Comment le football est-il devenu un instrument politique et diplomatique au Moyen-Orient ?

        Le football au Moyen-Orient connaît un incroyable succès populaire : il ne demande aucun équipement, peut être pratiqué par n’importe qui, n’importe où, et les mêmes stars du ballon rond sont adulées, d’autant plus lorsqu’elles sont natives des pays en question, comme Mohamed Salah en Egypte[1]. La sélection nationale et ses joueurs deviennent le reflet de l’État-nation et de ses valeurs. Vecteur d’intégration sociale, ce sport rassemble autant qu’il divise : le plus proche voisin peut devenir ennemi juré, à l’échelle de la ville ou du pays, d’autant plus lorsque la rivalité sportive ne fait que décupler les tensions géopolitiques. Le football comme grille de lecture politique est particulièrement adapté dans cette région minée par ses conflits internes : il offre un exutoire et un moyen de contestation envers le pouvoir pour les supporters, et s’il déchaîne les passions entre rivaux, il reste un outil nationaliste dans les matchs internationaux. Par la visibilité qu’il offre, il est à l’échelle internationale un levier de soft power important, comme l’ont compris les pétromonarchies du Golfe, et surtout le Qatar, pionnier de la diplomatie sportive[2].

https://www.leparisien.fr/sports/football/france-turquie-que-signifie-vraiment-le-salut-militaire-des-joueurs-turcs-14-10-2019-8172504.php

Entre progrès sociaux et contestation politique, un reflet des sociétés conservatrices

    D’abord, le football joue un rôle primordial dans les sociétés du Moyen-Orient et ses progrès se reflètent dans le sport : si on retrouve les inégalités économiques entre Etats sur les terrains, et qu’ils manquent cruellement d’infrastructures, ce sport est un échappatoire à la pauvreté et aux conditions de vie difficiles. “Au Yémen, tout est triste. Il n’y a que le foot qui peut rendre les gens heureux. Alors quand on joue un match, tout le pays s’arrête, même les combats. Tout le monde est devant la télé” déclarait récemment l’attaquant Ayman Al-Hajri[3]. L’état des championnats semble corréler aux désordres politiques et militaires. Mais c’est aussi un laboratoire du progrès social : alors que l’Arabie Saoudite est encore entachée par les affaires Jamal Khashoggi, Saad Hariri ou l’intervention au Yémen[4], Mohamed Ben Salmane redore son blason sur les questions d’égalité des genres : droit pour les femmes d’aller au stade (2017) et même création d’un championnat féminin professionnel (2020)[5][6]. La Palestine est pionnière dans ce domaine (championnat féminin dès 2003), le Bahreïn (2003) et les Emirats Arabes Unis (2009), ont suivis[7].

     Néanmoins, le football n’est pas un terrain de démocratisation mais plutôt un espace politique instrumentalisé par les autocrates, dont le contrôle est nécessaire pour se protéger. A l’intérieur des structures, nous retrouvons les figures princières : La fédération qatarienne de football détenue par les Al-Thani au pouvoir dans l’émirat, les grands clubs émiratis (Al-Aïn, Al-Jazira) sont la propriété de la famille royale Al-Nahyan, et ceux d’Arabie Saoudite, des Al-Saoud[8]. Dès lors que les mêmes personnes sont au pouvoir dans les deux sphères, on constate que le sport est pris en otage par le politique. Et si cela semble peu surprenant dans un régime monarchique, la dérive politique se retrouve dans la “Nouvelle Turquie” d’Erdoğan[9] : alors que les clubs historiques stambouliotes (Fenerbahçe, Galatasaray, Beşiktaş) ont une histoire riche et briguent des places dans les grandes compétitions européennes, le petit dernier, l’İstanbul Başakşehir, fut créé et développé à l’époque ou Recep Tayyip Erdoğan était maire d’Istanbul (années 1990), et est aujourd’hui administré par son gendre[10]. Cette dérive trouve ces manifestations dans le clientélisme et la corruption, qui ont notamment touché le Fenerbahçe en 2010-2011[11].

