L’Iran et le conflit syrien: réactivation d’un activisme politico-religieux

Le conflit syrien intervient dans une période où le discours révolutionnaire du régime iranien ne faisait plus écho auprès de l’opinion publique, que ce soit en Iran ou au Moyen-Orient. Ainsi, l’implication de Téhéran dans le conflit syrien permet la réactivation d’un activisme politico-religieux. En effet, la politique syrienne de l’Iran est sous la supervision des Gardiens de la Révolution et du Guide suprême.

Les Pasdarans sont présents en Syrie depuis le début du conflit où Téhéran justifiait leur présence dans le but de protéger les lieux saints chiites comme Sayyida Zaynab à Damas (Djalili, Kellner, 2018, p. 269) estimant que le régime syrien est incapable de protéger les lieux saints chiites (Luizard, 2017, p. 340). De ce fait, l’intervention des Pasdarans en Syrie s’inscrit dans la lutte contre Israël et les Occidentaux ainsi qu’au soutien au « front de la résistance » permettant de maintenir une pression constante sur ses rivaux (Israël notamment) depuis le territoire syrien.

Source : https://www.cassini-conseil.com/les-guerres-dans-le-monde-musulmans/

La Syrie : territoire stratégique du front de la résistance et de l’influence iranienne

En Syrie, les Pasdarans ont plusieurs objectifs allant de la protection des mausolées chiites, à la création et formation de milices paraétatiques. Ainsi, l’utilisation des milices par l’Iran a été importante dans la survie du régime de Bachar el-Assad. Cela a permis notamment de déléguer les opérations militaires de l’Iran, d’occuper le terrain après la conquête et de conserver une influence iranienne.

Cependant, l’utilisation de milices chiites par l’Iran a provoqué une sectarisation du conflit. Comme l’écrit le politologue Adam Baczko, « l’intervention du Hezbollah en 2013 au côté de supplétifs chiites de l’Iran renforça le caractère confessionnel du conflit syrien et provoqua une accélération de l’alignement des acteurs sur une base confessionnelle » (Baczko et alii, 2016, p. 193).

La sectarisation du conflit syrien permet aux Iraniens d’enrôler massivement des miliciens. En effet, les milices chiites combattantes pour l’Iran sont composées d’Afghans, d’Irakiens, de Pakistanais ou encore de Libanais. L’instrumentalisation du discours religieux permet d’enrôler massivement des milices chiites. D’après Clément Therme, « quand Téhéran mobilise des combattants chiites pakistanais ou afghans pour se battre en Syrie, cela se fait au nom de la défense d’une cause révolutionnaire et non de la défense de la nation iranienne » (2018, p. 79). Le conflit syrien a permis le relancement d’un activisme politico-religieux dans la vie politique iranienne.

Le soutien au Hezbollah, autre acteur majeur du « front de la résistance » demeure ainsi une priorité dans la politique syrienne de l’Iran. La Syrie est un territoire clé pour les Iraniens où l’ensemble du soutien militaire (notamment en armement) transite par l’aéroport de Damas avant d’être acheminé par camion au sud-Liban (Baczko et alii, 2016, p. 190), fief du Hezbollah.

Le Hezbollah, groupe faisant parti de l’axe de la résistance, est une organisation politico-militaire chiite vouée au Guide suprême Khamenei. C’est une pièce maîtresse de la politique étrangère de l’Iran, considérée comme sa plus grande réussite dans sa politique étrangère (Leroy, 2014, p. 109).

La perte de l’allié syrien provoquerait la perte du Hezbollah, scénario qui est envisageable pour les factions révolutionnaires du pouvoir iranien, d’autant que le Hezbollah fournit un soutien majeur au régime syrien en 2013 qui changera considérablement les rapports de force en leur faveur.

Vers un renforcement de l’arc chiite ?

La crise syrienne a permis le renforcement d’un arc chiite politico-militaire Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth. Le terme d’arc chiite est apparu le 8 décembre 2004 dans le discours du roi Abdallah II de Jordanie, dans une période où un gouvernement chiite accède au pouvoir en Irak, désormais sous l’influence de l’Iran ou encore la chute des Talibans en Afghanistan.

Cet arc chiite se concrétise en 2006 avec la victoire du Hezbollah libanais sur l’armée israélienne lors de la guerre des 33 jours en juillet-août 2006. Comme l’écrit le géographe Bernard Hourcade, ce terme fait écho au sein du monde arabe soulignant « l’émergence sociale, culturelle et politique des chiites et de la nouvelle place géopolitique de l’Iran » (2016, p. 195). Cette analyse reste néanmoins discutable concernant les ambitions de l’impérialisme religieux contre le monde arabe et sunnite.

L’arc chiite traverse l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban formant un axe Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth. Ainsi, Téhéran a pu renforcer ses positions au Moyen-Orient grâce au conflit syrien en réaffirmant son soutien aux communautés chiites de la région. Cependant, la notion d’arc chiite, bien qu’il soit une réalité géopolitique, voire géostratégique (Thual, 2007, p. 108), est plus « une idée sunnite destinée à inviter les États arabes à resserrer leurs rangs face à l’Iran » comme le soulignent Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner (2018, p. 273). L’intervention de l’Iran en Syrie permet un renforcement de l’archipel chiite mais certaines communautés chiites refusent d’être inféodées à l’Iran car elles rejettent l’autorité religieuse du Guide suprême Khamenei.

L’instrumentalisation de l’arc chiite est plus le fruit d’un discours cherchant à fédérer les État sunnites de la région contre l’Iran qu’une réalité concrète sur le terrain. Les chiites ne sont pas tous duodécimains (comme les Iraniens) et les acteurs locaux ont avant tout leurs propres intérêts qui ne convergent pas toujours avec ceux des Iraniens.

Entre volonté de stabilité régionale et capacité de nuisance

L’implication iranienne dans ce conflit syrien se fait dans des objectifs idéologiques. Par ces différentes actions, l’Iran renforce ses positions dans la région, tout en essayant d’affaiblir l’influence de ses rivaux. A l’heure actuelle, Téhéran est devenu un acteur incontournable de la crise syrienne à un moment où la révolution iranienne ne s’exportait plus (Hourcade, 2015). Cependant, même si certaines analyses mettent en avant les ambitions régionales de l’Iran, il semble exagérer d’affirmer qu’il ait une capacité d’hégémonie dans la région. La République islamique aurait plutôt une capacité de nuisance où elle est capable de s’attaquer aux intérêts de ses rivaux dans la région.

Ainsi, les Iraniens se perçoivent comme un rempart dans la lutte contre le terrorisme islamiste sunnite soutenu par l’Occident alors que les rivaux de Téhéran dénoncent une ambition d’hégémonie régionale. L’Iran ne peut donc avoir une hégémonie régionale mais applique des stratégies pour essayer de conserver son influence et ses intérêts dans la région, et ce, dans un contexte où l’influence iranienne est remise en cause dans certains pays comme l’ont démontré les manifestations de 2019 en Irak et au Liban. Un règlement du conflit syrien est nécessaire pour espérer une réinsertion de l’Iran sur la scène régionale et internationale.

Références

BACZKO A., DORONSORRO G., QUESNAY A., (2016), Syrie. Anatomie d’une guerre civile, Paris, CNRS Éditions, 416 p.

DJALILI M.-R., KELLNER T., (2018), L’Iran en 100 questions, Paris, Tallandier, 382 p.

HOURCADE B., (2015), « Les fondements de la politique iranienne en Syrie », Orient XXI, [en ligne]. URL : https://orientxxi.info/magazine/les-fondements-de-la-politique-iranienne-en-syrie,1042,1042

HOURCADE B., (2016), Géopolitique de l’Iran. Les défis d’une renaissance, Paris, Armand Colin, 336 p.

LEROY D., (2014), « L’« axe » de la résistance » dans le feu syrien : perspective du Hezbollah », Confluences Méditerranée, vol. 89, n° 2, pp. 105-118. URL : https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2014-2-page-105.htm?contenu=article

LUIZARD P.-J., (2017), Chiites et Sunnites. La grande discorde, Paris, Tallandier, 382 p.

THUAL F., (2007), « Le croissant chiite : slogan, mythe ou réalité ? », Hérodote, vol. 124, n° 1, pp. 107-117. URL : https://www.cairn.info/revue-herodote-2007-1-page-107.htm

L’Iran et le conflit syrien: renforcement du « front de la résistance »

Depuis 2011, la Syrie est plongée dans une guerre civile à la suite du mouvement de contestation populaire du « Printemps arabe ». Cette contestation, initialement pacifique dégénère en guerre civile. Le conflit syrien s’étant internationalisé, une multitude d’acteurs régionaux et internationaux sont intervenus dans ce conflit. La République islamique d’Iran, fervent allié du régime syrien et acteur incontournable du conflit, défend à tout prix le régime de Bachar el-Assad au côté de la Russie. Cet article en deux parties a pour objectif d’analyser la politique syrienne de l’Iran et ses répercussions dans la région. L’implication iranienne soulève plusieurs interrogations aussi bien du côté des chercheurs que des politiciens.


Réalisation : Axel Schwoerer, 2020.                          
Sources : Hourcade, 2018 ; Piven, 2012 ; Renard, 2015.

Une alliance stratégique établie pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988)

L’alliance entre l’Iran et la Syrie remonte aux années 1980. Cette alliance stratégique s’explique par le rejet mutuel de l’Irak de Saddam Hussein (1937-2006). En 1979, la République islamique est proclamée par l’ayatollah Rouhollah Khomeyni (1902-1980) dont les fondements sont le rejet d’un nouvel ordre mondial, l’anti-américanisme et l’antisionisme. L’Iran s’est rapidement retrouvé isolé sur la scène régionale et internationale du fait de la nature de son régime politique, ses voisins craignant un export de son islam révolutionnaire, qui est l’une des doctrines phares de l’Iran khomeyniste.

Au lendemain de la Révolution islamique de 1979, la Syrie est le seul pays arabe qui soit allié de l’Iran. Dans un premier temps, cette alliance lui permet d’avoir un soutien politique contre l’Irak. Par la suite, le territoire syrien permet l’établissement d’une tête de pont idéologique, politique et militaire contre Israël et les rivaux de l’Iran (Arabie saoudite et États-Unis). Afin de contourner l’isolement international et régional, la lutte contre Israël était un moyen d’entrer dans le monde musulman (Dalle, Glasman, 2016, p. 246) faisant de la Syrie une porte d’entrée dans le Moyen-Orient arabe qui est d’une importance géopolitique dans la politique étrangère de l’Iran.

Des enjeux sécuritaires

Dès le début du conflit en 2011, l’Iran a été l’un des premiers acteurs étatiques à intervenir afin de sauver le régime de Bachar al-Assad, longtemps son seul allié dans la région. Le gouvernement iranien ne souhaitait pas l’avènement d’un pouvoir syrien favorable aux États-Unis ou à l’Arabie saoudite qui aurait pu compromettre les ambitions régionales de l’Iran. En effet, la Syrie est considérée par les politiciens iraniens comme une « province stratégique » (Hourcade, 2015) et la chute de Damas provoquerait ainsi la chute de Bagdad. Dans ce scénario, l’Iran se retrouverait « encerclé » par des pouvoirs politiques instables à ses frontières qui seraient hostiles au régime iranien. L’émergence de l’organisation Etat islamique (OEI) en 2014 confirmera la crainte des Iraniens faisant de la Syrie et de l’Irak une priorité absolue dans la politique étrangère iranienne.

La République islamique d’Iran se situe à la lisière entre le Moyen-Orient (arabe), l’Asie centrale (ex-soviétique) et l’Asie de l’Ouest. Avec 8731 km de frontières dont 2700 maritimes, la protection des frontières est la priorité du gouvernement iranien qui se trouve frontalier avec des pays instables comme l’Afghanistan et l’Irak. La stratégie régionale de l’Iran est de délocaliser les conflits vers l’extérieur du territoire iranien afin de préserver l’intégrité du territoire (Therme, 2020, p. 34) et la survie du régime. A partir de 2014, le gouvernement iranien légitime sa présence en Syrie en prônant la lutte contre l’OEI (qui est d’ailleurs profondément antichiite et donc hostile au régime iranien) et la protection des frontières pour justifier son interventionnisme dans la région, ce qui est inacceptable pour d’autres pays de la région comme l’Arabie saoudite et Israël. En effet, la rhétorique iranienne basée sur la protection des frontières se nourrit des guerres régionales qui se situent à ses frontières. L’Afghanistan subit une guerre destructrice depuis 2001 et fait office de plaque tournante pour le trafic de drogue. L’Irak est instable depuis l’invasion américaine de 2003 et l’émergence de l’OEI en 2014.

Suite à ces interventions militaires successives, l’Iran se retrouve débarrassé de ses rivaux (Saddam Hussein en Irak et les Talibans en Afghanistan). Cependant, il y a désormais une présence militaire américaine directement aux frontières de l’Iran qui accentuera la peur des Iraniens d’être envahi par l’armée américaine et de subir le même sort que l’Irak ou l’Afghanistan.

