Le Sultanat des Femmes ou le pouvoir du harem impérial dans l’Empire Ottoman du XVIème au XVIIème siècle.

Le harem, qui trouve son origine dans le mot arabe « haram » qui signifie interdit, est un lieu de mystère pour le voyageur occidental. Il devient dans son imaginaire le lieu de tous les fantasmes, comme en témoigne les nombreuses peintures orientalistes du XIXème siècle[i] (notamment la Piscine du harem de Jean-Léon Gérôme). Cette vision du harem est manifestement erronée : s’il est effectivement question de sexualité dans ce lieu, il ne se résume pas uniquement à cela. Dans le harem impérial la vâlide sultan, mère du sultan régnant et personnage central du harem, a un pouvoir qui dépasse largement les murs du harem. Ce pouvoir est particulièrement puissant durant la période du Sultanat des Femmes entre le XVIème et le XVIIème siècle où la vâlide sultan, comme Nurbanu (vers 1525 – 1583), exerce un grand pouvoir politique parfois même à la place du sultan.

Peinture LA PISCINE DU HAREM de Jean-Léon Gérôme

Le harem, lieu réservé aux femmes :

Avoir un harem est principalement réservé aux hommes riches qui ont les moyens de l’entretenir : des personnages importants comme le grand-vizir en possède un. Le harem impérial reste le plus important. Il se situe dans l’enderûn, la partie la plus secrète du palais de Topkapi. Il est difficile de connaître le nombre de personnes vivant dans le harem. En effet, selon les préceptes islamiques un homme ne peut avoir que 4 femmes mais peut avoir autant de concubines qu’il le souhaite sans qu’il y ait de distinction entre les enfants[ii].

Les femmes dans le harem impérial sont des esclaves. Elles viennent notamment d’Afrique (Éthiopie…) et du Caucase[iii]. Si elles sont parfois des butins de guerres, à partir du XVIème siècle, elles sont principalement des femmes offertes au sultan par des familles puissantes ou des hauts-dignitaires[iv].  On leur dispense ensuite une éducation rigoureuse où elles sont converties à l’islam et apprennent la couture, le chant, la danse, la broderie, la poésie…

L’image des peintres orientalistes, qui représentent les femmes attendant toute la journée l’arrivée du sultan sans contact avec le monde extérieur, est fausse. Si elles restent effectivement dans le harem, les femmes ont des contacts entre elles mais aussi avec l’extérieur. Elles retrouvent des amis, des parents, des marchandes juives ou plus rarement grecques vendant des bijoux, vêtements, etc[v]

Toutes les femmes ne rejoignent pas la couche du sultan. Le harem est un espace particulièrement codifié et structuré. Une femme doit gravir plusieurs échelons avant de pouvoir approcher le sultan. Elles sont d’abord novices (djâriye) puis apprenties (châgird), compagnes (gedikli) et maîtresses (usta). Ce sont parmi ces maîtresses que le sultan choisit ses concubines. Encore une fois, on distingue les concubines passagères (gözde) et les concubines régulières (khâss odalik). Lorsque le sultan meurt les femmes quittent le palais de Topkapi pour le Vieux Palais : elles tombent alors en désuétude ou sont remariées avec l’accord du nouveau sultan. 

 Dans le harem ainsi qu’en dehors de celui-ci deux personnages s’avèrent particulièrement puissants : le chef des eunuques noirs, « l’agha des filles » (kïzlar aghasï) et de la vâlide sultan, la mère du sultan régnant [vi].

La vâlide sultan, pilier du Sultanat des Femmes:

                  La vâlide sultan est un personnage extrêmement influent qui jouit d’une position d’autorité[vii]. En effet, si le sultan est trop jeune ou s’avère incapable de régner, elle peut exercer une régence. Cette position lui offre une grande importance dans l’exercice du pouvoir en particulier durant le Sultanat des Femmes. Cependant, la vâlide sultan a tout de même besoin d’affirmer son autorité et sa légitimité dû à son statut de  femme tout en ne sortant pas du harem.

