encore la place future que vont occuper les Américains dans la région, suite à la politique du « pivot asiatique » menée depuis la présidence Obama. Cette politique du « pivot asiatique » consiste à faire de ce continent le centre de la politique étrangère américaine. Si cette stratégie de l’administration Obama s’inscrivait dans un esprit de profiter du boom économique de la région, l’administration Trump se concentre beaucoup sur le besoin de contrer la volonté d’hégémonie de la République Populaire de Chine (RPC).

La politique étrangère américaine dans la région suit donc depuis le début des années 2008 la voie du désengagement américains des différents théâtres de la région (Afghanistan, Syrie, Irak…). Mais, le Département d’État américain est conscient que la première puissance mondiale doit continuer à jouer un rôle dans la région et dans les différents dossiers en cours. Entre normalisation croissante des relations israélo-arabes, divergences et avec la République Islamique d’Iran et nécessité de se positionner sur les ambitions turques : comment va se positionner la nouvelle administration en place ?

I.            La normalisation israélo-arabe : inéluctable aboutissement

Comme depuis la prise en main du Moyen-Orient par les États-Unis d’Amérique, au moment du départ des Empires coloniaux (France, Grande-Bretagne), Israël a toujours eu le soutien de son fidèle allié. Appui matériel, financier, idéologique et diplomatique ont permis à l’État hébreu d’être de nos jours une des puissances les plus importantes au Moyen-Orient. Le cas israélien suscite aux États-Unis un consensus bipartisan entre Républicains et Démocrates. Par conséquent, depuis son avènement, Israël a toujours été soutenue par l’Establishment en place. En effet, même pour l’administration Obama, qui n’a pas hésité à critiquer la politique de colonisation menée par le région israélien, elle n’a jamais pu aller plus loin concernant ces invectives. Géostratégiquement ultra-important, Israël est au centre de la politique étrangère américaine dans la région.

C’est dans cette optique de défense et d’intérêt pour l’État hébreu que les États-Unis plaident pour sa pleine intégration dans le système diplomatique régional au Moyen-Orient. La diplomatie américaine s’est donc muée en médiateur entre les États arabes et Israël afin de normalisation des relations déjà présentes. Cependant, cette normalisation n’est pas récente. Dès 1979, les relations sont normalisées entre l’Égypte et Israël[1], puis avec la Jordanie[2] en 1994. Les normalisations récentes sont donc dans la lancée des précédentes, et ce n’est donc pas un fait de l’administration Trump à part entière. En effet, les relations d’Israël avec Bahreïn, les Émirats Arabes Unies et le Soudan en 2020 ont été normalisées. Vendues comme une grande réussite de sa part, ces accords ne vont que dans la continuité des mouvement diplomatiques et géostratégiques dans la région. Ainsi, les relations israélo-arabes aujourd’hui se nouent autour d’une stratégie commune d’isolement de la République Islamique d’Iran.

II.         Le retour du multilatéralisme dans le dossier iranien ?

Le dossier iranien pourrait faire partie de ceux qui bénéficieraient d’un changement d’administration américaine. En effet, la période Donald Trump marque l’omniprésence du chaos diplomatique dans ce dossier. Malgré l’accord sur le nucléaire signé le 14 juillet 2015, marqueur d’un apaisement des relations entre l’Iran et les puissances occidentales, l’administration Trump a balayé celui-ci d’un revers de la main dès son arrivée dans le bureau ovale. De surcroît, les tensions ont été telles qu’une guerre ouverte était envisageable entre les États-Unis et l’Iran. Le pic de la crise entre les deux États se situe au moment de l’assassinat du général Qassem Soleimani[3] par l’armée américaine le 3 janvier 2020 à Bagdad. Véritable maillon essentiel du système de milices iraniennes dans la région, le général Soleimani était important pour les ambitions iraniennes. Cet événement marque une rupture dans la façon de mener les affaires internationales entre l’administration Obama et l’administration Trump. En effet, Trump a opté pour l’unilatéralisme dans ces différents mouvements internationaux, à l’opposé du multilatéralisme de la période Obama. L’assassinat du général Soleimani est dans ce cas révélateur de ceci, sachant que les alliés traditionnels américains n’étaient pas prévenus. De surcroît, cette opération s’inscrit totalement dans l’idéologie néo-conservatrice dont il se revendique. En effet, les néo-conservateurs ont connu leur apogée à la période Bush fils, avec comme outil la « guerre préventive » dont la guerre d’Irak de 2003 est représentative. L’opération contre Soleimani était donc pour Trump une « action préventive ».

L’avènement à la Maison Blanche de Joe Biden devrait permettre de renouer avec le multilatéralisme. Sans faire de concessions à l’Iran, Joe Biden est favorable a une reprise du dialogue, sans pour autant perdre de vue l’objectif principal : ne pas laisser la République islamique accéder à l’arme nucléaire. Mais, ce retour au multilatéralisme permettrait surtout une retombée des tensions entre les deux pays. De surcroît, l’arrivée de Biden dans le bureau ovale devrait marquer une réintroduction des États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien datant du 14 juillet 2015.

Donc, même si les méthodes employées devraient différer entre les deux administrations, l’objectif reste le même. À l’inverse, les ambitions turques dans la région devraient être traitées de manière différentes.