Une lutte pour le leadership régional : rivalité avec l’Arabie saoudite

Le conflit syrien est un théâtre d’affrontement où l’ensemble des puissances (régionale et mondiale) s’affrontent de manière interposée comme l’Arabie saoudite et l’Iran, deux pays qui se disputent l’hégémonie régionale.

En 2011, l’administration iranienne s’est réjouie et a soutenu les printemps arabes. Elle a vu en ces révolutions successives une occasion de changement politique pour leurs rivaux. Cependant, l’ancien président iranien Mahmoud Ahmedinejad (en fonction de 2005 à 2013) s’est rapidement retrouvé en porte-à-faux face à son allié syrien où il affirmera dans un premier temps que le soulèvement syrien est un « complot international » visant à casser « l’axe de la résistance » allant de Téhéran à Beyrouth, en passant par Bagdad et Damas(Dalle, Glasman, 2016, p. 249). En effet, la République islamique a été très critique envers l’Arabie saoudite lors de la répression de la Révolution en 2011 au Bahreïn mais est restée très silencieuse face à la répression exercée par le gouvernement syrien. La question syrienne a provoqué des clivages au sein du gouvernement iranien où Ahmadinejad s’est retrouvé affaibli face au Guide suprême Ali Khamenei, qui possède la plus haute autorité politique et religieuse dans le système politique iranien.

L’Arabie saoudite et ses alliés considèrent la politique régionale de l’Iran comme étant « expansionniste », voire même « hégémonique », (Levallois, Therme, 2016 p.12). Ainsi, la Syrie est un territoire parmi d’autres où s’affrontent les deux puissances et se disputent l’hégémonie régionale et le leadership principalement par le biais de groupes proxies (milices, groupes armés para-étatiques, etc.). Par ailleurs, l’Arabie saoudite tente en vain d’établir un front anti-iranien afin d’y affaiblir son influence, quitte à soutenir officieusement la nébuleuse djihadiste.

Les objectifs politiques de l’Iran et de l’Arabie saoudite divergent. L’Iran soutient la Syrie car elle est perçue comme opposée à Israël et à un ordre mondial dominé par les États-Unis, ce qui correspond aux orientations révolutionnaires de l’Iran (Djalili, Kellner, 2016, p. 16). Pour l’Arabie saoudite, il est impensable qu’un pays non arabe s’occupe des affaires d’un pays arabe majoritairement sunnite. Au même titre que l’Iran, l’Arabie saoudite ne peut tolérer qu’un régime proche de l’Iran soit à ses frontières ce qui renforce le sentiment d’un « encerclement chiite » pouvant déstabiliser le régime saoudien. Pour les politologues Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner, la défense de la Syrie « c’est en fin de compte la défense de l’arabité et du sunnisme face à la menace perse et chiite » (2016, p. 16). Néanmoins, la rivalité Iran / Arabie saoudite n’est pas d’ordre confessionnelle et culturelle. Elle est avant tout d’ordre politique où l’Arabie saoudite cherche à tout prix à conserver son leadership dans la région et empêcher un « retour » de l’Iran sur la scène internationale et régionale.

Bibliographie

DALLE I., GLASMAN W., (2016), Le cauchemar syrien, Paris, Fayard, 400 p.

DJALILI M.-R., KELLNER T., (2016), L’Iran en 100 questions, Paris, Tallandier, 382 p.

HOURCADE B., (2015), « Les fondements de la politique iranienne en Syrie », Orient XXI, [en ligne]. URL : https://orientxxi.info/magazine/les-fondements-de-la-politique-iranienne-en-syrie,1042,1042

HOURCADE B., (2018), « L’Iran se réinvente en puissance régionale, Le Monde diplomatique, [en ligne]. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2018/02/HOURCADE/58373

LEVALLOIS A., THERME C., (2016), « Iran, Arabie saoudite : la guerre froide », Confluences Méditerranée, vol. 97, n°2, pp. 9-13. URL : https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2016-2-page-9.htm

PIVEN B., (2012), « Map : US bases encircle Iran », Al Jazeera, [en ligne]. URL : https://www.aljazeera.com/news/2012/5/1/map-us-bases-encircle-iran

RENARD C., (2015), « Russie : la carte des bases militaires à l’étranger », France Culture, [en ligne]. URL : https://www.franceculture.fr/geopolitique/russie-la-carte-des-bases-militaires-l-etranger

THERME C., (2020), « La stratégie de l’Iran : entre Realpolitik et Révolution », Politique étrangère, vol. Printemps, n°1, pp. 33-42. URL : https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2020-1-page-33.htm

L’Ukraine, énième pomme de discorde russo-turque ?

Engluée dans une guerre hybride depuis 2014 contre les séparatistes ukrainiens du Donbass, Kiev peine à concrétiser ses désirs de rapprochement avec l’Union européenne. De ce fait, l’Ukraine s’intéresse à son voisin du Sud, la Turquie. Moscou s’inquiète d’une coopération accrue entre les deux pays, notamment dans le domaine sécuritaire. Sur fond de rivalité russo-turque en Syrie, en Libye et dernièrement dans le Haut-Karabakh, l’Ukraine apparaît plus que jamais comme un acteur pivot dans ce contentieux opposant Ankara à Moscou. De son côté, le président turc Recep Tayyip Erdoğan étend ses vues sur la mer Noire et compte ainsi contrecarrer la position dominante russe comme au XIXe siècle.

https://www.geostrategia.fr/sultans-of-swing-quand-la-marine-turque-veut-tendre-vers-la-puissance-regionale/

La mer Noire : centre névralgique des tensions historiques russo-turques

Pour la Turquie, la mer Noire représente un prolongement de la mer Méditerranée. Au XVIe siècle, l’Empire ottoman contrôle toutes les rives de cette mer stratégique, de la Bulgarie à la Géorgie en passant par la Crimée. Dans sa logique néo-ottomane, le président turc avait évoqué avec émotion « les frontières de cœur » de la Turquie. Ainsi, il avait stipulé « On nous demande pourquoi on s’intéresse à l’Irak et à la Syrie, à l’Ukraine, à la Géorgie et à la Crimée, à l’Azerbaïdjan et au Karabakh (…) vous trouverez les traces de nos ancêtres. »

Or, dès le XVIIIe siècle, cette région devient le théâtre d’affrontements avec la Russie impériale. En effet, l’Empire russe étend ses territoires à l’est dès le XVe siècle. La volonté d’accéder aux mers chaudes est pour Moscou un impératif, et cela passe par des guerres l’opposant à l’Empire ottoman. La guerre de Crimée (1854-1856) est l’épicentre des tensions entre les deux empires. L’alliance tripartite, constituée de la France, de l’Angleterre et de l’Empire ottoman occupe Sébastopol et freine les visées russes dans la région. L’Empire ottoman, « l’homme malade de l’Europe », est artificiellement maintenu en vie pour empêcher Moscou d’asseoir ses intérêts en Méditerranée.

Au lendemain des deux conflits mondiaux, la Turquie fait le choix d’un alignement sur Washington en rejoignant l’Otan dès 1952. Ankara devient ainsi le maillon oriental de cette alliance atlantiste pour contrer l’influence russe en mer noire et au Proche-Orient. Aujourd’hui, le poids du passé est omniprésent dans les discours des deux puissances régionales. Chacune, à l’aide de discours nostalgique sur la grandeur passé, sur les liens fraternels avec les peuples voisins, veut restaurer l’ancienne influence. 

L’Ukraine : le chaînon nordique d’Erdoğan ?

Ankara reconnaît l’indépendance de l’Ukraine le 16 décembre 1991 et les relations diplomatiques sont établies le 3 février 1992. Les deux pays partagent une frontière maritime commune. La Turquie et l’Ukraine entretiennent également des liens culturels et commerciaux importants. Les touristes des deux pays voyagent sans visa depuis 2012 et sans passeport depuis 2017.

La crise de Crimée en 2014 et les mésententes russo-turques sur le dossier syrien concrétisent les bons rapports diplomatiques entre Kiev et Ankara. La Turquie a directement pris fait et cause pour « l’intégrité territoriale de l’Ukraine » en refusant de reconnaître l’annexion de la Crimée par Moscou. Pris en étau entre Moscou et l’Union européenne (et les Etats-Unis) Kiev choisit de se rapprocher d’Ankara.

  • Une aubaine pour l’armement turc

En 2019, les autorités ukrainiennes avaient fait l’achat de six drones de combat Bayraktar TB2. Ces drones ont prouvé leur efficacité en Libye et auprès des troupes azéris dans le Haut Karabakh. De ce fait, Kiev s’apprête à en commander 48 de plus. Il est également question du futur achat par l’Ukraine de frégates turques. La double visite du président ukrainien Volodymyr Zelensky en Turquie en août et en octobre 2020 confirme le réchauffement des relations bilatérales. En plus de la vente d’armes, Erdoğan avait annoncé une aide de 205 millions de livres turques à l’armée ukrainienne. Les deux pays visent également à augmenter le volume des échanges commerciaux tout en espérant de conclure un traité de libre échange.

En contrepartie, la Turquie continue la traque de ses opposants. En effet, la présence avérée de l’organisation de Fetullah Gülen, ou encore des activistes kurdes du PKK en Ukraine préoccupe Ankara. Les services de renseignement des deux pays agissent conjointement pour arrêter les opposants. Vlodymyr Zelensky a déclaré en février dernier devant le président turc en déplacement à Kiev « Au sujet de ces organisations (…), j’ai reçu aujourd’hui des dossiers et des faits détaillés du président Erdoğan, ainsi que des noms. J’ai transféré toutes ces informations au directeur du SBU [Service de Sécurité d’Ukraine], qui devrait s’en occuper ».

  • Les Tatars de Crimée : un prétexte d’ingérence pour la Turquie

Les Tatars de Crimée sont une population d’origine turque et de confession musulmane installée en mer Noire depuis le XIIIe siècle. Ils ont été un soutien de poids à l’Empire ottoman. Aujourd’hui, Erdoğan s’appuie sur cette population pour entretenir des liens avec les autorités ukrainiennes. Dès la crise de Crimée, les Tatars s’opposent à l’annexion russe et deviennent de ce fait des interlocuteurs privilégiés pour l’Occident et un levier d’influence pour Ankara. Dans une logique opportuniste, la Turquie joue les médiateurs entre Kiev et les Tatars au sujet des populations déplacées. La présence musulmane en Crimée sert d’argument à la rhétorique néo-ottomane d’Erdoğan.

  • Contrebalancer la domination russe dans la région

Comme le précise Igor Delanoë, spécialiste des questions stratégiques en mer Noire et directeur adjoint du think tank Observatoire franco-russe « Avec l’annexion de la Crimée, la fortification de la péninsule et la modernisation de la flotte de la mer Noire, les Turcs ont vu le dispositif russe se resserrer, et je pense que pour eux, ce rapprochement avec Kiev relève d’une logique de désencerclement ». Ainsi, la Turquie voit en l’Ukraine un pays pivot dans sa stratégie d’influence. Par ce rapprochement, le président Erdoğan fait d’une pierre deux coups. La première à l’Union européenne avec qui la Turquie est en froid et de la seconde à la Russie pour tenter de gêner la politique russe dans son « étranger proche ». Ankara profite de la fébrilité et de la faiblesse des autorités ukrainiennes pour imposer ses vues. Quant à elle, Kiev cherche coûte que coûte à diversifier ses partenaires.

Plus étonnamment, la Turquie sous l’égide du patriarcat de Constantinople a aidé l’Ukraine dans la reconnaissance et l’obtention d’une Église orthodoxe autonome. Véritable pied de nez à Moscou, après quatre siècles sous l’influence du clergé russe, l’Ukraine obtient l’indépendance canonique avec l’aval d’Erdoğan.

Les relations entre la Turquie et l’Ukraine répondent donc à des intérêts d’ordre stratégique et historique. Kiev peine à assurer son indépendance et devient ainsi le centre des intérêts des grandes puissances régionales. Le président turc profite de la division et de l’impuissance des autorités ukrainiennes pour asseoir un peu plus ses visées en mer Noire. Entre Ankara, l’axe occidental et Moscou, l’Ukraine est plus que jamais sujette à un jeu d’équilibriste.

Bibliographie :

Turquie – Israël : Je t’aime, moi non plus.

La République de Turquie et l’État d’Israël entretiennent aujourd’hui des relations assez froides. Ils s’opposent sur beaucoup de dossiers au Moyen-Orient et la conjoncture géopolitique mondiale actuelle participe au refroidissement des relations bilatérales entre Turcs et Israéliens. L’évolution politique interne de chaque État a aussi participé à cette prise de distance de part et d’autre. L’arrivée de la droite au pouvoir dans l’État hébreu (Likoud) et celle de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) en Turquie n’a fait qu’accentuer l’éloignement croissant des deux républiques. Mais les relations turco-israéliennes n’ont pas toujours été aussi mauvaises. La période de la Guerre Froide a été marquée par une coopération étroite entre les deux jeunes États. Alors, comment en sommes-nous arrivés là ? Quels ont été les événements et les bouleversements géopolitiques à l’origine de la dégradation des relations turco-israéliennes ?