                  Sa présence est visible en dehors du harem dans la vie des habitants en particulier d’Istanbul via les waqfs, qui sont des fondations pieuses d’utilité publique[viii]. Ce sont des marchés, des hôpitaux, des bains, desécoles, descuisines communes ou encore des mosquées [ix]. La vâlide sultan peut construire des waqfs grâce à la pension quotidienne que lui verse son fils. La pension de Nurbanu, vâlide sultan de 1574 à 1583, s’élève à 2000 aspres [x]. Elles construisent certains complexes importants à l’instar de l’Atik Valide Mosque, première mosquée construite à Istanbul par une vâlide sultan, Nurbanu, en 1571. Ces nombreuses waqfs permettent à la vâlide sultan d’affirmer son pouvoir en le rendant visible au plus grand nombre. 

Mosquée Atik Valide

                  Elle peut aussi affirmer son pouvoir par le faste des grandes cérémonies comme les circoncisions. Elle se montre également comme une figure pieuse en réalisant le pèlerinage à La Mecque, en donnant de l’eau aux pèlerins ou encore en libérant ses esclaves après quelques années de service.

                   Puisqu’elle cherche à asseoir son pouvoir, la vâlide sultan a recours à des stratégies matrimoniales. Afin de s’assurer la loyauté des militaires et de l’administration de l’Empire Ottoman à son égard, elle marie ses filles à des hommes travaillant dans l’administration comme le grand-vizir ou à des janissaires.

                  Ayant une influence sur le pouvoir politique de l’Empire, elle devient un contact diplomatique. Il existe d’ailleurs des cadeaux diplomatiques ou des correspondances portant sur des demandes de faveurs commerciales, notamment entre Catherine de Médicis ou Élisabeth Ière et des vâlide sultan [xi]

L’Exemple de la vie d’une vâlide sultan durant le Sultanat des Femmes, Kösem sultan :

                  Durant le Sultanat des Femmes, la vâlide sultan Kösem apparaît comme particulièrement puissante.  Née en 1589, elle entre dans le harem impérial de Ahmed Ier à une date inconnue. Avec lui, elle a quatre fils dont les futurs Mûrad IV (régnant de 1623 à 1640) et Ibrahim  Ier (régnant de 1640 à 1648) ainsi que trois filles qu’elle marie à des grands-vizirs pour s’assurer leur loyauté. Kösem s’affirme rapidement comme une femme ayant un certain pouvoir politique ce qui en fait une des femmes les plus puissantes du Sultanat des Femmes.

                  Elle utilise tous les instruments possibles pour asseoir sa puissance et elle s’affirme rapidement en politique[xii]. Après la seconde arrivée au pouvoir de Mustapha Ier en 1622, elle exerce la réalité du pouvoir à cause des troubles mentaux du sultan. Elle exerce également une régence durant le règne de son fils Murad IV, qui arrive au pouvoir en 1623 à l’âge de 10 ans. A la mort de celui-ci en 1640, elle s’empare à nouveau de l’essentiel du pouvoir politique puisque Ibrahim Ier, surnommé le fou (Deli), n’est pas en mesure d’assurer sa fonction.

                  Les années de règne ne se passent pas sans troubles et outre l’administration et les janissaires que Kösem doit gérer, la compétition pour le pouvoir se passe aussi entre les femmes du harem. En effet, après la destitution de Ibrahim Ier en 1648, Kösem s’oppose dans une lutte d’influence à la mère du nouveau sultan Mehmed IV, Khadîdje Turhân. Cette dernière fait étrangler Kösem en 1651[xiii].

                  Les vâlide sultan, durant le Sultanat des Femmes en particulier, ont un rôle crucial et visible de tous. En effet, la vâlide sultan Kösem s’affirme comme une figure politique incontournable mais également comme une figure pieuse. Elle laisse de nombreuses waqfs à Istanbul, finance des travaux d’irrigation en Égypte et paye des dettes de prisonniers.

