La paix avec Israël, ou le redécoupage du Moyen-Orient

« Après des décennies de divisions et de conflits, nous sommes témoins de l’aube d’un nouveau Moyen-Orient ». C’est par ces mots que le Président américain Donald Trump a salué, le 15 septembre dernier, les accords d’Abraham entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn. Les récentes normalisations entre le Soudan et l’État hébreu témoignent pour les États-Unis d’une réussite diplomatique forte qui arrive à point nommé pour un Donald Trump en pleine campagne présidentielle. Mais si l’intérêt américain est indiscutable, ce sont cependant les signataires qui en bénéficieront le plus. Des intérêts particuliers des États à la marginalisation de la cause palestinienne, en passant par la constitution d’un front contre l’Iran, ces accords semblent refléter le visage d’un Moyen-Orient en pleine mutation où les enjeux et les intérêts évoluent et tendent vers une reconfiguration régionale. 

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I.              Quels intérêts pour les États du golfe

Les accords d’Abraham semblent apporter de nombreux bénéfices à ses signataires. En abordant des domaines nombreux et variés, les traités visent à établir des accords bilatéraux stables. Les champs d’action couvrent ainsi un large panel d’activité : finance, investissements, aviation civile, visas, services consulaires, innovation, commerce, relations économiques, santé, science, technologie, énergie, télécommunications et agriculture[1]

Les principaux intérêts sont donc à la fois stratégiques, militaires et économiques. Stratégiques avec un renforcement régional contre les puissances voisines (notamment l’Iran et la Turquie). Militaires avec la possibilité pour les Émirats arabes unis de bénéficier, par exemple, d’armements américains. Enfin, économiques avec une simplification des échanges commerciaux préexistants, la création de nouveaux marchés, et la volonté de développer la donne touristique. Les différentes parties se disent « Déterminés à assurer une paix, une stabilité, une sécurité et une prospérité durables pour leurs deux États et à développer et à renforcer leurs économies dynamiques et innovantes »[2].

Les intérêts sont doubles dans ces accords, chacun pouvant profiter des atouts de l’autre partie, notamment dans les domaines de la sécurité et des d’hydrocarbures. Ainsi, Israël pourra fournir des systèmes de sécurité aux Émirats arabes unis et s’approvisionner en pétrole, alors même qu’en Méditerranée orientale, les tensions autour des hydrocarbures ne cessent de croître. 

Concernant les questions sécuritaires et économiques, quoi de plus avantageux que de bénéficier de la protection des États-Unis ? Le rapprochement avec Israël permet d’accroître la proximité avec la puissance américaine, c’est un argument de taille pour les pays signataires.

Les États-Unis savent aussi tirer profit de ces accords : malgré l’opposition d’Israël, ils se sont en effet engagés à vendre des avions de chasse F-35 aux Émirats arabes unis.

Si l’on définit la realpolitik comme une politique basée sur la recherche de l’efficacité au regard du seul champ des possibles, alors il est possible d’analyser le comportement des parties signataires en ce sens.

II.            L’Iran, ou l’ennemi commun

Nous l’avons vu, bon nombre d’acteurs régionaux ont intérêt à ce que ce genre d’accord de normalisation soit conclu. Les intérêts de ces États du Golfe dépendent, en arrière-plan, d’un contexte géostratégique très précis, qu’il convient de replacer dans le cadre des dissensions de longue date entre communautés sunnites et chiites. Ces dissensions permettent de mieux comprendre l’isolement qui est fait de l’Iran, et les enjeux pour les acteurs impliqués dans la mise en place de cet isolement. 

Traditionnellement, l’Iran est le grand soutien des communautés chiites, face à l’Arabie Saoudite qui soutient les communautés sunnites. De ce positionnement découle une grande partie de la logique de soutien ou de défiance vis-à-vis de l’Iran concernant les acteurs régionaux. 

L’Arabie Saoudite, ennemie de longue date de l’Iran, ne peut que se satisfaire de cet isolement de plus en plus marqué. C’est en 1979 lors de la révolution islamique iranienne que de nombreux pays se désolidarisent définitivement de l’Iran. Cet événement renforce par la même occasion des tensions qui aujourd’hui, se font encore ressentir. 