I.            La coopération croissante israélo-turque : survivre en terrain hostile (1948 – 2000)

La Turquie a été le premier État musulman au Moyen-Orient à reconnaître Israël en 1948. La neutralité turque sur la question israélo-palestinienne jusqu’aux années 2000 a permis une étroite coopération entre les deux gouvernements. Cette coopération s’inscrivait aussi dans des logiques géostratégiques de part la convergence des intérêts de chacun dans la région.

A.  Une Turquie alignée, un Israël protégé : quand l’Occident est en Orient.

La période de la Guerre Froide marque un moment de convergence d’intérêts vitaux entre la Turquie et Israël. En effet, la République de Turquie représente le rempart du flanc Est des Puissances occidentales contre le communisme. Véritable pont entre l’Orient et l’Occident, la Turquie a servi à pérenniser la présence des Puissances mandataires (France et Grande-Bretagne) et étasunienne dans la région. Ce rôle s’inscrivait pleinement dans la volonté turque de bâtir un pays moderne et laïc sur les restes anatoliens de l’Empire ottoman. L’État hébreu quant à lui est la finalité du projet sioniste porté par l’Organisation sioniste (OS) depuis sa création en 1897. Véritable ONG transnationale, celle-ci a donné naissance à un véritable État ; cas unique et intrigant. Le projet sioniste a été soutenu et défendu par les Puissances occidentales durant tout son déroulement, des premières aliyah dès 1881 aux dernières sous mandat britannique. À l’avènement de l’État d’Israël, les États-Unis ont repris le flambeau des puissances mandataires dans la région et Israël est devenu l’allié principal des américains dans la région. La protection américaine, vitale, a permis à l’État hébreu de s’ériger comme une puissance majeure dans la région, cristallisateur de toutes les tensions.

B.  Vers une coopération stratégique au centre polémologique du monde

Les relations turco-israéliennes se sont, dans un premier temps, organisées de façon discrète. Il s’agissait pour la Turquie de ne pas trop froisser les voisins arabes dans la région en soutenant trop ouvertement Israël. Cette entente turco-israélienne était aussi importante pour des Américains attachés à l’absence russe dans la région pendant la Guerre Froide. Les accords secrets d’août 1958[1] entre Turcs et Israéliens montrent bien la volonté turque de ne pas trop exposer publiquement leur bonne entente avec l’État hébreux. Ces accords secrets ont mis en place un dialogue constant entre les deux États, afin qu’aucun d’eux n’empiète sur les intérêts de l’autre.

Cependant, la stérilité parlementaire turque des années 1970, sur fond de crise économique et sociale, avec une montée du parti islamiste dans le pays, a inquiété l’État israélien. La junte militaire au pouvoir en 1980 après le coup d’État, sous la direction de Kenan Evren, a toutefois confirmé à l’État hébreu que le parti islamiste du pays (alors très populaire) était sous contrôle[2]. Cela a rassuré Israël, surtout après la révolution islamique qui a eu lieu en Iran en 1979. Avec la chute de l’URSS en 1991 et la fin de la menace communiste, une véritable coopération stratégique a vu le jour entre la Turquie et Israël ; comme une révélation au grand jour d’une relation qui a toujours existé depuis la fondation d’Israël. Le partenariat stratégique turco-israélien[3] se met en place autour de quatre axes : coopération sécuritaire (1994), militaire (1996), économique (1997) et énergétique (2000). Un des exemples les plus marquants de coopération turco-israélienne est l’arrestation d’Abdullah Öcalan (leader du groupe terroriste PKK) au Kenya en 1999. En effet, après avoir mis la pression sur la Syrie qui a offert sa protection au leader du PKK, la Turquie a été aidée par le Mossad pour la capture d’Öcalan qui avait fuit au Kenya entre temps.

II.         La lente rupture des relations turco-israéliennes : quand le naturel revient au galop (2000 – aujourd’hui)

La mise en place de la coopération stratégique entre la Turquie et Israël n’a pas fait long feu. Dès le début des années 2000, les relations commencent à se refroidir sur la question palestinienne. Mais ce sont surtout les évolutions personnelles de chaque État qui vont finir par entériner la rupture des relations turco-israéliennes.

A.  Le fil directeur du refroidissement des relations turco-israéliennes : la cause palestinienne

La République de Turquie a beau se vouloir moderne et laïque, elle ne peut pas renier ces origines musulmanes. Sur la question palestinienne, les différents gouvernements turcs ont toujours souhaité ne pas trop se prononcer pour ne froisser aucune des parties belligérantes, Juifs et Arabes. C’est après la première Intifada à l’automne 2000 que les relations commencent à se tendre. Malgré la bonne entente avec Israël, la société civile et politique turque est touchée par la cause palestinienne et le gouvernement turc ne peut pas rester silencieux sur ces événements. Au problème israélo-arabe vient s’ajouter l’arrivée d’une nouvelle classe dirigeante en Turquie au tournant des années 2000. Le succès électoral de l’AKP (Parti pour la Justice et le Développement) en 2003, parti islamo-conservateur participe au refroidissement des relations turco-israéliennes.

Les premières divergences géopolitiques entre la Turquie et Israël sont visibles au travers du cas irakien. La Turquie refuse que son territoire soit utilisé pour l’intervention américaine en Irak en 2003. Or, Israël milite pour l’intervention américaine, afin d’ébranler l’unité irakienne, ce qui rendrait un Irak faible sur lequel l’Iran ne pourrait s’appuyer. Au contraire, la Turquie préfère un Irak fort et centralisé pour éteindre toute velléité autonomistes des Kurdes d’Irak. De nouvelles dissensions apparaissent lors de la seconde guerre du Liban en 2006 où Recep Tayyip Erdoğan charge publiquement les agissements israéliens, sans pour autant fragiliser encore plus les relations déjà tendues. En effet, le Premier Ministre turc nomme un général pro-américain à la tête des forces armées du pays.

B.  De la nécessaire et inévitable rupture des relations

Les relations turco-israéliennes vont continuer à se dégrader au rythme des succès électoraux de l’AKP. Au fur et à mesure que les dirigeants de l’AKP optent pour un discours religieux, anti-impérialiste et belliqueux, la Turquie prend ses distances avec ses origines modernes et laïques et s’éloigne des idéaux occidentaux ; un Occident principal allié d’Israël. De l’autre côté, l’obstination de l’État hébreu à refuser tout accord menant à une solution à deux États pour le conflit israélo-arabe laisse une faible place à toute entente cordiale avec les États arabes. Les événements de l’année 2009 finissent par briser sérieusement les relations turco-israéliennes. En effet, lors du forum économique de Davos du 29 janvier 2009, Recep Tayyip Erdoğan quitte le forum après avoir eu une vive altercation avec le président israélien de l’époque Shimon Pérès et l’avoir traité d’assassin.

De surcroît, un accident grave a eu lieu le 31 mai 2009[4]. En effet, la « flottille pour Gaza », un navire qui espère pouvoir porter assistance à Gaza, alors contraint à un blocus par Israël, se fait affréter par un commando d’élite israélien. Des morts des deux camps sont à déplorer. Les deux États vont sérieusement s’accuser mutuellement de participer à la montée des tensions. Cet épisode sonne la fin des relations turco-israéliennes, depuis glaciales.

De surcroît, les évolutions politiques internes des deux États participent au gel des relations bilatérales. Depuis les élections législatives de 2009, l’État hébreu est dirigé par la droite nationaliste représentée par Benyamin Netanyahu, qui a des positions très arrêtées sur la résolution de la question palestinienne et le dossier iranien par exemple. De son côté, la Turquie s’est tournée vers un renouveau de sa politique étrangère depuis 2010 et l’arrivée au ministère des Affaires Étrangères d’Ahmet Davutoğlu. La politique du « zéro problème avec les voisins » est lancée, mais ne porte pas ses fruits. D’abord un modèle pour les États arabes en reconstruction, la Turquie apparaît aujourd’hui comme belliqueuse et omniprésente dans les affaires internes des États arabes. Voulant prendre ses distances avec l’Occident, la Turquie se tourne vers les États du Moyen-Orient pour accroître son influence, au point de participer activement à plusieurs guerres dans la région (Lybie, Syrie, Irak, Haut-Karabagh).

Les évolutions politiques internes des deux États participent donc à l’éloignement des deux administrations. De plus, récemment, les deux États s’opposent aussi en Méditerranée orientale concernant la question du partage des hydrocarbures et de la définition des Zones Économiques Exclusives (ZEE) de chacun. Israël est même allé jusqu’à un accord avec la Grèce et Chypre, dans le but de minimiser les gains potentiels turcs dans la région.

Conclusion : une réconciliation impossible ?

Bien que les intérêts vitaux turcs et israéliens semblent liés, les deux États sont encore loin de retrouver la relation qu’ils ont pu développer dans la décennie 1990. Les projets des deux administrations sont clairement en concurrence et les deux États semblent avoir trouvé un moyen de remplacer l’autre. Israël a décidé, sous l’égide des États-Unis, de normaliser ses relations avec de nombreux pays arabes dans la région[5]. La Turquie de son côté devrait continuer de s’appuyer sur une critique du voisin israélien pour maintenir le cap concernant sa politique étrangère. Cependant, une petit lueur d’espoir semble visible. En effet, la Turquie et Israël participent au conflit du Haut-Karabagh en soutenant le camp azerbaïdjanais, l’un pour des questions culturelles et ethniques (Turquie), l’autre pour des questions militaires et énergétiques (Israël).


[1] Razoux Pierre, « Quel avenir pour le couple Turquie-Israël ? » in Politique étrangère, Institut français des relations internationales, n°1, 2010, pp. 25-39.

[2] Razoux Pierre, « Quel avenir pour le couple Turquie-Israël ? » in Politique étrangère, Institut français des relations internationales, n°1, 2010, pp. 25-39.

[3] Razoux Pierre, « Quel avenir pour le couple Turquie-Israël ? » in Politique étrangère, Institut français des relations internationales, n°1, 2010, pp. 25-39.

[4] https://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/israel-prend-le-controle-du-cargo-pour-gaza_897395.html

[5] https://www.ttcgroupe.com/la-guerre-civile-syrienne-change-les-relations-turco-israeliennes/

Le numéro 2 d’al-Qaïda meurt assassiné en Iran : quels liens entre la théocratie chiite et le groupe djihadiste ?

Vendredi 13 Novembre, Le New York Times publie un rapport citant quatre actuels et anciens responsables du renseignement américain, affirmant que le deuxième plus haut dirigeant d’Al-Qaïda a été tué en Iran trois mois auparavant.[1]

Abdullah Ahmed Abdullah, également connu sous le nom de guerre Abu Muhammad al-Masri, était accusé d’être l’un des cerveaux des attaques de 1998 contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie, faisant 224 morts et des milliers de blessés. Il était l’un des 22 membres à l’origine de la liste du FBI des terroristes les plus recherchés (Most Wanted Terrorists). Le FBI offrait 10 millions de dollars pour toute information menant à son arrestation.

Description : The F.B.I. wanted poster for Abdullah Ahmed Abdullah, who went by the nom de guerre Abu Muhammad al-Masri.
Poster de recherche du FBI pour Abdullah Ahmed Abdullah, ou al-Masri. Source: New York Times (https://www.nytimes.com/2020/11/13/world/middleeast/al-masri-abdullah-qaeda-dead.html)

Il a été abattu dans les rues de Téhéran par deux assassins à moto le 7 août, date anniversaire des attaques contre l’ambassade, en même temps que sa fille Miriam, la veuve du fils d’Oussama ben Laden, Hamza ben Laden. Ce dernier avait lui-même été tué l’année dernière lors d’une opération antiterroriste américaine dans la région de l’Afghanistan et du Pakistan.

Deux des responsables sur lesquels s’appuie le rapport du New York Times ont déclaré qu’al-Masri avait été tué sur ordre des Etats-Unis par Kidon, une unité de l’agence israélienne de renseignement extérieur du Mossad, prétendument responsable de l’assassinat de cibles de grande valeur. En hébreu, Kidon signifie baïonnette ou « pointe de lance ».[2]

La CIA et le bureau du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, qui supervise le Mossad, ont refusé de commenter. Le porte-parole du ministère iranien des affaires étrangères, Saeed Khatibzadeh, a pour sa part nié l’assassinat et « toute présence de membres d’Al-Qaïda » en Iran, et a affirmé que ces allégations font partie du “complot iranophobe” américain. Le ministère iranien des affaires étrangères a accusé les États-Unis et Israël de tenter d’établir des liens entre l’Iran et al-Qaïda, dont l’existence serait “le résultat des mauvaises politiques adoptées par les États-Unis et leurs alliés dans la région », “afin qu’ils n’aient pas à assumer la responsabilité des actions meurtrières de ce groupe terroriste et d’autres groupes ».[3]

Deux décennies d’accusations américaines de collaboration entre l’Iran et al-Qaïda…

Les propos de Khatibzadeh, bien que certainement non véridiques, traduisent néanmoins également l’exaspération iranienne envers l’acharnement vingtenaire des décideurs politiques américains à établir des liens entre la république Islamique et le groupe terroriste.