                  L’influence des vâlide sultan est si visible que certains contemporains de ces femmes les  accusent à tort d’être responsables d’un déclin d’Istanbul. Ces femmes ont marqué l’Empire Ottoman jusqu’à la Turquie actuelle puisque la série turque Muhteşem Yüzyıl: Kösem (le siècle magnifique : Kösem) est diffusée de 2015 à 2017.


[i] Madar, Heather. “Before the Odalisque: Renaissance Representations of Elite Ottoman Women.” Early Modern Women, vol. 6, 2011, pp. 1–41.

[ii] Dumas, Juliette. « Des esclaves pour époux… Stratégies matrimoniales dans la dynastie ottomane (mi-XIVe – début XVIe siècle) », Clio. Histoire, femmes et sociétés, vol. 34, no. 2, 2011, page 256.

[iii] Toledano, Ehud R. “The Imperial Eunuchs of Istanbul: From Africa to the Heart of Islam.” Middle Eastern Studies, vol. 20, no. 3, 1984, page 380. 

[iv] Dumas, Juliette. « Des esclaves pour époux… Stratégies matrimoniales dans la dynastie ottomane (mi-XIVe – début XVIe siècle) », Clio. Histoire, femmes et sociétés, vol. 34, no. 2, 2011, page 259.

[v] Dakhlia, Jocelyne, Conférence “Penser le Harem Sultanien”, université Bretagne Loire, 2016. https://www.franceculture.fr/conferences/universite-bretagne-loire/le-harem-sultanien-et-le-role-politique-des-femmes

[vi] Hathaway, Jane. The Chief Eunuch of the Ottoman Harem: From African Slave to Power-Broker. Cambridge: Cambridge University Press, 2018, 338 pages.

[vii] Peirce, Leslie, The Imperial Harem: Women and Sovereignty in the Ottoman Empire. Oxford: Oxford University Press, 1993, page 230.

[viii] Peters, R., Abouseif, Doris Behrens, Powers, D.S., Carmona, A., Layish, A., Lambton, Ann K.S., Deguilhem, Randi, McChesney, R.D., Kozlowski, G.C., M.B. Hooker et al., “Waḳf”, in: Encyclopaedia of Islam, Second Edition. New York : Leiden  ; Köln : E. J. Brill, 2007, 297 pages.  

[ix] Langlois, Renée. “Comparing the french queen regent and the ottoman validé sultan during the sixteenth and seventeenth centuries” A Companion to Global Queenship, edited by Elena Woodacre, Arc Humanities Press, Leeds, 2018, pp. 271–284.

[x] Langlois, Renée. “Comparing the french queen regent and the ottoman validé sultan during the sixteenth and seventeenth centuries” A Companion to Global Queenship, edited by Elena Woodacre, Arc Humanities Press, Leeds, 2018, pp. 271–284.

[xi]  Dakhlia, Jocelyne, Conférence “Penser le Harem Sultanien”, université Bretagne Loire, 2016. https://www.franceculture.fr/conferences/universite-bretagne-loire/le-harem-sultanien-et-le-role-politique-des-femmes

[xii] Mantran, Robert (dir.), Histoire de l’Empire ottoman. Paris : Fayard, 1989, pp. 235.

[xiii] Baysun, M. Cavid, “Kösem Wālide” Encyclopaedia of Islam, Second Edition. New York : Leiden  ; Köln : E. J. Brill, 2007, 297 pages. 

Partie 2 : Apogée et déclin du sultanat mamelouk

La vie commerciale du pays permet au sultanat de pleinement s’épanouir et de s’affirmer comme une puissance incontournable au Moyen-âge. Le Sultanat mamelouk s’appuie sur une organisation pyramidale très structurée. Dans cet État, le sultan s’appuie sur les émirs, mamelouks eux-aussi. Liés par leur formation, les Mamelouks du sultan s’avèrent être un atout jusqu’au XVème. Date à laquelle les rapports entre les  différentes générations se dégradent, menant parfois à des affrontements.

Le XVème siècle s’avère être une époque difficile ; les sultans enchaînent les périodes de stabilités et de crises, ce qui aboutit en 1517 à l’effondrement du sultanat Mamelouk suite aux affrontements contre l’Empire ottoman, véritable force montante en Méditerranée orientale.