Ainsi, depuis l’avènement de la République islamique d’Iran en 1979, les Etats-Unis cherchent à contenir l’influence iranienne dans la région en formant des alliances hétérogènes. Les États sunnites du Golfe et Israël considèrent l’Iran comme une menace existentielle. Ils ont donc décidé depuis plusieurs décennies de se rapprocher pour lutter conjointement contre Téhéran et ses alliés.

Cet isolement peut être comparé à la politique d’endiguement menée par les États-Unis et théorisée par George Frost Kennan dans les années 1940[4].

Nous pouvons observer ce principe du containment depuis de nombreuses décennies, et noter un dénominateur commun aux actions menées dans la région visant l’isolement de l’Iran : la peur. Les rapprochements régionaux et internationaux semblent dépendre de cette peur partagée et instrumentalisé, cette crainte que l’Iran sanctuarise ses alliances de Téhéran à Beyrouth en passant par Bagdad et Damas. 

En mauvaise posture sur le plan interne, l’Iran peut-il voir se réaliser ses ambitions dans la région ? Parallèlement, alors que l’isolement de l’Iran semble de plus en plus marqué, celui d’Israël ne cesse de diminuer, laissant de moins en moins de marge à la Palestine. 

III.          Quelle place pour la Palestine dans la reconfiguration du Moyen-Orient ?

Si la normalisation des relations israélo-arabes tend à réorganiser un nouveau Moyen-Orient au travers notamment de la formation d’une ligne face à l’ennemi commun iranien, force est de constater que la question palestinienne se retrouve rétrogradée à un rang purement symbolique, loin des nouveaux enjeux de la région.

En effet, malgré l’annonce d’une suspension des annexions israéliennes sur les territoires palestiniens, ces accords mettent en exergue une marginalisation de la question palestinienne. Le ministre émirien des Affaires étrangères[5] et le chef de la diplomatie de Bahreïn[6]  ont tous deux revendiqué un soutien de façade pour la cause palestinienne, en saluant notamment la suspension de l’annexion et en revendiquant une nouvelle fois une solution à deux États, condition sine qua non de la résolution du conflit. Cependant, le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou n’a cessé de revendiquer une simple « pause » dans l’annexion, mettant en avant les accords d’Abraham, capables selon lui de « mettre fin au conflit israélo-arabe »[7].

Le préambule du traité de paix israélo-émirati[8] aborde la question palestinienne en remémorant les accords préexistants entre Israël et le monde arabe (Égypte en 1979 et Jordanie en 1994)[9]. Le texte affirme une volonté de stabiliser un nouveau Moyen-Orient pacifique dans lequel « les défis ne peuvent être résolus efficacement que par la coopération et non par des conflits »[10]. Il est dès lors difficile d’imaginer comment les nouveaux alliés d’Israël pourraient contester une reprise des annexions, d’autant plus lorsque ces accords stipulent que des mesures doivent être prises pour « empêcher toute activité terroriste »[11], et ce dans une région ou résistance et terrorisme incarnent des mouvements vecteurs de confusions.

La question palestinienne semble de facto écartée de la table des négociations au profit d’une prédominance des intérêts israélo-arabes[12]. Aucune solution précise n’est apportée, hormis une référence à un « agenda stratégique pour le Moyen-Orient » coordonné par les États-Unis.

La Palestine, grande absente des accords, se retrouve dès lors évincée de toute discussion, sa cause réduite à un « épiphénomène » [13].

Le dialogue israélo-arabe ne semble dès lors plus polarisé par la question palestinienne. Les accords d’Abraham n’ont nécessité aucune concession israélienne, si ce n’est la suspension de l’annexion. Plus qu’une volonté coloniale, on peut se demander si l’annexion n’était pas simplement une stratégie diplomatique[14] visant à conclure les accords, tout en permettant aux pays concernés de les accepter sans compromettre leur image dans le monde arabe. La question palestinienne apparaît donc comme un sujet symboliquement fort, mais qui ne fédère plus le monde arabe comme ce fut le cas dans le passé.

Conclusion : Realpolitik, rapprochements et isolements … au regard des intérêts de chacun des acteurs dans la région, ces accords suivent une logique de redécoupage du Moyen-Orient, une redéfinition des centres d’attention, d’intérêt. Plus largement, c’est presque une logique d’éclatement qui apparaît : cette mosaïque d’acteurs et la compilation de leurs intérêts tendent à enterrer définitivement la cause panarabe, auparavant idéologie dominante. Ce n’est pas seulement une notion politique, idéologique qui s’étiole, c’est aussi tout un centre géographique qui se déplace : le golfe persique, aujourd’hui, se trouve bien au cœur des problématiques et enjeux du Moyen-Orient, laissant derrière lui la Palestine. Après le Soudan, on peut s’attendre à ce que de nouveaux États suivent la voie désormais ouverte vers la normalisation des relations avec Israël, renforçant ainsi la mutation évoquée.