En 2002, le Département d’État américain affirme que les membres d’Al-Qaïda jouissaient « d’un refuge virtuel [en Iran] et pouvaient même bénéficier de la protection d’éléments du gouvernement iranien ».[4]

En 2011, le département du Trésor accuse les autorités iraniennes d’aider Al-Qaïda, affirmant que le gouvernement iranien a conclu un accord avec les agents du groupe terroriste et qu’il autorise l’utilisation du pays comme point de transit pour l’acheminement de l’argent et des personnes du Golfe Persique vers le Pakistan et l’Afghanistan.[5]

Plus récemment, lors de l’annonce du retrait des États-Unis de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, le président Trump affirme que « le régime iranien est le principal État à soutenir la terreur… », soulignant le soutien de l’Iran aux « mandataires et milices terroristes comme le Hezbollah, le Hamas, les Talibans et al-Qaïda ».[6] Dans sa liste de demandes de changements dans le comportement iranien, le secrétaire d’État Mike Pompeo appelle l’Iran à « mettre fin au soutien aux talibans et aux autres terroristes en Afghanistan et dans la région, et à cesser d’héberger les hauts dirigeants d’al-Qaïda ».[7]

… Reçues avec scepticisme par des analystes plus nuancés

Ce genre d’affirmation de la part des décideurs politiques américains est généralement reçu avec scepticisme, et les analyses de chercheurs sont plus partagées dans leurs évaluations. Certains considèrent l’Iran et Al-Qaïda comme des ennemis implacables, soulignant leurs profondes différences idéologiques et leurs objectifs régionaux contradictoires. D’autres chercheurs ont constaté que l’Iran et Al-Qaïda étaient prêts à s’engager dans des formes de coopération tactique de bas niveau malgré l’animosité qu’ils entretiennent.[8]

Revenir sur la vie d’al-Masri au sein du djihad nous permet de faire la lumière sur la nature de la relation entre la république et le groupe armé, qui oscille entre des périodes d’hostilité et d’accommodement prudent.

Al-Masri était l’un des membres fondateurs d’al-Qaïda. Il s’est en effet engagé dans la guerre d’Afghanistan de 1979-1989 comme mujahideen, et quand, à la fin de la guerre, l’Égypte interdit le retour des mujahideen, il reste en Afghanistan où il rejoint finalement Ben Laden dans le groupe qui allait devenir le noyau fondateur d’Al-Qaïda. Il est inscrit sur la liste du groupe comme le septième de ses 170 fondateurs.[9]

Ben Laden en 1989 avec des mujahideen alors qu’il recrute pour son groupe terroriste. Source New York Times (https://www.nytimes.com/2011/05/02/world/02osama-bin-laden-obituary.html)

Années 90 : Du rapprochement à la coopération à la tolérance passive

Durant l’hiver 1991-1992, Ben Laden déplace la base d’opérations de son organisation de l’Afghanistan vers la capitale soudanaise, Khartoum, sur invitation du politicien islamiste Hassan al-Tourabi. Al-Masri et Saif al-Adel, un autre dirigeant important d’al-Qaïda, commencent à former militairement les personnes associées à al-Qaïda en Somalie et au Soudan.

C’est à cette époque que les premiers contacts entre l’Iran et al-Qaïda commencent. Al-Tourabi accueille alors un large éventail de groupes islamistes au Soudan dans le but de créer une confédération internationale du djihad. Il souhaite donc persuader les groupes sunnites et chiites de mettre de côté leurs divisions et de lutter contre leurs ennemis communs, et il met en contact des agents d’al-Qaïda et d’Iran. Peu après, les membres d’al-Qaïda s’entraînent à la fois en Iran et dans la vallée de la Bekaa au Liban auprès du Hezbollah, milice sponsorisée par l’Iran. Ben Laden aurait été particulièrement intéressé par l’utilisation des camions piégés, innovation de l’époque du Hezbollah pour attaquer les Marines américains, les forces françaises et l’ambassade américaine à Beyrouth.[10]

Les résultats de cette formation sont évidents dans les attaques de 1998 contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie: al-Qaïda utilise les méthodes du camion piégé et d’événements simultanés et géographiquement séparés, tactiques qui étaient jusqu’alors uniquement employées par le Hezbollah.[11] Ces attaques sont planifiées par al-Masri, qui a été placé à la tête des cellules d’Afrique de l’Est en 1996 lorsque le commandement d’al-Qaïda retourne en Afghanistan. Le succès de l’attaque vaut à al-Masri d’être nommé l’un des neufs membres du conseil de la shu’ra, l’organe directeur de l’organisation.[12]

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La secrétaire d’État des États-Unis parle avec un membre du FBI devant l’ambassade en Tanzanie. On voit dans le fond le camion-citerne utilisé pour l’explosion. Source : CNN (https://edition.cnn.com/2013/10/06/world/africa/africa-embassy-bombings-fast-facts/index.html)

Le retour en Afghanistan s’accompagne également de la création d’une alliance entre al-Qaïda et les Talibans, alors ennemis jurés de l’Iran. Cette alliance est l’un des facteurs qui refroidit à nouveau les relations entre l’Iran et al-Qaïda. Il semble néanmoins que jusqu’en 2001 les membres d’al-Qaïda sont en mesure d’utiliser l’Iran comme voie de passage pour se rendre en Afghanistan. Les analystes ne sont pas certains si le gouvernement iranien lui-même permet cela, ou si des individus au sein du régime, appartenant plus spécifiquement à la branche des renseignements des Gardiens de la Révolution, facilitent le passage de leur propre chef sans que les échelons supérieurs donnent leur aval ou soient même au courant.[13]

Post attentats de 2001 : rapports de force et négociations pour échanges de prisonniers

À la suite de l’invasion américaine de l’Afghanistan en 2003, al-Masri, et de nombreux autres membres d’al-Qaïda s’enfuient en Iran et se cachent dans la ville de Shírāz. Ils sont rapidement arrêtés par les autorités iraniennes, qui déportent rapidement les soldats mais conservent la garde des personnalités les plus importantes, dont al-Masri et des membres de la famille de Ben Laden. Al-Masri n’est apparemment jamais interrogé – ce qui semble indiquer que l’Iran veut les détenir non pas pour des renseignements mais comme monnaie d’échange dans un effort pour contrôler la menace potentielle d’Al-Qaïda.[14]

Cette supposition est étoffée par le fait qu’en 2007 al-Qaïda ouvre des négociations avec l’Iran pour la libération des prisonniers. Cela conduit à la libération de plusieurs membres de la famille de Ben Laden en 2011, et de cinq dirigeants d’al-Qaïda – dont al-Masri et Saif al-Adel – en 2015. Chaque fois, les prisonniers sont échangés contre des diplomates iraniens enlevés par al-Qaïda.

Des dirigeants d’al-Qaïda restent en Iran, soutien d’individus isolés ou du gouvernement ?

Saif al-Adel et al-Masri décident de rester en Iran, et différents rapports d’intelligence ont confirmé que depuis leur libération, al-Masri et Saif al-Adel ont continué à exercer leurs rôles de décideurs de haut-rang pour al-Qaïda depuis l’Iran. Notamment un compte-rendu de l’Équipe des Nations-Unies chargée de surveiller les sanctions contre Daech et al-Qaïda, rapporte les faits suivants :

«Des États Membres signalent qu’Aiman al-Zawahiri [le chef d’al-Qaïda depuis l’élimination de Ben Laden], en partie par l’entremise de hauts responsables d’al-Qaïda basés en République islamique d’Iran, à savoir Abu Muhammad Al-Masri et Sayf Al-Adl (Qdi.001), est en mesure d’influer sur la situation dans le nord-ouest de la République arabe syrienne. »[15]

Cette volonté supposée de l’Iran de laisser al-Qaïda opérer sur son sol ne devrait pas être surprenante, car l’Iran a une longue histoire de soutien aux groupes militants qui ne partagent pas sa vision idéologique afin de répondre aux priorités opérationnelles, comme la lutte contre ses ennemis.[16] Des analystes estiment néanmoins que le gouvernement  iranien n’est lui-même probablement pas impliqué dans le soutien à al-Masri et al-Adel qui leur permet de continuer à opérer depuis le sol iranien, mais qu’il s’agit plutôt du fait d’individus sympathiques à l’organisation.

Al-Qaïda a toujours mis l’accent sur son désalignement idéologique avec Téhéran

Enfin, il est important de comprendre que stratégiquement, al-Qaïda ne peut de son côté pas se permettre de trop grands rapprochements avec l’Iran : les préceptes idéologiques d’al-Qaïda méprisent en effet les chiites. Si la lutte contre l’Iran et les chiites n’est pas une priorité des dirigeants d’al-Qaïda, certains des membres du groupe leur vouent une haine farouche, et les volontaires chercheraient d’autres dirigeants s’ils croyaient que les chefs d’al-Qaïda travaillaient étroitement avec la théocratie chiite iranienne. Par conséquent, al-Qaïda a toujours mis l’accent sur son désalignement idéologique avec Téhéran, et s’est toujours tenu à l’écart d’une collaboration trop étroite avec l’Iran.[17]

Conclusion : accommodation pragmatique limitée, probablement pas une réelle coopération

En suivant la vie d’al-Masri au sein d’al-Qaïda, de l’Afghanistan au Soudan et jusqu’en Iran, nous voyons donc que les seules occurrences connues de réelle coopération entre l’Iran et al-Qaïda datent d’avant 2001 et les attentats du 11 septembre – auxquels, faut-il le rappeler, aucun citoyen iranien n’a participé, contrairement à ce que le président Bush semblait alors croire. Depuis lors, l’animosité idéologique entre la république islamique et le groupe armé a repris le dessus, en témoigne l’arrestation des agents d’al-Qaïda en 2003. Un doute persiste sur le niveau de tolérance de l’Iran envers les activités sur son sol d’individus comme al-Masri depuis leur libération en 2015, mais il s’agirait au plus d’une accommodation pragmatique à des niveaux limités. On ne saurait donc parler de coopération, et encore moins de connivence.


[1] https://www.nytimes.com/2020/11/13/world/middleeast/al-masri-abdullah-qaeda-dead.html

[2] https://apnews.com/article/embassies-israel-iran-dar-es-salaam-tanzania-1df82848c97cb11f0d82f50055faf7b5

[3] https://en.mfa.ir/portal/NewsView/617038

[4] Bryce Loidolt (2020): Al-Qaeda’s Iran Dilemma: Evidence from the Abbottabad Records, Studies in Conflict & Terrorism, DOI: 10.1080/1057610X.2020.1780011

[5] https://www.nytimes.com/2011/07/29/world/29terror.html?

[6] https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/remarks-president-trump-joint-comprehensive-plan-action/

[7] https://www.state.gov/after-the-deal-a-new-iran-strategy/

[8] Loidolt (2020): Al-Qaeda’s Iran Dilemma, 1

[9] https://ctc.usma.edu/next-line-lead-al-qaida-profile-abu-muhammad-al-masri/

[10] Paul Hastert (2007) Al Qaeda and Iran: Friends or Foes, or Somewhere in Between?, Studies in Conflict & Terrorism, 30:4, 327-336, DOI: 10.1080/10576100701200132

[11] Ibid.

[12] https://ctc.usma.edu/next-line-lead-al-qaida-profile-abu-muhammad-al-masri/

[13] Hastert, Al Qaeda and Iran, 332

[14] https://ctc.usma.edu/next-line-lead-al-qaida-profile-abu-muhammad-al-masri/

[15] “Vingt-deuxième rapport de l’Équipe d’appui analytique et de surveillance des sanctions présenté en application de la résolution 2368 (2017) concernant l’État islamique d’Iraq et du Levant (Daech), Al Qaida et les personnes et entités qui leur sont associées”, S/2018/705, https://www.un.org/sc/ctc/news/document/s-2018-705-twenty-second-report-analytical-support-sanctions-monitoring-team-submitted-pursuant-resolution-2368-2017-concerning-isil-daesh-al-qaida-associated/

[16] Nelly Lahoud, Stuart Caudill, Liam Collins, Gabriel Koehler-Derrick, Don Rassler, and Muhammad al-Ubaydi, Letters from Abbottabad: Bin Ladin Sidelined? (West Point, NY: The Combating Terrorism Center, 2012)

[17] Loidolt (2020): Al-Qaeda’s Iran Dilemma, 4

Les Houthis: une milice chiite yéménite au service de l’Iran ? (Partie 2/2)

L’histoire du Yémen est un imbroglio religieux et politique, résultat d’une succession de guerres et de colonisations menées par différentes puissances. Jamais réellement uni, le pays le plus pauvre du Moyen-Orient, subit au gré des périodes les influences des différentes mouvances salafistes, marxistes et chiites révolutionnaires… Les Chiites du pays, en proie à la marginalisation à l’instar des Chiites libanais dans les années 70, ont oeuvré à la renaissance de leur communauté zaydite à travers une révolution culturelle et une présence politique.