III.      Le dossier turc : d’une passivité contrôlée à une fermeté diplomatique ?

La République de Turquie se trouve aujourd’hui au centre des enjeux géostratégiques de la région. En effet, elle ambitionne de rayonner dans toutes les anciennes provinces de l’Empire ottoman. Entre le dossier libyen[4], le bourbier syrien, l’imbroglio du Haut-Karabagh[5] ou encore les tensions[6] en Méditerranée orientale[7] ; la Turquie est sur tous les fronts. Mais surtout, la Turquie inquiète ses alliés traditionnels. En effet, membre de l’OTAN, la Turquie commence à se rapprocher de la Russie sur plusieurs dossiers de la région. Le rapprochement russo-turc a été matérialisé par la commande de la Turquie de systèmes de missiles S-400[8], livrés et testés le 16 octobre 2020. Cette commande a déjà été sanctionnée par les États-Unis par le retrait de la Turquie du projet d’avion militaire F-35. Mais cette alliance russo-turc, à l’opposé de toute logique géostratégique, tant les deux États ont des intérêts concurrents sur tous les fronts. Donc, si l’alliance russo-turc est vouée à être éphémère ce qui inquiète le plus est le raidissement des relations entre l’Union Européenne et la Turquie. En effet, les tensions en Méditerranée orientale concernant les exploitations de gisements de gaz, sur fond de revendication turque de renégociation des limites de la ZEE entre elle et ses voisins frontaliers, ont raidis des relations déjà tendues entre l’Union Européenne et la Turquie. Cependant, la réaction américaine a été quasi inexistante concernant les manœuvres turques contraires au droit international. Cela est dû à la proximité relationnelle entre Donald Trump et Recep Tayyip Erdogan, basé sur un respect mutuel entre les deux hommes.

Mais, cela devrait changer avec l’arrivée de Joe Biden dans le bureau ovale. En effet, celui-ci prône un rapprochement des États-Unis avec leurs alliés traditionnels européens. Ceci devrait positionner les États-Unis plus fermement concernant les dérives turques. C’est donc le dossier turc qui devrait connaître un réel bouleversement de la position américaine, en adéquation avec un changement d’administration.

La réelle question est de savoir quelle méthode va adopter la nouvelle administration : des menaces, des sanctions, ou même une intervention ? Si la dernière option parait très peu plausible, les deux autres sont réalistes et très envisageables. Le problème principal réside dans le fait que la Turquie représente pour l’OTAN un allié géostratégique essentiel dans le cadre de l’opposition face à la Russie, une Russie qui prend de plus en plus de poids dans la région, à l’instar d’Américains absents. De surcroît, les limites de la Turquie résident dans le fait qu’elle est dépendante des capitaux étrangers, et donc des sanctions américaines et européennes, qui enfonceraient la Turquie encore plus dans la crise économique interne dans laquelle elle se trouve, devraient suffire à faire reculer la Turquie.

Conclusion

Pour conclure : aboutissement, retour et avancée. Un changement d’administration américaine ne devrait pas foncièrement modifier les objectifs américains dans le région. En effet, le dossier israélien, faisant consensus au sein des élites américaines, arrive tout naturellement à un aboutissement qui ne dépend pas de la couleur du bureau ovale. Le dossier iranien, central dans la politique étrangère américaine dans la région, devrait être géré de manière multilatérale sans pour autant changer d’objectif principal américain. La Turquie devrait être la plus impactée par les élections, de par la proximité entre Trump et Erdogan qui a amené une certaine tolérance vis-à-vis des agissements turcs dans la région. Le changement d’administration et le retour au multilatéralisme via un rapprochement avec les européens devrait durcir le ton des États-Unis vis-à-vis de la Turquie.

En somme, malgré des élections américaines qui laissent présager de grands changements internes, la politique étrangère américaines au Moyen-Orient devrait suivre les mêmes axes définis les années antérieures.


[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/09/11/trump-annonce-un-accord-de-paix-entre-bahrein-et-israel_6051876_3210.html

[2] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/09/11/trump-annonce-un-accord-de-paix-entre-bahrein-et-israel_6051876_3210.html

[3] https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/presidentielle/donald-trump/assassinat-de-qassem-soleimani-qui-etait-le-general-iranien-vise-par-donald-trump_3770059.html

[4] https://www.monorient.fr/index.php/2020/07/23/a-laube-dun-conflit-aux-multiples-facettes-entre-la-turquie-et-legypte/

[5] https://www.monorient.fr/index.php/2020/10/06/la-question-du-haut-karabagh-entre-conflit-ethno-territorial-et-centre-nevralgique-des-tensions-regionales/

[6] https://www.monorient.fr/index.php/2020/09/22/montee-des-tensions-en-mediterranee-orientale-quand-le-gaz-accentue-les-desaccords-regionaux/

[7] https://www.monorient.fr/index.php/2020/09/23/mediterranee-orientale-le-droit-au-centre-des-contestations-la-force-a-son-service/

[8] https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/armee-et-securite/test-de-missiles-russes-le-pentagone-menace-la-turquie-de-consequences-graves_4153683.html

La question du Haut-Karabagh : entre conflit ethno-territorial et centre névralgique des tensions régionales

Le 27 septembre 2020, l’armée azerbaïdjanaise lance une offensive dans la région sécessioniste du Haut-Karabagh dans le but de récupérer la région des mains des rebelles. Soutenue depuis toujours par l’Arménie, le conflit interne azerbaïdjanais tourne de plus en plus en un conflit inter-étatique, puis régional. Octroyée territorialement à l’Azerbaïdjan par le pouvoir soviétique, la région du haut-Karabagh est pourtant peuplée en majorité d’Arméniens orthodoxes et catholiques. Les revendications de la population sur place ne tarderont pas, et celles-ci vont durer jusqu’à nos jours.

Mais, comment la question du Haut-Karabagh n’a toujours pas trouvé d’issue aujourd’hui ? Et comment l’implication des différentes puissances régionales complexifie le processus de pacification ?

I.            Le conflit du Haut-Karabagh, un conflit séculaire

Il est erroné de penser que le conflit actuel dans la région du Haut-Karabagh s’est déclaré uniquement à la chute de l’Union Soviétique et à l’indépendance des Républiques Socialistes Soviétiques (RSS) qu’étaient l’Arménie et l’Azerbaïdjan. En effet, la question du Haut-Karabagh n’a pas été résolue, et cela depuis la chute de l’Empire ottoman. Dès l’indépendance des deux protagonistes, cette région a été une source de tension palpable, et l’intégration dans l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) de l’un et l’autre n’arrange pas les choses.