La vie dans le sultanat, commerce et fiscalité :

Si le sultanat Mamelouk est souvent reconnu pour son activité militaire et son originalité politique, il ne faut cependant pas le réduire à cela. De part sa position stratégique (Égypte et Syrie), le sultanat devient un carrefour commercial. Les ports, comme celui d’Alexandrie, permettent l’importation de produits d’Asie du Sud comme les épices dont les Européens sont friands, des produits d’Anatolie ou encore de l’or du Soudan. Enfin, la route de la soie qui passe par la Syrie assure un commerce fleurissant via un axe terrestre. Si les Mamelouks peuvent vendre divers produits, ils profitent également des ports pour acheter aux Européens les métaux et le bois qui leur font défauts.

L’État contrôle fortement une autre part du commerce : celui des esclaves. Le sultanat a un fort besoin en esclaves puisque chaque sultan achète les Mamelouks de l’ancien sultan, mais aussi les siens. Ainsi, Qalâwûn (1280-1290) possède environ 6 000 Mamelouks, et jusqu’à 8 000 durant le règne de Qâytbây (1468-1496)[i].  L’achat et l’entretien des Mamelouks coûtent extrêmement cher puisque le sultan paye aux Mamelouks 3 à 10 dinars d’or par mois, une ration de viande par jour et une ration de fourrage et d’orge par semaine pour chaque cheval.

Le prélèvement de l’iqta et plus largement la fiscalité occupe une place importante des revenus. L’iqta est « l’attribution d’une part de l’impôt foncier à un officier de l’armée, à charge pour lui de la lever par ses propres moyens et d’entretenir sur cette part un contingent d’hommes déterminé»[ii]. Si ce moyen de prélèvement s’avère dans un premier temps très rentable, les sultans n’hésitent pas à modifier le cadastre pour s’octroyer plus de revenus lorsqu’ils en ont besoin. Alors que la population baisse, notamment à cause des épidémies de peste qui tuent un tiers de la population à partir du XIVème siècle, la pression fiscale augmente. Les sultans, guidés par l’idée de faste des premiers règnes, ne cessent d’augmenter les prélèvements. Hormis le règne de Barquq (1382 – 1399), désigné par Ibn Khaldoun comme un sursaut de l’État mamelouk avant le début de son déclin[iii], le sultanat est en proie à des difficultés financières dès la fin du XIVe siècle.

Les Mamelouks, des militaires au pouvoir :

Les Mamelouks, comme nous l’avons vu précédemment, sont des esclaves affranchis recrutés dans l’armée sultanienne principalement afin d’être des cavaliers d’élite, voire des émirs ou des  sultans pour quelques-uns. Leur fierté s’appuie en grande partie sur leur formation au cours de laquelle ils apprennent et s’approprient la furûsiyya, « art de guerre »[iv] particulièrement important pour les  Mamelouks du XIIIème et XIVème siècle.


Traité de l’art militaire mamelouk, manuscrit «Kitab al makhzoun djami’ el funun» réalisé en 1470. Folio 63r. BnF

À partir de la fin du XIVème siècle, l’excellence guerrière passe au second plan, faisant des Mamelouks plus des hommes de cour que des guerriers. La furûsiyya semble de plus en plus dépassée. Depuis les prouesses militaires des premières décennies face aux Francs et aux Mongols, les techniques et tactiques militaires n’évoluent plus. Le domaine militaire devient secondaire. Malgré les raids de Tamerlan, chef de guerre turco-mongol, qui ravagent l’Asie centrale allant jusqu’à Alep et Damas, les Mamelouks ne sont plus confrontés à de puissants ennemis au XVème siècle. Ainsi, ils ne développent pas les armes à feu et n’ont plus d’unité d’infanterie. La fabrication d’armes à feu, comme les arquebuses, supposerait de grandes importations de métaux[v]

Outre les armements, les sultans ne développent pas vraiment leur flotte. Sur les navires, ne sont embarqués que des hommes ayant peu d’importance pour le sultan. Il existe un véritable mépris pour la flotte, opposée au prestige cavalier. 

