Le numéro 2 d’al-Qaïda meurt assassiné en Iran : quels liens entre la théocratie chiite et le groupe djihadiste ?

Vendredi 13 Novembre, Le New York Times publie un rapport citant quatre actuels et anciens responsables du renseignement américain, affirmant que le deuxième plus haut dirigeant d’Al-Qaïda a été tué en Iran trois mois auparavant.[1]

Abdullah Ahmed Abdullah, également connu sous le nom de guerre Abu Muhammad al-Masri, était accusé d’être l’un des cerveaux des attaques de 1998 contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie, faisant 224 morts et des milliers de blessés. Il était l’un des 22 membres à l’origine de la liste du FBI des terroristes les plus recherchés (Most Wanted Terrorists). Le FBI offrait 10 millions de dollars pour toute information menant à son arrestation.

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Poster de recherche du FBI pour Abdullah Ahmed Abdullah, ou al-Masri. Source: New York Times (https://www.nytimes.com/2020/11/13/world/middleeast/al-masri-abdullah-qaeda-dead.html)

Il a été abattu dans les rues de Téhéran par deux assassins à moto le 7 août, date anniversaire des attaques contre l’ambassade, en même temps que sa fille Miriam, la veuve du fils d’Oussama ben Laden, Hamza ben Laden. Ce dernier avait lui-même été tué l’année dernière lors d’une opération antiterroriste américaine dans la région de l’Afghanistan et du Pakistan.

Deux des responsables sur lesquels s’appuie le rapport du New York Times ont déclaré qu’al-Masri avait été tué sur ordre des Etats-Unis par Kidon, une unité de l’agence israélienne de renseignement extérieur du Mossad, prétendument responsable de l’assassinat de cibles de grande valeur. En hébreu, Kidon signifie baïonnette ou « pointe de lance ».[2]

La CIA et le bureau du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, qui supervise le Mossad, ont refusé de commenter. Le porte-parole du ministère iranien des affaires étrangères, Saeed Khatibzadeh, a pour sa part nié l’assassinat et « toute présence de membres d’Al-Qaïda » en Iran, et a affirmé que ces allégations font partie du “complot iranophobe” américain. Le ministère iranien des affaires étrangères a accusé les États-Unis et Israël de tenter d’établir des liens entre l’Iran et al-Qaïda, dont l’existence serait “le résultat des mauvaises politiques adoptées par les États-Unis et leurs alliés dans la région », “afin qu’ils n’aient pas à assumer la responsabilité des actions meurtrières de ce groupe terroriste et d’autres groupes ».[3]

Deux décennies d’accusations américaines de collaboration entre l’Iran et al-Qaïda…

Les propos de Khatibzadeh, bien que certainement non véridiques, traduisent néanmoins également l’exaspération iranienne envers l’acharnement vingtenaire des décideurs politiques américains à établir des liens entre la république Islamique et le groupe terroriste.

En 2002, le Département d’État américain affirme que les membres d’Al-Qaïda jouissaient « d’un refuge virtuel [en Iran] et pouvaient même bénéficier de la protection d’éléments du gouvernement iranien ».[4]

En 2011, le département du Trésor accuse les autorités iraniennes d’aider Al-Qaïda, affirmant que le gouvernement iranien a conclu un accord avec les agents du groupe terroriste et qu’il autorise l’utilisation du pays comme point de transit pour l’acheminement de l’argent et des personnes du Golfe Persique vers le Pakistan et l’Afghanistan.[5]

Plus récemment, lors de l’annonce du retrait des États-Unis de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, le président Trump affirme que « le régime iranien est le principal État à soutenir la terreur… », soulignant le soutien de l’Iran aux « mandataires et milices terroristes comme le Hezbollah, le Hamas, les Talibans et al-Qaïda ».[6] Dans sa liste de demandes de changements dans le comportement iranien, le secrétaire d’État Mike Pompeo appelle l’Iran à « mettre fin au soutien aux talibans et aux autres terroristes en Afghanistan et dans la région, et à cesser d’héberger les hauts dirigeants d’al-Qaïda ».[7]