L’époque soviétique :

Comme le dit le géographe et spécialiste du Caucase Jean RADVANJI, « toute une série de territoires administratifs à caractère national, créés dans les années 1920-1930, ont des effets à long terme contradictoires. Ils sont des bombes à retardement laissés en héritage lors de l’éclatement de l’URSS. »[2]

Durant toute la période soviétique, la question du Haut-Karabagh n’a jamais été résolue. Pire, la stratégie soviétique s’est résumée à intensifier les dissentions entre les belligérants dans une vision globale de renforcement de la pax sovietica. Effectivement, le fort caractère idéologique de l’URSS et la répression stalinienne des années 1930 ont semé les graines de la discorde dans énormément de territoires. Le but était de placer le socialisme au-dessus des nationalismes. Pour cela, le développement de certaines minorités a été favorisé afin de briser l’idée nationale dans les pays fédérés de l’URSS. Si la pression exercée par Moscou sur les deux républiques fédérées a longtemps permis un « gel » de la situation de la région, l’affaiblissement du pouvoir moscovite des années 1980 a eu raison de la relative paix dans le Haut-Karabagh.

Lors de cette période, Mikhaïl GORBATCHEV a dû faire face à la montée des nationalismes au sein de l’Union Soviétique. Persuadé que la Perestroïka, un programme de réformes politiques et économique, permettrait à l’URSS de maintenir son intégrité, celle-ci a permis la résurgence des sentiments nationaux des différentes entités en son sein. C’est dans ce contexte que l’Arménie demande une nouvelle fois que le Haut-Karabagh lui soit rattaché en 1988 ; une manœuvre vaine, quand on analyse la question sous un angle juridique. En effet, pour qu’une telle chose soit possible juridiquement, il fallait l’accord des deux républiques socialistes soviétiques engagées (Arménie et Azerbaïdjan) pour qu’enfin le pouvoir moscovite valide un quelconque rattachement. Cette règle montre bien la stratégie du pouvoir central.

Les indépendances :

La chute de l’URSS et l’accès à l’indépendance de l’Arménie et l’Azerbaïdjan finit par déclencher un conflit inter-étatique pour la région du Haut-Karabagh. L’intégration de ces deux nouveaux États dans le système international (de manière indépendante du moins) met en lumière un problème au niveau du droit international : l’interpénétration entre le concept d’intégrité territoriale et celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Élément essentiel en droit international, l’intégrité territoriale signifie que le « territoire d’un État ne peut pas être divisé, arraché ou occupé par la force ».[3] Donc, si nous partons de cette définition, la question de l’autonomie du Haut-Karabagh doit s’envisager dans le cadre territorial de l’Azerbaïdjan. Or, là, il n’est pas question d’autonomie mais d’indépendance, ce qui signifie une séparation territoriale de l’entité sécessionniste. Le droit international met en avant l’autodétermination des peuples. De surcroît, l’Acte Final d’Helsinki de 1995 met le doigt sur un autre problème concernant la situation du Haut-Karabagh : « tous les peuples ont toujours le droit, en toute liberté, de déterminer, lorsqu’ils le désirent et comme ils le désirent, leur statut politique interne et externe, sans ingérence extérieure. »[4] En effet, le Haut-Karabagh, territoire azerbaïdjanais, est soutenu dans sa revendication par l’Arménie ; cela est donc contraire au droit international.

II.         Le Haut-Karabagh, carrefour de toutes les tensions

Le conflit du Haut-Karabagh prend une dimension régionale de part la participation des puissances voisines. Les puissances étrangères ne manquent donc pas d’instrumentaliser ce conflit. Entre rivalités régionales et idéologiques profondes, ces puissances se servent du conflit pour progresser dans la région. Nous pouvons donc retrouver autour de la question du Haut-Karabagh la rivalité historique entre la Turquie et la Russie mais aussi la matérialisation des dissentions entre l’Iran et Israël.

La politique russe :

La région du Haut-Karabagh se retrouve au centre de la rivalité turco-russe dans la région. En effet, les deux puissances régionales tentent d’étendre leur influence dans la région via les différents dossiers en cours (Syrie, Lybie…). La Russie se retrouve en positions de force dans le Caucase du sud, région historiquement sous influence russe. La doctrine eurasienne domine le monde politique russe, qui définit que « tout l’espace géopolitique de l’ex-URSS fait partie de sa sphère d’intérêt ». L’eurasisme met donc en lumière la doctrine de « l’étranger proche »[5], c’est-à-dire une présence russe dans les anciens territoires de l’URSS. L’application de cette doctrine permet une reformulation des objectifs de la politique étrangère russe qui est d’empêcher l’extension des conflits périphériques au territoire russe et obtenir la résolution de ceux-ci sous sa médiation. La politique de « l’étranger proche » a aussi comme but de maintenir une présence militaire russe au sein des Nouveaux États Indépendants (NEI) et de promouvoir la Communauté des États indépendants (CEI), organisation qui a comme but la préservation des liens économiques entre les anciens membres de l’Union Soviétique. Pour maintenir les NEI dans son giron, la Russie opte pour des moyens de pression militaires et économiques. En effet, Moscou tente d’exploiter les conflits dans la région en soutenant les différents sécessionnismes pour affaiblir et contraindre les États à faire des concessions politiques ; comme avec la Géorgie en 2008, sur la question de l’Ossétie du Sud par exemple. Cette stratégie opérée par la Russie est nommée de « stratégie russe de déstabilisation contrôlée »[6] par Janri KACHIA, écrivain et journaliste géorgien. De plus, cette stratégie permet à Moscou de faire affaires avec les deux belligérants en ce qui concerne la vente d’armes. Cependant, la Russie a montré une réelle préférence pour l’Arménie. Cela est justifiable par des raisons historiques et géostratégiques. Effectivement, le soutien à l’Arménie s’inscrit dans la volonté russe de protection des peuples chrétiens orthodoxes de la région et la protection des frontières de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), dont l’Arménie est membre. Mais la Russie fait quand même partie du groupe de Minsk avec la France et les États-Unis, chargé de trouver une solution pacifique à ce conflit ; le tout malgré la prise de position russe.