L’intérêt porté à la flotte change avec le règne du sultan Barbays (1422- 1438). Il fait construire une flotte plus puissante que toutes les précédentes malgré le manque de bois. Ainsi, entre 1425 et 1426 les Mamelouks occupent Chypre. Les Mamelouks font aussi des raids sur l’île de Rhodes en 1439 et 1442, et un siège en 1444. Enfin, à la fin du siècle, les Portugais, ayant passés le cap de Bonne Espérance, représentent un ennemi commercial pour les Mamelouks. Contournant l’Afrique, les Portugais découvrent une voie navigable menant vers les Indes. Ainsi, la guerre portugo-mamelouk éclate en 1506. Malgré l’alliance avec Venise, le Gujarat et l’Empire Ottoman, les Mamelouks essuient une défaite définitive en 1509. Mais d’autres difficultés viennent bientôt fragiliser le pouvoir. Le sultanat au XVème fait face à des phases de querelles internes et des phases de stabilité.

La chute du Sultanat mamelouk

Le XVème siècle s’avère difficile pour le sultanat. Ce siècle s’ouvre sur une guerre entre le sultan au Caire et les émirs en Syrie. En mars 1407, l’émir Jakam min ‘Iwad se fait proclamer sultan dans la mosquée des Omeyyades d’Alep, pour quelques semaines. Finalement, à partir de 1412, une période de stabilité politique débute jusqu’en 1461. Si cette période semble durer, les nouveaux Mamelouks s’avèrent en vérité de plus en plus indisciplinés. Ils menacent le pouvoir en place dès qu’ils ne sont pas payés. Les premières manifestations de colère de ces nouveaux Mamelouks ont lieu dès 1428. Rapidement, un bras de fer commence entre les nouvelles et anciennes générations de Mamelouks.

En 1461, Khushqadam arrive sur le trône. Durant son règne, qui s’achève en 1467, il achète 3000 Mamelouks.  Lorsque ce sultan décède, les émirs veulent mettre sur le trône un Mamelouk de leur maison et Bilbay est choisi comme nouveau sultan. Cependant, il ne reste que deux mois sur le trône, car il ne parvient pas à s’affirmer face aux Mamelouks du sultan précédent. C’est finalement Qaytbay qui monte sur le trône en 1468, avec l’appui de tous les Mamelouks des générations précédentes. Les oppositions entre les différents Mamelouks ont fait du poste de sultan, un poste peu désiré. Durant le règne de Qaytbay, qui dure tout de même 28 ans, s’installe une période de stabilité.

Si ce règne semble stable, celui-ci ne se prépare pas à la montée en puissance de ses voisins, notamment des Ottomans. La Cilicie, territoire jusque-là sous la domination des Mamelouks est occupée par les Ottomans dès 1485. Les premiers affrontements ont lieu en 1488 à Agha Chayiri,  mais les Mamelouks parviennent à garder la Cilicie sous tutelle jusqu’à 1512. Durant le règne de Qansuh al-Ghawri (1501 – 1516) la situation se tend: les difficultés économiques et les menaces des jeunes recrues n’aident pas le sultanat. Le sultan réunit une armée pour tenter de battre le sultan ottoman Selim et de mettre Kasim, le rival de Selim sur le trône. En 1516, La bataille de Marj Dabiq se solde par un échec, en raison notamment de la trahison de l’émir d’Alep Khairbay [vi] qui rejoint les troupes de Selim. Les survivants de la bataille rentrent au Caire et Tuman devient sultan. Le 31 janvier 1517 a lieu la bataille de Ridaniya, entraînant la chute du Caire. Tuman perd la capitale et fuit dans le désert. Il est finalement rattrapé et pendu le 13 avril 1517, ce qui signe la fin du sultanat Mamelouk.

