Liban-Israël : les frontières de la discorde

« Périmètres de l’exercice d’une souveraineté et l’un des paramètres de l’identité politique en tant que cadre de la définition d’une citoyenneté, les frontières sont des marqueurs symboliques, nécessaires aux nations en quête d’un dedans pour interagir avec un dehors ».[1] De tous temps et en tous lieux, les frontières terrestres, maritimes, et même aériennes, ont été enjeu essentiel pour la cohabitation entre les États. Donnée absolument prioritaire, la délimitation du territoire permet de fixer un cadre juridique, de contrôler au mieux les flux de population, le commerce, ainsi que les ressources … Ce dernier élément est aujourd’hui encore crucial, dans un monde où celles-ci tendent à se raréfier, leur possession en devenant parfois indispensable sur les plans économique et politique.

Le Liban et Israël incarnent dans leurs relations toute la complexité de l’articulation entre la délimitation des espaces et l’exploitation des ressources. Le 14 octobre 2020 à Naqoura[2], sous le regard de l’ONU[3], ces deux rivaux de longue date ont achevé la première partie de négociations concernant la délimitation de leurs frontières maritimes.

Comment le gaz force-t-il deux ennemis à négocier ?

https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20180226-liban-reve-exportateur-gaz-petrole-israel-trace-hoff-carte

I – Quand les oppositions historiques croisent les intérêts …

Pour saisir les enjeux qui entourent la problématique desdites frontières maritimes, un retour synthétique en arrière s’impose.

Après la création d’Israël en 1948, le Liban participe brièvement aux côtés des autres armées arabes à la première guerre israélo-arabe. Puis, adoptant une neutralité officielle sur le conflit, elle observe impuissante l’arrivée sur son territoire de très nombreux réfugiés palestiniens, prémices d’un conflit civil inévitable. Lors de la guerre civile libanaise de 1975 à 1990, Israël a envahi le Liban en 1978, puis en 1982, et malgré une brève tentative d’apaisement des tensions en 1983[5], les tensions se sont poursuivies jusqu’au retrait d’Israël du Sud Liban le 25 mai 2000. Pour que ce retrait soit total, il a fallu l’intervention de l’ONU qui, en 2000, a fixé avec l’aide de la FINUL[6] une ligne de partage, une frontière, nommée la « ligne bleue ». Cette « ligne bleue » représente la tentative de la communauté internationale d’apaiser les tensions par la délimitation claire de ces deux territoires. Cependant, l’armée israélienne continue d’occuper illégalement les fermes de la Chebaa, territoire libanais situé au Nord du Golan. Cette occupation sert de prétexte au Hezbollah pour continuer ses activités de « résistance » pour lutter contre Israël.

Malgré tout, le conflit israélo-libanais n’est pas clos. En 2006, un nouveau conflit armé éclate au Liban, que l’on nomme parfois la « guerre des trente-trois jours ». A l’origine de ce conflit, l’enlèvement par le Hezbollah de 2 militaires israéliens afin de procéder à un échange de prisonniers. Israël répond militairement et bombarde les positions du parti chiite ainsi que toutes les infrastructures du pays. Néanmoins, l’armée israélienne n’arrive pas à atteindre son objectif et est défaite sur le plan militaire. Ce conflit provoque de nombreuses pertes civiles du côté libanais[7]. Malgré la relative stabilité à la frontière, les tensions restent vives. De manière sporadique, les deux partis cherchent à se dissuader l’un et l’autre. Le centre névralgique des affrontements s’est déplacé vers la Syrie où Israël cible régulièrement les casernes du Hezbollah.

Autre point de friction : l’espace aérien. Frontières terrestres impliquent frontières aériennes, ainsi la violation régulière de l’espace aérien libanais par des avions de l’armée de l’air israélienne, ne cessent d’accroitre les tensions qui impliquent elles aussi la Syrie voisine. Les accrochages à la frontière donnent lieu à des déclarations guerrières et des menaces de la part des autorités israéliennes qui pointent du doigt la responsabilité du Hezbollah. Quant à lui, le parti de Dieu se fait de plus en plus discret compte tenu du durcissement des sanctions économiques qui entrave ses plans.

II – … Quand l’intérêt devient plus fort que les oppositions historiques

Le Liban refuse assez clairement tout acte, toute initiative laissant penser qu’une éventuelle normalisation des relations serait entamée avec Israël, qui n’est pas encore reconnu par le Liban … ainsi, les récentes négociations sur les frontières maritimes sont effectuées avec grandes précautions quant à la forme et à l’image que celles-ci renvoient.

Techniquement, le Liban et Israël sont donc encore en état de guerre. Pourtant, il semblerait que l’attraction que représentent les gisements gaziers soit plus forte encore que l’absolue nécessité de fixer ses frontières avec ses voisins. Realpolitik pure ? Si pour certains parler de frontières, quelle qu’en soit la nature, revient à reconnaitre juridiquement l’entité territoriale à laquelle on fait face, pour d’autres, cela relève d’une pure logique d’intérêt économiques et politiques.

En l’occurrence, il convient de replacer ces négociations dans un contexte géopolitique très particulier, croisant les enjeux qui entourent les ressources en hydrocarbures à un besoin urgent de relancer la dynamique économique du Liban notamment, plongée depuis de nombreux mois dans une grave crise sociale, politique et économique.

Ici encore, comme dans le conflit opposant la Turquie et la Grèce, il est question de Zone Économique Exclusive (ZEE). C’est en 1982 dans la convention de Montego Bay[8] (aussi appelée convention des Nations Unies sur le droit de la mer) qu’est avancé cet outil de délimitation des droits souverains que peut exercer un État sur un espace maritime. Parmi ces droits, l’un des plus cruciaux dans cette affaire, celui d’y effectuer des recherches et d’exploiter les ressources qui s’y trouvent. Ainsi, après la découverte de gisements de gaz d’une grande importance en Méditerranée Orientale, le bloc 9 (le gisement Léviathan en particulier), le Liban et Israël ne parvenaient pas à s’accorder sur l’attribution d’une parcelle de 860km2, sur laquelle déborde le bloc 9, et vis-à-vis de laquelle Israël affirme qu’elle se trouve sur sa ZEE.

Et pour cause : le gisement Léviathan représenterait un total de 453 milliards de mètres cubes, l’exploitation ne serait-ce que d’une partie de celui-ci permettrait au Liban, en faillite, de se relancer sur la scène de l’économie en développant une nouvelle industrie. 

III – Accords frontaliers : 1 frontière, de multiples acteurs

Alors que les États proches du Liban avancent de plus en plus sur le terrain de l’exploitation du gaz, cette donnée devient également nécessaire et presque vitale pour le Liban. Si ces enjeux économiques de premier ordre poussent à la conclusion d’accords frontaliers, il n’en demeure pas moins que d’autres acteurs sont impliqués dans ces négociations, y voyant eux aussi leurs intérêts particuliers …

Plus qu’un simple découpage maritime ?

Ce n’est pas à la faveur du Hezbollah que les États-Unis s’impliquent corps et âme dans ce dossier, puisque la volonté plus ou moins affichée de Donald Trump en la matière est d’aboutir à une véritable normalisation des relations entre les deux pays. Ainsi, officiellement sous l’égide de l’ONU via la FINUL, ce sont les États-Unis qui guident ces négociations et ce qu’elles impliquent sur le plan géopolitique, tant au niveau régional qu’international.

A la veille des élections américaines qui se tiendront début novembre et après avoir imposé des sanctions, les États-Unis isolent encore un peu plus l’Iran via ces négociations, après des accords de normalisation des relations entre plusieurs États arabes. Cette volonté de « pacifier » la région ne se fait donc pas sans arrière-pensée au regard des intérêts propres à la politique américaine.

Par ailleurs, il est important de noter comment Israël entend faire de cet accord une sorte de monnaie d’échange. Tel-Aviv reprend la stratégie des années 70-80 « terre contre paix » avec l’Égypte et la Jordanie. Il en est de même pour les négociations avec la Syrie au sujet du Golan. Ainsi, pour l’État israélien dont la reconnaissance ne fait pas l’unanimité dans la région comme sur la scène internationale, les concessions concernant les territoires maritimes visent directement le gouvernement libanais. Quoi de plus rassurant que de montrer patte blanche pour amener son ennemi à normaliser les relations et, éventuellement, aboutir à une reconnaissance de l’État ? Cette stratégie du « marchandage politique » ne fait pas forcément écho de l’autre côté de l’échiquier. Du côté du Liban, c’est une fermeté affichée qui est mise en avant sur cette question. Tout d’abord, la délégation libanaise insiste sur le caractère purement technique de ces négociations et sur le respect du droit international. Pas question pour le gouvernement d’y voir autre chose qu’un accord sur les frontières, qui comme nous l’avons dit est une donne essentielle pour la cohabitation des États … cohabitation ne signifiant pas reconnaissance, et inversement. Voilà qui explique qu’aucune photo de cette rencontre n’ait été prise, afin d’éviter que ne s’échauffent les esprits concernant la symbolique de cette rencontre, trahison pour certains, pratique pour d’autres.

Conclusion 

« Nous vivons donc dans un monde resté westphalien dans ses ressorts, avec ses revendications territoriales, sa compétition juridique pour les ressources »[9].

Le Liban, plus que jamais dans le besoin de relancer son économie, de relever le pays tout entier, s’engage dans des négociations dont la finalité, indéniablement, a une portée bien plus importante que la seule fixation des frontières. Une nouvelle dynamique, mais à quel prix ? Si Israël entrevoit la possibilité de grandir son influence via une reconnaissance, le Liban ne semble pas encore prêt à lui accorder. Nouvelle impasse ou avancée envisageable ?


[1] https://www-cairn-info.ezscd.univ-lyon3.fr/revue-pouvoirs-2018-2-page-5.htm

[2] Ville située au sud du Liban, proche de la frontière (« ligne bleue ») avec Israël, elle abrite notamment les quartiers généraux de la FINUL (force intermédiaire des Nations Unies au Liban), impliquée dans les récentes négociations sur les frontières maritimes entre le Liban et Israël.

[3] Officiellement sous le regard de l’ONU, officieusement sous la pression des États-Unis

[4] https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20180226-liban-reve-exportateur-gaz-petrole-israel-trace-hoff-carte

[5] Accord israélo-libanais du 17 mai 1983

[6] Force Intermédiaire des Nations Unies au Liban

[7] https://www-cairn-info.ezscd.univ-lyon3.fr/liban-une-guerre–9782707150998-page-5.htm

[8] http://www.justice.mg/wp-content/uploads/textes/1TEXTES%20NATIONAUX/DROIT%20PUBLIC/Transports/Transport%20maritime/montego.pdf

[9] https://www-cairn-info.ezscd.univ-lyon3.fr/revue-pouvoirs-2018-2-page-5.htm

La paix avec Israël, ou le redécoupage du Moyen-Orient

« Après des décennies de divisions et de conflits, nous sommes témoins de l’aube d’un nouveau Moyen-Orient ». C’est par ces mots que le Président américain Donald Trump a salué, le 15 septembre dernier, les accords d’Abraham entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn. Les récentes normalisations entre le Soudan et l’État hébreu témoignent pour les États-Unis d’une réussite diplomatique forte qui arrive à point nommé pour un Donald Trump en pleine campagne présidentielle. Mais si l’intérêt américain est indiscutable, ce sont cependant les signataires qui en bénéficieront le plus. Des intérêts particuliers des États à la marginalisation de la cause palestinienne, en passant par la constitution d’un front contre l’Iran, ces accords semblent refléter le visage d’un Moyen-Orient en pleine mutation où les enjeux et les intérêts évoluent et tendent vers une reconfiguration régionale. 

À lire de droite à gauche « la normalisation », « Hier », « Aujourd’hui »

I.              Quels intérêts pour les États du golfe

Les accords d’Abraham semblent apporter de nombreux bénéfices à ses signataires. En abordant des domaines nombreux et variés, les traités visent à établir des accords bilatéraux stables. Les champs d’action couvrent ainsi un large panel d’activité : finance, investissements, aviation civile, visas, services consulaires, innovation, commerce, relations économiques, santé, science, technologie, énergie, télécommunications et agriculture[1]

Les principaux intérêts sont donc à la fois stratégiques, militaires et économiques. Stratégiques avec un renforcement régional contre les puissances voisines (notamment l’Iran et la Turquie). Militaires avec la possibilité pour les Émirats arabes unis de bénéficier, par exemple, d’armements américains. Enfin, économiques avec une simplification des échanges commerciaux préexistants, la création de nouveaux marchés, et la volonté de développer la donne touristique. Les différentes parties se disent « Déterminés à assurer une paix, une stabilité, une sécurité et une prospérité durables pour leurs deux États et à développer et à renforcer leurs économies dynamiques et innovantes »[2].

Les intérêts sont doubles dans ces accords, chacun pouvant profiter des atouts de l’autre partie, notamment dans les domaines de la sécurité et des d’hydrocarbures. Ainsi, Israël pourra fournir des systèmes de sécurité aux Émirats arabes unis et s’approvisionner en pétrole, alors même qu’en Méditerranée orientale, les tensions autour des hydrocarbures ne cessent de croître. 

Concernant les questions sécuritaires et économiques, quoi de plus avantageux que de bénéficier de la protection des États-Unis ? Le rapprochement avec Israël permet d’accroître la proximité avec la puissance américaine, c’est un argument de taille pour les pays signataires.

Les États-Unis savent aussi tirer profit de ces accords : malgré l’opposition d’Israël, ils se sont en effet engagés à vendre des avions de chasse F-35 aux Émirats arabes unis.

Si l’on définit la realpolitik comme une politique basée sur la recherche de l’efficacité au regard du seul champ des possibles, alors il est possible d’analyser le comportement des parties signataires en ce sens.

II.            L’Iran, ou l’ennemi commun

Nous l’avons vu, bon nombre d’acteurs régionaux ont intérêt à ce que ce genre d’accord de normalisation soit conclu. Les intérêts de ces États du Golfe dépendent, en arrière-plan, d’un contexte géostratégique très précis, qu’il convient de replacer dans le cadre des dissensions de longue date entre communautés sunnites et chiites. Ces dissensions permettent de mieux comprendre l’isolement qui est fait de l’Iran, et les enjeux pour les acteurs impliqués dans la mise en place de cet isolement. 