… Reçues avec scepticisme par des analystes plus nuancés

Ce genre d’affirmation de la part des décideurs politiques américains est généralement reçu avec scepticisme, et les analyses de chercheurs sont plus partagées dans leurs évaluations. Certains considèrent l’Iran et Al-Qaïda comme des ennemis implacables, soulignant leurs profondes différences idéologiques et leurs objectifs régionaux contradictoires. D’autres chercheurs ont constaté que l’Iran et Al-Qaïda étaient prêts à s’engager dans des formes de coopération tactique de bas niveau malgré l’animosité qu’ils entretiennent.[8]

Revenir sur la vie d’al-Masri au sein du djihad nous permet de faire la lumière sur la nature de la relation entre la république et le groupe armé, qui oscille entre des périodes d’hostilité et d’accommodement prudent.

Al-Masri était l’un des membres fondateurs d’al-Qaïda. Il s’est en effet engagé dans la guerre d’Afghanistan de 1979-1989 comme mujahideen, et quand, à la fin de la guerre, l’Égypte interdit le retour des mujahideen, il reste en Afghanistan où il rejoint finalement Ben Laden dans le groupe qui allait devenir le noyau fondateur d’Al-Qaïda. Il est inscrit sur la liste du groupe comme le septième de ses 170 fondateurs.[9]

Ben Laden en 1989 avec des mujahideen alors qu’il recrute pour son groupe terroriste. Source New York Times (https://www.nytimes.com/2011/05/02/world/02osama-bin-laden-obituary.html)

Années 90 : Du rapprochement à la coopération à la tolérance passive

Durant l’hiver 1991-1992, Ben Laden déplace la base d’opérations de son organisation de l’Afghanistan vers la capitale soudanaise, Khartoum, sur invitation du politicien islamiste Hassan al-Tourabi. Al-Masri et Saif al-Adel, un autre dirigeant important d’al-Qaïda, commencent à former militairement les personnes associées à al-Qaïda en Somalie et au Soudan.

C’est à cette époque que les premiers contacts entre l’Iran et al-Qaïda commencent. Al-Tourabi accueille alors un large éventail de groupes islamistes au Soudan dans le but de créer une confédération internationale du djihad. Il souhaite donc persuader les groupes sunnites et chiites de mettre de côté leurs divisions et de lutter contre leurs ennemis communs, et il met en contact des agents d’al-Qaïda et d’Iran. Peu après, les membres d’al-Qaïda s’entraînent à la fois en Iran et dans la vallée de la Bekaa au Liban auprès du Hezbollah, milice sponsorisée par l’Iran. Ben Laden aurait été particulièrement intéressé par l’utilisation des camions piégés, innovation de l’époque du Hezbollah pour attaquer les Marines américains, les forces françaises et l’ambassade américaine à Beyrouth.[10]

Les résultats de cette formation sont évidents dans les attaques de 1998 contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie: al-Qaïda utilise les méthodes du camion piégé et d’événements simultanés et géographiquement séparés, tactiques qui étaient jusqu’alors uniquement employées par le Hezbollah.[11] Ces attaques sont planifiées par al-Masri, qui a été placé à la tête des cellules d’Afrique de l’Est en 1996 lorsque le commandement d’al-Qaïda retourne en Afghanistan. Le succès de l’attaque vaut à al-Masri d’être nommé l’un des neufs membres du conseil de la shu’ra, l’organe directeur de l’organisation.[12]

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La secrétaire d’État des États-Unis parle avec un membre du FBI devant l’ambassade en Tanzanie. On voit dans le fond le camion-citerne utilisé pour l’explosion. Source : CNN (https://edition.cnn.com/2013/10/06/world/africa/africa-embassy-bombings-fast-facts/index.html)

Le retour en Afghanistan s’accompagne également de la création d’une alliance entre al-Qaïda et les Talibans, alors ennemis jurés de l’Iran. Cette alliance est l’un des facteurs qui refroidit à nouveau les relations entre l’Iran et al-Qaïda. Il semble néanmoins que jusqu’en 2001 les membres d’al-Qaïda sont en mesure d’utiliser l’Iran comme voie de passage pour se rendre en Afghanistan. Les analystes ne sont pas certains si le gouvernement iranien lui-même permet cela, ou si des individus au sein du régime, appartenant plus spécifiquement à la branche des renseignements des Gardiens de la Révolution, facilitent le passage de leur propre chef sans que les échelons supérieurs donnent leur aval ou soient même au courant.[13]