De mouvement intellectuel dans les années 80-90, il s’est transformé en une redoutable milice armée suite aux différents affrontements contre le pouvoir central à partir de 2004. De surcroît, l’intervention de la coalition arabe au Yémen depuis 2015, menée par l’Arabie saoudite, se révèle être un véritable bourbier économique et militaire. Le but initial était de saper rapidement l’influence iranienne dans ce pays limitrophe. Or, aujourd’hui en raison de la durée du conflit, des bombardements aléatoires de la coalition et du mutisme des dirigeants occidentaux, l’opinion internationale s’émeut et se scandalise face à cette guerre sous médiatisée.

Arabie saoudite- Iran : guerre par procuration au Yémen …

Au lendemain des affrontements en 2010, le pouvoir central est déliquescent. La contagion du « Printemps arabe » arrive au Yémen. De surcroît, la majeure partie de la population se soulève pacifiquement pour contester le manque de légitimité du gouvernement de Sanaa. C’est une aubaine pour les Houthis. Dans un premier temps, ils se greffent à ce mouvement fédérateur afin de s’intégrer sur l’échiquier politique national. Or, le projet de dialogue national pour une transition politique s’effectue sous l’égide des pays du Golfe, donc profondément opposé aux rebelles houthis. Dès lors, Ansar Allah ne reconnaît pas l’autorité du nouveau Président Abdrabbo Mansour Hadi. De son côté, l’ancien Président Saleh se rallie à ses anciens ennemis pour récupérer le pouvoir. En effet, les partisans de ce dernier fournissent aux Houthis de nombreux équipements militaires. Ceci permet dès 2014, au mouvement zaydite de sanctuariser ses acquis territoriaux tout en progressant rapidement vers la capitale Sanaa. Le mouvement devient peu à peu une puissance militaire capable de se déployer et de contrôler plusieurs régions stratégiques.

 En septembre 2014, les Houthis contrôlent plusieurs quartiers de la capitale. Le Président Hadi est contraint de fuir à Aden puis de se réfugier en Arabie saoudite. La situation est délétère. La mouvance terroriste (Al-Qaïda au Yémen ainsi que Daech) s’immisce durablement dans les affaires internes du pays. Elle diligente des attentas dans les mosquées zaydites pour se débarrasser de « ces chiites hérétiques ».

De plus, les évènements régionaux ont un impact sur la situation locale. L’accord sur le nucléaire iranien en juillet 2015 contrarie durement les desseins saoudiens. Pour eux, il faut impérativement lutter contre toute forme d’influence iranienne au Moyen-Orient, quitte à financer la nébuleuse djihadiste. C’est à partir de cette époque, qu’une coalition arabe regroupant 9 pays (Arabie saoudite, Bahreïn, Égypte, les Émirats Arabes Unis, Jordanie, Koweït, Maroc et Soudan) intervient militairement pour mettre fin à la rébellion houthis. Cette coalition reçoit l’aide matérielle et logistique non négligeable des Etats-Unis, de l’Angleterre, de la France et d’Israël. Les nombreux bombardements aléatoires sur les villages zaydites poussent de nombreuses tribus à rejoindre le mouvement houthis.

En raison de la durée des combats et de l’urgence de la situation humanitaire sur place, l’ancien Président Saleh se rapproche de l’Arabie saoudite pour tenter de négocier. Véritable pied de nez aux Houthis, il est assassiné en décembre 2017 lors d’un attentat, commis assurément par la rébellion zaydite.

À l’échelle régionale, les Houthis rejoignent « l’axe de la résistance » formé par l’Iran, les milices irakiennes chiites, l’armée syrienne de Bachar Al-Assad, le Hezbollah libanais et la résistance palestinienne. Les discours d’Abdul Malik Al-Houthi, leader du mouvement, corroborent cette analyse. L’idéologie anti-impérialiste iranienne s’enracine durablement dans les couches populaires zaydites. C’est dans une logique de chiisme politique révolutionnaire que l’Iran pérennise un réseau d’alliance hostile aux Etats-Unis, à Israël et à l’Arabie saoudite. De son côté, la coalition arabe, menée par Riyad, est engluée dans une guerre interminable qu’elle ne peut gagner. Les investissements massifs dans les armements européens contrastent avec le manque de résultat sur le terrain. Au contraire, ce sont mêmes les Houthis qui infligent de lourds dégâts à la coalition. C’est une défaite psychologique et militaire pour les principaux pays du Golfe.  Récemment, devant l’enlisement de la situation, ils ont été contraints d’envoyer une délégation pour négocier avec la rébellion.

Sur fond de rivalité irano-américaine

Grand allié de l’Arabie saoudite, Washington veut saper l’influence iranienne au Moyen-Orient, et cela passe par un soutien inconditionnel à l’offensive de Riyad contre les Houthis.  Néanmoins, cette guerre est plus longue et plus couteuse que prévue. La coalition arabe est embourbée au Yémen, les objectifs ne sont pas atteints, et pire encore, la rébellion yéménite inflige de nombreux dégâts aux troupes saoudiennes. Ansar Allah arrive même à bombarder des infrastructures pétrolières d’Aramco à Jeddah[1].

Plus l’Arabie saoudite s’enlise dans ce conflit, plus les Houthis sanctuarisent leurs acquis territoriaux. Ces derniers profitent des faiblesses de leurs ennemis régionaux pour avancer leurs pions. Perçus comme le bras armé de l’Iran, cette milice a pourtant une logique yéménite nationaliste. Compte tenu des ingérences extérieures et des nombreux bombardements, plusieurs tribus adhérent et soutiennent la résistance houthistes dans leur lutte pour la défense de la souveraineté nationale[2].

À l’échelle régionale, les récents accords entre les Émirats arabes unis et Israël confirment la rhétorique d’Ansar Allah comme quoi ils combattent « l’ennemi sioniste ». Washington a récemment déclaré son intention de placer la rébellion yéménite sur la liste des organisations terroristes[3]. Officieusement, c’est un moyen pour justifier la durée des combats et donc la vente d’armes à Abu Dhabi et à Riyad.

Aujourd’hui, force est de constater que la résistance Houthis est devenu un acteur incontournable de la scène régionale. En raison du mutisme des grands médias, ce mouvement est souvent assimilé au bras armé de l’Iran au Yémen, à l’instar du Hezbollah au Liban. Or, pour comprendre les desseins politiques de l’organisation, il faut se plonger dans l’histoire du zaydisme jusqu’à la révolution de 1962.

À la suite de la révolution iranienne en 1979, l’Iran parrainait cette communauté sous le prisme d’un éveil intellectuel et spirituel. Au gré des évènements et des tensions avec le pouvoir central, cette communauté s’est muée en une milice défendant son histoire et son identité pour l’intégrer sur l’échiquier national.

L’intervention de la coalition arabe déclenchée en 2015 est désastreuse. Elle a fait plus de 100 000 morts. La situation humanitaire est catastrophique. Cependant, les Houthis en sont les grands vainqueurs au détriment d’une coalition, menée par Riyad, de plus en plus critiquée par l’opinion internationale. En effet, Ansar Allah contrôle un quart du pays, et à peu près les deux tiers du « Yémen utile ». Les différents partis souhaitent dominer la zone du golfe d’Aden et le port d’Hodeidah, véritables zones stratégiques pour l’activité économique de la région. Or, l’issue du conflit semble incertaine tant les initiatives militaro-diplomatiques restent tributaires des exigences contradictoires des nombreux belligérants.

Le succès des Houthis résulte donc plus de l’incompétence de ses ennemis intérieurs et extérieurs que du prétendu et affirmé « soutien iranien ».

Bibliographie:

– Saoud El Mawla, « Le mouvement houthite au Yémen: d’une minorité politico-religieuse à une stratégie d’hégémonie », Maghreb-Machrek, 2018, p. 69-103

– François Frison-Roche, « Yémen: imbroglio politico-juridique, désastre humanitaire, impasse militaire », Institut français des relations internationales, 2017, p. 91-101

– Camille Verleuw, « Le chiisme paramilitaire », sécurité globale, 2017, p. 35-157


[1] https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20201124-arabie-saoudite-les-rebelles-houthis-revendiquent-l-attaque-d-une-installation-p%C3%A9troli%C3%A8re

[2] https://orientxxi.info/magazine/yemen-avec-de-tels-ennemis-les-houthistes-n-ont-pas-besoin-d-amis,4247

[3] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1751352/yemen-etats-unis-houthis-terroristes-donald-trump

La tournée de Mike Pompeo au Moyen-Orient : dernier coup de Trump contre l’Iran ?

L’administration américaine ne cache pas sa volonté d’isoler l’Iran et de l’asphyxier économiquement. Les Etats-Unis s’apprêtent à durcir encore un peu plus les sanctions contre Téhéran et ses alliés syriens et libanais[1]. Depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison blanche en janvier 2017, plusieurs mesures coercitives ont été prises. Dans une logique « d’endiguement » des intérêts iraniens au Proche et au Moyen-Orient, Washington a multiplié les sanctions et a rendu officiel ce qui était officieux. En effet, le rapprochement de plusieurs pays arabes avec Israël était le souhait de Donald Trump lui-même. Une pacification de la région selon les intérêts américains et israéliens pousse automatiquement l’Iran et ses principaux alliés à redouter la prochaine tournée du secrétaire d’État des Etats-Unis, Mike Pompeo au Moyen-Orient.

Alors que Donald Trump a admis pour la première fois sa défaite à l’élection présidentielle, cette visite de Mike Pompeo dans la région semble être la dernière avant l’investiture du nouveau Président Joe Biden. Serait-elle le prélude à une nouvelle montée des tensions avec l’Iran ?

https://fr.timesofisrael.com/netanyahu-va-rencontrer-pompeo-au-portugal/

Les accords Abraham : une pierre deux coups pour les Etats-Unis

Le 13 août 2020 un accord prévisible, première partie des accords dits d’Abraham, a été convenu entre Israël et les Émirats arabes unis. Cet accord, annoncé par Donald Trump, est le premier accord de normalisation entre Israël et un pays arabe depuis plus de 25 ans, et le troisième au total – après l’Égypte en 1979 puis la Jordanie en 1994. Celui-ci, signé le 15 septembre 2020, concerne plusieurs domaines dont le tourisme, l’établissement des vols directs et la sécurité.[1] L’importance de cet accord par rapport aux précédents est que les Émirats sont le premier pays du Golfe persique à normaliser ses relations avec l’État hébreu, ce qui risque de modifier définitivement le théâtre géopolitique de la région, notamment quant au rôle et à la présence de l’Iran – le principal ennemi d’Israël – dans cette zone. Un accord similaire a été conclu entre Israël et Bahreïn à la même date. Cette normalisation se concrétise alors que les tensions entre l’Iran et les Etats-Unis, Israël et certains pays arabes – notamment l’Arabie Saoudite – sont à leur paroxysme. Depuis l’assassinat du général iranien Qassem Souleimani le 3 janvier 2020, Washington a accentué la pression sur l’Iran, faisant craindre une énième guerre par procuration entre les deux belligérants.

De plus, le 24 octobre dernier, le Président américain Donald Trump annonce un accord de normalisation entre le Soudan et Israël. Ainsi, cette série d’accords permet aux Etats-Unis de sanctuariser encore un peu plus leurs intérêts dans la région.

Les accords de normalisation et l’Iran

Si l’accord de normalisation entre le Soudan et Israël n’a pas de réel impact sur l’économie iranienne, les accords avec les Émirats arabes unis sont quant à eux, problématiques pour la sécurité et l’économie de l’Iran.

En réaction aux accords d’Abraham – appelés une « paix historique » par Donald Trump – l’Iran a fortement réagi dans un communiqué du ministère des affaires étrangères. Celui-ci déclare que « la République islamique d’Iran considère la manœuvre honteuse d’Abu Dhabi de normalisation des relations avec le régime sioniste illégitime et anti-humain comme une mesure dangereuse, met en garde contre toute interférence du régime sioniste dans la région du Golfe persique, et déclare que le gouvernement émirati ainsi que les autres gouvernements qui prennent son parti doivent accepter la responsabilité de toute conséquence de cette manœuvre. ».[2] De plus, le Guide suprême a déclaré que « les EAU ont trahi à la fois le monde de l’islam, les nations arabes, les pays de la région, mais aussi, et surtout la Palestine. C’est une trahison qui ne durera pas longtemps bien que la stigmatisation en accompagne toujours les Émirats. » et il espère que « les Émiratis se réveilleront le plus tôt possible et compenseront ce qu’ils viennent de commettre ».[3]

Il convient de noter les raisons pour lesquelles cet accord, conclu sous l’égide des États-Unis, est si important pour la région. D’abord, l’Iran réalise que, cette fois-ci, c’est Israël qui s’approche de ses frontières. Compte tenu que le Golfe persique et surtout le détroit d’Ormuz est l’un des endroits les plus stratégiques pour l’Iran, la présence d’Israël – le principal ennemi de l’Iran – risque d’accentuer la tension dans cette zone, ce qui pourrait affecter le commerce international, particulièrement le prix du pétrole. En outre, malgré les sanctions imposées par les États-Unis, les Émirats entretiennent des échanges commerciaux avec l’Iran, mais ces échanges ont connu des hauts et des bas ces dernières années. Pour preuve, les Émirats arabes unis sont le deuxième partenaire commercial le plus important de l’Iran, avec 15,8 % du total des échanges. Donc l’apparition de tensions, ou la mise en place de limitations pour le commerce iranien par leur gouvernement du fait de la présence d’Israël risque d’affaiblir l’économie de la République islamique. Au demeurant, à cause des sanctions américaines, l’économie de l’Iran est en chute libre, donc ce dernier n’est pas en mesure de dépenser des masses d’argent afin de maintenir sa présence dans la région. Téhéran risque fortement de diminuer son investissement en Irak et en Syrie afin de pouvoir protéger ce nouveau front.