Traditionnellement, l’Iran est le grand soutien des communautés chiites, face à l’Arabie Saoudite qui soutient les communautés sunnites. De ce positionnement découle une grande partie de la logique de soutien ou de défiance vis-à-vis de l’Iran concernant les acteurs régionaux. 

L’Arabie Saoudite, ennemie de longue date de l’Iran, ne peut que se satisfaire de cet isolement de plus en plus marqué. C’est en 1979 lors de la révolution islamique iranienne que de nombreux pays se désolidarisent définitivement de l’Iran. Cet événement renforce par la même occasion des tensions qui aujourd’hui, se font encore ressentir. 

Ainsi, depuis l’avènement de la République islamique d’Iran en 1979, les Etats-Unis cherchent à contenir l’influence iranienne dans la région en formant des alliances hétérogènes. Les États sunnites du Golfe et Israël considèrent l’Iran comme une menace existentielle. Ils ont donc décidé depuis plusieurs décennies de se rapprocher pour lutter conjointement contre Téhéran et ses alliés.

Cet isolement peut être comparé à la politique d’endiguement menée par les États-Unis et théorisée par George Frost Kennan dans les années 1940[4].

Nous pouvons observer ce principe du containment depuis de nombreuses décennies, et noter un dénominateur commun aux actions menées dans la région visant l’isolement de l’Iran : la peur. Les rapprochements régionaux et internationaux semblent dépendre de cette peur partagée et instrumentalisé, cette crainte que l’Iran sanctuarise ses alliances de Téhéran à Beyrouth en passant par Bagdad et Damas. 

En mauvaise posture sur le plan interne, l’Iran peut-il voir se réaliser ses ambitions dans la région ? Parallèlement, alors que l’isolement de l’Iran semble de plus en plus marqué, celui d’Israël ne cesse de diminuer, laissant de moins en moins de marge à la Palestine. 

III.          Quelle place pour la Palestine dans la reconfiguration du Moyen-Orient ?

Si la normalisation des relations israélo-arabes tend à réorganiser un nouveau Moyen-Orient au travers notamment de la formation d’une ligne face à l’ennemi commun iranien, force est de constater que la question palestinienne se retrouve rétrogradée à un rang purement symbolique, loin des nouveaux enjeux de la région.

En effet, malgré l’annonce d’une suspension des annexions israéliennes sur les territoires palestiniens, ces accords mettent en exergue une marginalisation de la question palestinienne. Le ministre émirien des Affaires étrangères[5] et le chef de la diplomatie de Bahreïn[6]  ont tous deux revendiqué un soutien de façade pour la cause palestinienne, en saluant notamment la suspension de l’annexion et en revendiquant une nouvelle fois une solution à deux États, condition sine qua non de la résolution du conflit. Cependant, le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou n’a cessé de revendiquer une simple « pause » dans l’annexion, mettant en avant les accords d’Abraham, capables selon lui de « mettre fin au conflit israélo-arabe »[7].

Le préambule du traité de paix israélo-émirati[8] aborde la question palestinienne en remémorant les accords préexistants entre Israël et le monde arabe (Égypte en 1979 et Jordanie en 1994)[9]. Le texte affirme une volonté de stabiliser un nouveau Moyen-Orient pacifique dans lequel « les défis ne peuvent être résolus efficacement que par la coopération et non par des conflits »[10]. Il est dès lors difficile d’imaginer comment les nouveaux alliés d’Israël pourraient contester une reprise des annexions, d’autant plus lorsque ces accords stipulent que des mesures doivent être prises pour « empêcher toute activité terroriste »[11], et ce dans une région ou résistance et terrorisme incarnent des mouvements vecteurs de confusions.

La question palestinienne semble de facto écartée de la table des négociations au profit d’une prédominance des intérêts israélo-arabes[12]. Aucune solution précise n’est apportée, hormis une référence à un « agenda stratégique pour le Moyen-Orient » coordonné par les États-Unis.

La Palestine, grande absente des accords, se retrouve dès lors évincée de toute discussion, sa cause réduite à un « épiphénomène » [13].

Le dialogue israélo-arabe ne semble dès lors plus polarisé par la question palestinienne. Les accords d’Abraham n’ont nécessité aucune concession israélienne, si ce n’est la suspension de l’annexion. Plus qu’une volonté coloniale, on peut se demander si l’annexion n’était pas simplement une stratégie diplomatique[14] visant à conclure les accords, tout en permettant aux pays concernés de les accepter sans compromettre leur image dans le monde arabe. La question palestinienne apparaît donc comme un sujet symboliquement fort, mais qui ne fédère plus le monde arabe comme ce fut le cas dans le passé.

Conclusion : Realpolitik, rapprochements et isolements … au regard des intérêts de chacun des acteurs dans la région, ces accords suivent une logique de redécoupage du Moyen-Orient, une redéfinition des centres d’attention, d’intérêt. Plus largement, c’est presque une logique d’éclatement qui apparaît : cette mosaïque d’acteurs et la compilation de leurs intérêts tendent à enterrer définitivement la cause panarabe, auparavant idéologie dominante. Ce n’est pas seulement une notion politique, idéologique qui s’étiole, c’est aussi tout un centre géographique qui se déplace : le golfe persique, aujourd’hui, se trouve bien au cœur des problématiques et enjeux du Moyen-Orient, laissant derrière lui la Palestine. Après le Soudan, on peut s’attendre à ce que de nouveaux États suivent la voie désormais ouverte vers la normalisation des relations avec Israël, renforçant ainsi la mutation évoquée.

[15]


[1] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Article 5 : « Coopération et accords dans d’autres domaines : Faisant partie intégrante de leur engagement en faveur de la paix, de la prospérité, des relations diplomatiques et amicales, de la coopération et de la pleine normalisation, les Parties s’efforceront de faire avancer la cause de la paix, de la stabilité et de la prospérité dans tout le Moyen-Orient et de libérer le grand potentiel de leurs pays et de la région. À cette fin, les parties concluent des accords bilatéraux dans les domaines suivants à la date prévue, ainsi que dans d’autres domaines d’intérêt mutuel, comme convenu: – Finances et investissement- Aviation civile- Visas et services consulaires- Innovation, Commerce et Relations économiques – Soins de santé – Science, technologie et utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique – Tourisme, culture et sport – Énergie – Environnement – Éducation – Arrangements maritimes – Télécommunications et poste – Agriculture et sécurité alimentaire – Eau – Coopération juridique »

[2] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Préambule

[3] https://www.lefigaro.fr/international/qui-sont-les-soutiens-de-l-iran-au-moyen-orient-20200104

[4] https://www-cairn-info.ezscd.univ-lyon3.fr/la-guerre-froide–9782707183248-page-5.htm

[5]  Cheikh Abdallah ben Zayed Al-Nahyane

[6] Abdel Latif al-Zayani

[7] Discours du premier ministre israéliens Benyamin Netanyahu à la Maison Blanche le 15 septembre 2020

[8] https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/abraham-accords-peace-agreement-treaty-of-peace-diplomatic-relations-and-full-normalization-between-the-united-arab-emirates-and-the-state-of-israel/

[9] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Préambule : « Rappelant les traités de paix entre l’État d’Israël et la République arabe d’Égypte et entre l’État d’Israël et le Royaume hachémite de Jordanie, et s’est engagé à travailler ensemble pour trouver une solution négociée au conflit israélo-palestinien qui réponde aux besoins et aux aspirations légitimes des deux peuples, et pour faire progresser la paix, la stabilité et la prospérité globales au Moyen-Orient »

[10] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Article 4 : « Ils s’engagent à prendre les mesures nécessaires pour empêcher toute activité terroriste ou hostile les uns contre les autres sur ou depuis leurs territoires respectifs, ainsi qu’à refuser tout soutien à de telles activités à l’étranger ou à permettre un tel soutien sur ou depuis leurs territoires respectifs »

[11] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Préambule : « Reconnaissant que les peuples arabes et juifs sont les descendants d’un ancêtre commun, Abraham, et inspiré, dans cet esprit, à promouvoir au Moyen-Orient une réalité dans laquelle les musulmans, les juifs, les chrétiens et les peuples de toutes confessions, croyances et nationalités vivent dans un esprit de coexistence, de compréhension mutuelle et de respect mutuel »

[12] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Préambule : « Reconnaissant que les peuples arabes et juifs sont les descendants d’un ancêtre commun, Abraham, et inspiré, dans cet esprit, à promouvoir au Moyen-Orient une réalité dans laquelle les musulmans, les juifs, les chrétiens et les peuples de toutes confessions, croyances et nationalités vivent dans un esprit de coexistence, de compréhension mutuelle et de respect mutuel »

[13] Sandrine Mansour, « La question palestinienne marginalisée » in « Le Moyen-Orient et le monde, Etat du monde 2021 », sous la direction de Dominique Vidal et Bertrand Badie, 2020

[14] https://fr.timesofisrael.com/laccord-israel-eau-bouleverse-la-diplomatie-ouvre-bel-et-bien-une-nouvelle-ere/ : « Nous ne saurons sans doute jamais si Netanyahu avait vraiment l’intention d’annexer la vallée du Jourdain et toutes les implantations de Cisjordanie, ou s’il menaçait simplement de le faire afin de capitaliser sur les bénéfices de l’avoir annulée ».

[15] https://twitter.com/Paltodaytv/status/1293965415056658437/photo/1

Déclarations de Bandar Ibn Sultan : reflet de la nouvelle diplomatie régionale saoudienne ?

Le 5 octobre dernier, Bandar Ibn Sultan, ancien chef des renseignements saoudiens, accordait une interview[1] à la chaîne saoudienne Al-Arabiya. Cette interview a généré de vives réactions notamment auprès des Palestiniens dont les dirigeants sont largement pointés du doigt par l’ancien ambassadeur saoudien à Washington. Il y dresse ainsi un bilan de la cause palestinienne et taxe les différents dirigeants palestiniens d’incompétence. Il déclare en effet que : « la cause palestinienne est une cause juste, mais ses défenseurs sont des échecs. La cause israélienne est injuste, mais ses défenseurs ont réussi »[2].

Il déplore également leur manque d’initiatives sensées en dépit des conseils saoudiens, affirmant : « Je crois que nous, en Arabie Saoudite, agissant sur notre bonne volonté, avons toujours été là pour eux [les Palestiniens et leurs représentants]. » Des déclarations fortes qui ont indigné les concernés. Saeb Erekat, membre de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), a estimé que ces déclarations dénigraient le peuple palestinien et sa « légendaire lutte »[3].

Dans le contexte actuel, cette interview a une résonnance particulière. Suite à la normalisation des relations entre les Emirats arabes unis (EAU), Bahreïn et Israël sous l’égide du plan de paix de Donald Trump, la monarchie saoudienne semble elle aussi se rapprocher de l’Etat hébreu et s’éloigner des dirigeants palestiniens. Cette interview relève-t-elle alors de la simple opinion personnelle de Bandar Ibn Sultan ou est-elle en réalité le reflet d’un changement de cap diplomatique pour l’Arabie Saoudite ?

      I.         L’Arabie Saoudite : une double casquette paradoxale difficile à assumer


Signature des Accords d’Abraham à la Maison Blanche le 15 septembre 2020. De gauche à droite : Dr Abdullatf bin Rshid Al-Zayani, Ministre des Affaires étrangères bahreïnien, Benyamin Netanyahu, Premier ministre israélien, Donald Trump, Président américain, et Abdullah bin Zayed al Nahyan, Ministre des affaires étrangères émirien. 
Source: Wikipédia

Les récentes normalisations israélo-arabes ont été vécues comme une incontestable réussite par D. Trump mais également par les Etats signataires des Accords d’Abraham[4]. Ils ont aussi été salués par l’Egypte et le sultanat d’Oman. Alors que les regards se tournent vers elle, l’Arabie Saoudite, de son côté, semble prise entre deux feux : ses ambitions régionales et ses intérêts vitaux.   

A.    Une volonté d’être le leader du monde sunnite

Historiquement, elle a toujours soutenu les Palestiniens. Et pour cause : eux aussi sont majoritairement des musulmans sunnites. En 1935, Abdelaziz ibn Saoud, roi d’Arabie Saoudite affirmait déjà la position de son Royaume en faveur de la cause palestinienne. Dès lors, le pays n’a eu de cesse d’organiser ou à défaut, de participer, à de nombreuses réunions et conférences afin de trouver une issue au conflit israélo-palestinien. Il sera même l’instigateur de l’initiative de paix proposée en mars 2002, à Beyrouth, lors d’un sommet de la Ligue Arabe[5].

Ce soutien diplomatique se couple à une aide financière conséquente et régulière. Ce soutien s’élèverait à 6.5 milliards de dollars versés au cours des vingt dernières années. En mai dernier, le Royaume a par exemple fait don de 2.66 millions de dollars pour aider les Palestiniens à faire face à la pandémie de Covid-19.[6]

Animé par la volonté d’être le leader du monde musulman sunnite par opposition à l’Iran chiite, l’Arabie Saoudite a donc longtemps eu l’image de « grand frère » des Palestiniens. La cause palestinienne a une importance idéologique pour Riyad : il en va de la crédibilité du Royaume et de son ambition hégémonique largement basée sur l’argument religieux de protéger un peuple à majorité musulmane des actions israéliennes.

B.    Des intérêts vitaux : la lutte contre l’Iran et l’essentiel soutien américain

Mais si l’Arabie Saoudite est une puissance régionale, elle le doit en partie à son allié historique américain. Et c’est là où le bât blesse. Depuis le Pacte de Quincy (14 février 1945), Etats-Unis et Arabie Saoudite sont de proches alliés économiques, militaires et diplomatiques.[7] La peur de l’arc chiite représenté par l’Iran et ses alliés (Hezbollah libanais, régime syrien, milices irakiennes et minorités chiites au Yémen…) lie Washington et Riyad.

Si l’administration Obama a inquiété l’Arabie Saoudite, notamment avec la signature des Accords de Vienne (Joint Comprehensive Plan of Action) le 14 juillet 2015 et le choix d’une diplomatie moins active au Moyen-Orient, l’administration Trump a changé la donne et rassuré les monarchies du Golfe. Il est d’ailleurs de notoriété publique que Jared Kushner, beau-fils de D. Trump et haut conseiller de ce dernier, entretient une très bonne relation avec Mohammed ben Salman (MBS), prince héritier d’Arabie Saoudite.