Post attentats de 2001 : rapports de force et négociations pour échanges de prisonniers

À la suite de l’invasion américaine de l’Afghanistan en 2003, al-Masri, et de nombreux autres membres d’al-Qaïda s’enfuient en Iran et se cachent dans la ville de Shírāz. Ils sont rapidement arrêtés par les autorités iraniennes, qui déportent rapidement les soldats mais conservent la garde des personnalités les plus importantes, dont al-Masri et des membres de la famille de Ben Laden. Al-Masri n’est apparemment jamais interrogé – ce qui semble indiquer que l’Iran veut les détenir non pas pour des renseignements mais comme monnaie d’échange dans un effort pour contrôler la menace potentielle d’Al-Qaïda.[14]

Cette supposition est étoffée par le fait qu’en 2007 al-Qaïda ouvre des négociations avec l’Iran pour la libération des prisonniers. Cela conduit à la libération de plusieurs membres de la famille de Ben Laden en 2011, et de cinq dirigeants d’al-Qaïda – dont al-Masri et Saif al-Adel – en 2015. Chaque fois, les prisonniers sont échangés contre des diplomates iraniens enlevés par al-Qaïda.

Des dirigeants d’al-Qaïda restent en Iran, soutien d’individus isolés ou du gouvernement ?

Saif al-Adel et al-Masri décident de rester en Iran, et différents rapports d’intelligence ont confirmé que depuis leur libération, al-Masri et Saif al-Adel ont continué à exercer leurs rôles de décideurs de haut-rang pour al-Qaïda depuis l’Iran. Notamment un compte-rendu de l’Équipe des Nations-Unies chargée de surveiller les sanctions contre Daech et al-Qaïda, rapporte les faits suivants :

«Des États Membres signalent qu’Aiman al-Zawahiri [le chef d’al-Qaïda depuis l’élimination de Ben Laden], en partie par l’entremise de hauts responsables d’al-Qaïda basés en République islamique d’Iran, à savoir Abu Muhammad Al-Masri et Sayf Al-Adl (Qdi.001), est en mesure d’influer sur la situation dans le nord-ouest de la République arabe syrienne. »[15]

Cette volonté supposée de l’Iran de laisser al-Qaïda opérer sur son sol ne devrait pas être surprenante, car l’Iran a une longue histoire de soutien aux groupes militants qui ne partagent pas sa vision idéologique afin de répondre aux priorités opérationnelles, comme la lutte contre ses ennemis.[16] Des analystes estiment néanmoins que le gouvernement  iranien n’est lui-même probablement pas impliqué dans le soutien à al-Masri et al-Adel qui leur permet de continuer à opérer depuis le sol iranien, mais qu’il s’agit plutôt du fait d’individus sympathiques à l’organisation.

Al-Qaïda a toujours mis l’accent sur son désalignement idéologique avec Téhéran

Enfin, il est important de comprendre que stratégiquement, al-Qaïda ne peut de son côté pas se permettre de trop grands rapprochements avec l’Iran : les préceptes idéologiques d’al-Qaïda méprisent en effet les chiites. Si la lutte contre l’Iran et les chiites n’est pas une priorité des dirigeants d’al-Qaïda, certains des membres du groupe leur vouent une haine farouche, et les volontaires chercheraient d’autres dirigeants s’ils croyaient que les chefs d’al-Qaïda travaillaient étroitement avec la théocratie chiite iranienne. Par conséquent, al-Qaïda a toujours mis l’accent sur son désalignement idéologique avec Téhéran, et s’est toujours tenu à l’écart d’une collaboration trop étroite avec l’Iran.[17]

Conclusion : accommodation pragmatique limitée, probablement pas une réelle coopération

En suivant la vie d’al-Masri au sein d’al-Qaïda, de l’Afghanistan au Soudan et jusqu’en Iran, nous voyons donc que les seules occurrences connues de réelle coopération entre l’Iran et al-Qaïda datent d’avant 2001 et les attentats du 11 septembre – auxquels, faut-il le rappeler, aucun citoyen iranien n’a participé, contrairement à ce que le président Bush semblait alors croire. Depuis lors, l’animosité idéologique entre la république islamique et le groupe armé a repris le dessus, en témoigne l’arrestation des agents d’al-Qaïda en 2003. Un doute persiste sur le niveau de tolérance de l’Iran envers les activités sur son sol d’individus comme al-Masri depuis leur libération en 2015, mais il s’agirait au plus d’une accommodation pragmatique à des niveaux limités. On ne saurait donc parler de coopération, et encore moins de connivence.