Les visées turques :

La Turquie, dans une logique néo-ottomane, tente de s’implanter dans le Caucase pour atténuer l’influence russe dans la région. En effet, celle-ci tente de s’implanter en s’appuyant sur l’Azerbaïdjan, république turcophone et musulmane. D’abord soucieuse de son image, la Turquie tente de s’immiscer dans la région via le vecteur culturel et le « modèle » d’association entre démocratie et islam. Cependant, l’image de la Turquie s’est peu à peu dégradée au sein de la Communauté Internationale : Syrie, Irak, question kurde, le problème chypriote, les contentieux avec la Grèce et maintenant la Lybie… La Turquie s’est ingérée dans plusieurs dossiers chauds de la région. Si les Turcs ont, un temps, tenté un léger rapprochement avec l’Arménie, en lui proposant de participer à la Zone de Coopération Économique de la Mer Noire (ZCEMN), les dissensions sont telles qu’une normalisation des relations turco-arméniennes est aujourd’hui de l’ordre de l’utopie. Effectivement, entre non-reconnaissance des frontières (traité de Kars de 1921), la question des « événements de 1915 » ou encore l’occupation arménienne du Haut-Karabagh. L’alliance turco-azéri revêt cependant un tout autre caractère ; en effet, les deux États ont mis en place un Partenariat stratégique d’assistance mutuelle le 16 août 2010, sur fond de promesses de défense et de coopération en matière d’équipements militaires. Le directeur de la communication de la présidence turque n’a d’ailleurs pas hésiter à commenter la position de son gouvernement : « La Turquie sera pleinement engagée à aider l’Azerbaïdjan à recouvrer ses terres occupées et à défendre ses droits et intérêts selon le droit international »[7]. De surcroît, la Turquie a fait appel ces derniers jours aux services de mercenaires syriens pour combattre les rebelles du Haut-Karabagh. L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) fait état de l’envoi d’environ 850[8] fidèles pro-Ankara[9]. Ce mouvement turc déclenche l’indignation de la Communauté Internationale, Arménie et France en tête  réclament des explications au gouvernement turc. La Turquie a usé de la même méthode concernant le dossier libyen, où des mercenaires djihadistes avaient été envoyés pour combattre des hommes du dissident Haftar.

Rivalités israélo-iraniennes :

Israël et l’Iran regardent aussi l’évolution du conflit dans la région. En effet, les deux puissances régionales ont aussi des intérêts. Les deux États sont surtout des ennemis héréditaires et profitent de touts les dossiers de la région pour se faire face : Liban, Syrie… L’Iran procède par le financement de milices ouvertement hostiles à Israël (Hamas, Hezbollah) et essaye de maintenir le différent judéo-arabe pour empêcher une intégration complète d’Israël dans la région. Cependant, cette politique commence à se retourner contre l’Iran, qui voit les pays sunnites se rapprocher officiellement d’Israël.

Israël soutient ouvertement l’Azerbaïdjan[10], car elle y importe environ 1/3 de son gaz[11]. Cette relation surprenante entre l’État hébreu et l’Azerbaïdjan chiite remonte à avril 1992. Israël est un des premiers pays à reconnaître l’indépendance de l’ancienne République soviétique. Les deux pays nouent des relations commerciales mais surtout militaires. Israël a l’intention de se servir de l’Azerbaïdjan pour être au plus proche de la frontière iranienne. Les deux États ont un objectif commun : empêcher la diffusion de la propagande islamique iranienne. En effet, même l’Azerbaïdjan chiite avait peur des déstabilisations que pouvait apporter la propagande islamique dans un État fondé sur la laïcité du pouvoir politique. Tel-Aviv joue donc sur cette dissension inter-chiite. De surcroît, l’État hébreu fournit matériel et logistique à l’Azerbaïdjan dans le conflit qui l’oppose à l’Arménie.

Du côté iranien, le soutien à l’Arménie est plus discret, moins officiel. Il revêt des justifications géostratégiques mais aussi historiques[12]. En effet, l’Iran a été par le passé une terre d’accueil pour les Arméniens chassés des différentes provinces ottomanes. Malgré l’islamisation du régime depuis 1979, les Arméniens sont en majorité restés en Iran, on en dénombre aujourd’hui plus de 600 000[13]. Si la méfiance entre Azéris et Iraniens pousse les deux États chiites à ne pas s’allier, cette méfiance est telle que l’Iran profite de la situation du Haut-Karabagh pour maintenir la pression sur son voisin chiite. En effet, le soutien iranien à l’Arménie se matérialise par des ventes d’armes, des aides alimentaires pour le Haut-Karabagh ou encore par l’aide bancaire arménienne permettant de contourner les sanctions américaines à l’encontre de l’Iran[14].

Pour conclure, nous pouvons dire que le conflit actuel dans la région du Haut-Karabagh entre l’Azerbaïdjan et les sécessionistes, soutenus par l’Arménie, est le résultat de la politique soviétique menée lors des années 1930, sur fond de volonté d’étouffement des identités nationales. Le conflit resurgit lors de l’indépendance des deux anciennes républiques fédérées, un conflit qui devient le centre des tensions régionales entre les différentes puissances, chacune voulant défendre son intérêt propre.


[1] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-Haut-Karabagh-une-ligne-de-feu-pour-l-Armenie-et-l-Azerbaidjan-une-ligne-de-3262.html

[2] Fazil ZEYNALOV, Le conflit du Haut-Karabakh. Paix juste ou guerre inévitable ? Approche historique, géopolitique et juridique, Paris, Diplomatie et stratégie, L’Harmattan, 2016.

[3] Fazil ZEYNALOV, Le conflit du Haut-Karabakh. Paix juste ou guerre inévitable ? Approche historique, géopolitique et juridique, Paris, Diplomatie et stratégie, L’Harmattan, 2016.

[4] Fazil ZEYNALOV, Le conflit du Haut-Karabakh. Paix juste ou guerre inévitable ? Approche historique, géopolitique et juridique, Paris, Diplomatie et stratégie, L’Harmattan, 2016.