[15]


[1] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Article 5 : « Coopération et accords dans d’autres domaines : Faisant partie intégrante de leur engagement en faveur de la paix, de la prospérité, des relations diplomatiques et amicales, de la coopération et de la pleine normalisation, les Parties s’efforceront de faire avancer la cause de la paix, de la stabilité et de la prospérité dans tout le Moyen-Orient et de libérer le grand potentiel de leurs pays et de la région. À cette fin, les parties concluent des accords bilatéraux dans les domaines suivants à la date prévue, ainsi que dans d’autres domaines d’intérêt mutuel, comme convenu: – Finances et investissement- Aviation civile- Visas et services consulaires- Innovation, Commerce et Relations économiques – Soins de santé – Science, technologie et utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique – Tourisme, culture et sport – Énergie – Environnement – Éducation – Arrangements maritimes – Télécommunications et poste – Agriculture et sécurité alimentaire – Eau – Coopération juridique »

[2] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Préambule

[3] https://www.lefigaro.fr/international/qui-sont-les-soutiens-de-l-iran-au-moyen-orient-20200104

[4] https://www-cairn-info.ezscd.univ-lyon3.fr/la-guerre-froide–9782707183248-page-5.htm

[5]  Cheikh Abdallah ben Zayed Al-Nahyane

[6] Abdel Latif al-Zayani

[7] Discours du premier ministre israéliens Benyamin Netanyahu à la Maison Blanche le 15 septembre 2020

[8] https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/abraham-accords-peace-agreement-treaty-of-peace-diplomatic-relations-and-full-normalization-between-the-united-arab-emirates-and-the-state-of-israel/

[9] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Préambule : « Rappelant les traités de paix entre l’État d’Israël et la République arabe d’Égypte et entre l’État d’Israël et le Royaume hachémite de Jordanie, et s’est engagé à travailler ensemble pour trouver une solution négociée au conflit israélo-palestinien qui réponde aux besoins et aux aspirations légitimes des deux peuples, et pour faire progresser la paix, la stabilité et la prospérité globales au Moyen-Orient »

[10] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Article 4 : « Ils s’engagent à prendre les mesures nécessaires pour empêcher toute activité terroriste ou hostile les uns contre les autres sur ou depuis leurs territoires respectifs, ainsi qu’à refuser tout soutien à de telles activités à l’étranger ou à permettre un tel soutien sur ou depuis leurs territoires respectifs »

[11] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Préambule : « Reconnaissant que les peuples arabes et juifs sont les descendants d’un ancêtre commun, Abraham, et inspiré, dans cet esprit, à promouvoir au Moyen-Orient une réalité dans laquelle les musulmans, les juifs, les chrétiens et les peuples de toutes confessions, croyances et nationalités vivent dans un esprit de coexistence, de compréhension mutuelle et de respect mutuel »

[12] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Préambule : « Reconnaissant que les peuples arabes et juifs sont les descendants d’un ancêtre commun, Abraham, et inspiré, dans cet esprit, à promouvoir au Moyen-Orient une réalité dans laquelle les musulmans, les juifs, les chrétiens et les peuples de toutes confessions, croyances et nationalités vivent dans un esprit de coexistence, de compréhension mutuelle et de respect mutuel »

[13] Sandrine Mansour, « La question palestinienne marginalisée » in « Le Moyen-Orient et le monde, Etat du monde 2021 », sous la direction de Dominique Vidal et Bertrand Badie, 2020

[14] https://fr.timesofisrael.com/laccord-israel-eau-bouleverse-la-diplomatie-ouvre-bel-et-bien-une-nouvelle-ere/ : « Nous ne saurons sans doute jamais si Netanyahu avait vraiment l’intention d’annexer la vallée du Jourdain et toutes les implantations de Cisjordanie, ou s’il menaçait simplement de le faire afin de capitaliser sur les bénéfices de l’avoir annulée ».

[15] https://twitter.com/Paltodaytv/status/1293965415056658437/photo/1