[1] https://www.nytimes.com/2020/11/13/world/middleeast/al-masri-abdullah-qaeda-dead.html

[2] https://apnews.com/article/embassies-israel-iran-dar-es-salaam-tanzania-1df82848c97cb11f0d82f50055faf7b5

[3] https://en.mfa.ir/portal/NewsView/617038

[4] Bryce Loidolt (2020): Al-Qaeda’s Iran Dilemma: Evidence from the Abbottabad Records, Studies in Conflict & Terrorism, DOI: 10.1080/1057610X.2020.1780011

[5] https://www.nytimes.com/2011/07/29/world/29terror.html?

[6] https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/remarks-president-trump-joint-comprehensive-plan-action/

[7] https://www.state.gov/after-the-deal-a-new-iran-strategy/

[8] Loidolt (2020): Al-Qaeda’s Iran Dilemma, 1

[9] https://ctc.usma.edu/next-line-lead-al-qaida-profile-abu-muhammad-al-masri/

[10] Paul Hastert (2007) Al Qaeda and Iran: Friends or Foes, or Somewhere in Between?, Studies in Conflict & Terrorism, 30:4, 327-336, DOI: 10.1080/10576100701200132

[11] Ibid.

[12] https://ctc.usma.edu/next-line-lead-al-qaida-profile-abu-muhammad-al-masri/

[13] Hastert, Al Qaeda and Iran, 332

[14] https://ctc.usma.edu/next-line-lead-al-qaida-profile-abu-muhammad-al-masri/

[15] “Vingt-deuxième rapport de l’Équipe d’appui analytique et de surveillance des sanctions présenté en application de la résolution 2368 (2017) concernant l’État islamique d’Iraq et du Levant (Daech), Al Qaida et les personnes et entités qui leur sont associées”, S/2018/705, https://www.un.org/sc/ctc/news/document/s-2018-705-twenty-second-report-analytical-support-sanctions-monitoring-team-submitted-pursuant-resolution-2368-2017-concerning-isil-daesh-al-qaida-associated/

[16] Nelly Lahoud, Stuart Caudill, Liam Collins, Gabriel Koehler-Derrick, Don Rassler, and Muhammad al-Ubaydi, Letters from Abbottabad: Bin Ladin Sidelined? (West Point, NY: The Combating Terrorism Center, 2012)

[17] Loidolt (2020): Al-Qaeda’s Iran Dilemma, 4

Une neutralité impossible: l’Iran et le conflit dans le Haut-Karabakh

Le 27 Septembre 2020, les hostilités reprennent entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh, également appelé Artsakh, territoire revendiqué par les deux républiques depuis 1988.

Alors que l’attention se porte surtout sur les positions de la Russie et de la Turquie dans le conflit en cours sur la région du Haut-Karabakh, l’Iran reçoit moins d’attention. Les premiers sont certes les soutiens régionaux directs des parties arménienne et azérie, mais les enjeux du conflit, qui se déroule près de la frontière iranienne, sont particulièrement importants pour l’Iran.

Source: https://www.courrierinternational.com/article/conflit-vers-une-guerre-denvergure-entre-larmenie-et-lazerbaidjan

Un conflit aux portes de l’Iran

Il existe en effet une réelle possibilité que le conflit arméno-azerbaïdjanais, qui se déroule principalement le long de la frontière iranienne, déborde et constitue un risque sérieux pour la sécurité intérieure iranienne. Depuis le début de la guerre, plusieurs roquettes et obus de mortier ont atterri à l’intérieur de l’Iran, ce qui a provoqué une vive réaction de la part de Téhéran.[1]