[5] David CUMIN, Géopolitique de l’Eurasie. Avant et depuis 1991, Paris, L’Harmattan, 2020.

[6] Fazil ZEYNALOV, Le conflit du Haut-Karabakh. Paix juste ou guerre inévitable ? Approche historique, géopolitique et juridique, Paris, Diplomatie et stratégie, L’Harmattan, 2016.

[7] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-Haut-Karabagh-une-ligne-de-feu-pour-l-Armenie-et-l-Azerbaidjan-une-ligne-de-3262.html

[8] Les médias arméniens parlent eux de plus de 3000 mercenaires syriens.

[9] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/10/02/haut-karabakh-macron-reclame-des-explications-a-la-turquie-et-interpelle-l-otan_6054446_3210.html

[10] https://www.rfi.fr/fr/europe/20201001-haut-karabakh-isra%C3%ABl-partenaire-longue-date-l-azerba%C3%AFdjan

[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Relations_entre_l%27Azerba%C3%AFdjan_et_Isra%C3%ABl

[12] https://journals.openedition.org/cemoti/1451

[13] https://fr.wikipedia.org/wiki/Diaspora_arm%C3%A9nienne

[14] https://www.atlantico.fr/decryptage/3590555/les-enjeux-de-l-interventionnisme-iranien-dans-l-explosive-region-du-caucase-du-sud-ardavan-amir-aslani

Méditerranée orientale: Le droit au centre des contestations, la force à son service

Terre et Mer, depuis toujours convoitées, ont nécessité au fil du temps, de la découverte de leurs ressources et de leurs enjeux, une règlementation, plus ou moins claire et établie selon les périodes et le contexte politique, mais également géographique. En effet, les constructions politiques se heurtent parfois à des réalités géographiques indéniables, qui empêchent le consensus sur le long terme.

En quoi les intérêts énergétiques dépendent des batailles juridiques ?

Le droit de la mer: l’éternel contesté

À ce titre, nous pouvons évoquer l’exemple des zones économiques exclusives (ZEE), et plus particulièrement celles relatives à la Turquie et à la Grèce, dans le cadre des fortes tensions en Méditerranée Orientale, tensions de (très) longue date …

En 1923, le traité de Lausanne[1] délimite les frontières de la Turquie, et précise notamment les îles qui lui appartiendront, ainsi que celles qui reviendront à la Grèce. Par principe (article 6), « les frontières maritimes comprennent les îles et îlots situés à moins de 3 000 miles de la côte ». Mais de façon habituelle en droit, à tout principe son exception … L’article 15 dudit traité dénombre des îles vis-à-vis desquelles la Turquie a renoncé à ses droits. Parmi elles, Rhodes, Kos, Castellorizo, des entités aujourd’hui grecques[2] relativement proches des côtes Turques, et se situant, pour Castellorizo, directement sur son plateau continental. Ici se trouve le nœud du problème, qu’il convient d’éclairer en retraçant la chronologie des évènements, dès leur origine.

Le 10 août 1976 déjà, la Grèce avait introduit auprès de la Cour Internationale de Justice une instance contre la Turquie à ce sujet, dont le nom était bien révélateur de la source de la problématique : « Plateau continental de la mer Égée – Grèce c. Turquie ». Plus de 2 ans plus tard, le 19 décembre 1978, la Cour a déclaré qu’elle n’était pas compétente pour résoudre ce litige[3], comme l’affirmait la Turquie.

La communauté internationale, quant à elle, tentait déjà de poser un cadre juridique depuis le milieu des années 1950. En 1956 s’est tenue la première conférence de l’ONU sur le droit de la mer, débouchant sur plusieurs traités, suivie par la deuxième en 1960, puis par la troisième en 1973, traitant notamment de l’exploitation des ressources de la mer. Nous comprenons donc ici l’important enjeu de cette règlementation, mais à ce stade, plusieurs remarques.

Tout d’abord, cette dernière conférence a abouti, le 10 décembre 1982, à la signature de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer[4], laquelle en l’espèce, a bien été signée par la Grèce … mais pas par la Turquie qui n’est donc, juridiquement, pas liée par ce texte. Ensuite, le droit de la mer est un droit relativement récent, dont les textes ont mis du temps à être appliqués, ladite convention n’étant entrée en vigueur qu’en 1994.

Plusieurs notions de ce droit récent et une petite synthèse de ceux-ci sont nécessaires afin d’éclairer le flou autour du conflit entre la Grèce et la Turquie.

L’article 15 de la Convention introduit la notion de délimitation de la mer territoriale, laquelle se conforme donc à la Convention, sauf en raison notamment « de l’existence de titres historiques », rendant ainsi nécessaire une autre délimitation. Les articles 46 et 49 évoquent le cas des archipels, point très important dans notre cas d’étude. Ces archipels sont qualifiés comme tels lorsqu’ils « forment intrinsèquement un tout géographique, économique ou politique, ou qui sont historiquement considérés comme tels ».

Enfin, les articles 56 et 57, confrontés aux articles 77 et 79, posent notre problématique principale. Les premiers fixant l’étendue de la ZEE à 200 milles marins[5], les seconds évoquant le plateau continental. Dans les faits, mais aussi donc juridiquement, par la détention d’îles relativement proches des côtes turques, la ZEE grecque s’étend sur le plateau continental turc, lequel plateau, propriété individuelle de la Turquie, lui donne notamment le droit d’y « poser des câbles et des pipelines sous-marins ».

Délimitation des différentes zones territoriales et maritimes
La différence des étendues entre la ZEE théorique Turque et celle revendiquée

Juridiquement grec mais historiquement contestable ? Ces articles nous démontrent une chose : la construction politique s’oppose ici à la réalité géographique, et nous amènent à questionner le rapport du droit et de la nature, en y mêlant une donnée historique non négligeable, elle-même mentionnée tout au long de la Convention.