Le sultanat Mamelouk s’affirme rapidement comme une puissance incontournable à l’époque médiévale et ce, grâce à sa force militaire. Système politique original, d’anciens esclaves affranchis gouvernent le sultanat. Si ce système s’avère très efficace dans les premières décennies, les difficultés financières, l’immobilisme militaire et les querelles internes plongent petit à petit le sultanat dans une période de déclin. L’expansion ottomane met fin aux Mamelouks en 1517 et étend sa domination sur la Méditerranée orientale.


[i] Aillet Cyrille, Tixier Emmanuelle, Vallet Eric (dirs), Gouverner en Islam Xème- XVème siècle. Neuilly-sur-Seine : Atlante, 2014, page 262.

[ii] Loiseau Julien, Les Mamelouks, XIIIe-XVIe siècle : une expérience du pouvoir dans l’islam médiéval.

Paris:  Editions du Seuil, 2014, page 92.

[iii] Ibn Khaldoun, Kitab al’-Ibar, I, Muqaddima, p.310/A. Chaddadi (trad.), p. 623 cité par Loiseau Julien, Les Mamelouks, XIIIe-XVIe siècle : une expérience du pouvoir dans l’islam médiéval. Paris:  Editions du Seuil, 2014, page 322.

[iv] Zouache Abbès, « Une culture en partage : la furûsiyya à l’épreuve du temps », Médiévales 64 [en ligne], printemps 2013, mis en ligne le 30 septembre 2013, consulté le 19 juillet 2020. URL : http://journal.openedition.org/medievale/6953

[v] Ayalon David, Le phénomène mamlouk dans l’Orient islamique. Paris : Presses universitaires de France, 1996, page 138.

[vi]Mantran Robert (dir), Histoire de l’Empire Ottoman, Paris : Fayard, 1989, page 144.

Partie 1 : le Sultanat Mamelouk, un puissant empire dirigé par d’anciens esclaves

Souvent reconnus uniquement pour leurs qualités guerrières, les Mamelouks ont pourtant dirigé un sultanat de 1250 à 1517. Nommés d’après le mot arabe « mamlûk » qui signifie littéralement « la chose possédée », les Mamelouks sont des esclaves affranchis à la fin de leur formation. Ce sont donc des allochtones ayant réussi à se hisser à la tête d’un État. À partir de 1250, date à laquelle le dernier sultan Ayyubide est assassiné, le sultanat Mamelouk s’est affirmé comme une véritable puissance.

Sur un territoire s’étendant de l’Egypte à la Syrie, en passant par le Hedjaz, ils parviennent à repousser de puissantes armées comme celle des Francs, ou encore celle des Mongols. Cependant ils ne parviennent pas à contrer les incursions ottomanes au XVIe siècle. Outre l’aspect militaire, de par sa géographie, le sultanat devient également un acteur commercial incontournable sur le pourtour méditerranéen.

Source: https://www.lhistoire.fr/les-mamelouks-des-esclaves-sur-le-tr%C3%B4ne

Qui sont les Mamelouks ?

Dès le califat abbasside (750 – 1517), les Mamelouks sont les cavaliers d’élites de différentes armées à l’exemple du sultanat ayyubide. Si les Mamelouks viennent initialement de tribus turques Qipchaq, ils sont essentiellement issus du Caucase à partir de 1382. C’est pour cette raison que les historiens retiennent traditionnellement un découpage en deux parties du sultanat Mamelouk avec une période « turque » ou « bahride » de 1250 à 1382, puis une période « circassienne » de 1382 à 1517.

Les Mamelouks sont achetés généralement à leur 7 ans. Les sultans ont la priorité de l’approvisionnement sur les marchés d’esclaves, mais ils ne sont pas les seuls acquéreurs: par exemple, les émirs achètent également ces esclaves. En raison de la formation rigoureuse qu’ils suivent, les Mamelouks ont un statut spécial. Ils sont formés dans les casernes (tibaq) de la citadelle du Caire. Leur éducation est un sujet surveillé par les sultans.Durant cette formation, ils sont convertis à l’islam, apprennent l’arabe et le Coran, ont une initiation au fiqh (la jurisprudence) et, à partir de 15 ans, apprennent les « arts de la guerre » (funun al-furusiyya).