Un autre élément sensible à sa frontière qui fait que l’Iran veut que cette guerre se termine avant d’arriver au point de non-retour, sont les récents rapports sur le transfert de combattants syriens par la Turquie pour combattre aux côtés de l’Azerbaïdjan. Cela est en soi un sujet de préoccupation pour Téhéran, qui n’accepte pas d’avoir de telles forces à proximité de sa frontière. Pour l’Iran, c’est une menace pour la stabilité à sa frontière nord et une force pour la Turquie qu’il est peu probable d’accepter dans son arrière-cour.[2]

Peur à Téhéran des volontés sécessionnistes

            Mais là n’est pas l’unique préoccupation de Téhéran, qui doit préserver son intégrité nationale. L’Iran abrite une minorité azérie importante: environ 20 millions d’Azéris vivent dans le Nord-Ouest de l’Iran, soit un quart de la population totale iranienne (et deux fois la population totale de l’Azerbaïdjan..!). Quant aux Iraniens d’origine arménienne, ils constituent l’écrasante majorité de la minorité chrétienne du pays, qui compte plus de 200 000 personnes.

L’Iran, un pays multiethnique, a aujourd’hui peur des soulèvements des minorités sur son territoire. Déjà, des escarmouches périodiques avec des groupes ethniques militants sont une réalité de la vie dans le pays. Dans le sud-est, à la frontière avec le Pakistan, le groupe ethnique Baloch Sunni jihadi Jaish al-Adl, qui aurait des liens avec Al-Qaïda, continue de cibler les forces de sécurité iraniennes. Le militantisme anti-Téhéran fait également partie de la vie dans les régions kurdes occidentales de l’Iran, à la frontière avec l’Irak.[3]

Ce qui pose problème à Téhéran, c’est que la communauté azérie d’origine iranienne est aujourd’hui très consciente de la dynamique du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et est passionnée par Bakou. Le 1er octobre, quelques milliers de personnes sont descendues dans les rues des principales villes de provinces azéries et à Téhéran pour exprimer leur soutien à l’Azerbaïdjan, demander la fermeture de la frontière avec l’Arménie, et dénoncer la neutralité de l’État sur la guerre. Apparaître comme un ennemi de l’Azerbaïdjan pourrait donc susciter des velléités sécessionnistes, voire provoquer des tensions interethniques.[4]

Des relations irano-azerbaïdjanaises froides

            Il faut comprendre que Téhéran a une histoire compliquée avec Bakou, et qu’aujourd’hui, aliéner davantage son voisin pourrait avoir des conséquences néfastes à plusieurs niveaux. En 1991, lorsque l’URSS fut dissoute, l’Iran fut un des premiers pays à reconnaître l’Azerbaïdjan et entreprit de créer des relations amicales avec son voisin à majorité chiite (un des seuls au monde, avec l’Iran, l’Irak et le Bahreïn), qu’il voyait comme un terreau fertile pour la diffusion de sa révolution islamique.

Elchibey, élu président de l’Azerbaïdjan en 1992 et sceptique à l’égard du gouvernement théocratique iranien, préféra se tourner vers la Turquie, dont il admirait le sécularisme, et vers l’Occident comme partenaires stratégiques. Il était de plus un fervent nationaliste qui appelait à la création d’un “Grand Azerbaïdjan”, c’est-à-dire au rattachement des provinces iraniennes azéries à son pays.[5] L’euphorie initiale de l’Iran à la perspective d’un nouvel État chiite se transforma rapidement en crainte que Bakou alimente le sécessionnisme à l’intérieur de ses frontières. L’Iran apporta donc un soutien économique vital à l’Arménie dans la guerre pour le Haut-Karabakh[6], qui se termina en 1994 par un cessez-le-feu non concluant.