Allié historique et soutien inconditionnel d’Israël, les Etats-Unis souhaitent une paix régionale et donc une résolution du conflit israélo-palestinien en fonction de leurs intérêts. Le plan de paix pensé par D. Trump, largement favorable à Israël, est rejeté par les Palestiniens. Les normalisations israélo-arabes vont dans le sens de ce plan de paix. Pourtant, l’Arabie Saoudite nie pour l’instant vouloir normaliser ses relations avec Israël. Mais le Royaume tiendra-t-il longtemps ce discours ?

    II.         L’Arabie Saoudite et la question palestinienne : un changement de cap diplomatique risqué

Depuis 2015, MBS est l’homme fort du Royaume saoudien. En avril 2018, il estimait que les Palestiniens comme les Israéliens avaient « droit à leur propre terre » ; des propos qui avaient déjà étonné l’opinion publique arabe.

A.    Un soutien plus mesuré à la cause palestinienne

Les propos saoudiens à l’égard d’Israël sont de plus en plus neutres, laissant entrevoir un rapprochement entre les deux pays. Riyad comme Tel Aviv sont pragmatiques et comprennent l’intérêt d’un rapprochement économique (depuis 2005) et de faire front ensemble contre l’Iran. Si certains médias s’accordent à dire que l’Arabie Saoudite finira par signer un accord de normalisation, le prince Fayçal ben Farhane, ministre saoudien des Affaires étrangères a assuré qu’il n’y aurait pas d’accord israélo-saoudien tant qu’une paix ne serait pas concrétisée entre Israël et la Palestine[8].

Néanmoins, la normalisation entre Israël et Bahreïn ne se serait sans doute pas faite sans l’aval saoudien : la dynastie bahreïnienne des Al Khalifa étant étroitement liée à la dynastie des Al Saoud. Depuis 2018, le Royaume survit financièrement grâce à une aide de 10 milliards de dollars débloquée par Riyad et Abou Dhabi.[9] Si l’Arabie Saoudite consent à ce que Bahreïn normalise ses relations avec Israël, n’est-ce pas déjà là un premier pas de leur part en faveur d’un rapprochement israélo-saoudien ?

B.    Palestine : porte ouverte sur le Levant pour Ankara et Téhéran ?

Dans son interview, Bandar bin Sultan accuse également les dirigeants palestiniens de préférer Ankara et Téhéran aux monarchies sunnites du Golfe.[10] Une accusation qui se base sans doute sur la relation étroite entre l’Iran et certains groupes islamistes de Gaza ainsi que la bonne entente générale entre les autorités palestiniennes et la Turquie. Cet été par exemple, Mahmoud Abbas, président palestinien félicitait Recep Tayyip Erdogan de la découverte de réserves de gaz naturel en Méditerranée.[11]

Les bonnes relations entre les dirigeants palestiniens et Ankara et Téhéran ont de quoi ulcérer les Saoudiens. Cependant, peut-on s’étonner de ces rapprochements ? Au lendemain des accords de normalisation, seules les voix turques et iraniennes s’étaient réellement élevées pour condamner ces accords. Vécus comme une trahison, ils soulignent aussi et surtout le manque de réaction de la part des États arabes habituellement favorables à la cause palestinienne.

Une normalisation israélo-saoudienne dans le but de contrer l’arc chiite pourrait en réalité placer l’Iran en position de grâce aux yeux des Palestiniens. En outre, Ankara ne cache plus ses aspirations néo-ottomanes et multiplie sa présence à l’étranger. Le Président turc semble prêt à s’investir sur tous les théâtres possibles pour étendre son influence. Si Riyad signait des accords de paix avec Israël, nul doute que la Palestine se tournerait inéluctablement vers les alliés qui se présenteront à elle.

Les propos tenus par Bandar bin Sultan, éminent diplomate saoudien, amènent à questionner la position du Royaume saoudien face à la question palestinienne et face à Israël. Bien qu’il s’agisse d’une opinion personnelle, il n’est pas interdit de penser que certains dirigeants saoudiens partagent son point de vue. Ces déclarations pourraient alors être une manière de justifier un futur rapprochement israélo-saoudien qui pourrait bien bouleverser les alliances historiques et générer un nouvel échiquier diplomatique au Moyen-Orient.


[1] La retranscription écrite de l’interview est disponible : https://english.alarabiya.net/en/features/2020/10/05/Full-transcript-Part-one-of-Prince-Bandar-bin-Sultan-s-interview-with-Al-Arabiya

[2] L’équipe du Times of Israël, Un ancien chef des renseignements saoudiens blâme les dirigeants palestiniens, The Times of Israël, 6 octobre 2020. https://fr.timesofisrael.com/un-ancien-chef-des-renseignements-saoudiens-blament-les-dirigeants-palestiniens/

[3]L’équipe du Middle East Eye, Palestinians outraged by Saudi prince’s barbed criticism of leadership, Middle East Eye, 9 octobre 2020. http://www.middleeasteye.net/news/palestinian-officials-dismisses-saudi-prince-bandar-bin-sultan-statements-step-normalise-ties

[4] Les Accords d’Abraham ont été signés par Israël, Bahreïn et les Emirats arabes unis le 13 août 2020 à la Maison Blanche, Etats-Unis.

[5] Lisa Romeo, Il y a 10 ans : l’initiative de paix de la Ligue des Etats arabes, Les Clés du Moyen-Orient, mars 2012. https://www.lesclesdumoyenorient.com/Il-y-a-10-ans-l-initiative-de-paix.html

[6] Al Arabiya en anglais, Saudi Arabia among top aid providers for Palestinians, nearly $1 mln per day¸Al Arabiya, 15 août 2020. https://english.alarabiya.net/en/News/gulf/2020/08/15/Saudi-Arabia-remains-top-aid-provider-for-Palestinians-nearly-1-mln-per-day

[7] Alexandre Aoun, Le pacte de Quincy : l’ossature de la politique étrangère saoudienne depuis 1945 ? Mon Orient, 19 décembre 2019 https://www.monorient.fr/index.php/2019/12/19/le-pacte-quincy-lossature-de-la-politique-etrangere-saoudienne-depuis-1945/

[8] Le Figaro et AFP, Arabie Saoudite : pas de normalisation avec Israël sans paix avec les Palestiniens, Le Figaro, 19 août 2020. https://www.lefigaro.fr/flash-actu/arabie-saoudite-pas-de-normalisation-avec-israel-sans-paix-avec-les-palestiniens-20200819

[9] Blandine Lavigon, Bahreïn, le Royaume en situation de dépendance face à l’Arabie Saoudite, Le vent se lève, 25 mars 2020, https://lvsl.fr/bahrein-le-royaume-en-situation-de-dependance-face-a-larabie-saoudite/

[10] L’équipe du Middle East Eye, Palestinians outraged by Saudi prince’s barbed criticism of leadership, Middle East Eye, 9 octobre 2020. http://www.middleeasteye.net/news/palestinian-officials-dismisses-saudi-prince-bandar-bin-sultan-statements-step-normalise-ties

[11] Mourad Belhaj, La Palestine et l’Azerbaïdjan félicitent la Turquie pour sa récente découverte de gaz naturel, Agence Anadolu, août 2020. https://www.aa.com.tr/fr/monde/la-palestine-et-lazerba%C3%AFdjan-f%C3%A9licitent-la-turquie-pour-sa-r%C3%A9cente-d%C3%A9couverte-de-gaz-naturel-/1950065

Guerre moderne, guerre privée : le mercenarisme en Libye et en Syrie

Le mercenarisme, pratique historique

La pratique du mercenarisme associe la guerre au profit. Le mercenaire est payé pour combattre, il est un acteur privé qui défend les intérêts militaires d’autrui en échange d’argent. Le recours au mercenarisme est une pratique courante dans l’Histoire de la guerre. Cette utilisation privée de la violence est délégitimisée par le processus de rapprochement entre l’État et la Nation, qui attribue à l’État la notion wébérienne du monopole de la violence légitime. Dans l’État-nation, la violence est une capacité publique, qui est utilisée exclusivement par la structure étatique. La conceptualisation intellectuelle du mercenarisme devient négative, puisqu’elle va à l’encontre du fonctionnement des pouvoirs régaliens. Cependant, les pratiques de privatisation des acteurs de la guerre ne disparaissent pas pour autant.

https://www.lepoint.fr/monde/en-syrie-les-milices-secretes-de-vladimir-poutine-11-08-2016-2060563_24.php

L’histoire particulière des pratiques mercenaires en Russie

L’utilisation des mercenaires était courante chez les Tsars. À l’époque soviétique, on parle de « combattants volontaires », terme qui a aujourd’hui été remplacé par celui de forces « semi-étatiques », payées par le pouvoir politique[1]. Ces termes désignent la reconnaissance partielle de l’existence de ces entités par les autorités russes. Les SMP russes attirent les vétérans de l’armée russe, ou les combattants pro-russes des pays voisins. On retrouve dans les origines de ces combattants celle des soldats payés par les Tsars russes. Parmi eux se trouvent les Cosaques, population à majorité slave d’Europe orientale, adjacente au Caucase et à l’Asie. Au cours des années Poutine, les missions des SMP se sont éloignées des contrôles de sécurité ou de frontières qui leurs étaient attribuées avant, pour se tourner vers des actions proches de celles d’un organisme étatique. 

Wagner, la société du Kremlin

La société Wagner est fondée par Evgueni Prigogine, un homme d’affaires particulièrement proche de Poutine. Il est connu à Moscou comme « le cuisinier du Kremlin » et est en effet chargé d’organiser des réceptions et dîners pour les autorités russes. Wagner est essentiellement composée de vétérans russes, formés par la direction générale du renseignement russe[2]. La particularité réside ainsi dans sa proximité avec le pouvoir, et dans la formation approfondie de ses membres. La société a fait l’objet de nombreuses enquêtes d’investigation russes dans lesquelles il a été mentionné que ses opérations étaient uniquement destinées à l’extérieur du territoire national russe, contrairement aux autres compagnies qui n’engagent pas de forces combattantes. Wagner semble ainsi prendre part à des missions militaires extérieures sous ordre du Kremlin.

Wagner en Syrie, et le flou juridique russe

Sur la scène syrienne, Wagner apparaît pour la première fois en 2015, mais leur action est surtout mise en avant en 2016 lors de la première bataille de Tadmor (Palmyre), alors contrôlée par Daesh. La Russie est officiellement engagée aux côtés du régime de Bachar Al-Assad. Wagner travaille alors avec l’armée russe envoyée sur place. Le statut particulier de Wagner donne à la société un rôle bien particulier sur les terrains où elle mène ses opérations. Les dirigeants des sociétés militaires privées sont très souvent proches des services militaires nationaux ou des services de renseignement. Wagner n’échappe pas à cette règle. Cependant, le statut illégal des SMP en Russie oblige la plupart des sociétés à ne pas effectuer de mission militaire, ce qui n’est pas le cas de Wagner. La bataille de Palmyre montre que Wagner est un appui officieux important de l’armée russe, officiellement engagée auprès de Bachar Al-Assad. L’illégalité supposée de Wagner permet aux Russes de mener des missions sans avoir la responsabilité de leurs conséquences.

L’expérience des Slavonic Corps témoigne de la fermeté juridique russe face aux SMP. La société Slavonic Corps est envoyée en 2013 en Syrie pour assurer la sécurité de terrains d’exploitation pétrolière en appui au régime de Bachar[3]. Ils sont finalement envoyés en renforts dans un village proche, afin de soutenir les combattants du régime contre des membres de Daesh. Plusieurs soldats de la société périssent dans les combats. L’histoire du massacre est portée à la connaissance des services secrets russes, le FSB, qui débute une enquête sur les dirigeants de la compagnie. Ceux-ci seront jugés et condamnés pour mercenariat une année plus tard. 

Le chaos libyen et la fracture sécuritaire

Le territoire libyen est aujourd’hui au cœur des enjeux liés aux sociétés militaires privées. La chute de Kadhafi en 2011 a donné un nouvel élan à ces sociétés qui ont vu dans l’instabilité du pays une opportunité économique majeure. L’effondrement du système sécuritaire mis en place par le chef libyen assurait aux multinationales sur le terrain une certaine protection, qui s’est écroulée en 2011.  En l’absence de prise de décision centralisée, liée à la non-continuité de l’État, la sécurité devient un enjeu local, assuré par des milices qui agissent sur un territoire restreint sur le sol libyen. La fracture de la structure sécuritaire mise en place par Kadhafi est perçue par les élites économiques liées à ces multinationales comme une menace à leurs intérêts. Cette instabilité explique le recours aux sociétés militaires privées.

La Russie en soutien au maréchal Haftar

L’implication de la Russie en Libye reste officieuse. Néanmoins, depuis l’envoi de mercenaires djihadistes syriens à la solde d’Ankara pour soutenir les troupes d’Al-Sarraj, Moscou appuie le dissident Haftar par le biais de la société Wagner. Il existe plusieurs sociétés de ce type en Russie. Même si le cas de Wagner est particulier, ces sociétés sont officiellement complètement illégales en Russie, et avec elles les pratiques de mercenariat. Leur existence et leurs dirigeants ne sont pas officiellement reconnus, elles sont donc enregistrées comme des sociétés commerciales. Ces sociétés paramilitaires privées permettent ainsi à la Russie d’être présente sur différents théâtres d’opération sans même devoir se justifier des actions commises sur place. C’est une aubaine, car la société Wagner suit les directives du Kremlin pour sécuriser des zones stratégiques. Pourtant, son existence est niée par le gouvernement russe. La société a multiplié son capital en signant de nombreux contrats avec des industries pétrolières en Syrie et en Libye, en coopération avec les renseignements russes qui ont contribué à la naissance, puis à la réalisation des différentes opérations menées par Wagner[4]. Elle a pu ainsi multiplier ses moyens matériels et humains.