Si les accords entre Israël et les pays arabes – déjà signés avec Bahreïn – continuent, comme l’a évoqué Donald Trump[4], l’Iran serait de plus en plus sous pression, principalement dans le domaine économique. L’affaiblissement de l’Iran aura des conséquences importantes sur l’« axe de la résistance » dont il est un membre fondateur et crucial. En d’autres termes, le rôle, la présence et l’efficacité de l’Iran diminueraient dans la région, tandis qu’Israël développera sa mainmise sur cette région stratégique.

Une visite symbolique ou capitale ?

Après avoir été reçu par le Président français Emmanuel Macron à l’Élysée, Mike Pompeo s’apprête à faire une tournée au Moyen-Orient, au cours de laquelle il se rendra en Turquie, en Georgie, en Israël, aux Émirats arabes unis, au Qatar et en Arabie Saoudite.

Beaucoup d’observateurs pensent que le secrétaire d’État des Etats-Unis veut accentuer la pression sur l’ennemi iranien, afin de compliquer la tâche des négociations pour la future administration de Joe Biden. Par cette tournée, Washington entend rassurer ses alliés historiques dans la région, notamment Israël. En effet, Mike Pompeo sera le premier secrétaire d’État américain à se rendre dans le Golan[2]. Ce territoire est annexé militairement pour les Israéliens depuis 1981 et n’est pas reconnu par la communauté internationale. Par cet acte symbolique fort, il veut également montrer à Damas que ce territoire est non-négociable. En effet, depuis plusieurs décennies, cette parcelle montagneuse a fait l’objet de nombreuses négociations pour arriver à la signature d’un accord de paix entre Israël et la Syrie.

La visite dans les pays du Golfe sera suivie de très près. À la suite des accords d’Abraham, Donald Trump avait stipulé que 5 prochains pays arabes suivront cette logique de normalisation avec l’État hébreu. Néanmoins, il est très peu envisageable que le Qatar, d’obédience frères musulmans, décide de normaliser ses relations avec Israël. Quant à L’Arabie saoudite, dont les liens avec Tel-Aviv sont de plus en plus officiels compte tenu de leurs intérêts communs dans la région, la question de la normalisation semble envisageable. Or, gardien des lieux saints de l’Islam, Riyad s’attirerait la critique du monde musulman.

Cette tournée orientale du secrétaire d’État américain préoccupe le Moyen-Orient quant à sa teneur et à son but recherché. Que compte faire Mike Pompeo lors de sa dernière visite diplomatique ? Il est fort à parier que l’administration Trump voudra entraver toute future négociation avec Téhéran pour la prochaine administration. Mais il est également peu certain que les Etats-Unis veuillent entreprendre une quelconque action militaire contre des sites nucléaires iraniens. Le choix des pays visités n’est pas anodin, il faut marquer les esprits et faire pression sur les ennemis de Washington. Une fois de plus, l’Iran et ses alliés (la Syrie et le Hezbollah) sont au cœur des discussions. L’axe Washington Tel-Aviv avec les principales monarchies du Golfe sanctuarisent leurs intérêts régionaux, ce qui pousse Téhéran à se méfier des probables intimidations des prochaines semaines.


[1] https://www.la-croix.com/Monde/Iran-Etats-Unis-preparent-nouvelles-sanctions-2020-11-13-1201124383

[2] https://www.lorientlejour.com/article/1241131/les-enjeux-de-la-tournee-de-mike-pompeo-en-europe-et-au-moyen-orient.html


[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/08/13/israel-et-les-emirats-arabes-unis-annoncent-une-normalisation-de-leurs-relations-diplomatiques_6048887_3210.html

[2] https://en.mfa.gov.ir/portal/newsview/606638

[3] https://french.khamenei.ir/news/12372

[4] https://www.leparisien.fr/international/cinq-minutes-pour-comprendre-l-accord-historique-entre-israel-et-les-emirats-arabes-unis-14-08-2020-8367912.php

Une neutralité impossible: l’Iran et le conflit dans le Haut-Karabakh

Le 27 Septembre 2020, les hostilités reprennent entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh, également appelé Artsakh, territoire revendiqué par les deux républiques depuis 1988.

Alors que l’attention se porte surtout sur les positions de la Russie et de la Turquie dans le conflit en cours sur la région du Haut-Karabakh, l’Iran reçoit moins d’attention. Les premiers sont certes les soutiens régionaux directs des parties arménienne et azérie, mais les enjeux du conflit, qui se déroule près de la frontière iranienne, sont particulièrement importants pour l’Iran.

Source: https://www.courrierinternational.com/article/conflit-vers-une-guerre-denvergure-entre-larmenie-et-lazerbaidjan

Un conflit aux portes de l’Iran

Il existe en effet une réelle possibilité que le conflit arméno-azerbaïdjanais, qui se déroule principalement le long de la frontière iranienne, déborde et constitue un risque sérieux pour la sécurité intérieure iranienne. Depuis le début de la guerre, plusieurs roquettes et obus de mortier ont atterri à l’intérieur de l’Iran, ce qui a provoqué une vive réaction de la part de Téhéran.[1]

Un autre élément sensible à sa frontière qui fait que l’Iran veut que cette guerre se termine avant d’arriver au point de non-retour, sont les récents rapports sur le transfert de combattants syriens par la Turquie pour combattre aux côtés de l’Azerbaïdjan. Cela est en soi un sujet de préoccupation pour Téhéran, qui n’accepte pas d’avoir de telles forces à proximité de sa frontière. Pour l’Iran, c’est une menace pour la stabilité à sa frontière nord et une force pour la Turquie qu’il est peu probable d’accepter dans son arrière-cour.[2]

Peur à Téhéran des volontés sécessionnistes

            Mais là n’est pas l’unique préoccupation de Téhéran, qui doit préserver son intégrité nationale. L’Iran abrite une minorité azérie importante: environ 20 millions d’Azéris vivent dans le Nord-Ouest de l’Iran, soit un quart de la population totale iranienne (et deux fois la population totale de l’Azerbaïdjan..!). Quant aux Iraniens d’origine arménienne, ils constituent l’écrasante majorité de la minorité chrétienne du pays, qui compte plus de 200 000 personnes.

L’Iran, un pays multiethnique, a aujourd’hui peur des soulèvements des minorités sur son territoire. Déjà, des escarmouches périodiques avec des groupes ethniques militants sont une réalité de la vie dans le pays. Dans le sud-est, à la frontière avec le Pakistan, le groupe ethnique Baloch Sunni jihadi Jaish al-Adl, qui aurait des liens avec Al-Qaïda, continue de cibler les forces de sécurité iraniennes. Le militantisme anti-Téhéran fait également partie de la vie dans les régions kurdes occidentales de l’Iran, à la frontière avec l’Irak.[3]

Ce qui pose problème à Téhéran, c’est que la communauté azérie d’origine iranienne est aujourd’hui très consciente de la dynamique du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et est passionnée par Bakou. Le 1er octobre, quelques milliers de personnes sont descendues dans les rues des principales villes de provinces azéries et à Téhéran pour exprimer leur soutien à l’Azerbaïdjan, demander la fermeture de la frontière avec l’Arménie, et dénoncer la neutralité de l’État sur la guerre. Apparaître comme un ennemi de l’Azerbaïdjan pourrait donc susciter des velléités sécessionnistes, voire provoquer des tensions interethniques.[4]

Des relations irano-azerbaïdjanaises froides

            Il faut comprendre que Téhéran a une histoire compliquée avec Bakou, et qu’aujourd’hui, aliéner davantage son voisin pourrait avoir des conséquences néfastes à plusieurs niveaux. En 1991, lorsque l’URSS fut dissoute, l’Iran fut un des premiers pays à reconnaître l’Azerbaïdjan et entreprit de créer des relations amicales avec son voisin à majorité chiite (un des seuls au monde, avec l’Iran, l’Irak et le Bahreïn), qu’il voyait comme un terreau fertile pour la diffusion de sa révolution islamique.

Elchibey, élu président de l’Azerbaïdjan en 1992 et sceptique à l’égard du gouvernement théocratique iranien, préféra se tourner vers la Turquie, dont il admirait le sécularisme, et vers l’Occident comme partenaires stratégiques. Il était de plus un fervent nationaliste qui appelait à la création d’un “Grand Azerbaïdjan”, c’est-à-dire au rattachement des provinces iraniennes azéries à son pays.[5] L’euphorie initiale de l’Iran à la perspective d’un nouvel État chiite se transforma rapidement en crainte que Bakou alimente le sécessionnisme à l’intérieur de ses frontières. L’Iran apporta donc un soutien économique vital à l’Arménie dans la guerre pour le Haut-Karabakh[6], qui se termina en 1994 par un cessez-le-feu non concluant.

            Cet engagement de l’Iran au côté de l’Arménie ne fut pas oublié en Azerbaïdjan, et les deux décennies suivantes furent marquées par des relations froides entre l’Iran et l’Azerbaïdjan, bien que les deux pays coopèrent dans des domaines tels que le commerce, la sécurité et le secteur énergétique. Outre la relation privilégiée de l’Iran avec l’Arménie et la question de l’Azerbaïdjan iranien, les points de contentieux entre les deux pays incluent l’exploitation de la mer Caspienne et la bonne relation Azerbaïdjan-Israël.[7]

            Récemment, depuis 2013-2014, les relations se sont améliorées avec l’arrivée de l’administration de Hassan Rouhani, qui, depuis le début, s’est efforcé de faire croître les liens entre l’Azerbaïdjan et l’Iran. En mai 2015, l’ambassadeur d’Iran en Azerbaïdjan a annoncé qu’il ne reconnaissait pas la République du Haut-Karabakh, ce qui a renforcé les relations entre l’Azerbaïdjan et l’Iran.[8]

Cependant, les relations se sont refroidies depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux Etats-Unis en 2016. Par exemple en 2018, l’Azerbaïdjan a suspendu le commerce du pétrole et du gaz avec l’Iran pour soutenir les nouvelles sanctions américaines contre l’Iran, ce qui a suscité l’hostilité du gouvernement iranien.[9] Par ailleurs depuis 2016, l’Azerbaïdjan a intensifié sa collaboration avec Israël, au grand dam de l’Iran.

Le facteur israëlien

            L’amitié israélo-azérie est un sujet majeur d’inquiétude pour l’Iran. Les deux pays ont l’objectif commun de contenir l’influence de l’Iran, et en février 2012, l’Azerbaïdjan a signé un accord de défense de 1,6 milliard de dollars avec Israël qui comprend des systèmes de défense aérienne, du matériel de renseignement et des drones.[10] Depuis 2016 les deux pays ont, entre autres, signé un accord de communication aérienne, aboli la double imposition[11], renforcé leur coopération économique dans plusieurs secteurs[12], et signé un contrat pour l’achat de drones kamikazes par l’Azerbaïdjan à Israël, que Bakou utilise en ce moment dans le Haut-Karabakh.[13]

Israël a par ailleurs conclu en septembre un accord de normalisation avec les Émirats arabes unis et le Bahreïn, ce qui lui donne une portée sans précédent dans les eaux du golfe Persique qui bordent le sud de l’Iran. Ce dernier ressent donc que l’étau se resserre autour de lui, et souhaite à tout prix éviter une présence israélienne accrue à ses frontières. Or une nouvelle détérioration des relations entre l’Iran et l’Azerbaïdjan pourrait pousser cette dernière à donner accès à Israël à ses bases aériennes, qui pourraient potentiellement être utilisées dans une frappe contre l’Iran.[14]

Un jeu d’équilibriste, entre neutralité et soutien à l’Azerbaïdjan

Le dilemme iranien est donc le suivant: continuer à soutenir l’Arménie dans le conflit du Haut-Karabakh comme l’a historiquement fait l’Iran va antagoniser davantage l’Azerbaïdjan, ce qui pourrait avoir de multiples, importantes répercussions en termes de sécurité intérieure, mais soutenir l’Azerbaïdjan reviendrait à abandonner l’Arménie avec qui elle a un partenariat privilégié dans le domaine énergétique. L’Arménie n’a de plus, elle, jamais fait preuve de politique expansionniste à l’égard des territoires iraniens, et n’a pas non plus développé de relations avec les ennemis de l’Iran – les États-Unis, Israël et l’Arabie Saoudite – à un degré qui sape ses relations cordiales avec Téhéran.[15] Enfin, l’Arménie est soutenue par la Russie, important soutien de l’Iran au conseil de sécurité de l’ONU.