La force : outil de (re)négociation politique

La question juridique, centrale dans la compréhension et la possible résolution de ce conflit, nous amène alors à nous questionner sur toute la tension qui règne dans la région. En effet, depuis août 2019 notamment, le ton monte entre la Grèce et la Turquie à un niveau incroyable. De plus, le conflit s’étend via l’assistance qu’apporte la France à la Grèce. Pourquoi les États en question optent-ils pour un rapport de force ? Est-ce la bonne méthode ?

Au discours guerrier et provocateur du président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdogan[9], Emmanuel Macron a décidé d’entrer dans le rapport de force. En effet, ce dernier a dépêché des frégates et des Rafales en mer Égée, pour soutenir Athènes. Le point de rupture entre la France et la Turquie se situe le 10 juin 2020, lorsque la frégate « Courbet » a été illuminée trois fois par des navires turcs, dernier rappel avant de faire feu. Mais ce point de rupture est à nuancer. La Turquie et la France s’opposent déjà sur plusieurs dossiers dans la région et les politiques étrangères de chacune se croisent et se superposent. Effectivement, entre le dossier syrien, libyen, libanais et la question kurde ; l’heure est à l’opposition entre les deux États. Il devait donc forcément y avoir un point de rupture qui marque la montée des tensions entre les deux pays.

Outre les questions régionales, cette montée des tensions bénéficie finalement aux deux protagonistes. Depuis son élection, Emmanuel Macron veut se démarquer comme le leader géopolitique de l’Union Européenne, la place de leader économique étant occupée par l’Allemagne. Fervent défenseur de la « Souveraineté européenne », celui-ci milite également aussi une graduelle autonomie stratégique européenne[10]. Dans cette stratégie d’unité européenne, la politique agressive turque vis-à-vis de l’Europe est une aubaine pour le président français : l’ennemi est désigné[11]. Dans le camp d’en face, l’engagement français joue dans le sens du discours du pouvoir en place : l’Europe veut empêcher la Turquie de grandir. Du côté d’Ankara, le but est de devenir le leader du Moyen-Orient. Toute la politique étrangère turque de ces dernières années s’est construite autour de cette idée. Se donnant les moyens de ces ambitions, la Turquie arbore donc une gestuelle offensive sur le plan international. De surcroît, en toile de fond, cette montée des tensions révèle des problèmes plus généraux : la métamorphose turque et le rôle de l’OTAN.

Lors de son arrivée au pouvoir en 2003, le leader turc Erdogan jouissait d’une importante popularité au niveau national comme international. En effet, beaucoup le voyait comme un facteur de stabilité dans la région, de par ses positions dites modérées. La forte croissance économique qu’a connu la Turquie a conforté ses positions en interne et sa popularité a grimpé en flèche. Cependant, l’échec de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne et les évènements de 2013 ont fini par faire pencher la balance. En effet, les forces occidentales ont décidé de s’appuyer sur la branche syrienne du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), le PYD (Parti de l’Union Démocratique), pour combattre l’État islamique. Cette aide militaire a été vécue comme une véritable trahison par Erdogan dont les tensions avec la minorité kurde ont resurgi ces dernières années.

Depuis ces évènements, les désaccords sont de plus en plus profonds entre Ankara et Paris, deux membres très importants de l’OTAN. Déjà désigné par Macron comme étant en « état de mort cérébrale », l’OTAN doit maintenant gérer des tensions entre ses membres. Consciente de son importance dans l’alliance, la Turquie n’hésite pas à provoquer la France et la Grèce ; ce qui débouche sur une superposition d’échelles : l’Europe ou le monde occidental ? La modération visible dans les propos de la Maison Blanche, qui appelle à la désescalade, montre bien l’importance géostratégique de la Turquie ; tandis que les ambitions françaises et grecques sont d’ordre européennes et nationales. La complexité de ce dossier montre bien le chemin qu’il va falloir emprunter pour sa résolution : la diplomatie[12]. Même si la tension est à son maximum dans la région, les intérêts géopolitiques globaux ne permettent pas un affrontement militaire entre membres de l’OTAN.

La représentation géographique de la doctrine de la « Patrie Bleue ».

Les tensions en Méditerranée orientale sont donc le résultat d’un rapport de force entre différents États qui veulent protéger leurs intérêts. Entre projet de « Patrie Bleue »[13] pour certains et recherche d’autonomie stratégique pour d’autres ; le rapport de force permet de définir des positions avant de s’asseoir à la table des négociations. La force se retrouve donc ici comme un outil du droit, et non une fin en soi.


[1] https://jusmundi.com/fr/document/treaty/fr-traite-de-paix-traite-de-lausanne-1923-traite-de-paix-traite-de-lausanne-tuesday-24th-july-1923

[2] Elles appartenaient à l’époque à l’Italie

[3] https://www.icj-cij.org/files/case-related/62/11760.pdf

[4] https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/20040579/201110050000/0.747.305.15.pdf

[5] A partir des lignes de base, donc à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale (article 57)

[6] https://www.la-croix.com/Monde/Le-jeu-dangereux-Turquie-Mediterranee-2020-08-13-1201108970

[7] https://pierrickauger.files.wordpress.com/2016/07/de_limitations-maritimes.png

[8] https://cdn.unitycms.io/image/ocroped/2001,2000,1000,1000,0,0/GiJ8fZtwJxk/1eUI9oKk47CAPhWE2wA4kT.jpg

[9] https://www.liberation.fr/planete/2020/09/09/le-gaz-fait-monter-la-pression-entre-paris-et-ankara_1799034

[10] https://www.lefigaro.fr/vox/monde/face-a-la-menace-turque-la-france-s-engage-sur-la-voie-de-l-independance-geostrategique-20200917?utm_medium=Social&utm_source=Facebook&fbclid=IwAR0l6xFBtH7wrDb-Jk2CptuUqsxzFQiQfw0nJ-CJn6Q-lLzK0hsO1HkCFwg#Echobox=1600365767

[11] https://www.nouvelobs.com/monde/20200913.OBS33245/erdogan-menace-macron-la-grece-commande-des-rafales-a-la-france-la-crise-en-mediterranee-orientale-en-questions.html