L’ambiguïté de l’action de Wagner en Libye

La présence de ces contractors en Libye a été confirmée par un rapport de l’ONU[5], allant à l’encontre de l’embargo imposé par les Nations Unies. Même si elle est de plus en plus officielle, la politique russe de soutien à Haftar reste plus limitée que celle de l’engagement russe aux côtés de Bachar Al-Assad. La présence militaire russe en Libye n’est qu’à demi assumée par les leaders politique russes. En mai dernier cependant, un communiqué américain dénonce la présence de plusieurs avions militaires russes sur le sol libyen[6], envoyés par Wagner. Ces avions qui appartiennent à l’armée étaient pilotés par les mercenaires de Wagner. Ils ont été identifiés en Syrie, où ils ont été repeints pour éviter tout lien avec l’armée. L’ingérence russe commence à être dénoncée sur la scène internationales, et notamment par le président turc Recep Tayyip Erdogan, officiellement engagé auprès d’Al-Sarraj en Libye.

Le système des sociétés militaires privées s’étend dans les différentes zones de conflit. Le développement du droit international, le jeu des influences et les pratiques économiques libérales donnent aux leaders de ce système un champ de possibilité immense, en lien étroit avec des dirigeants nationaux qui profitent des failles juridique. La complexification des conflits et les ambitions belligérantes des leaders indiquent l’expansion future de ces pratiques violentes, et la persistance de leurs conséquences malheureuses. Récemment, le conflit dans le Haut-Karabakh est devenu le théâtre d’affrontement entre mercenaires à la solde de différentes puissances régionales. La Turquie a envoyé plusieurs centaines de djihadistes syriens combattre avec l’Azerbaïdjan, alors que plusieurs réseaux d’Europe de l’Est envoient des combattants polonais, ukrainiens ou russes aider l’Arménie pour une forte somme d’argent.


[1] Kimberly Marten (2019) Russia’s use of semi-state security forces: the case of the Wagner Group, Post-Soviet Affairs, 35:3, 181-204, DOI: 10.1080/1060586X.2019.1591142

[2] https://orientxxi.info/magazine/societes-militaires-russes-wagner-combien-de-divisions,3804

[3] https://www.interpretermag.com/the-last-battle-of-the-slavonic-corps/

[4] https://www.bbc.com/news/amp/world-europe-43167697

[5] https://undocs.org/fr/S/2020/360

[6] https://www.franceinter.fr/emissions/geopolitique/geopolitique-27-mai-2020

Le Liban dans l’impasse politique

« La position confessionnelle au Liban est un phénomène de structure ; aucune violence n’y changera rien ; c’est le temps seul qui la modifiera, ou qui ne la modifiera pas »[1].

Août 2020. Après la terrible explosion au port de Beyrouth et plus d’un an de protestations contre les conditions sociaux-économiques, et majoritairement dirigées contre un système politique plus que jamais décrié, le Président du Conseil des Ministres, Hassan Diab démissionne[2]. Puis ce fut le tour de Mustapha Adib[3]. Ensuite, le flou, sur tous les plans. D’abord, sur celui d’une pratique du pouvoir qui relève d’une tradition presque indéracinable. Ensuite, sur celui de l’avenir plus qu’incertain du gouvernement, et enfin sur celui de la colère de la population et de son action, laquelle se mue en intervention plus largement régionale, voire internationale.

Entre tentatives de sanctuarisation des acquis, intérêts régionaux et ingérence internationale : le Liban serait-il face à une impasse politique insoluble ?

Le confessionnalisme politique libanais : gestion d’une réalité démographique …

Le Liban, environ 10 400 km2, aujourd’hui près de 5,5 millions d’habitants, et 18 confessions. C’est au regard de ces données là qu’en 1926 la structure politique s’est faite de manière à s’adapter à une population multiconfessionnelle et à des réalités socioculturelles particulières.

Afin de représenter le plus équitablement possible ces différentes communautés, cette adaptation est passée par le confessionnalisme politique, c’est-à-dire une répartition du pouvoir en fonction de différentes confessions religieuses. La Constitution de 1926 prône très clairement cette pratique[4], instaurée à l’origine uniquement pour la chambre des députés[5]. Aujourd’hui et depuis les années 40, le Président « doit » être chrétien maronite, le Premier Ministre musulman sunnite et le Président de la chambre des députés, musulman chiite.

Ainsi, on partait du principe qu’il était nécessaire de maintenir un certain équilibre entre la composition du tissu social et la composition du corps politique représentant celui-ci. C’est pourquoi en 1943, un pacte oral est venu étendre l’application du confessionnalisme à d’autres fonction, celle de Président de la République Parlementaire du Liban ainsi que celle de Président du Conseil des Ministres. Bien qu’oral, ce pacte instaure presque une « coutume » et est toujours en vigueur aujourd’hui.

C’est ici qu’il convient de préciser une donnée importante : dès 1948[6] les musulmans commencent à être majoritaires en termes de population, et parallèlement les tensions communautaires grimpent.

40 ans plus tard, la donne se complique encore un peu plus. Le 30 septembre 1989, les accords de Taëf mettent fin à la guerre civile survenue en 1975, en réorganisant le partage des pouvoirs entre les confessions. Le Président cède ainsi certaines de ces prérogatives au Premier Ministre, musulman sunnite, qui dispose finalement de plus de marge d’action que le Président lui-même. Préciser ici la confession du Premier Ministre permet de comprendre l’absence d’unanimité sur cet accord, les chrétiens se sentaient trahis.

« Ce n’est pas parce qu’on a mérité un poste qu’on l’obtient, c’est d’abord parce qu’on appartient à une communauté »[7].

Le dernier recensement ayant eu lieu en 1932, il n’y a pas eu d’adaptation de le représentativité vis à vis des évolutions confessionnelles de la société, dont tous les membres se définissent d’abord par l’appartenance communautaire, l’« assabiya » (esprit communautaire) primant sur l’identité nationale. 

[8]

Un effacement des barrières communautaires est-il envisageable ?

Le confessionnalisme a traversé au Liban des crises de toutes natures, mais est-il aujourd’hui à bout de souffle ? Les uns prônent un maintien du statu-quo, les autres rêvent d’une laïcité à l’orientale. 

… devenu outil de conservation d’intérêts partisans à la source d’une inévitable impasse politique

Depuis plus d’un an, les manifestations retentissantes du peuple libanais visent non seulement la crise des services publics mais plus largement le système confessionnel, dont l’« omniprésence est un échappatoire »[9]. Son maintien arrange, et il convient de comprendre cette impasse politique sous l’angle des intérêts de la classe politique et des enjeux de leur maintien, auquel un changement de règlementation risquerait de mettre fin. Aujourd’hui, plus que jamais, le Liban sombre dans un manichéisme politique. Le poids de l’influence du Hezbollah est le sujet de discorde.

Le « tandem chiite »[10] adopte ici un discours et une posture révélateurs de ce qu’ils « risquent » : le parti Amal et le Hezbollah ont le regard porté tout particulièrement sur le ministère des finances. La régulation des informations financières représenterait en effet un atout majeur pour les acteurs bénéficiant de larges intérêts via un système habitué aux actes de corruption. Mais plus encore, le Hezbollah, via l’acquisition de ce ministère, espère avoir la possibilité de contourner les sanctions américaines, lesquelles depuis plusieurs mois visent directement ou indirectement le parti Hezbollah, considéré comme parti terroriste par les États-Unis.

Le Courant patriotique libre (CPL) de Gebran Bassil, se démarque dans cette bataille « sous terraine » en ne considérant pas l’attribution du ministère des finances au tandem chiite comme une évidence, et penche plutôt du côté de la nécessité de sortir rapidement et efficacement de cette impasse politique, tout en gardant comme objectif, lui aussi, le maintien de ses intérêts.

De manière générale, il convient de replacer ce blocage politique dans le cadre des divergences entre les partis traditionnels, qui eux aussi, se divisent sur la composition du gouvernement à venir. L’alliance du 14 mars, qui représente l’opposition, ne souhaite pas que le nouveau gouvernement soit sous influence du Hezbollah. Selon les ramifications politiques libanaises, les partis traditionnels veulent garder leurs prérogatives. Dernièrement, l’évocation de la nomination des anciens Premiers ministres à la tête du gouvernement est symptomatique de la crise politique au Liban : vouloir le changement pour finalement ne rien changer.

Ce véritable « chantage des intérêts » fait fi de la chute d’un peuple, mais au-delà, démontre bien que la naissance d’un nouveau gouvernement stable et solide sur le long terme est compromise, puisque celui-ci devra d’ores et déjà se battre avec de très nombreux acteurs politiques qui cherchent par tous les moyens à s’assurer une véritable sanctuarisation de leurs acquis.

Comment en est-on arrivé à une impasse si irréductible ? Il est important de rappeler qu’à plusieurs reprises, l’idée d’une éventuelle sortie de ce système a été évoquée, étudiée du moins, sans véritable application … Mahdi Amil, assassiné en 1987 par une milice chiite, aurait souhaité viser une « dépassement du système communautaire »[11].

Déjà en 1926, Maurice Sarrail a fait face au blocage des grands notables libanais[12], qui cherchaient déjà le maintien des privilèges, et qui tentaient déjà d’adopter une argumentation structurée afin d’appuyer leurs revendications[13]. L’ancien Premier ministre Mustapha Adib, face à ces revendications, n’a pas souhaité entamer des négociations avec le tandem chiite.

Il est donc très clair que cette impasse met en exergue le jeu de l’ensemble des partis politiques du Liban, lesquels sont le reflet de la population multiculturelle et multiconfessionnelle. Cependant, les acteurs internes ne sont pas les seuls à être impliqués. En effet, la participation et l’implication des acteurs régionaux et internationaux accentuent la pression sur les dirigeants libanais.

Ingérence à l’échelle régionale et internationale : une problématique multidimensionnelle

Si le Hezbollah reste l’outil privilégié de l’Iran afin de maintenir son influence au Levant, d’autres pays s’ingèrent au Liban en fonction de leurs propres intérêts.

Tout d’abord, les États-Unis, dont l’omniprésence dans la région reste forte, à travers sanctions,  négociations et présence militaire. Dernièrement, la loi César, rentrée en vigueur en juin 2020, vise officiellement Damas et ses principaux alliés, dont le Hezbollah. Les entreprises libanaises commerçant avec la Syrie sont ainsi sanctionnées. L’agenda politique américain au Liban est consubstantiel à la lutte contre l’axe iranien, donc contre l’influence du Hezbollah au Liban.

De surcroît, les négociations concernant les frontières maritimes entre le Liban et Israël, les États-Unis se posent en négociateurs dans cette bataille autour des blocs 8 et 9[14] du gisement Léviathan en Méditerranée Orientale. Allié historique d’Israël, Washington privilégie la version israélienne sur ce dossier au détriment du droit de la mer.  Le territoire libanais est donc le théâtre d’une lutte d’influence entre l’Iran et les États-Unis.  

La France, quant à elle, forte de son héritage historique au Liban, souhaite conserver cette influence et cette implication. Après deux visites en moins d’un mois à Beyrouth, le Président Macron tente d’imposer une politique très dirigiste couplée à une politique de sanction. En effet, il impose aux dirigeants libanais de former le plus rapidement possible un gouvernement selon une feuille de route bien précise. Le vocabulaire employé lors de ses discours laisse bien entrevoir cette prise de position et démontre le choix très affirmé de prendre les choses en main : « trahison », « honte », « responsabilité », « dernière chance », « obligation », « question de confiance ». Le Secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah approuve l’initiative française mais désapprouve la forme et le langage employé.

Une problématique soulève alors des questions : la communauté internationale est au chevet du Liban depuis la double explosion du port le 4 août dernier. Or, l’aide internationale est conditionnée à la bonne formation d’un gouvernement et à sa viabilité sur le long terme. Ce sont les populations, qui, pour l’instant, souffrent de l’absence de cette aide … Aide qui, pour l’Arabie Saoudite, ne verra pas le jour si le Hezbollah est au pouvoir.  

Conclusion : changement nécessaire mais impossible ?

La population libanaise est politisée et parrainée par une puissance extérieure. Les Chrétiens se réfèrent principalement à la France, les Sunnites comptent sur la Turquie et l’Arabie Saoudite et les Chiites reçoivent l’aide de l’Iran. Ainsi, chaque communauté s’enracine dans une logique partisane. Bien que souhaité durant les manifestations, un changement de pouvoir est-il pour autant réalisable au pays du Cèdre ? Les causes profondes de ce blocage remontent à près d’un siècle, les coutumes étant enracinées dans la Constitution de 1926. L’immense diversité qui compose le pays semble rendre le consensus impossible, chacun cherchant le maintien de ce à quoi il est attaché, tant au niveau des partis politiques qu’au niveau de la population. Les premiers pensant en termes d’intérêts, les seconds en termes d’attachement communautaire.


[1] https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-l-orient-2013-4-page-25.htm

[2] Il annonce la démission de son gouvernement le 10 août 2020, presque une semaine après les violentes explosions qui ont frappé Beyrouth.

[3] Il renonce à la formation d’un nouveau gouvernement le 26 septembre 2020, face aux tensions et à l’impossible consensus sur la question de l’attribution des ministères.

[4] Article 95 de la Constitution de la République parlementaire du Liban : http://www.cc.gov.lb/sites/default/files/La%20Constitution%20Libanaise.pdf

[5] Article 24 de la Constitution : http://www.cc.gov.lb/sites/default/files/La%20Constitution%20Libanaise.pdf

[6] Année de l’indépendance d’Israël

[7] https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/liban/explosions-a-beyrouth/larticle-a-lire-pour-comprendre-pourquoi-le-systeme-politique-libanais-est-a-bout-de-souffle_4073431.html

[8] https://www.youtube.com/watch?v=OvH12P3Paz4

[9] https://www.youtube.com/watch?v=OvH12P3Paz4

[10] Terme désignant le Hezbollah et le parti Amal

[11] https://www.monde-diplomatique.fr/1997/03/CORM/4657

[12] https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-l-orient-2013-4-page-25.htm

[13] Ibid.

[14] Ces 2 blocs représentent un champ gazier, le « Léviathan », en méditerranée orientale

La question du Haut-Karabagh : entre conflit ethno-territorial et centre névralgique des tensions régionales

Le 27 septembre 2020, l’armée azerbaïdjanaise lance une offensive dans la région sécessioniste du Haut-Karabagh dans le but de récupérer la région des mains des rebelles. Soutenue depuis toujours par l’Arménie, le conflit interne azerbaïdjanais tourne de plus en plus en un conflit inter-étatique, puis régional. Octroyée territorialement à l’Azerbaïdjan par le pouvoir soviétique, la région du haut-Karabagh est pourtant peuplée en majorité d’Arméniens orthodoxes et catholiques. Les revendications de la population sur place ne tarderont pas, et celles-ci vont durer jusqu’à nos jours.