La position officielle iranienne – exprimée par le ministère des affaires étrangères à plusieurs reprises – a été d’appeler les deux parties à faire preuve de retenue, en proposant une médiation. L’Iran n’est pas vraiment en mesure d’agir en tant que médiateur à l’heure actuelle, en particulier compte tenu de ses propres relations agitées avec Bakou, ainsi que de la sensibilité internationale face à l’influence régionale accrue de l’Iran. De plus, les tentatives de médiation de l’Iran au cours des trois dernières décennies se sont toutes soldées par des échecs, ce qui décrédibilise la proposition iranienne.

La seule raison pour laquelle l’Iran réitère son offre de médiation est de confirmer à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan – et à leurs minorités ethniques et partisans respectifs à l’intérieur de l’Iran – que Téhéran reste neutre. Cette neutralité est le meilleur gage de stabilité intérieure de l’Iran.[16]

            Il semble néanmoins que l’Iran, pragmatique, ait cette fois décidé de se ranger du côté de l’Azerbaïdjan, après avoir réalisé que son scénario préféré – une désescalade rapide des tensions – n’était plus envisageable. En effet, en parallèle des offres de médiation, l’Iran a réitéré son soutien à l’intégrité du territoire de l’Azerbaïdjan – reconnaissant donc l’appartenance du Haut-Karabakh à l’Azerbaïdjan.[17]

Khamenei, lui-même azéri-iranien, n’a pas encore commenté les développements, mais un certain nombre de ses représentants ont publié une déclaration déclarant leur soutien à l’Azerbaïdjan dans le conflit. Les signataires – les représentants de Khamenei dans les provinces d’Ardabil, d’Azerbaïdjan oriental, d’Azerbaïdjan occidental et de Zanjan – ont souligné : « Il ne fait aucun doute que le Haut-Karabakh appartient à l’Azerbaïdjan et que la démarche de son gouvernement pour reprendre la région est tout à fait légale, selon la charia, et conforme à quatre résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies ».[18]

            Pourtant, la déclaration a été publiée juste au moment où des rapports ont révélé que Téhéran avait ouvert son espace aérien aux fournitures militaires russes destinées à l’Arménie, et que plusieurs vidéos ont circulé sur les réseaux sociaux montrant des camions transportant des chargements couverts à travers la frontière iranienne avec l’Arménie, ce qui a suscité des allégations selon lesquelles du matériel militaire était exporté pour être utilisé dans le Haut-Karabakh. Ces nouvelles explosives ont été rapidement démenties par Téhéran, qui réitéra à cette occasion que l’Arménie devrait quitter le territoire azerbaïdjanais qu’elle occupe depuis 1994.[19]


[1] https://www.tehrantimes.com/news/453700/Nagorno-Karabakh-conflict-from-Iran-s-perspective

[2] https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2020/10/iran-dilemma-nagorno-karabakh-azerbaijan-armenia-mediate.html

[3] https://foreignpolicy.com/2020/10/14/iran-azeri-ethnic-minority-nagorno-karabakh/

[4] https://orientxxi.info/magazine/l-iran-ecartele-entre-l-armenie-et-l-azerbaidjan,4201

[5] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Historique-des-relations-entre-l-Azerbaidjan-et-l-Iran-Partie-III-de-1991-a-nos.html

[6] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Historique-des-relations-entre-l-Azerbaidjan-et-l-Iran-Partie-III-de-1991-a-nos.html

[7] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Historique-des-relations-entre-l-Azerbaidjan-et-l-Iran-Partie-III-de-1991-a-nos.html

[8] https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2020/10/iran-dilemma-nagorno-karabakh-azerbaijan-armenia-mediate.html

[9] https://www.naturalgasworld.com/azerbaijan-halts-gas-swap-with-iran-70629

[10] https://fwww.washingtonpost.com%2fbusiness%2findustries%2fisrael-signs-deal-to-provide-azerbaijan-with-16-billion-in-military-equipment%2f2012%2f02%2f26%2fgIQAjtmQbR_story.html

[11] https://www.trend.az/azerbaijan/politics/2739816.html

[12] https://www.azernews.az/business/110269.html

[13] https://www.challenges.fr/entreprise/defense/les-drones-kamikazes-nouvelle-menace-pour-les-armees_734569

[14] https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2020/10/iran-dilemma-nagorno-karabakh-azerbaijan-armenia-mediate.html

[15] https://theconversation.com/nagorno-karabakh-why-iran-is-trying-to-remain-neutral-over-the-conflict-on-its-doorstep-147402

[16] https://theconversation.com/nagorno-karabakh-why-iran-is-trying-to-remain-neutral-over-the-conflict-on-its-doorstep-147402

[17] https://www.rferl.org/a/iran-worried-nagorno-karabakh-conflict-could-spread-azerbaijan-armenia/30883022.html

[18] https://en.radiofarda.com/a/khamenei-representatives-declare-support-for-azerbaijan-in-nagorno-karabakh-conflict/30872059.html

[19] https://besacenter.org/perspectives-papers/armenia-azerbaijan-conflict-iran/

Trump ou Biden: rupture ou continuité au Moyen-orient ?

« La différence entre le politicien et l’homme d’État est la suivante : le premier pense à la prochaine élection, le second à la prochaine génération. », James Freeman Clarke, théologien et écrivain américain du 19ème siècle.

Cette phrase prononcée deux siècles plus tôt nous permet d’éclairer sur la situation actuelle aux États-Unis. En effet, avec une fin de mandat clairement destinée à mettre en valeur les différentes mesures prises lors de celui-ci, Donald Trump rappelle sans cesse son bilan pour justifier une réélection. De son côté, Joseph Biden semble plus enclin à mettre l’accent sur les dangers que peuvent avoir les mesures dictées par l’administration Trump pour l’avenir de la nation américaine. Sur fond de déchirements internes, les élections américaines revêtent aussi une importance géostratégique mondiale.

En ce qui concerne la politique étrangère américaine au Moyen-Orient, le mandat de Trump s’est inscrit dans la continuité de désengagement amorcé sous la présidence de Barack Obama. Le dossier afghan en est le plus parlant. En effet, l’accord du 29 février 2020 entre les États-Unis et les Talibans matérialise ce désengagement. Les Américains effectuent un retrait immédiat de 40% de leurs troupes sur place, et un retrait total d’ici avril 2020. Cet accord pose quelques problèmes inédits en relations internationales, comme la reconnaissance juridique qu’obtiennent les Talibans ou encore la place future que vont occuper les Américains dans la région, suite à la politique du « pivot asiatique » menée depuis la présidence Obama. Cette politique du « pivot asiatique » consiste à faire de ce continent le centre de la politique étrangère américaine. Si cette stratégie de l’administration Obama s’inscrivait dans un esprit de profiter du boom économique de la région, l’administration Trump se concentre beaucoup sur le besoin de contrer la volonté d’hégémonie de la République Populaire de Chine (RPC).

La politique étrangère américaine dans la région suit donc depuis le début des années 2008 la voie du désengagement américains des différents théâtres de la région (Afghanistan, Syrie, Irak…). Mais, le Département d’État américain est conscient que la première puissance mondiale doit continuer à jouer un rôle dans la région et dans les différents dossiers en cours. Entre normalisation croissante des relations israélo-arabes, divergences et avec la République Islamique d’Iran et nécessité de se positionner sur les ambitions turques : comment va se positionner la nouvelle administration en place ?

I.            La normalisation israélo-arabe : inéluctable aboutissement

Comme depuis la prise en main du Moyen-Orient par les États-Unis d’Amérique, au moment du départ des Empires coloniaux (France, Grande-Bretagne), Israël a toujours eu le soutien de son fidèle allié. Appui matériel, financier, idéologique et diplomatique ont permis à l’État hébreu d’être de nos jours une des puissances les plus importantes au Moyen-Orient. Le cas israélien suscite aux États-Unis un consensus bipartisan entre Républicains et Démocrates. Par conséquent, depuis son avènement, Israël a toujours été soutenue par l’Establishment en place. En effet, même pour l’administration Obama, qui n’a pas hésité à critiquer la politique de colonisation menée par le région israélien, elle n’a jamais pu aller plus loin concernant ces invectives. Géostratégiquement ultra-important, Israël est au centre de la politique étrangère américaine dans la région.

C’est dans cette optique de défense et d’intérêt pour l’État hébreu que les États-Unis plaident pour sa pleine intégration dans le système diplomatique régional au Moyen-Orient. La diplomatie américaine s’est donc muée en médiateur entre les États arabes et Israël afin de normalisation des relations déjà présentes. Cependant, cette normalisation n’est pas récente. Dès 1979, les relations sont normalisées entre l’Égypte et Israël[1], puis avec la Jordanie[2] en 1994. Les normalisations récentes sont donc dans la lancée des précédentes, et ce n’est donc pas un fait de l’administration Trump à part entière. En effet, les relations d’Israël avec Bahreïn, les Émirats Arabes Unies et le Soudan en 2020 ont été normalisées. Vendues comme une grande réussite de sa part, ces accords ne vont que dans la continuité des mouvement diplomatiques et géostratégiques dans la région. Ainsi, les relations israélo-arabes aujourd’hui se nouent autour d’une stratégie commune d’isolement de la République Islamique d’Iran.

II.         Le retour du multilatéralisme dans le dossier iranien ?

Le dossier iranien pourrait faire partie de ceux qui bénéficieraient d’un changement d’administration américaine. En effet, la période Donald Trump marque l’omniprésence du chaos diplomatique dans ce dossier. Malgré l’accord sur le nucléaire signé le 14 juillet 2015, marqueur d’un apaisement des relations entre l’Iran et les puissances occidentales, l’administration Trump a balayé celui-ci d’un revers de la main dès son arrivée dans le bureau ovale. De surcroît, les tensions ont été telles qu’une guerre ouverte était envisageable entre les États-Unis et l’Iran. Le pic de la crise entre les deux États se situe au moment de l’assassinat du général Qassem Soleimani[3] par l’armée américaine le 3 janvier 2020 à Bagdad. Véritable maillon essentiel du système de milices iraniennes dans la région, le général Soleimani était important pour les ambitions iraniennes. Cet événement marque une rupture dans la façon de mener les affaires internationales entre l’administration Obama et l’administration Trump. En effet, Trump a opté pour l’unilatéralisme dans ces différents mouvements internationaux, à l’opposé du multilatéralisme de la période Obama. L’assassinat du général Soleimani est dans ce cas révélateur de ceci, sachant que les alliés traditionnels américains n’étaient pas prévenus. De surcroît, cette opération s’inscrit totalement dans l’idéologie néo-conservatrice dont il se revendique. En effet, les néo-conservateurs ont connu leur apogée à la période Bush fils, avec comme outil la « guerre préventive » dont la guerre d’Irak de 2003 est représentative. L’opération contre Soleimani était donc pour Trump une « action préventive ».

L’avènement à la Maison Blanche de Joe Biden devrait permettre de renouer avec le multilatéralisme. Sans faire de concessions à l’Iran, Joe Biden est favorable a une reprise du dialogue, sans pour autant perdre de vue l’objectif principal : ne pas laisser la République islamique accéder à l’arme nucléaire. Mais, ce retour au multilatéralisme permettrait surtout une retombée des tensions entre les deux pays. De surcroît, l’arrivée de Biden dans le bureau ovale devrait marquer une réintroduction des États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien datant du 14 juillet 2015.

Donc, même si les méthodes employées devraient différer entre les deux administrations, l’objectif reste le même. À l’inverse, les ambitions turques dans la région devraient être traitées de manière différentes.

III.      Le dossier turc : d’une passivité contrôlée à une fermeté diplomatique ?

La République de Turquie se trouve aujourd’hui au centre des enjeux géostratégiques de la région. En effet, elle ambitionne de rayonner dans toutes les anciennes provinces de l’Empire ottoman. Entre le dossier libyen[4], le bourbier syrien, l’imbroglio du Haut-Karabagh[5] ou encore les tensions[6] en Méditerranée orientale[7] ; la Turquie est sur tous les fronts. Mais surtout, la Turquie inquiète ses alliés traditionnels. En effet, membre de l’OTAN, la Turquie commence à se rapprocher de la Russie sur plusieurs dossiers de la région. Le rapprochement russo-turc a été matérialisé par la commande de la Turquie de systèmes de missiles S-400[8], livrés et testés le 16 octobre 2020. Cette commande a déjà été sanctionnée par les États-Unis par le retrait de la Turquie du projet d’avion militaire F-35. Mais cette alliance russo-turc, à l’opposé de toute logique géostratégique, tant les deux États ont des intérêts concurrents sur tous les fronts. Donc, si l’alliance russo-turc est vouée à être éphémère ce qui inquiète le plus est le raidissement des relations entre l’Union Européenne et la Turquie. En effet, les tensions en Méditerranée orientale concernant les exploitations de gisements de gaz, sur fond de revendication turque de renégociation des limites de la ZEE entre elle et ses voisins frontaliers, ont raidis des relations déjà tendues entre l’Union Européenne et la Turquie. Cependant, la réaction américaine a été quasi inexistante concernant les manœuvres turques contraires au droit international. Cela est dû à la proximité relationnelle entre Donald Trump et Recep Tayyip Erdogan, basé sur un respect mutuel entre les deux hommes.