La furusiyya, codifiée depuis le califat abbasside, doit « discipliner la violence des « gens du sabre » pour mieux en faire des ardents défenseurs de l’islam »[i]. Les Mamelouks acquièrent des compétences équestres, apprennent le maniement d’armes et des jeux comme le polo[ii].

Bien qu’affranchis, ils gardent un fort lien avec leur dernier maître puisque selon le droit islamique le maître et son ancien esclave sont liés par un lien de clientèle (wala’).

L’accession au trône, et les premières années au pouvoir :

Lors de la bataille de la Forbie en 1244 au Nord de Gaza, le Mamelouk Baybars parvient à battre les Francs, menant ainsi à la victoire du sultan Malik al Salih et du sultanat Ayyubide. Les conflits contre les Francs se multiplient, et l’Egypte apparait aux Francs comme un territoire stratégique pour récupérer les anciens États latins[iii].

En 1248, Louis IX à la tête de la septième croisade se dirige vers l’Egypte. Alors qu’il prend la ville de Damiette en juin 1249, le sultan Malik al Salih meurt peu après. Sa favorite Shajar al-Durr garde cette mort secrète en attendant l’arrivée de son fils Turan Châh. La bataille de la Mansourah en 1250 voit la capture du roi de France Louis IX.

Peu après, le dernier sultan ayyubide, Turan Châh, est assassiné par les Mamelouks de son père[iv]. N’ayant pas de descendant mâle, les Mamelouks décident de mettre sur le trône Shajar al-Durr (aussi appelée Walidat al-Khalil). Cependant, son règne s’avère assez court puisqu’il dure du 2 mai au 1250 au 30 juillet 1250, date à laquelle le calife abbaside al-Musta’sim refuse de la reconnaître. Les Mamelouks trouvent alors une autre solution : le 31 juillet 1250, l’émir al-Mu’izz Aybak se marie avec Shajar al-Durr, et devient sultan. Débute alors le Sultanat mamelouk.

Après les Francs, ce sont les Mongols qui sont redoutés dans le Monde musulman. Les Mamelouks parviennent à les battre lors de la bataille de Ayn Jalut le 3 septembre 1260, assurant une grande gloire au sultanat. Les sultans Aybak, puis Qutuz se succèdent sans parvenir à effacer l’influence de Baybars dans les plus hautes sphères de l’État. Ainsi, celui-ci, après avoir assassiné Qutuz, devient sultan.

L’arrivée de Baybars au pouvoir signe le début de l’organisation du Sultanat mamelouk. Sous son règne de 1260 à 1277, s’opère un véritable « virage politique inattendu »[v]. Dès 1261, Baybars s’assure de la légitimité du Sultanat en recevant du calife abbasside al Mustansir le titre de sultan universel. Il consolide les citadelles dévastées par les Mongols et crée un système de poste régulier lui permettant un contrôle plus efficace sur ses provinces et les émirs. Baybars termine la conquête de la Syrie et s’assure de son véritable contrôle sur cette nouvelle province au moyen d’inspections surprises. Enfin, il parvient à repousser durablement les Francs au cours de grandes offensives entre 1265 et 1271, qui se soldent par le siège de Tripoli au Liban.

Durant son règne, Baybars assure ainsi la protection des frontières, renforce l’État et achève la conquête de la Syrie. En jetant les bases de la pérennisation de l’État Mamelouk, Baybars s’assure une gloire au-delà de son sultanat.

Le sultanat Mamelouk : une politique entre intérêt personnel du sultan et intérêt collectif mamelouk 

Les Mamelouks ont un fort besoin de légitimité. C’est donc une réussite lorsque le calife abbasside reconnaît Baybars comme sultan universel en 1262. La même année, Baybars s’installe au Caire ce qui signe le début de la lignée des califes abbassides du Caire. Les Mamelouks s’octroient un autre levier important de légitimation en régnant aussi sur le Hedjaz et les lieux saints de Médine et de La Mecque.