[12] https://www.nouvelobs.com/monde/20200623.OBS30413/comment-erdogan-tente-d-imposer-une-pax-turca-en-mediterranee-orientale.html

[13] https://www.le1.ma/la-patrie-bleue-la-doctrine-souverainiste-de-la-turquie-en-mediterranee/

[14] https://www.google.com/search?q=Mavi+Vatan&tbm=isch&ved=2ahUKEwjNmbLb1vLrAhUONBoKHdJ2CF8Q2-cCegQIABAA&oq=Mavi+Vatan&gs_lcp=CgNpbWcQAzIECCMQJzICCAAyAggAMgIIADIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjoFCAAQsQM6BAgAEEM6CAgAELEDEIMBUPpSWO1hYLBjaABwAHgAgAF6iAG_CJIBAzIuOJgBAKABAaoBC2d3cy13aXotaW1nwAEB&sclient=img&ei=QqRkX83wMY7oaNLtofgF&bih=731&biw=1536&rlz=1C1CHBF_frFR906FR906#imgrc=EtX5os5wGmc-YM

À l’aube d’un conflit aux multiples facettes entre la Turquie et l’Égypte ?

En juin dernier, le Général Abdel Fattah al-Sissi, Président de la République arabe d’Égypte, menace d’une intervention directe de l’armée égyptienne en Libye si le Gouvernement d’Union Nationale (GNA), soutenu par la République de Turquie, continue son avancée et atteint la ville de Syrte désignée comme « Ligne rouge[1] » à ne pas dépasser.

Cette escalade en Libye participe à la montée générale des tensions en Méditerranée orientale à la suite de la politique agressive menée par la Turquie et son Président Recep Tayyip Erdoğan et aux enjeux importants que représente le contrôle de cette zone maritime.

Sur fond de bataille diplomatique, idéologique et de confrontation indirecte, la Turquie et l’Égypte apparaissent comme au premier plan des enjeux en Méditerranée orientale.

Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Quelles sont les raisons des tensions entre ces deux puissances régionales ?

Turquie-Égypte : des relations déjà tendues

La dégradation des relations turco-égyptiennes ne date pas d’aujourd’hui. En effet, la Turquie et l’Égypte ont pris leurs distances à la suite au coup d’État qui a causé le départ de Mohamed Morsi en 2013[2], alors Président de l’Égypte. Membre des Frères Musulmans, organisation transnationale islamique sunnite fondée en 1928 en Égypte, qui a pour objectif de lutter contre « l’emprise occidentale » dans les pays anciennement sous tutelle ottomane, Morsi avait la sympathie du président turc et représentait un véritable allié de la Turquie dans la région. Qualifiée de putsch par Ankara, la prise de pouvoir du Général al-Sissi marque la véritable rupture des relations entre les deux puissances régionales. La réaction virulente turque pousse l’Égypte à expulser l’ambassadeur turc, Hüseyin Avni Botsalı, en novembre 2013. De surcroît, les tensions entre les deux États débouchent sur un non-renouvellement des accords de libre-échange en automne 2014. Cependant, l’affiliation idéologique entre l’Égypte de Morsi et la Turquie d’Erdoğan est à modérer, comme le rappel Amr Bahgat, assistant du représentant de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) en Égypte, Jordanie, Liban, Syrie et Libye[3].

Sur fond de combat pour la démocratie et de protection des droits de l’Homme, la réaction turque est avant tout compréhensible par des réalités géostratégiques et l’histoire singulière de la Turquie. Sur le plan géostratégique, la perte de l’allié égyptien représente une détérioration de la situation turque dans la région. Loin de faire l’unanimité dans le monde arabe, la Turquie compte sur les États gérés par la confrérie des Frères Musulmans pour étendre son influence dans la région ; le tout faisant partie de la nouvelle politique étrangère menée par Erdoğan, qui prône un rapprochement avec les pays arabes longtemps snobés par la vision kémaliste des relations internationales. De plus, les deux pays ont des visions différentes sur les dossiers du Moyen-Orient. En Syrie, la Turquie prônait un règlement du conflit qui nécessite le départ de Bachar el-Assad ; tandis que l’Égypte n’était pas fermée à une résolution dont Assad ferait parti. Le dossier libyen est aussi une source de tensions entre les deux puissances régionales. Dès le début des hostilités entre le Général Khalifa Haftar, à la tête de l’armée nationale libyenne, et le GNA, la Turquie et l’Égypte ont choisi deux camps opposés. La Turquie accorde son soutien au GNA, reconnu par les Nations Unies, tandis que l’Égypte soutient le dissident Haftar.

Cette opposition sur ces différents dossiers marque une réorganisation des alliances en Méditerranée orientale. Allié de la Turquie jusqu’à lors, l’Égypte organise une réunion au Caire le 8 novembre 2014 avec Chypre et la Grèce. Cette réunion menée par le Général al-Sissi marque la volonté du pouvoir égyptien de mettre la pression sur la Turquie et ses projets en Méditerranée orientale. L’Égypte s’allie donc aux deux États directement affectés par les manœuvres turques dans la région, et qui, de surcroît, sont des rivaux historiques de la Turquie. Les trois États réclament des avancées concernant la question chypriote et appellent la Turquie à cesser toutes ces opérations de recherche d’hydrocarbures dans la ZEE (Zone Économique Exclusive) chypriote[4]. Cette nouvelle alliance entre l’Égypte et le duo gréco-chypriote matérialise l’isolation progressive de la Turquie dans la région.

Cependant, la réaction turque vis-à-vis du coup d’État en Égypte est aussi à analyser par le prisme de l’histoire turque[6]. Celle-ci est marquée par une série de coup d’État ayant nourris une certaine dualité entre pouvoir civil et pouvoir militaire. Justifiant ces actions par son rôle de garant de la démocratie, l’armée turque a mené plusieurs putschs dans l’histoire du pays (1960, 1971, 1980, 1997) dont un ayant échoué en juillet 2016. Les putschs ayant été suivis d’arrestations massives et parfois arbitraires, le pouvoir civil et l’opinion turque ont été marqués par ces évènements. Cette dualité tourne aujourd’hui à l’avantage du pouvoir civil via la politique de subordination du pouvoir militaire menée par Erdoğan depuis les récents évènements. L’histoire singulière de la Turquie l’amène donc à se méfier de tout coup d’État militaire.