Mais, comment la question du Haut-Karabagh n’a toujours pas trouvé d’issue aujourd’hui ? Et comment l’implication des différentes puissances régionales complexifie le processus de pacification ?

I.            Le conflit du Haut-Karabagh, un conflit séculaire

Il est erroné de penser que le conflit actuel dans la région du Haut-Karabagh s’est déclaré uniquement à la chute de l’Union Soviétique et à l’indépendance des Républiques Socialistes Soviétiques (RSS) qu’étaient l’Arménie et l’Azerbaïdjan. En effet, la question du Haut-Karabagh n’a pas été résolue, et cela depuis la chute de l’Empire ottoman. Dès l’indépendance des deux protagonistes, cette région a été une source de tension palpable, et l’intégration dans l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) de l’un et l’autre n’arrange pas les choses.

L’époque soviétique :

Comme le dit le géographe et spécialiste du Caucase Jean RADVANJI, « toute une série de territoires administratifs à caractère national, créés dans les années 1920-1930, ont des effets à long terme contradictoires. Ils sont des bombes à retardement laissés en héritage lors de l’éclatement de l’URSS. »[2]

Durant toute la période soviétique, la question du Haut-Karabagh n’a jamais été résolue. Pire, la stratégie soviétique s’est résumée à intensifier les dissentions entre les belligérants dans une vision globale de renforcement de la pax sovietica. Effectivement, le fort caractère idéologique de l’URSS et la répression stalinienne des années 1930 ont semé les graines de la discorde dans énormément de territoires. Le but était de placer le socialisme au-dessus des nationalismes. Pour cela, le développement de certaines minorités a été favorisé afin de briser l’idée nationale dans les pays fédérés de l’URSS. Si la pression exercée par Moscou sur les deux républiques fédérées a longtemps permis un « gel » de la situation de la région, l’affaiblissement du pouvoir moscovite des années 1980 a eu raison de la relative paix dans le Haut-Karabagh.

Lors de cette période, Mikhaïl GORBATCHEV a dû faire face à la montée des nationalismes au sein de l’Union Soviétique. Persuadé que la Perestroïka, un programme de réformes politiques et économique, permettrait à l’URSS de maintenir son intégrité, celle-ci a permis la résurgence des sentiments nationaux des différentes entités en son sein. C’est dans ce contexte que l’Arménie demande une nouvelle fois que le Haut-Karabagh lui soit rattaché en 1988 ; une manœuvre vaine, quand on analyse la question sous un angle juridique. En effet, pour qu’une telle chose soit possible juridiquement, il fallait l’accord des deux républiques socialistes soviétiques engagées (Arménie et Azerbaïdjan) pour qu’enfin le pouvoir moscovite valide un quelconque rattachement. Cette règle montre bien la stratégie du pouvoir central.

Les indépendances :

La chute de l’URSS et l’accès à l’indépendance de l’Arménie et l’Azerbaïdjan finit par déclencher un conflit inter-étatique pour la région du Haut-Karabagh. L’intégration de ces deux nouveaux États dans le système international (de manière indépendante du moins) met en lumière un problème au niveau du droit international : l’interpénétration entre le concept d’intégrité territoriale et celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Élément essentiel en droit international, l’intégrité territoriale signifie que le « territoire d’un État ne peut pas être divisé, arraché ou occupé par la force ».[3] Donc, si nous partons de cette définition, la question de l’autonomie du Haut-Karabagh doit s’envisager dans le cadre territorial de l’Azerbaïdjan. Or, là, il n’est pas question d’autonomie mais d’indépendance, ce qui signifie une séparation territoriale de l’entité sécessionniste. Le droit international met en avant l’autodétermination des peuples. De surcroît, l’Acte Final d’Helsinki de 1995 met le doigt sur un autre problème concernant la situation du Haut-Karabagh : « tous les peuples ont toujours le droit, en toute liberté, de déterminer, lorsqu’ils le désirent et comme ils le désirent, leur statut politique interne et externe, sans ingérence extérieure. »[4] En effet, le Haut-Karabagh, territoire azerbaïdjanais, est soutenu dans sa revendication par l’Arménie ; cela est donc contraire au droit international.

II.         Le Haut-Karabagh, carrefour de toutes les tensions

Le conflit du Haut-Karabagh prend une dimension régionale de part la participation des puissances voisines. Les puissances étrangères ne manquent donc pas d’instrumentaliser ce conflit. Entre rivalités régionales et idéologiques profondes, ces puissances se servent du conflit pour progresser dans la région. Nous pouvons donc retrouver autour de la question du Haut-Karabagh la rivalité historique entre la Turquie et la Russie mais aussi la matérialisation des dissentions entre l’Iran et Israël.

La politique russe :

La région du Haut-Karabagh se retrouve au centre de la rivalité turco-russe dans la région. En effet, les deux puissances régionales tentent d’étendre leur influence dans la région via les différents dossiers en cours (Syrie, Lybie…). La Russie se retrouve en positions de force dans le Caucase du sud, région historiquement sous influence russe. La doctrine eurasienne domine le monde politique russe, qui définit que « tout l’espace géopolitique de l’ex-URSS fait partie de sa sphère d’intérêt ». L’eurasisme met donc en lumière la doctrine de « l’étranger proche »[5], c’est-à-dire une présence russe dans les anciens territoires de l’URSS. L’application de cette doctrine permet une reformulation des objectifs de la politique étrangère russe qui est d’empêcher l’extension des conflits périphériques au territoire russe et obtenir la résolution de ceux-ci sous sa médiation. La politique de « l’étranger proche » a aussi comme but de maintenir une présence militaire russe au sein des Nouveaux États Indépendants (NEI) et de promouvoir la Communauté des États indépendants (CEI), organisation qui a comme but la préservation des liens économiques entre les anciens membres de l’Union Soviétique. Pour maintenir les NEI dans son giron, la Russie opte pour des moyens de pression militaires et économiques. En effet, Moscou tente d’exploiter les conflits dans la région en soutenant les différents sécessionnismes pour affaiblir et contraindre les États à faire des concessions politiques ; comme avec la Géorgie en 2008, sur la question de l’Ossétie du Sud par exemple. Cette stratégie opérée par la Russie est nommée de « stratégie russe de déstabilisation contrôlée »[6] par Janri KACHIA, écrivain et journaliste géorgien. De plus, cette stratégie permet à Moscou de faire affaires avec les deux belligérants en ce qui concerne la vente d’armes. Cependant, la Russie a montré une réelle préférence pour l’Arménie. Cela est justifiable par des raisons historiques et géostratégiques. Effectivement, le soutien à l’Arménie s’inscrit dans la volonté russe de protection des peuples chrétiens orthodoxes de la région et la protection des frontières de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), dont l’Arménie est membre. Mais la Russie fait quand même partie du groupe de Minsk avec la France et les États-Unis, chargé de trouver une solution pacifique à ce conflit ; le tout malgré la prise de position russe.

Les visées turques :

La Turquie, dans une logique néo-ottomane, tente de s’implanter dans le Caucase pour atténuer l’influence russe dans la région. En effet, celle-ci tente de s’implanter en s’appuyant sur l’Azerbaïdjan, république turcophone et musulmane. D’abord soucieuse de son image, la Turquie tente de s’immiscer dans la région via le vecteur culturel et le « modèle » d’association entre démocratie et islam. Cependant, l’image de la Turquie s’est peu à peu dégradée au sein de la Communauté Internationale : Syrie, Irak, question kurde, le problème chypriote, les contentieux avec la Grèce et maintenant la Lybie… La Turquie s’est ingérée dans plusieurs dossiers chauds de la région. Si les Turcs ont, un temps, tenté un léger rapprochement avec l’Arménie, en lui proposant de participer à la Zone de Coopération Économique de la Mer Noire (ZCEMN), les dissensions sont telles qu’une normalisation des relations turco-arméniennes est aujourd’hui de l’ordre de l’utopie. Effectivement, entre non-reconnaissance des frontières (traité de Kars de 1921), la question des « événements de 1915 » ou encore l’occupation arménienne du Haut-Karabagh. L’alliance turco-azéri revêt cependant un tout autre caractère ; en effet, les deux États ont mis en place un Partenariat stratégique d’assistance mutuelle le 16 août 2010, sur fond de promesses de défense et de coopération en matière d’équipements militaires. Le directeur de la communication de la présidence turque n’a d’ailleurs pas hésiter à commenter la position de son gouvernement : « La Turquie sera pleinement engagée à aider l’Azerbaïdjan à recouvrer ses terres occupées et à défendre ses droits et intérêts selon le droit international »[7]. De surcroît, la Turquie a fait appel ces derniers jours aux services de mercenaires syriens pour combattre les rebelles du Haut-Karabagh. L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) fait état de l’envoi d’environ 850[8] fidèles pro-Ankara[9]. Ce mouvement turc déclenche l’indignation de la Communauté Internationale, Arménie et France en tête  réclament des explications au gouvernement turc. La Turquie a usé de la même méthode concernant le dossier libyen, où des mercenaires djihadistes avaient été envoyés pour combattre des hommes du dissident Haftar.

Rivalités israélo-iraniennes :

Israël et l’Iran regardent aussi l’évolution du conflit dans la région. En effet, les deux puissances régionales ont aussi des intérêts. Les deux États sont surtout des ennemis héréditaires et profitent de touts les dossiers de la région pour se faire face : Liban, Syrie… L’Iran procède par le financement de milices ouvertement hostiles à Israël (Hamas, Hezbollah) et essaye de maintenir le différent judéo-arabe pour empêcher une intégration complète d’Israël dans la région. Cependant, cette politique commence à se retourner contre l’Iran, qui voit les pays sunnites se rapprocher officiellement d’Israël.

Israël soutient ouvertement l’Azerbaïdjan[10], car elle y importe environ 1/3 de son gaz[11]. Cette relation surprenante entre l’État hébreu et l’Azerbaïdjan chiite remonte à avril 1992. Israël est un des premiers pays à reconnaître l’indépendance de l’ancienne République soviétique. Les deux pays nouent des relations commerciales mais surtout militaires. Israël a l’intention de se servir de l’Azerbaïdjan pour être au plus proche de la frontière iranienne. Les deux États ont un objectif commun : empêcher la diffusion de la propagande islamique iranienne. En effet, même l’Azerbaïdjan chiite avait peur des déstabilisations que pouvait apporter la propagande islamique dans un État fondé sur la laïcité du pouvoir politique. Tel-Aviv joue donc sur cette dissension inter-chiite. De surcroît, l’État hébreu fournit matériel et logistique à l’Azerbaïdjan dans le conflit qui l’oppose à l’Arménie.

Du côté iranien, le soutien à l’Arménie est plus discret, moins officiel. Il revêt des justifications géostratégiques mais aussi historiques[12]. En effet, l’Iran a été par le passé une terre d’accueil pour les Arméniens chassés des différentes provinces ottomanes. Malgré l’islamisation du régime depuis 1979, les Arméniens sont en majorité restés en Iran, on en dénombre aujourd’hui plus de 600 000[13]. Si la méfiance entre Azéris et Iraniens pousse les deux États chiites à ne pas s’allier, cette méfiance est telle que l’Iran profite de la situation du Haut-Karabagh pour maintenir la pression sur son voisin chiite. En effet, le soutien iranien à l’Arménie se matérialise par des ventes d’armes, des aides alimentaires pour le Haut-Karabagh ou encore par l’aide bancaire arménienne permettant de contourner les sanctions américaines à l’encontre de l’Iran[14].

Pour conclure, nous pouvons dire que le conflit actuel dans la région du Haut-Karabagh entre l’Azerbaïdjan et les sécessionistes, soutenus par l’Arménie, est le résultat de la politique soviétique menée lors des années 1930, sur fond de volonté d’étouffement des identités nationales. Le conflit resurgit lors de l’indépendance des deux anciennes républiques fédérées, un conflit qui devient le centre des tensions régionales entre les différentes puissances, chacune voulant défendre son intérêt propre.


[1] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-Haut-Karabagh-une-ligne-de-feu-pour-l-Armenie-et-l-Azerbaidjan-une-ligne-de-3262.html

[2] Fazil ZEYNALOV, Le conflit du Haut-Karabakh. Paix juste ou guerre inévitable ? Approche historique, géopolitique et juridique, Paris, Diplomatie et stratégie, L’Harmattan, 2016.

[3] Fazil ZEYNALOV, Le conflit du Haut-Karabakh. Paix juste ou guerre inévitable ? Approche historique, géopolitique et juridique, Paris, Diplomatie et stratégie, L’Harmattan, 2016.

[4] Fazil ZEYNALOV, Le conflit du Haut-Karabakh. Paix juste ou guerre inévitable ? Approche historique, géopolitique et juridique, Paris, Diplomatie et stratégie, L’Harmattan, 2016.

[5] David CUMIN, Géopolitique de l’Eurasie. Avant et depuis 1991, Paris, L’Harmattan, 2020.

[6] Fazil ZEYNALOV, Le conflit du Haut-Karabakh. Paix juste ou guerre inévitable ? Approche historique, géopolitique et juridique, Paris, Diplomatie et stratégie, L’Harmattan, 2016.

[7] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-Haut-Karabagh-une-ligne-de-feu-pour-l-Armenie-et-l-Azerbaidjan-une-ligne-de-3262.html

[8] Les médias arméniens parlent eux de plus de 3000 mercenaires syriens.

[9] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/10/02/haut-karabakh-macron-reclame-des-explications-a-la-turquie-et-interpelle-l-otan_6054446_3210.html

[10] https://www.rfi.fr/fr/europe/20201001-haut-karabakh-isra%C3%ABl-partenaire-longue-date-l-azerba%C3%AFdjan

[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Relations_entre_l%27Azerba%C3%AFdjan_et_Isra%C3%ABl

[12] https://journals.openedition.org/cemoti/1451

[13] https://fr.wikipedia.org/wiki/Diaspora_arm%C3%A9nienne

[14] https://www.atlantico.fr/decryptage/3590555/les-enjeux-de-l-interventionnisme-iranien-dans-l-explosive-region-du-caucase-du-sud-ardavan-amir-aslani

Méditerranée orientale: Le droit au centre des contestations, la force à son service

Terre et Mer, depuis toujours convoitées, ont nécessité au fil du temps, de la découverte de leurs ressources et de leurs enjeux, une règlementation, plus ou moins claire et établie selon les périodes et le contexte politique, mais également géographique. En effet, les constructions politiques se heurtent parfois à des réalités géographiques indéniables, qui empêchent le consensus sur le long terme.