      La contestation des dirigeants politiques se retrouve tout de même dans les rares espaces d’expression publique (réseaux sociaux, manifestations), dans lesquels les supporters offrent, par leur nombre et leur résonance, une voix puissante de dénonciation, même en Arabie Saoudite où le sport concerne les élites politiques. Et dans les pays où le football national touche un ensemble plus large de la société, comme au Maghreb ou en Turquie, les supporters ont joué un rôle crucial : organisateurs des manifestations du parc Gezi en 2013 sous le nom d’Istanbul United, ils passent des chants de résistance dans les stades, et ce jusqu’aux barricades[12]. En Egypte, l’incident de Port-Saïd le 2 février 2012 est resté dans l’histoire du football comme l’un des plus meurtriers (74 morts), mais aussi comme la manifestation d’une rancœur de la ville du Nord de Port Saïd contre la capitale. Dans la ville portuaire, située à un point géostratégique important (le débouché du Nil), les manifestations qui ont suivi, ont débouchées sur l’arrivée d’Al-Sissi au pouvoir[13].


Le nationalisme dans le football : moyen de reconnaissance ou outil politique ?

    Malgré les dissensions politiques internes, le football reste un terrain où l’on exprime son amour pour sa nation et son peuple, que l’on oppose au concept d’État, d’autant plus au Moyen-Orient où le découpage administratif correspond rarement à celui des aires socioculturelles. En Algérie, le JS Kabylie est un moteur de reconnaissance de l’identité kabyle[14]. En Turquie, des incidents éclatent entre joueurs turcs et kurdes nationalistes. Sport d’immigrés par excellence, le football garde une dimension communautaire, comme pour le Al-Weehat SC fondé et resté basé dans le camp de réfugiés palestiniens d’Amman.[15] Même la création des clubs et des stades résulte du “roman national” : le Gamal Abdel Nasser du Caire et le Mustapha Kemal Atatürk dans de nombreuses villes turques. On peut, dès lors, se demander si à l’échelle nationale, supporter son équipe, c’est supporter le régime en place.

    Par ailleurs, les grands rendez-vous internationaux sont inévitablement des lieux de rencontre pour les dirigeants politiques : on se souvient du match d’ouverture de la Coupe du Monde 2018 entre la Sbornaïa russe et les Faucons d’Arabie Saoudite, où le spectacle était autrement plus important en tribunes : Gianni Infantino, président de la FIFA, était entouré de MBS et Vladimir Poutine, mettant en lumière le rapprochement géopolitique des deux puissances (accords sur l’OPEP fin 2016)[16]. La diplomatie du football est une réelle stratégie pour faire avancer des conflits parfois gelés sur le plan politique (le réchauffement des relations entre l’Arménie et la Turquie s’est fait au travers d’un match aller-retour en 2008-2009[17]), ou au contraire pour démontrer un impact profond jusque dans le sport : l’équipementier Nike refusa aux joueurs iraniens de les équiper pour la Coupe du Monde 2018. Dès 1998, par hasard, l’Iran rencontre les États-Unis. « Comme si c’était à nous de refaire l’histoire » avait déclaré l’américain David Regis[18].

    Dans toutes ces revendications politiques et identitaires, le conflit israélo-palestinien tient une place à part. Il divise la région et le monde en touchant à la reconnaissance d’un État, ou au contraire à la légitimation d’une politique colonialiste par un autre. En cela, le comportement des acteurs de la sphère footballistique détermine une prise de position sur le conflit : alors que la FIFA a placé la sélection palestinienne dès 1998 à égalité avec les autres Etats, et à même tenté un rapprochement entre les deux présidents des fédérations concernées, Michel Platini avait averti l’Etat hébreu de voir sa présence dans l’UEFA menacée, si les équipements palestiniens restaient bloqués aux frontières : “« Platini avait donc réussi à obtenir plus que Barack Obama” en avait conclu Pascal Boniface[19].

La diplomatie du sport comme levier de soft power pour rayonner mondialement

    Enfin, le football est un enjeu important pour les monarchies du Golfe qui ne veulent plus dépendre totalement du pétrole et développer notamment leur tourisme. Entre des actions économiques internationales et le développement d’événements sportifs dans le Golfe, il s’agit de devenir incontournable dans ce domaine. Le Qatar fait la course en tête : d’un côté il a effectué un tournant économique après 1995 suite à la destitution de l’ancien émir, la nouvelle génération investissant dans des énormes projets (Aspire Academy), dans une stratégie de diffusion mondiale des événements (Al-Jazeera Sports puis BeIn Sports), dans l’achat de club à l’étranger (Paris St-Germain), la stratégie de développement d’un championnat compétitif de qualité (en offrant une retraire dorée et des gros contrats à des noms célèbres d’Europe), et enfin en formant des joueurs étrangers à Doha dès leur plus jeune âge pour les nationaliser plus tard[20]. De leur côté, l’Arabie Saoudite et ses alliés du Golfe, ennemis jurés du petit émirat[21], investissent eux-aussi dans des clubs afin de combler leur retard[22]. Le piratage de BeInSports était ainsi un coup à un milliard de dollars de la famille royale pour déstabiliser l’empire médiatique qatari[23].