            Cet engagement de l’Iran au côté de l’Arménie ne fut pas oublié en Azerbaïdjan, et les deux décennies suivantes furent marquées par des relations froides entre l’Iran et l’Azerbaïdjan, bien que les deux pays coopèrent dans des domaines tels que le commerce, la sécurité et le secteur énergétique. Outre la relation privilégiée de l’Iran avec l’Arménie et la question de l’Azerbaïdjan iranien, les points de contentieux entre les deux pays incluent l’exploitation de la mer Caspienne et la bonne relation Azerbaïdjan-Israël.[7]

            Récemment, depuis 2013-2014, les relations se sont améliorées avec l’arrivée de l’administration de Hassan Rouhani, qui, depuis le début, s’est efforcé de faire croître les liens entre l’Azerbaïdjan et l’Iran. En mai 2015, l’ambassadeur d’Iran en Azerbaïdjan a annoncé qu’il ne reconnaissait pas la République du Haut-Karabakh, ce qui a renforcé les relations entre l’Azerbaïdjan et l’Iran.[8]

Cependant, les relations se sont refroidies depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux Etats-Unis en 2016. Par exemple en 2018, l’Azerbaïdjan a suspendu le commerce du pétrole et du gaz avec l’Iran pour soutenir les nouvelles sanctions américaines contre l’Iran, ce qui a suscité l’hostilité du gouvernement iranien.[9] Par ailleurs depuis 2016, l’Azerbaïdjan a intensifié sa collaboration avec Israël, au grand dam de l’Iran.

Le facteur israëlien

            L’amitié israélo-azérie est un sujet majeur d’inquiétude pour l’Iran. Les deux pays ont l’objectif commun de contenir l’influence de l’Iran, et en février 2012, l’Azerbaïdjan a signé un accord de défense de 1,6 milliard de dollars avec Israël qui comprend des systèmes de défense aérienne, du matériel de renseignement et des drones.[10] Depuis 2016 les deux pays ont, entre autres, signé un accord de communication aérienne, aboli la double imposition[11], renforcé leur coopération économique dans plusieurs secteurs[12], et signé un contrat pour l’achat de drones kamikazes par l’Azerbaïdjan à Israël, que Bakou utilise en ce moment dans le Haut-Karabakh.[13]

Israël a par ailleurs conclu en septembre un accord de normalisation avec les Émirats arabes unis et le Bahreïn, ce qui lui donne une portée sans précédent dans les eaux du golfe Persique qui bordent le sud de l’Iran. Ce dernier ressent donc que l’étau se resserre autour de lui, et souhaite à tout prix éviter une présence israélienne accrue à ses frontières. Or une nouvelle détérioration des relations entre l’Iran et l’Azerbaïdjan pourrait pousser cette dernière à donner accès à Israël à ses bases aériennes, qui pourraient potentiellement être utilisées dans une frappe contre l’Iran.[14]

Un jeu d’équilibriste, entre neutralité et soutien à l’Azerbaïdjan

Le dilemme iranien est donc le suivant: continuer à soutenir l’Arménie dans le conflit du Haut-Karabakh comme l’a historiquement fait l’Iran va antagoniser davantage l’Azerbaïdjan, ce qui pourrait avoir de multiples, importantes répercussions en termes de sécurité intérieure, mais soutenir l’Azerbaïdjan reviendrait à abandonner l’Arménie avec qui elle a un partenariat privilégié dans le domaine énergétique. L’Arménie n’a de plus, elle, jamais fait preuve de politique expansionniste à l’égard des territoires iraniens, et n’a pas non plus développé de relations avec les ennemis de l’Iran – les États-Unis, Israël et l’Arabie Saoudite – à un degré qui sape ses relations cordiales avec Téhéran.[15] Enfin, l’Arménie est soutenue par la Russie, important soutien de l’Iran au conseil de sécurité de l’ONU.

La position officielle iranienne – exprimée par le ministère des affaires étrangères à plusieurs reprises – a été d’appeler les deux parties à faire preuve de retenue, en proposant une médiation. L’Iran n’est pas vraiment en mesure d’agir en tant que médiateur à l’heure actuelle, en particulier compte tenu de ses propres relations agitées avec Bakou, ainsi que de la sensibilité internationale face à l’influence régionale accrue de l’Iran. De plus, les tentatives de médiation de l’Iran au cours des trois dernières décennies se sont toutes soldées par des échecs, ce qui décrédibilise la proposition iranienne.