Mais, cela devrait changer avec l’arrivée de Joe Biden dans le bureau ovale. En effet, celui-ci prône un rapprochement des États-Unis avec leurs alliés traditionnels européens. Ceci devrait positionner les États-Unis plus fermement concernant les dérives turques. C’est donc le dossier turc qui devrait connaître un réel bouleversement de la position américaine, en adéquation avec un changement d’administration.

La réelle question est de savoir quelle méthode va adopter la nouvelle administration : des menaces, des sanctions, ou même une intervention ? Si la dernière option parait très peu plausible, les deux autres sont réalistes et très envisageables. Le problème principal réside dans le fait que la Turquie représente pour l’OTAN un allié géostratégique essentiel dans le cadre de l’opposition face à la Russie, une Russie qui prend de plus en plus de poids dans la région, à l’instar d’Américains absents. De surcroît, les limites de la Turquie résident dans le fait qu’elle est dépendante des capitaux étrangers, et donc des sanctions américaines et européennes, qui enfonceraient la Turquie encore plus dans la crise économique interne dans laquelle elle se trouve, devraient suffire à faire reculer la Turquie.

Conclusion

Pour conclure : aboutissement, retour et avancée. Un changement d’administration américaine ne devrait pas foncièrement modifier les objectifs américains dans le région. En effet, le dossier israélien, faisant consensus au sein des élites américaines, arrive tout naturellement à un aboutissement qui ne dépend pas de la couleur du bureau ovale. Le dossier iranien, central dans la politique étrangère américaine dans la région, devrait être géré de manière multilatérale sans pour autant changer d’objectif principal américain. La Turquie devrait être la plus impactée par les élections, de par la proximité entre Trump et Erdogan qui a amené une certaine tolérance vis-à-vis des agissements turcs dans la région. Le changement d’administration et le retour au multilatéralisme via un rapprochement avec les européens devrait durcir le ton des États-Unis vis-à-vis de la Turquie.

En somme, malgré des élections américaines qui laissent présager de grands changements internes, la politique étrangère américaines au Moyen-Orient devrait suivre les mêmes axes définis les années antérieures.


[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/09/11/trump-annonce-un-accord-de-paix-entre-bahrein-et-israel_6051876_3210.html

[2] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/09/11/trump-annonce-un-accord-de-paix-entre-bahrein-et-israel_6051876_3210.html

[3] https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/presidentielle/donald-trump/assassinat-de-qassem-soleimani-qui-etait-le-general-iranien-vise-par-donald-trump_3770059.html

[4] https://www.monorient.fr/index.php/2020/07/23/a-laube-dun-conflit-aux-multiples-facettes-entre-la-turquie-et-legypte/

[5] https://www.monorient.fr/index.php/2020/10/06/la-question-du-haut-karabagh-entre-conflit-ethno-territorial-et-centre-nevralgique-des-tensions-regionales/

[6] https://www.monorient.fr/index.php/2020/09/22/montee-des-tensions-en-mediterranee-orientale-quand-le-gaz-accentue-les-desaccords-regionaux/

[7] https://www.monorient.fr/index.php/2020/09/23/mediterranee-orientale-le-droit-au-centre-des-contestations-la-force-a-son-service/

[8] https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/armee-et-securite/test-de-missiles-russes-le-pentagone-menace-la-turquie-de-consequences-graves_4153683.html

L’ombre des élections américaines sur l’avenir de la République islamique d’Iran

Le monde s’impatiente. La première puissance mondiale est sur le point d’élire son nouveau Président. Qui de Donald Trump ou de Joe Biden remportera l’élection ? Une chose est sûre, cette campagne présidentielle anime toutes les craintes et les attentes au Moyen-Orient. L’Iran attend impatiemment le résultat final sans pour autant espérer de réel changement. L’image de Téhéran reste négative aux Etats-Unis auprès des républicains et des démocrates réunis. Quoiqu’il arrive, la République islamique d’Iran restera l’ennemi, le pays qu’il faudra contraindre à négocier par le biais des pressions économiques et diplomatiques.

Finalement, cette posture isolationniste à l’égard du régime des Mollahs pousse encore un peu plus l’Iran dans l’aire d’influence sino-russe.

I-Les relations américano-iraniennes : le lourd poids des décisions américaines sur l’Iran

L’Accord de Vienne en 2015 : un court espoir pour l’Iran et la communauté internationale:

Le 14 juillet 2015, l’Iran et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies, plus l’Allemagne, ont signé, un accord sur le programme nucléaire iranien à Vienne. Les principaux objectifs de l’accord sont la mise en place de restriction et un contrôle strict du programme nucléaire iranien afin d’assurer qu’il reste pacifique. En contrepartie, ces pays s’engagent à lever progressivement les sanctions imposées contre l’Iran depuis 1995. À l’occasion de cet accord historique, l’Iran et les États-Unis ont procédé à des négociations bilatérales pour la première fois depuis la rupture de leurs relations en 1980. Ces accords laissaient alors espérer une ouverture, un premier pas vers de futures négociations entre l’Iran et les Etats-Unis. Pour preuve, le chef de la diplomatie iranien avait alors déclaré : « Nous sommes prêts à ouvrir de nouveaux horizons pour affronter les défis importants et communs. Aujourd’hui, la menace commune est le développement de l’extrémisme violent et de la barbarie sans limites »[1]. Ban Ki-Moon, le secrétaire général de l’ONU à l’époque, avait confirmé cette vision dans une déclaration : « J’espère et je crois même que cet accord conduira à une meilleure compréhension mutuelle et à une coopération sur les nombreux graves problèmes de sécurité au Moyen-Orient. Comme tel, il pourrait servir de contribution essentielle à la paix et la stabilité à la fois dans la région et au-delà. » Mais l’Accord Vienne n’aura finalement pas duré…

  • L’ère D. Trump : retour des sanctions et regain de tensions

Car dès son arrivé au pouvoir, D. Trump bouleverse tous les espoirs de la communauté internationale. Ce dernier avait critiqué à de nombreuses reprises l’Accord de Vienne et avait d’ores et déjà annoncé sa volonté de retirer les Etats-Unis de cet accord au cours de sa campagne électorale. Ce sera chose faite le 8 mai 2018, quand il annonce le retrait des Etats-Unis en informant l’établissement de nouvelles sanctions et le retour des précédentes qui existaient avant 2015. Lors de son intervention, il a notamment estimé qu’« il s’agissait d’un abominable accord unilatéral qui n’aurait jamais dû être conclu. »[3]

Depuis le désengagement de D. Trump de l’accord sur nucléaire iranien, de nouvelles sanctions sont imposées à la République islamique. Lors de la signature de l’ordre présidentiel, le Président américain a déclaré que lui et son administration allaient « instituer le plus haut niveau de sanctions économiques »[4] et que « tout pays qui aidera l’Iran dans sa quête d’armes nucléaires pourrait aussi être fortement sanctionné par les Etats-Unis. »[5] Ces sanctions ont évolué au fil de temps, visant les principales sources de revenus de l’Iran : la banque centrale, les secteurs de pétrolier et de l’énergie, la finance. L’administration de Trump se base largement sur un politique de « pression maximale » contre l’Iran afin de soumettre le pays. De son côté, l’Iran qualifie ces sanctions de « terrorisme économique ». Actuellement, l’Iran se retrouve donc très esseulé diplomatiquement et financièrement.

II-Elections américaines : quand l’Iran s’en mêle

En effet, dans la région, les Etats-Unis sont les alliés vitaux de nombreuses puissances comme les Emirats arabes unis ou l’Arabie Saoudite. Les puissances régionales se plient aux volontés américaines et érigent régulièrement l’Iran comme la grande menace à abattre. L’approche des élections pourrait néanmoins changer la donne, puisque J. Biden ne suivrait pas forcément la politique étrangère de D. Trump.

Trump ou Biden : ce qu’en pensent les Iraniens

A en croire les différents médias internationaux, les élections américaines en Iran, « on ne parle que de ça ».[6] Selon un sondage réalisé par l’Iran Students Polling Agency Poll, 56,6% de la population iranienne estime que les élections américaines auront un impact sur leur pays.[7] Tout logiquement, les Iraniens préfèreraient voir J. Biden élu (36,7 %)[8] et non voir D. Trump briguer un second mandat. J. Biden étant un Démocrate et l’ancien Vice-Président de B. Obama qui avait permis la signature de l’Accord de Vienne, tout laisse penser qu’il serait en effet plus à même d’être favorable à l’Iran et à une détente de la pression maximale. Ce dernier a affirmé qu’il existait une façon plus subtile d’être sévère à l’encontre de l’Iran,[9] laissant encore une fois présager des mesures moins strictes.

Pour autant, les Iraniens n’affichent pas clairement leur soutien à J. Biden. Ils savent que s’ils soutenaient publiquement le candidat démocrate, cela pourrait faire gagner des voix à D. Trump. Bien que les Américains ne soutiennent pas tous la politique menée par celui-ci au Moyen-Orient et donc en Iran, l’image de l’Iran dans l’imaginaire collectif américain reste plutôt négative et biaisée par les médias occidentaux. Les élections législatives iraniennes de février dernier largement gagnées par les conservateurs n’ont sans doute pas aidé à donner une image plus modérée de l’Iran.

À la veille des élections, les incertitudes subsistent

Dans ce contexte déjà complexe, difficile de prédire qui sera élu et quelles seront les conséquences pour l’Iran et plus largement le Moyen-Orient. Les récentes normalisations israélo-arabes rappellent combien les pays sunnites de la région redoutent l’Iran, surtout depuis la levée des sanctions sur les armes. Aussi, même si J. Biden venait à être élu, il y a de fortes probabilités que la situation en Iran ne s’améliore pas. Les Etats du Golfe resteront farouchement opposés à l’Iran et à l’idée de commercer avec Téhéran (excepté le Qatar) et l’arrivée au pouvoir des conservateurs n’aidera pas la République islamique à apparaître comme un partenaire de confiance sur les marchés asiatiques ou européens.

Enfin, le jeudi 22 octobre, les Etats-Unis ont annoncé des sanctions à l’encontre des Gardiens de la Révolution (principalement la Force Al-Qods) et des médias iraniens (dont le Bayan Rasaneh Gostar Institute) pour « tentative d’ingérence » dans les élections américaines.[10] John Ratcliffe, Directeur du renseignement national américain, a annoncé avoir des preuves que l’Iran et la Russie détenaient séparément des informations sur les électeurs américains et s’en étaient servi pour influencer les votants. Il a affirmé par exemple que des e-mails menaçants avaient été envoyés à des électeurs démocrates, signés par les Proud Boys[11], leur ordonnant de voter pour D. Trump. Téhéran a rapidement démenti toute implication.

Aujourd’hui le 3 Novembre se tiennent les élections présidentielles américaines, dans des conditions quelque peu particulières à cause de la Covid-19 et des votes par correspondance. Les résultats pourraient donc se faire attendre, laissant encore le Moyen-Orient, mais surtout l’Iran dans l’incertitude. Si une réélection de D. Trump ne présage rien de bon pour l’Iran, il n’est pas certain qu’une victoire démocrate change réellement la donne. Téhéran devrait au contraire plutôt se reposer sur ses alliés, certes disparates, pour tenter d’établir des liens économiques avec des pays moins réfractaires à son gouvernement. Les récents rapprochements avec la Chine pourraient également permettre à l’Iran de sortir progressivement de son isolement.  


[1] Yves-Michel Riols, « Accord historique sur le nucléaire iranien », Le Monde, le 14 juillet 2015

[3] Le Monde, « Donald Trump annonce le retrait des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien », Le Monde, le 8 mai 2018.

[4] M. L.W. et AFP, « Nucléaire iranien : Trump annonce le retrait des Etats-Unis de l’accord », Le Parisien, le 8 mai 2018.

[5] Ibid.

[6] AFP, « La présidentielle américaine ? A Téhéran, on ne parle que de ça », The Time of Israël, le 9 octobre 2020

[7] CET, « La République islamique d’Iran à l’épreuve de l’élection présidentielle américaine », The Conversation, 29 octobre 2020

[8] Ibid

[9] “There’s a smarter way to be tough on Iran” prononcé par Joe Biden

[10] AFP, « Washington annonce des sanctions après une « tentative d’ingérence » électorale iranienne », L’Orient le Jour, le 23 octobre 2020

[11] Groupuscule ultra-nationaliste américain