En quoi les intérêts énergétiques dépendent des batailles juridiques ?

Le droit de la mer: l’éternel contesté

À ce titre, nous pouvons évoquer l’exemple des zones économiques exclusives (ZEE), et plus particulièrement celles relatives à la Turquie et à la Grèce, dans le cadre des fortes tensions en Méditerranée Orientale, tensions de (très) longue date …

En 1923, le traité de Lausanne[1] délimite les frontières de la Turquie, et précise notamment les îles qui lui appartiendront, ainsi que celles qui reviendront à la Grèce. Par principe (article 6), « les frontières maritimes comprennent les îles et îlots situés à moins de 3 000 miles de la côte ». Mais de façon habituelle en droit, à tout principe son exception … L’article 15 dudit traité dénombre des îles vis-à-vis desquelles la Turquie a renoncé à ses droits. Parmi elles, Rhodes, Kos, Castellorizo, des entités aujourd’hui grecques[2] relativement proches des côtes Turques, et se situant, pour Castellorizo, directement sur son plateau continental. Ici se trouve le nœud du problème, qu’il convient d’éclairer en retraçant la chronologie des évènements, dès leur origine.

Le 10 août 1976 déjà, la Grèce avait introduit auprès de la Cour Internationale de Justice une instance contre la Turquie à ce sujet, dont le nom était bien révélateur de la source de la problématique : « Plateau continental de la mer Égée – Grèce c. Turquie ». Plus de 2 ans plus tard, le 19 décembre 1978, la Cour a déclaré qu’elle n’était pas compétente pour résoudre ce litige[3], comme l’affirmait la Turquie.

La communauté internationale, quant à elle, tentait déjà de poser un cadre juridique depuis le milieu des années 1950. En 1956 s’est tenue la première conférence de l’ONU sur le droit de la mer, débouchant sur plusieurs traités, suivie par la deuxième en 1960, puis par la troisième en 1973, traitant notamment de l’exploitation des ressources de la mer. Nous comprenons donc ici l’important enjeu de cette règlementation, mais à ce stade, plusieurs remarques.

Tout d’abord, cette dernière conférence a abouti, le 10 décembre 1982, à la signature de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer[4], laquelle en l’espèce, a bien été signée par la Grèce … mais pas par la Turquie qui n’est donc, juridiquement, pas liée par ce texte. Ensuite, le droit de la mer est un droit relativement récent, dont les textes ont mis du temps à être appliqués, ladite convention n’étant entrée en vigueur qu’en 1994.

Plusieurs notions de ce droit récent et une petite synthèse de ceux-ci sont nécessaires afin d’éclairer le flou autour du conflit entre la Grèce et la Turquie.

L’article 15 de la Convention introduit la notion de délimitation de la mer territoriale, laquelle se conforme donc à la Convention, sauf en raison notamment « de l’existence de titres historiques », rendant ainsi nécessaire une autre délimitation. Les articles 46 et 49 évoquent le cas des archipels, point très important dans notre cas d’étude. Ces archipels sont qualifiés comme tels lorsqu’ils « forment intrinsèquement un tout géographique, économique ou politique, ou qui sont historiquement considérés comme tels ».

Enfin, les articles 56 et 57, confrontés aux articles 77 et 79, posent notre problématique principale. Les premiers fixant l’étendue de la ZEE à 200 milles marins[5], les seconds évoquant le plateau continental. Dans les faits, mais aussi donc juridiquement, par la détention d’îles relativement proches des côtes turques, la ZEE grecque s’étend sur le plateau continental turc, lequel plateau, propriété individuelle de la Turquie, lui donne notamment le droit d’y « poser des câbles et des pipelines sous-marins ».

Délimitation des différentes zones territoriales et maritimes
La différence des étendues entre la ZEE théorique Turque et celle revendiquée

Juridiquement grec mais historiquement contestable ? Ces articles nous démontrent une chose : la construction politique s’oppose ici à la réalité géographique, et nous amènent à questionner le rapport du droit et de la nature, en y mêlant une donnée historique non négligeable, elle-même mentionnée tout au long de la Convention.

La force : outil de (re)négociation politique

La question juridique, centrale dans la compréhension et la possible résolution de ce conflit, nous amène alors à nous questionner sur toute la tension qui règne dans la région. En effet, depuis août 2019 notamment, le ton monte entre la Grèce et la Turquie à un niveau incroyable. De plus, le conflit s’étend via l’assistance qu’apporte la France à la Grèce. Pourquoi les États en question optent-ils pour un rapport de force ? Est-ce la bonne méthode ?

Au discours guerrier et provocateur du président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdogan[9], Emmanuel Macron a décidé d’entrer dans le rapport de force. En effet, ce dernier a dépêché des frégates et des Rafales en mer Égée, pour soutenir Athènes. Le point de rupture entre la France et la Turquie se situe le 10 juin 2020, lorsque la frégate « Courbet » a été illuminée trois fois par des navires turcs, dernier rappel avant de faire feu. Mais ce point de rupture est à nuancer. La Turquie et la France s’opposent déjà sur plusieurs dossiers dans la région et les politiques étrangères de chacune se croisent et se superposent. Effectivement, entre le dossier syrien, libyen, libanais et la question kurde ; l’heure est à l’opposition entre les deux États. Il devait donc forcément y avoir un point de rupture qui marque la montée des tensions entre les deux pays.

Outre les questions régionales, cette montée des tensions bénéficie finalement aux deux protagonistes. Depuis son élection, Emmanuel Macron veut se démarquer comme le leader géopolitique de l’Union Européenne, la place de leader économique étant occupée par l’Allemagne. Fervent défenseur de la « Souveraineté européenne », celui-ci milite également aussi une graduelle autonomie stratégique européenne[10]. Dans cette stratégie d’unité européenne, la politique agressive turque vis-à-vis de l’Europe est une aubaine pour le président français : l’ennemi est désigné[11]. Dans le camp d’en face, l’engagement français joue dans le sens du discours du pouvoir en place : l’Europe veut empêcher la Turquie de grandir. Du côté d’Ankara, le but est de devenir le leader du Moyen-Orient. Toute la politique étrangère turque de ces dernières années s’est construite autour de cette idée. Se donnant les moyens de ces ambitions, la Turquie arbore donc une gestuelle offensive sur le plan international. De surcroît, en toile de fond, cette montée des tensions révèle des problèmes plus généraux : la métamorphose turque et le rôle de l’OTAN.

Lors de son arrivée au pouvoir en 2003, le leader turc Erdogan jouissait d’une importante popularité au niveau national comme international. En effet, beaucoup le voyait comme un facteur de stabilité dans la région, de par ses positions dites modérées. La forte croissance économique qu’a connu la Turquie a conforté ses positions en interne et sa popularité a grimpé en flèche. Cependant, l’échec de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne et les évènements de 2013 ont fini par faire pencher la balance. En effet, les forces occidentales ont décidé de s’appuyer sur la branche syrienne du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), le PYD (Parti de l’Union Démocratique), pour combattre l’État islamique. Cette aide militaire a été vécue comme une véritable trahison par Erdogan dont les tensions avec la minorité kurde ont resurgi ces dernières années.

Depuis ces évènements, les désaccords sont de plus en plus profonds entre Ankara et Paris, deux membres très importants de l’OTAN. Déjà désigné par Macron comme étant en « état de mort cérébrale », l’OTAN doit maintenant gérer des tensions entre ses membres. Consciente de son importance dans l’alliance, la Turquie n’hésite pas à provoquer la France et la Grèce ; ce qui débouche sur une superposition d’échelles : l’Europe ou le monde occidental ? La modération visible dans les propos de la Maison Blanche, qui appelle à la désescalade, montre bien l’importance géostratégique de la Turquie ; tandis que les ambitions françaises et grecques sont d’ordre européennes et nationales. La complexité de ce dossier montre bien le chemin qu’il va falloir emprunter pour sa résolution : la diplomatie[12]. Même si la tension est à son maximum dans la région, les intérêts géopolitiques globaux ne permettent pas un affrontement militaire entre membres de l’OTAN.

La représentation géographique de la doctrine de la « Patrie Bleue ».

Les tensions en Méditerranée orientale sont donc le résultat d’un rapport de force entre différents États qui veulent protéger leurs intérêts. Entre projet de « Patrie Bleue »[13] pour certains et recherche d’autonomie stratégique pour d’autres ; le rapport de force permet de définir des positions avant de s’asseoir à la table des négociations. La force se retrouve donc ici comme un outil du droit, et non une fin en soi.


[1] https://jusmundi.com/fr/document/treaty/fr-traite-de-paix-traite-de-lausanne-1923-traite-de-paix-traite-de-lausanne-tuesday-24th-july-1923

[2] Elles appartenaient à l’époque à l’Italie

[3] https://www.icj-cij.org/files/case-related/62/11760.pdf

[4] https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/20040579/201110050000/0.747.305.15.pdf

[5] A partir des lignes de base, donc à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale (article 57)

[6] https://www.la-croix.com/Monde/Le-jeu-dangereux-Turquie-Mediterranee-2020-08-13-1201108970

[7] https://pierrickauger.files.wordpress.com/2016/07/de_limitations-maritimes.png

[8] https://cdn.unitycms.io/image/ocroped/2001,2000,1000,1000,0,0/GiJ8fZtwJxk/1eUI9oKk47CAPhWE2wA4kT.jpg

[9] https://www.liberation.fr/planete/2020/09/09/le-gaz-fait-monter-la-pression-entre-paris-et-ankara_1799034

[10] https://www.lefigaro.fr/vox/monde/face-a-la-menace-turque-la-france-s-engage-sur-la-voie-de-l-independance-geostrategique-20200917?utm_medium=Social&utm_source=Facebook&fbclid=IwAR0l6xFBtH7wrDb-Jk2CptuUqsxzFQiQfw0nJ-CJn6Q-lLzK0hsO1HkCFwg#Echobox=1600365767

[11] https://www.nouvelobs.com/monde/20200913.OBS33245/erdogan-menace-macron-la-grece-commande-des-rafales-a-la-france-la-crise-en-mediterranee-orientale-en-questions.html

[12] https://www.nouvelobs.com/monde/20200623.OBS30413/comment-erdogan-tente-d-imposer-une-pax-turca-en-mediterranee-orientale.html

[13] https://www.le1.ma/la-patrie-bleue-la-doctrine-souverainiste-de-la-turquie-en-mediterranee/

[14] https://www.google.com/search?q=Mavi+Vatan&tbm=isch&ved=2ahUKEwjNmbLb1vLrAhUONBoKHdJ2CF8Q2-cCegQIABAA&oq=Mavi+Vatan&gs_lcp=CgNpbWcQAzIECCMQJzICCAAyAggAMgIIADIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjoFCAAQsQM6BAgAEEM6CAgAELEDEIMBUPpSWO1hYLBjaABwAHgAgAF6iAG_CJIBAzIuOJgBAKABAaoBC2d3cy13aXotaW1nwAEB&sclient=img&ei=QqRkX83wMY7oaNLtofgF&bih=731&biw=1536&rlz=1C1CHBF_frFR906FR906#imgrc=EtX5os5wGmc-YM

Montée des tensions en Méditerranée orientale : quand le gaz accentue les désaccords régionaux

Première partie : les enjeux énergétiques

En matière d’hydrocarbures, la majorité des pays européens, principaux consommateurs de gaz naturel, dépend depuis des décennies des exportations massives en provenance notamment de la Russie. Parallèlement, la méditerranée orientale ne représente que 2% des réserves mondiales[1] en termes de gisement de gaz naturel. Cette tendance serait-elle en train de s’éroder ? 

Les découvertes massives et régulières de gisements de gaz (et à plus petite échelle, de pétrole) amènent les acteurs de la scène internationale à revoir leurs partenariats et à envisager des options de diversification en termes d’approvisionnement, le tout sur fond de grandes tensions entre les pays concernés.

En quoi la montée des tensions en Méditerranée orientale révèle l’articulation entre enjeux énergétiques et batailles juridiques ?

A.    Méditerranée orientale : nouveau réservoir énergétique de l’Europe ?

Depuis le début des années 2000, le bassin Levantin[2] voit les compagnies étrangères affluer dans la région et s’arracher les droits dans les nouvelles concessions, tournées particulièrement vers les ressources gazières, largement supérieures dans la région aux ressources pétrolières.

Au début de l’année 2000, après des dizaines d’années de recherches infructueuses, Israël fait enfin sa grande entrée sur le marché du gaz naturel avec la découverte par Noble Energy, une compagnie américaine, et l’entreprise israélienne Delek Energy, d’un immense gisement offshore[3] nommé Mari-B : ici, ce sont 30 milliards de mètres cubes[4] qui fournissent une garantie d’autonomie à moyen terme au pays. Quelques mois plus tard, la compagnie britannique British Gas obtient des droits pour explorer une zone près de la bande de Gaza. Le gisement Gaza Marine qui y a été découvert est plus important encore que le précédent, puisque constitué de près de 40 milliards de mètres cubes[5], véritable atout pour la Palestine, qui s’approvisionne majoritairement auprès d’Israël. En 2009, le nouveau gisement Tamar, de près de 300 milliards de mètres cubes[6] de gaz, est découvert près des côtes israéliennes, suivi par le gisement Léviathan, avec une capacité de 620 milliards de mètres cubes[7]. En 2011, Chypre est également concerné par les grandes découvertes de gisement avec la mise au jour du gisement Aphrodite, comptant environ 130 milliards de mètres cubes[8] de gaz. En 2015, un nouveau cap est franchi avec la découverte du gisement Zohr par la compagnie Italienne ENI (Ente Nazionale Idrocarburi), pour un total d’environ 850 milliards de mètres cubes[9] de gaz près des côtes Égyptiennes.