    La Coupe du Monde 2022 au Qatar est la réussite la plus éclatante de cette diplomatie, mais pas la première (Mondiaux d’athlétisme en 2019 de handball en 2015 et surtout Jeux Asiatiques en 2006, troisième événement le plus regardé de la planète). Les ambitions de l’émirat qatari sont de l’ordre de 200 milliards de dollars pour attirer les touristes du monde entier, et on espère à Doha 400 000 touristes pendant l’événement, soit le double de la population[24]. Le football fait partie intégrante de la transformation matérielle du pays, du niveau de vie de ses habitants. Ainsi, le Qatar cherche à effectuer une synthèse entre cette modernité et son identité originelle. Le problème est son manque de légitimité : on ne devient pas une nation de football à l’identité forte en quelques années, la légitimité populaire ne s’achète pas.

    Enfin, cette stratégie du Qatar et des pétromonarchies n’est pas encore une réussite franche, tant les carences en termes de politique intérieure et de respect des droits humains posent question. L’attribution de la Coupe du Monde au Qatar a suscité de vives critiques dans les institutions libérales, alors que plus de mille Népalais et près de 2000 Indiens sont déjà morts sur les chantiers[25]. Le climat aride de la région est difficilement supportable, d’autant plus en été. Pour assurer la tenue de l’événement (en hiver), 12 stades équipés de systèmes de climatisation géants ont été construits, dans ce pays qui rejette le plus de CO2/habitant dans le monde[26]. Alors que le Fifagate, gigantesque affaire de corruption, a terni un peu plus l’image de cette candidature[27], l’émirat ne reste pas sans rien faire : ouverture d’un bureau de l’OIT à Doha[28], ou engagements auprès de la Fifa à respecter un développement durable dans la mesure du possible, notamment par la construction de stades recyclables[29].

    En résumé, les tensions sociopolitiques se ressentent dans un stade de football qui attire avant tout des milliers de spectateurs. Il peut être également le théâtre de jeu de deux nations antagonistes, voire de deux projets politiques incompatibles. Capable de focaliser les yeux du monde entier, il détient là sa plus grande force, mais aussi sa faiblesse lorsque les enjeux globaux dépassent ceux du sport.


[1] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/la-medaille-du-jour/la-medaille-du-jour-le-footballeur-mohamed-salah-surprise-de-la-presidentielle-egyptienne_2663260.html

[2] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/743680-le-qatar-et-le-football-un-investissement-strategique-en-5-axes.html

[3] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/planete-sport/planete-sport-au-yemen-le-football-source-de-bonheur-et-de-paix-dans-le-chaos-de-la-guerre_4040235.html

[4] https://www.letemps.ch/monde/mohammed-ben-salmane-prince-aux-deux-visages

[5] https://www.theguardian.com/football/2018/jan/11/saudi-arabia-women-professional-stadium-fan-al-hilal

[6] https://sport24.lefigaro.fr/scan-sport/actualites/l-arabie-saoudite-va-lancer-son-championnat-de-football-feminin-994441

[7] https://www.sportetcitoyennete.com/articles/la-lutte-du-football-feminin-au-moyen-orient

[8] https://www.hurriyetdailynews.com/saudis-debate-societal-merits-of-football-62535

[9] Insel, A. (2017). La nouvelle Turquie d’Erdogan: du rêve démocratique à la dérive autoritaire. La Découverte.

[10] https://www.france24.com/fr/20200720-football-turquie-basaksehir-champion-erdogan-akp-istanbul

[11] https://dailynewsegypt.com/2014/01/30/turkish-match-fixing-precursor-corruption-scandal-rocking-government/

[12] https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-monde/le-sport-arme-de-seduction-massive-24-foot-turc-outil-du-nationalisme-ferment-de-la-contestation

[13] Abis, S., & Ajmani, D. (2014). Football et mondes arabes. Revue internationale et stratégique, (2), 143-150.

[14] Chemerik, F. (2019). La Presse, le football et la politique en Algérie: L’imbrication des stratégies populistes de captation et d’aliénation. NAQD, (1), 97-125.