Le sociologue Ibn Khaldoun, contemporain de l’époque des Mamelouks, voit dans ce sultanat les sauveurs de l’Islam et le considère comme l’État musulman le plus accompli de son époque[vi]. Les historiens du XIXème et XXème l’ont souvent décrit comme un lieu anarchique, régi par une violence structurelle. Les nombreux assassinats du pouvoir central auraient entraîné une hypothétique « Loi des Turcs » (âsat al-turk)[vii] justifiant les sanglants changements de sultan. Aujourd’hui, cette vision est largement remise en question par la majorité des historiens. S’il existe effectivement une certaine violence étatique (sur les cinquante sultans mamelouks ayant régné trente-six sont renversés ou assassinés), il ne faut cependant pas omettre que quinze sultans ont régné plus de dix ans, ainsi que la dynastie des Qalawunides de 1279 à 1382.

Les Mamelouks sont des allochtones, ils ne sont pas nés en Egypte ou en Syrie, mais réussissent pourtant à s’imposer au sommet de l’État. Ils ont développé une conception du sultanat propre. Celle-ci tient en son centre la tension entre volonté du sultan de transmettre le trône à sa descendance et le refus collectif des Mamelouks de transmettre leurs honneurs à des hommes n’ayant pas suivi leur formation[viii].

De surcroît, les émirs ont une place prépondérante dans l’État. Ils font parti de l’élite des Mamelouks. Ces derniers participent à l’organisation hiérarchisée et pyramidale voulue par le sultanat[ix]. Ainsi, ils ont un rôle de premier plan dans les provinces syriennes d’Alep et de Damas, mais également auprès du sultan.

Le sultanat Mamelouk oscille donc entre ambitions personnelles et défense d’une légitimité et d’un honneur primordial et non héréditaire. Ces deux volontés créent une expérience politique hybride qui voit s’enchaîner différents modes de succession. Stable dans un premier temps, le sultanat doit rapidement faire face à des troubles internes et des menaces extérieures et ce, dès le XIVe siècle.


[i] Loiseau Julien, Les Mamelouks, XIIIe-XVIe siècle : une expérience du pouvoir dans l’islam médiéval. Paris : Editions du Seuil, 2014, page 85.

[ii]Zouache Abbès, « Une culture en partage : la furûsiyya à l’épreuve du temps », Médiévales 64 [en ligne], printemps 2013, mis en ligne le 30 septembre 2013, consulté le 19 juillet 2020. URL :http://journal.openedition.org/medievale/6953

[iii] Ayalon David, Le phénomène mamlouk dans l’Orient islamique. Paris : Presses universitaires de France, 1996, page 68.

[iv] al-Dîn Ibn Wasil Jamal, Mufarrij al-Kurûb fî Akhbâr Bani Ayyûb (Le dissipateur des incertitudes autour de l’histoire des Ayyubides), éd. et trad. Francesco Gabrieli, Chroniques arabes des croisades, Paris, Sindbad, 1996 (première éd. 1963), p. 322-325

[v] Wiet, G., “Baybars”, in: Encyclopedia of Islam.

[vi] Ibn Khaldoun, Kitâb al-‘Ibar, V, Le Caire, 1867, page 371 I. 4-27 cité par Ayalon David, Le phénomène mamlouk dans l’Orient islamique. Paris : Presses universitaires de France, 1996, page 104.

[vii] Aillet Cyrille, Tixier Emmanuelle, Vallet Eric (dirs), Gouverner en Islam Xème- XVème siècle. Neuilly-sur-Seine : Atlante, 2014, page 261.

[viii] Jean-Léon l’Africain, Description de l’Afrique, vol. 2, p.253 cité par Loiseau Julien, Les Mamelouks, XIIIe-XVIe siècle : une expérience du pouvoir dans l’islam médiéval. Paris : Editions du Seuil, 2014 page 142.

[ix] Aillet Cyrille, Tixier Emmanuelle, Vallet Eric (dirs), Gouverner en Islam Xème- XVème siècle. Neuilly-sur-Seine : Atlante, 2014, page 267.