Une localisation très centralisée des ressources en hydrocarbures [10]

Les découvertes et l’augmentation fulgurante des volumes exploitables font de la méditerranée orientale une zone de très grand intérêt pour bon nombre d’acteurs, y compris d’occident, qui ne cessent de conclure des alliances et d’imaginer des projets afin de profiter au mieux de ces ressources. Par ailleurs, les réserves estimées et les hypothèses sur de nouveaux gisements éventuels permettent de dresser le tableau de potentiels futurs conflits et contestations dans la région, ainsi que les problématiques qui naitront de l’enjeu de l’acheminements de ces ressources.

Ainsi, le 10 août 2020, les tensions sont encore montées d’un cran entre la Turquie et la Grèce. À la recherche d’hydrocarbures, et après de nombreuses activités exploratoires non loin de Chypre, Ankara a envoyé un navire sismique, le Oruç Reis, escorté par plusieurs bateaux militaires, dans une zone de méditerranée orientale très riche en gaz naturel. Une problématique supplémentaire, et pas des moindre, s’est immédiatement posée : la zone en question est, depuis très longtemps, contestée et revendiquée par la Grèce.

À la vue de ces chiffres, nous comprenons aisément toute la difficulté à concilier ces éléments de découverte et de recherche avec les problématiques géographiques, juridiques et politiques régionales. Face à la convoitise affichée et assumée de la Turquie, la Grèce, Chypre et Israël ont décidé de faire bloc et ont formé une entente afin de freiner les projets de celle-ci.

B.    Projets, revendications et enjeux géostratégiques

Depuis son avènement en 1923, la République de Turquie a articulé sa politique étrangère autour de sa volonté de devenir un hub d’hydrocarbures entre l’Orient et l’Occident. Frontalière de 70% des réserves mondiales d’hydrocarbures[11], la Turquie revêt une importance stratégique vitale pour l’Europe, trop dépendante de l’approvisionnement russe. Le Trans-Anatolian gas Pipeline (TANAP), qui achemine le gaz d’Azerbaïdjan en Europe, en passant par la Turquie, montre bien l’importance d’Ankara dans l’indépendance énergétique européenne. La Turquie n’hésite donc pas à faire de la question énergétique un levier diplomatique incontournable. Cependant, la découverte d’hydrocarbures en Méditerranée orientale rabat les cartes dans la région.

En effet, ayant une ZEE très limitée, la Turquie n’est plus un point de passage obligatoire pour acheminer du gaz en Europe. Voulant sa part du gâteau, la Turquie organise des forages dans la région, jugés « illégaux » par les autres États concernés. Face à ces offensives turques en Méditerranée, la Grèce, Chypre et Israël décident d’officialiser la construction du pipeline EastMed, censé acheminer du gaz vers l’Europe, faisant de la Grèce notamment, une plaque tournante des hydrocarbures dans la région. De surcroît, les pays européens ont enfin un moyen de diversifier l’approvisionnement en gaz de la région, trop dépendante de la Russie et de ces possibles menaces concernant une coupure du NorthStream ou du SouthStream ; principaux pipelines desservant l’Europe.

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Le tracé théorique du pipeline East-Med

Cependant, les projets en cours en Méditerranée sont mis à mal par Ankara. En effet, mécontente de la tournure que prend le projet EastMed, la Turquie profite du chaos en Libye pour signer un accord[12] avec le GNA en novembre 2019. Très loin de faire l’unanimité, cet accord a pour but de retracer les ZEE[13] de la Turquie et de la Libye ; des zones revendiquées passant sur le trajet du pipeline EastMed. Via cet accord bilatéral, la Turquie veut obliger ses voisins à la compter parmi les bénéficiaires du gaz dans la région. Outre le chaos libyen[14], la situation chypriote joue aussi dans la montée des tensions entre Ankara et ses voisins.

En effet, occupant le nord de l’île depuis 1974, la Turquie réclame de Chypre qu’elle prenne en compte les intérêts et les droits de la République turque de Chypre du Nord ; intérêts que Chypre nie, en adéquation avec le refus de reconnaître cette jeune République. Néanmoins, l’imbroglio chypriote permet à la Turquie d’avoir un levier diplomatique fort vis-à-vis de ses voisins et celui-ci permet à Ankara de gagner du temps via le croisement de toutes ces problématiques. La situation géopolitique dans la région, et notamment les zones où la Turquie est présente, joue en faveur d’un blocage des projets gaziers dans la région ; un blocage qui participe à la dégradation des relations entre les pays de la région, notamment entre la Turquie et ses voisins. Mais avant toute chose, ce blocage permet à la Turquie de gagner du temps et de mener une politique du fait accompli. Ankara montre qu’il faudra compter avec elle.

La délimitation des ZEE de la Turquie et de la Lybie selon l’accord du 9 novembre 2019

La République de Turquie mène depuis quelques temps une politique étrangère qui contrarie ses alliés traditionnels. Membre de l’OTAN, dans le but de défendre le flanc sud-ouest du monde occidental face à la Russie, la Turquie s’éloigne peu à peu des positions politiques des autres membres de l’organisation ; notamment la France. Comme le montre l’incident survenu le 10 juin 2020 entre la frégate Courbet, alors en mission pour l’OTAN, et la Marine turque ; la relation entre les deux États est très tendue. En effet, la frégate Courbet a été illuminée par un navire turc, dernier signe avant un tir en temps normal. Cette agressivité démontre bien la dégradation croissante des relations entre les deux membres de l’OTAN. Une dégradation croissante sous l’impulsion des différents points de vue sur les problèmes de la région : question kurde, Syrie, Irak, Libye, gaz méditerranéen… La France et la Turquie s’opposent sur tous les dossiers. Concernant les hydrocarbures de la région, les considérations géostratégiques de chacun sont vitales. Tandis que la Turquie cherche à rester la plaque tournante des hydrocarbures de la région et à diversifier son approvisionnement en gaz, la France cherche à défendre les intérêts[16] des entreprises françaises[17] dans la région et à réduire la place de hub de la Turquie afin de ne pas dépendre de cet allié qui n’inspire pas confiance au sein de l’administration française.

Aujourd’hui plus que jamais, les hydrocarbures constituent un enjeu majeur, permettant à la Méditerranée Orientale de devenir un espace géostratégique central. Sur fond de rivalités croissantes, plusieurs pays s’opposent pour le contrôle de ces précieuses ressources. Si l’observation des données chiffrées et leur mise en contexte sur le plan économique et politique mondial permet d’en saisir l’importance, il est aussi essentiel de replacer la problématique dans son contexte juridique.


[1] Gazprom Energy, « Géopolitique du Gaz : comprendre ce qu’il se passe en méditerranée orientale », marchés et analyses news, 16 juillet 2018, disponible sur https://www.gazprom-energy.fr/gazmagazine/2018/07/infographie-evolution-taxes-gaz-naturel-2018/

[2] Subdivision du bassin oriental de la mer Méditerranée, délimité par les côtes : Égyptiennes, Libyennes, Palestiniennes, Israéliennes, Libanaises, Syriennes, Turques, par la partie orientale de la Crète, et par les îles Rhodes et Karpathos.

[3] Offshore : en mer ; onshore : sur terre

[4] AMSELLEM David, Méditerranée Orientale : de l’eau dans le gaz ? Dans Politique Étrangère, 2016/4, p.3, disponible sur https://www-cairn-info.ezscd.univ-lyon3.fr/revue-politique-etrangere-2016-4-page-61.htm

[5] Ibid, p.4

[6] Ibid, p.4

[7] Ibid, p.5

[8] FEITZ Anne, Gaz, la découverte géante d’ENI en Égypte rabat les cartes, Les Échos, 14 septembre 2015, disponible sur https://www.lesechos.fr/2015/09/gaz-la-decouverte-geante-deni-en-egypte-rebat-les-cartes-273350

[9] Ibid.

[10] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-hydrocarbures-du-Moyen-Orient-production-et-projets-de-gazoduc-2-3.html

[11] https://www-cairn-info.ezscd.univ-lyon3.fr/revue-confluences-mediterranee-2014-4-page-33.htm

[12] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/libye-nouvel-accord-militaire-entre-la-turquie-et-le-gouvernement-de-sarraj-20191128

[13] https://www.lemonde.fr/international/article/2019/12/10/un-accord-turco-libyen-de-delimitation-maritime-provoque-la-colere-de-la-grece_6022314_3210.html

[14] https://www.monorient.fr/index.php/2020/07/23/a-laube-dun-conflit-aux-multiples-facettes-entre-la-turquie-et-legypte/

[15] https://www.google.com/url?sa=i&url=http%3A%2F%2Ffmes-france.org%2Ftag%2Fzee%2F&psig=AOvVaw3Yi4Wp044J3yrGUL7st7eX&ust=1599674365941000&source=images&cd=vfe&ved=0CA0QjhxqFwoTCPCj-8yR2usCFQAAAAAdAAAAABAD

[16] https://www.usinenouvelle.com/article/total-reste-prudent-dans-ses-projets-gaziers-en-mediterranee-apres-un-echec-au-liban.N996549

[17] https://www.total.com/fr/medias/actualite/communiques/total-renforce-position-mediterranee-entree-deux-blocs-exploration-large-liban

À l’aube d’un conflit aux multiples facettes entre la Turquie et l’Égypte ?

En juin dernier, le Général Abdel Fattah al-Sissi, Président de la République arabe d’Égypte, menace d’une intervention directe de l’armée égyptienne en Libye si le Gouvernement d’Union Nationale (GNA), soutenu par la République de Turquie, continue son avancée et atteint la ville de Syrte désignée comme « Ligne rouge[1] » à ne pas dépasser.

Cette escalade en Libye participe à la montée générale des tensions en Méditerranée orientale à la suite de la politique agressive menée par la Turquie et son Président Recep Tayyip Erdoğan et aux enjeux importants que représente le contrôle de cette zone maritime.

Sur fond de bataille diplomatique, idéologique et de confrontation indirecte, la Turquie et l’Égypte apparaissent comme au premier plan des enjeux en Méditerranée orientale.

Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Quelles sont les raisons des tensions entre ces deux puissances régionales ?

Turquie-Égypte : des relations déjà tendues

La dégradation des relations turco-égyptiennes ne date pas d’aujourd’hui. En effet, la Turquie et l’Égypte ont pris leurs distances à la suite au coup d’État qui a causé le départ de Mohamed Morsi en 2013[2], alors Président de l’Égypte. Membre des Frères Musulmans, organisation transnationale islamique sunnite fondée en 1928 en Égypte, qui a pour objectif de lutter contre « l’emprise occidentale » dans les pays anciennement sous tutelle ottomane, Morsi avait la sympathie du président turc et représentait un véritable allié de la Turquie dans la région. Qualifiée de putsch par Ankara, la prise de pouvoir du Général al-Sissi marque la véritable rupture des relations entre les deux puissances régionales. La réaction virulente turque pousse l’Égypte à expulser l’ambassadeur turc, Hüseyin Avni Botsalı, en novembre 2013. De surcroît, les tensions entre les deux États débouchent sur un non-renouvellement des accords de libre-échange en automne 2014. Cependant, l’affiliation idéologique entre l’Égypte de Morsi et la Turquie d’Erdoğan est à modérer, comme le rappel Amr Bahgat, assistant du représentant de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) en Égypte, Jordanie, Liban, Syrie et Libye[3].

Sur fond de combat pour la démocratie et de protection des droits de l’Homme, la réaction turque est avant tout compréhensible par des réalités géostratégiques et l’histoire singulière de la Turquie. Sur le plan géostratégique, la perte de l’allié égyptien représente une détérioration de la situation turque dans la région. Loin de faire l’unanimité dans le monde arabe, la Turquie compte sur les États gérés par la confrérie des Frères Musulmans pour étendre son influence dans la région ; le tout faisant partie de la nouvelle politique étrangère menée par Erdoğan, qui prône un rapprochement avec les pays arabes longtemps snobés par la vision kémaliste des relations internationales. De plus, les deux pays ont des visions différentes sur les dossiers du Moyen-Orient. En Syrie, la Turquie prônait un règlement du conflit qui nécessite le départ de Bachar el-Assad ; tandis que l’Égypte n’était pas fermée à une résolution dont Assad ferait parti. Le dossier libyen est aussi une source de tensions entre les deux puissances régionales. Dès le début des hostilités entre le Général Khalifa Haftar, à la tête de l’armée nationale libyenne, et le GNA, la Turquie et l’Égypte ont choisi deux camps opposés. La Turquie accorde son soutien au GNA, reconnu par les Nations Unies, tandis que l’Égypte soutient le dissident Haftar.

Cette opposition sur ces différents dossiers marque une réorganisation des alliances en Méditerranée orientale. Allié de la Turquie jusqu’à lors, l’Égypte organise une réunion au Caire le 8 novembre 2014 avec Chypre et la Grèce. Cette réunion menée par le Général al-Sissi marque la volonté du pouvoir égyptien de mettre la pression sur la Turquie et ses projets en Méditerranée orientale. L’Égypte s’allie donc aux deux États directement affectés par les manœuvres turques dans la région, et qui, de surcroît, sont des rivaux historiques de la Turquie. Les trois États réclament des avancées concernant la question chypriote et appellent la Turquie à cesser toutes ces opérations de recherche d’hydrocarbures dans la ZEE (Zone Économique Exclusive) chypriote[4]. Cette nouvelle alliance entre l’Égypte et le duo gréco-chypriote matérialise l’isolation progressive de la Turquie dans la région.

Cependant, la réaction turque vis-à-vis du coup d’État en Égypte est aussi à analyser par le prisme de l’histoire turque[6]. Celle-ci est marquée par une série de coup d’État ayant nourris une certaine dualité entre pouvoir civil et pouvoir militaire. Justifiant ces actions par son rôle de garant de la démocratie, l’armée turque a mené plusieurs putschs dans l’histoire du pays (1960, 1971, 1980, 1997) dont un ayant échoué en juillet 2016. Les putschs ayant été suivis d’arrestations massives et parfois arbitraires, le pouvoir civil et l’opinion turque ont été marqués par ces évènements. Cette dualité tourne aujourd’hui à l’avantage du pouvoir civil via la politique de subordination du pouvoir militaire menée par Erdoğan depuis les récents évènements. L’histoire singulière de la Turquie l’amène donc à se méfier de tout coup d’État militaire.