[15] Mackenzie, J. (2015).  » Allah! Wehdat! Al-Quds Arabiya! »: Football, nationalism, and the chants of Palestinian resistance in Jordan (Doctoral dissertation, Arts & Social Sciences: Department of History).

[16] https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/russie-arabie-saoudite-bien-plus-quun-match-de-foot-133457

[17] https://www.france24.com/fr/20091014-match-football-hautement-symbolique-entre-turquie-larm-nie

[18] https://www.ecofoot.fr/iran-football-conflits-politiques-3024/

[19] https://www.francetvinfo.fr/monde/palestine/le-conflit-israelo-palestinien-se-joue-aussi-sur-les-terrains-de-football_3070997.html

[20] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/743680-le-qatar-et-le-football-un-investissement-strategique-en-5-axes.html

[21] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/743680-le-qatar-et-le-football-un-investissement-strategique-en-5-axes.html

[22] https://sport.francetvinfo.fr/football/le-football-europeen-terrain-de-jeu-des-rivalites-des-pays-du-golfe

[23] https://www.challenges.fr/high-tech/beoutq-le-plus-gros-piratage-du-monde-passe-par-la-france_666850

[24] https://www.rfi.fr/fr/sports/20130711-coupe-monde-2022-le-qatar-prevoit-investir-200-milliards-dollars

[25] https://www.theguardian.com/global-development/2019/oct/02/revealed-hundreds-of-migrant-workers-dying-of-heat-stress-in-qatar-each-year

[26] https://www.leparisien.fr/sports/stades-refrigeres-au-qatar-un-expert-pointe-une-aberration-climatique-08-10-2019-8168406.php

[27] https://www.lexpress.fr/actualites/1/sport/fifa-du-qatar-au-fifagate-cinq-ans-de-crises_1719678.html

[28] https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_627180/lang–fr/index.htm

[29] https://www.youtube.com/watch?v=Peoax0QL24k&feature=emb_title

Mohammed Assaf: la success story de Gaza

Après avoir analysé le marché du divertissement et le système économique et géopolitique dans lequel s’inscrivent les télé-crochets et émissions de télé-réalité, concentrons nous maintenant sur un cas précis, celui de Mohammed Assaf, symbole de la cause palestinienne.  Son histoire illustre le rôle éminemment politique que peuvent prendre ces programmes suivis par des millions de téléspectateurs dans le monde arabe. Ainsi ils deviennent tantôt des réceptacles à idées, tantôt des programmes cathartiques tirant les larmes aux spectateurs. Cette idée est d’autant plus valable dans le monde arabe où la radio et la télévision détiennent une place majeure dans les foyers depuis les années 1950, en tant que transmetteur du « soft power » artistique.

Mohammed Assaf vainqueur de l’édition 2013 d’Arab Idol

La « roquette palestinienne » devenue diplomate

Originaire d’un camp de réfugiés de Khan Younis, dans la bande de Gaza, il remporte la 2ème saison d’Arab Idol en 2013. Il fut le premier candidat palestinien à ouvrir la porte des télé-crochets et toute sa réussite a reposé sur la revendication de cette identité.

La Palestine n’avait plus connu de meilleur diplomate, et ce pour différentes raisons. Dans un monde globalisé, dont justement la Palestine, et plus encore l’enclave gazouie sont exclues Mohammed Assaf a su véhiculer une autre réalité. La réalité d’une jeunesse imprégnée des standards très occidentaux[i] : visionnage des émissions tv, utilisation des réseaux sociaux… alors même que l’enclave connaît une situation sanitaire catastrophique. En effet, les représentations mentales associés à la bande de Gaza sont souvent l’image de la pauvreté et de la barbarie. Mohammed Assaf a donc donné à son peuple, le droit de rêver au-delà des frontières de Gaza. En effet, Israël contrôle les entrées et sorties de la population et n’accorde que très rarement les permis de circulation en raison du blocus mis en place il y a 12 ans. Sortir, chercher du travail hors de Gaza ( qui connaît par ailleurs un taux de chômage élevé : environ 70 % des jeunes n’ont pas d’emploi)[ii], rendre visite à de la famille hors du territoire sont des activités impossibles pour ces personnes qui possèdent le statut de réfugiés. Dans ce contexte, l’accès aux écrans est la seule passerelle vers l’extérieur ce qui renforce le soutien de l’opinion publique vis à vis du chanteur[iii] et en particulier de la jeunesse. Ainsi, le soir de la finale, plus d’un million de votes en sa faveur ont été comptabilisés depuis Gaza, rappelant l’importance de ces moyens de communication dans un contexte de vie sous blocus. 