Le chaos libyen, facteur de rupture des relations turco-égyptiennes et marqueur des enjeux en Méditerranée orientale

Les relations turco-égyptiennes étant tendues depuis quelques années, le récent chaos libyen a fini d’achever les maigres espoirs de réconciliation entre les deux puissances régionales. Sur fond d’enjeux économiques et énergétiques, le dossier libyen clive au plus haut point les puissances moyen-orientales.

Description : Description de cette image, également commentée ci-après
Situation libyenne juin 2020 [7]
En vert: les territoires contrôlés par les troupes d’Al-Sarraj
En rouge: les territoires contrôlés par les troupes d’Haftar

Déjà implantée en Afrique via des aides humanitaires et de multiples relations économiques, la Turquie profite de la mauvaise position du GNA dirigé par Fayez el-Sarraj pour accentuer sa présence en Méditerranée orientale[8]. Financé par l’Égypte, les E.A.U et l’Arabie Saoudite, le dissident Haftar a rapidement pris le dessus sur le GNA au début des hostilités. Cependant, l’arrivée de troupes turques, à la suite de l’approbation d’une motion par le Parlement turc le 4 janvier 2020, rabat les cartes dans le dossier libyen. L’aide militaire turque fait pencher le rapport de force en Libye et permet au GNA de résister à Haftar et même de le repousser ; d’où les menaces[9] du général Al-Sissi sur cette fameuse « Ligne rouge[10] » que représente Syrte[11].

L’Égypte considère que l’engagement turc est une atteinte directe aux intérêts du pays, compte tenu de l’importance stratégique que constitue la région. De plus, l’envoi de troupes turques en Libye intervient quelques jours avant la Conférence de Berlin censée se pencher sur une solution de paix et éviter une multiplication des acteurs sur le terrain. Erdoğan arrive donc en position de force à la Conférence, qui n’hésite pas à rappeler l’embargo sur les armes en direction de la Libye. N’en déplaise à la Communauté Internationale, Erdoğan soutient militairement le GNA et participe à l’escalade des tensions. L’engagement turc, outre le fait de marquer une rupture des relations turco-égyptiennes, met en lumière l’impuissance de la Communauté Internationale et des Puissances Occidentales à trouver une solution pacifique aux tensions présentes. De plus, avec le développement que connait le dossier syrien en fond, l’on assite à une prédominance des Puissances orientales (Turquie, Russie…) comme régulateurs des conflits au Moyen-Orient en lieu et place des Occidentaux.

L’accord militaire et maritime du 27 novembre 2019 entre le GNA et la Turquie montre les objectifs de cette dernière dans la région mais aussi son changement idéologique concernant sa perception des relations internationales. Via cet accord, la Turquie se donne le droit d’augmenter sa ZEE de 30% via des droits sur l’exploitation des hydrocarbures dans la ZEE libyenne et espère diversifier ces importations de gaz, trop dépendantes de la Russie. Cette infiltration turque ne plaît pas à l’Égypte, qui a elle aussi des intérêts dans la zone. De plus, ce qui est marquant, c’est que la Turquie justifie son intervention en Libye comme une « intervention par invitation », ce qui fait référence aux principes eurasiatiques. Cela marque encore une fois une modification idéologique dans la vision turque des relations internationales, en rupture avec la vision classique « à l’occidentale ».

Conclusion

La dégradation des relations turco-égyptiennes, loin d’être nouvelle, est donc marquée par une rupture idéologique étant donné le départ des Frères Musulmans d’Égypte, mais aussi par des dissensions au niveau géostratégique et économique. Le dossier Libyen représente quant à lui le théâtre des tensions entre les deux États, sur fond d’intérêts énergétiques et de leadership régional.


[1] https://www.ouest-france.fr/monde/libye/libye-les-menaces-du-caire-sont-une-declaration-de-guerre-selon-le-gouvernement-6877453

[2] https://ovipot.hypotheses.org/11116

[3] « S’il est vrai que les Frères musulmans ont inspiré tous les mouvements islamistes dans la région, dont la mouvance islamiste turque, cette dernière a suivi un parcours spécifique. […] La parenté idéologique entre l’AKP et les Frères musulmans semble donc davantage historique que contemporaine. […] Le déroulement de la visite de Recep Tayyip Erdoğan, en Égypte, en septembre 2011, témoigne bien de cet écart idéologique. Il a été accueilli en héros par les Frères musulmans, mais dès qu’il a osé parler de laïcité, les islamistes égyptiens ont rapidement pris leur distance, en critiquant vertement le leader turc. » https://ovipot.hypotheses.org/11130

[4]https://www.mfa.gr/fr/actualite/depeches/declaration-du-caire-lissue-de-la-reunion-au-sommet-tripartite-egypte-grece-et-chypre-le-caire-08112014.html

[5]https://www.la-croix.com/Economie/Monde/En-Mediterranee-orientale-eaux-discorde-2020-02-19-1201079236

[6] https://ovipot.hypotheses.org/11130

[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Deuxi%C3%A8me_guerre_civile_libyenne#/media/Fichier:Libyan_Civil_War.svg

[8] https://ovipot.hypotheses.org/15635

[9] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/libye-le-parlement-d-accord-pour-une-intervention-de-l-armee-egyptienne-en-cas-de-menace-20200714

[10] https://www.ouest-france.fr/monde/libye/libye-les-menaces-du-caire-sont-une-declaration-de-guerre-selon-le-gouvernement-6877453

[11] https://www.aa.com.tr/fr/afrique/al-sissi-nous-ne-resterons-pas-les-bras-crois%C3%A9s-face-%C3%A0-une-attaque-contre-syrte-/1913149