Le chaos libyen, facteur de rupture des relations turco-égyptiennes et marqueur des enjeux en Méditerranée orientale

Les relations turco-égyptiennes étant tendues depuis quelques années, le récent chaos libyen a fini d’achever les maigres espoirs de réconciliation entre les deux puissances régionales. Sur fond d’enjeux économiques et énergétiques, le dossier libyen clive au plus haut point les puissances moyen-orientales.

Description : Description de cette image, également commentée ci-après
Situation libyenne juin 2020 [7]
En vert: les territoires contrôlés par les troupes d’Al-Sarraj
En rouge: les territoires contrôlés par les troupes d’Haftar

Déjà implantée en Afrique via des aides humanitaires et de multiples relations économiques, la Turquie profite de la mauvaise position du GNA dirigé par Fayez el-Sarraj pour accentuer sa présence en Méditerranée orientale[8]. Financé par l’Égypte, les E.A.U et l’Arabie Saoudite, le dissident Haftar a rapidement pris le dessus sur le GNA au début des hostilités. Cependant, l’arrivée de troupes turques, à la suite de l’approbation d’une motion par le Parlement turc le 4 janvier 2020, rabat les cartes dans le dossier libyen. L’aide militaire turque fait pencher le rapport de force en Libye et permet au GNA de résister à Haftar et même de le repousser ; d’où les menaces[9] du général Al-Sissi sur cette fameuse « Ligne rouge[10] » que représente Syrte[11].

L’Égypte considère que l’engagement turc est une atteinte directe aux intérêts du pays, compte tenu de l’importance stratégique que constitue la région. De plus, l’envoi de troupes turques en Libye intervient quelques jours avant la Conférence de Berlin censée se pencher sur une solution de paix et éviter une multiplication des acteurs sur le terrain. Erdoğan arrive donc en position de force à la Conférence, qui n’hésite pas à rappeler l’embargo sur les armes en direction de la Libye. N’en déplaise à la Communauté Internationale, Erdoğan soutient militairement le GNA et participe à l’escalade des tensions. L’engagement turc, outre le fait de marquer une rupture des relations turco-égyptiennes, met en lumière l’impuissance de la Communauté Internationale et des Puissances Occidentales à trouver une solution pacifique aux tensions présentes. De plus, avec le développement que connait le dossier syrien en fond, l’on assite à une prédominance des Puissances orientales (Turquie, Russie…) comme régulateurs des conflits au Moyen-Orient en lieu et place des Occidentaux.

L’accord militaire et maritime du 27 novembre 2019 entre le GNA et la Turquie montre les objectifs de cette dernière dans la région mais aussi son changement idéologique concernant sa perception des relations internationales. Via cet accord, la Turquie se donne le droit d’augmenter sa ZEE de 30% via des droits sur l’exploitation des hydrocarbures dans la ZEE libyenne et espère diversifier ces importations de gaz, trop dépendantes de la Russie. Cette infiltration turque ne plaît pas à l’Égypte, qui a elle aussi des intérêts dans la zone. De plus, ce qui est marquant, c’est que la Turquie justifie son intervention en Libye comme une « intervention par invitation », ce qui fait référence aux principes eurasiatiques. Cela marque encore une fois une modification idéologique dans la vision turque des relations internationales, en rupture avec la vision classique « à l’occidentale ».

Conclusion

La dégradation des relations turco-égyptiennes, loin d’être nouvelle, est donc marquée par une rupture idéologique étant donné le départ des Frères Musulmans d’Égypte, mais aussi par des dissensions au niveau géostratégique et économique. Le dossier Libyen représente quant à lui le théâtre des tensions entre les deux États, sur fond d’intérêts énergétiques et de leadership régional.


[1] https://www.ouest-france.fr/monde/libye/libye-les-menaces-du-caire-sont-une-declaration-de-guerre-selon-le-gouvernement-6877453

[2] https://ovipot.hypotheses.org/11116

[3] « S’il est vrai que les Frères musulmans ont inspiré tous les mouvements islamistes dans la région, dont la mouvance islamiste turque, cette dernière a suivi un parcours spécifique. […] La parenté idéologique entre l’AKP et les Frères musulmans semble donc davantage historique que contemporaine. […] Le déroulement de la visite de Recep Tayyip Erdoğan, en Égypte, en septembre 2011, témoigne bien de cet écart idéologique. Il a été accueilli en héros par les Frères musulmans, mais dès qu’il a osé parler de laïcité, les islamistes égyptiens ont rapidement pris leur distance, en critiquant vertement le leader turc. » https://ovipot.hypotheses.org/11130

[4]https://www.mfa.gr/fr/actualite/depeches/declaration-du-caire-lissue-de-la-reunion-au-sommet-tripartite-egypte-grece-et-chypre-le-caire-08112014.html

[5]https://www.la-croix.com/Economie/Monde/En-Mediterranee-orientale-eaux-discorde-2020-02-19-1201079236

[6] https://ovipot.hypotheses.org/11130

[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Deuxi%C3%A8me_guerre_civile_libyenne#/media/Fichier:Libyan_Civil_War.svg

[8] https://ovipot.hypotheses.org/15635

[9] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/libye-le-parlement-d-accord-pour-une-intervention-de-l-armee-egyptienne-en-cas-de-menace-20200714

[10] https://www.ouest-france.fr/monde/libye/libye-les-menaces-du-caire-sont-une-declaration-de-guerre-selon-le-gouvernement-6877453

[11] https://www.aa.com.tr/fr/afrique/al-sissi-nous-ne-resterons-pas-les-bras-crois%C3%A9s-face-%C3%A0-une-attaque-contre-syrte-/1913149

La saga de Sainte Sophie

Au gré de l’Histoire, Sainte Sophie (Hagia Sophia qui signifie en grec la « sagesse divine ») n’a de cesse de se mouvoir au rythme des bouleversements régionaux. Cette bâtisse représente la puissance et le pouvoir de Constantinople et d’Istanbul. Une fois de plus, elle se retrouve au cœur des débats suite à sa restitution au culte musulman. Dans une logique de réislamisation de la société, le Président turc Recep Tayyip Erdogan fait de Sainte Sophie un symbole politique.

Cet article retrace la longue et tumultueuse histoire de cet édifice hors norme. Converti en mosquée après la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, il fut transformé en musée en 1934 par Mustafa Kemal Atatürk. Ce dernier justifie cette mesure comme « une offrande à  l’humanité ». Les récents évènements nous démontrent que Sainte Sophie demeure un sujet sensible qui attise les passions régionales.

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L’ère chrétienne

Après la conversion de l’Empereur romain Constantin au christianisme en 312, la société toute entière se christianise. Ainsi, débute la construction d’une basilique sur les ruines d’un temple d’Apollon au IVe siècle. Les travaux s’achèvent en 360. En raison des troubles internes la bâtisse est incendiée. Elle est reconstruite par l’Empereur Théodose II en 415. Mais une fois de plus, des émeutiers pillent et brûlent l’édifice religieux en 532.

La même année, l’Empereur byzantin Justinien veut affirmer la puissance de son Empire en construisant un monument à la gloire du Christ. Son nom vient du grec Hagia Sophia qui signifie littéralement la « sagesse divine ». L’édifice est consacré en 537, 6 ans après le début des travaux. C’est une prouesse architecturale et technique pour l’époque, ayant nécessité le labeur de 10 000 ouvriers[1]. De ce fait, Justinien prouve la centralité de Constantinople qui supplante la domination de Rome, déchue en 476 par les invasions barbares. Gloire de l’Empire, cet édifice a été conçu avec des matériaux provenant de tout le pourtour méditerranéen. De surcroît, lieu de pouvoir, cette basilique monumentale reçoit les cérémonies impériales et les empereurs s’y font couronner.

Plusieurs fois au cours de son histoire, la basilique est endommagée par des tremblements de terre en 557, en 740, en 869 et en 989. De plus, la splendeur et la grandeur de l’Église attisent la convoitise des chrétiens d’Occident. Durant la 4ème croisade en l’an 1204, les croisés latins font une halte à Constantinople pour se réapprovisionner. Au lieu de continuer vers l’Orient, ils saccagent la ville et pillent l’église Sainte Sophie. L’autel est détruit et les principaux ornements sont récupérés. La ville subit une fois de plus des séismes qui dégradent plusieurs façades.

Essuyant les assauts répétitifs des troupes ottomanes, l’Empire byzantin se voit amputé de l’Asie mineure. Il se concentre uniquement sur les rives du Bosphore. Puissant et conquérant, l’Empire ottoman lorgne sur Constantinople.

L’ère musulmane

Chancelant et déliquescent, l’Empire romain d’Orient vit ses dernières heures. Le 6 avril 1453, les troupes ottomanes de Mehmet II lancent le siège de la ville de Constantinople. La ville est littéralement prise en étau. Malgré l’aide octroyée principalement par les villes italiennes de Venise et de Gênes, les Byzantins cèdent « la cité sacrée » le 29 mai 1453, date marquant la fin de l’Empire romain d’Orient.

Le Sultan Mehmet II s’empresse de convertir la basilique en mosquée, symbolisant la conquête et l’hégémonie d’un nouvel Empire aux portes de l’Europe chrétienne. Contrairement aux autres monuments officiels, Sainte Sophie est épargnée par les pillages. L’édifice s’islamise peu à peu, les minarets remplacent le clocher de l’Église, des constructions particulières intègrent l’espace de la mosquée : une fontaine d’ablutions ainsi qu’une madrasa (école coranique) et une bibliothèque voient le jour. Le monument prend le nom turc de « Aya Sofia ».

Mehmet II prend bien soin de ne pas recouvrir les fresques chrétiennes à l’intérieur de la mosquée. Il veut tout simplement témoigner de la domination musulmane au détriment de l’ancienne puissance chrétienne. Néanmoins, avec la poussée des religieux au XIXe siècle, l’Empire ottoman s’oriente vers une politique panislamiste. De ce fait, l’intérieur de la mosquée subit de nombreux changements. Sous le règne du sultan Abdülmecid, 8 panneaux circulaires sont accrochés aux principaux lustres intérieurs avec les inscriptions d’Allah, du prophète Mahomet ainsi que les quatre premiers califes de l’Islam Abu Bakr, Omar, Uthman et Ali et les deux petits enfants du prophète Hassan et Hussein. Les principales mosaïques chrétiennes sont recouvertes de plâtres. Située sur une zone sismique, la mosquée est plusieurs fois rénovée au cours de l’histoire ottomane.

À son tour, l’Empire ottoman est au centre des convoitises des puissances européennes. À l’issue du premier conflit mondial, la Turquie est occupée en 1918. Certains projettent même de dynamiter Sainte Sophie en cas de partition du territoire turc[2]. La chute de l’Empire ottoman en 1923 et la création de la Turquie moderne proche de l’Occident propulsent l’édifice religieux dans une nouvelle ère.

Un lieu pour « l’humanité »

À son accession au pouvoir, le premier Président turc Mustafa Kemal Atatürk décide de poursuivre la restauration de Sainte Sophie. Laïc et universaliste, il transforme le lieu de culte en un musée en 1934 pour ainsi l’offrir à « l’humanité »[3]. Les inscriptions musulmanes sont décrochées et le lieu est ouvert au public la même année. Cependant dès 1951, elles sont remises par le gouvernement Menderes.

Constatant l’érosion des façades, l’effritement du plâtre et l’endommagement des peintures, l’UNESCO renforce ses efforts pour la rénovation de l’édifice dès 1993. Inscrite au patrimoine mondial de l’humanité, Sainte Sophie se dote de capteurs sismiques en raison de ses antécédents.

Lieu touristique par excellence, Sainte Sophie accueille en moyenne 3 millions de visiteurs par an. Néanmoins, sous la pression des franges conservatrices de la société turque, des partis islamistes et nationalistes font campagne afin que le musée redevienne une mosquée. Ils organisent des prières sous la coupole byzantine.   

Un symbole politique

Lors de sa campagne municipale de 2019, le Président turc Recep Tayyip Erdogan avait déclaré qu’il était temps que le musée redevienne une mosquée. Il stipule que l’acte de 1934 n’a pas de valeur juridique. Par un décret datant du 10 juillet 2020, le conseil d’État annonce la transformation de Sainte Sophie en mosquée. Elle sera ouverte aux prières musulmanes dès le vendredi 24 juillet 2020.

Plus qu’un symbole, cet acte est hautement politique. Par cette annonce, le Président turc provoque ses alliés européens de l’OTAN et notamment la Russie de Vladimir Poutine. Opposés sur les dossiers syriens et libyens, les deux pays s’affrontent par milices interposées. Historiquement proche des chrétiens orthodoxes, Moscou s’inquiète des intentions turques et regrette que les millions de chrétiens n’aient pas été entendues[4].  Cependant, la Russie met en garde contre les ingérences dans les affaires turques et juge que cet acte est une affaire intérieure[5].

De surcroît, la transformation d’Aya Sofia en mosquée est une consécration pour la politique islamo-ottomane de Recep Tayyip Erdogan[6]. Cette action hautement symbolique participe à la refonte de l’identité ottomane, fer de lance des desseins du Président turc. C’est un événement prévisible compte tenu de la rhétorique d’Istanbul ces dernières années. Erdogan continue l’islamisation de la société turque, s’adressant aux ultraconservateurs et faisant fi des reproches de ses alliés occidentaux.

La longue histoire de Sainte Sophie, inscrite au patrimoine de l’humanité, connaît un énième rebondissement. Après avoir enduré les flammes, les tremblements de terre et les appétences des différents empires, cet édifice revêt ses habits d’antan : un objet politique et de pouvoir.


[1] https://www.la-croix.com/Journal/Sainte-Sophie-dIstanbul-2017-09-16-1100877233

[2] https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/12/12/sainte-sophie-fait-de-la-politique_4333435_3214.html

[3] https://www.cairn.info/magazine-l-histoire-2014-3-page-21.htm

[4] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/sainte-sophie-l-eglise-russe-regrette-que-des-millions-de-chretiens-n-aient-pas-ete-entendus-20200710

[5] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/sainte-sophie-une-affaire-interieure-de-la-turquie-pour-moscou-20200713

[6] https://www.middleeasteye.net/fr/decryptages/turquie-reconversion-sainte-sophie-ayasofya-mosquee-erdogan-akp