La seule raison pour laquelle l’Iran réitère son offre de médiation est de confirmer à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan – et à leurs minorités ethniques et partisans respectifs à l’intérieur de l’Iran – que Téhéran reste neutre. Cette neutralité est le meilleur gage de stabilité intérieure de l’Iran.[16]

            Il semble néanmoins que l’Iran, pragmatique, ait cette fois décidé de se ranger du côté de l’Azerbaïdjan, après avoir réalisé que son scénario préféré – une désescalade rapide des tensions – n’était plus envisageable. En effet, en parallèle des offres de médiation, l’Iran a réitéré son soutien à l’intégrité du territoire de l’Azerbaïdjan – reconnaissant donc l’appartenance du Haut-Karabakh à l’Azerbaïdjan.[17]

Khamenei, lui-même azéri-iranien, n’a pas encore commenté les développements, mais un certain nombre de ses représentants ont publié une déclaration déclarant leur soutien à l’Azerbaïdjan dans le conflit. Les signataires – les représentants de Khamenei dans les provinces d’Ardabil, d’Azerbaïdjan oriental, d’Azerbaïdjan occidental et de Zanjan – ont souligné : « Il ne fait aucun doute que le Haut-Karabakh appartient à l’Azerbaïdjan et que la démarche de son gouvernement pour reprendre la région est tout à fait légale, selon la charia, et conforme à quatre résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies ».[18]

            Pourtant, la déclaration a été publiée juste au moment où des rapports ont révélé que Téhéran avait ouvert son espace aérien aux fournitures militaires russes destinées à l’Arménie, et que plusieurs vidéos ont circulé sur les réseaux sociaux montrant des camions transportant des chargements couverts à travers la frontière iranienne avec l’Arménie, ce qui a suscité des allégations selon lesquelles du matériel militaire était exporté pour être utilisé dans le Haut-Karabakh. Ces nouvelles explosives ont été rapidement démenties par Téhéran, qui réitéra à cette occasion que l’Arménie devrait quitter le territoire azerbaïdjanais qu’elle occupe depuis 1994.[19]


[1] https://www.tehrantimes.com/news/453700/Nagorno-Karabakh-conflict-from-Iran-s-perspective

[2] https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2020/10/iran-dilemma-nagorno-karabakh-azerbaijan-armenia-mediate.html

[3] https://foreignpolicy.com/2020/10/14/iran-azeri-ethnic-minority-nagorno-karabakh/

[4] https://orientxxi.info/magazine/l-iran-ecartele-entre-l-armenie-et-l-azerbaidjan,4201

[5] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Historique-des-relations-entre-l-Azerbaidjan-et-l-Iran-Partie-III-de-1991-a-nos.html

[6] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Historique-des-relations-entre-l-Azerbaidjan-et-l-Iran-Partie-III-de-1991-a-nos.html

[7] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Historique-des-relations-entre-l-Azerbaidjan-et-l-Iran-Partie-III-de-1991-a-nos.html

[8] https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2020/10/iran-dilemma-nagorno-karabakh-azerbaijan-armenia-mediate.html

[9] https://www.naturalgasworld.com/azerbaijan-halts-gas-swap-with-iran-70629

[10] https://fwww.washingtonpost.com%2fbusiness%2findustries%2fisrael-signs-deal-to-provide-azerbaijan-with-16-billion-in-military-equipment%2f2012%2f02%2f26%2fgIQAjtmQbR_story.html

[11] https://www.trend.az/azerbaijan/politics/2739816.html

[12] https://www.azernews.az/business/110269.html

[13] https://www.challenges.fr/entreprise/defense/les-drones-kamikazes-nouvelle-menace-pour-les-armees_734569

[14] https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2020/10/iran-dilemma-nagorno-karabakh-azerbaijan-armenia-mediate.html

[15] https://theconversation.com/nagorno-karabakh-why-iran-is-trying-to-remain-neutral-over-the-conflict-on-its-doorstep-147402

[16] https://theconversation.com/nagorno-karabakh-why-iran-is-trying-to-remain-neutral-over-the-conflict-on-its-doorstep-147402

[17] https://www.rferl.org/a/iran-worried-nagorno-karabakh-conflict-could-spread-azerbaijan-armenia/30883022.html

[18] https://en.radiofarda.com/a/khamenei-representatives-declare-support-for-azerbaijan-in-nagorno-karabakh-conflict/30872059.html

[19] https://besacenter.org/perspectives-papers/armenia-azerbaijan-conflict-iran/