                  Par ailleurs, Mohammed Assaf est vu comme le porte-parole qui transmet et revalorise l’identité palestinienne au reste du monde arabe mais aussi au monde à travers la musique et ses passages à la télévision[iv].  Cette diplomatie culturelle est, plus qu’importante, nécessaire, dans un contexte de conflit où l’État hébreu tente de réduire drastiquement la portée de la culture palestinienne. En ce sens, l’interprétation de chansons patriotiques et la reprise de symboles particuliers est marquante : à chaque passage sur scène dans l’émission, Mohammed Assaf portait tantôt un Keffieh sur l’épaule, tantôt un drapeau palestinien. Aussi pouvait-on le voir haranguer la foule en dansant le Dabkeh sur scène, entraînant avec lui le jury et le public lors de son interprétation d’ « A3ly el koufiyeh »[v], lève ton keffieh, lève le. La chanson contient plusieurs références palestiniennes et levantines.

La difficile contribution à un rapprochement politique 

                  L’autorité palestinienne a, dès le début du programme, exprimé son soutien à Mohammed Assaf et l’a intensifié. Mahmoud Abbas, président du Fatah a par exemple contacté le jeune homme au début du programme, et l’a finalement rencontré lors de son retour en Palestine, un signe fort. D’autres institutions rattachées ont suivi : La Banque de Palestine a lancé une campagne de soutien au chanteur pour encourager les Palestiniens à voter pour lui, intitulée « ton vote et le vote de la Banque de Palestine font deux votes »[vi]. Ainsi, ils ont financé 100 000 votes chaque semaine pour Mohammed puis 130 000 le soir de la finale. Par ailleurs, ils ont subventionnés des affiches géantes en Cisjordanie, prônant là encore l’importance de la diplomatie culturelle et la contribution du chanteur au rayonnement de la cause Palestinienne dans son acception la plus pure. Et c’est la toute sa réussite : unir tous les Palestiniens.

Cependant le Hamas, à l’inverse a adopté des positions ambivalentes, tiraillé entre son projet, ses valeurs politiques radicales et l’engouement autour du jeune chanteur patriote[vii]. Le mouvement a par exemple condamné le chanteur pour avoir interprété un hymne pro-Fatah le soir de la finale[viii] (3aly el kouffiyeh), et aussi le caractère non islamique et pervers de télé-crochets comme Arab Idol, tout en gardant une position prudente et distante, suivant l’idée que le succès du chanteur peut servir la cause palestinienne.[ix] Finalement, au lendemain de sa victoire il a été accueilli officiellement à Gaza.

Mohammed Assaf reçut par le chef de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas

Ainsi, cet évènement met en avant la bicéphalie du pouvoir[x] dans les Territoires palestiniens. Des deux côtés la récupération est de mise, notamment au vu de la perte de vitesse des pouvoirs en place et de la méfiance populaire envers le Hamas et le Fatah. En effet, du côté de l’Autorité palestinienne ce soutien a compensé, masqué ce que certains considéreront comme un laxisme politique. En effet, dans les mois qui ont suivi la montée en puissance d’Assaf sur Arab Idol, se tenaient aussi les reprises de négociations de paix entre Israël et l’Autorité palestinienne, gelées depuis trois ans. Le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu s’est vanté d’avoir fait « tomber de l’arbre des concessions » le leadership palestinien. La promesse faite de ne pas construire de nouvelles colonies n’a pas été respectée et à l’été 2013, un projet de 1200 logements à Jérusalem-est fut lancé.[xi] 
Les banques, les institutions privées, et l’autorité du Fatah ont pleinement participé et financé la campagne médiatique de Mohammed Assaf voulant aussi affirmer leur ancrage dans la promotion d’un mode de vie libéralisé et ouvert sur le reste du monde, contrairement au Hamas. C’est aussi un moyen de mettre en lumière un nouveau type de réussite sociale qui correspond au contexte actuel. En effet, comme Mohammed Assaf, des milliers de jeunes vivent  dans les camps de réfugiés. Selon l’UNWRA ( Office de Secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), 87 816 personnes vivent actuellement dans le camp de Khan Younis.[xii]

 Mohammed Assaf s’est complètement ancré dans ce système politique et agit comme un véritable médiateur. Ainsi, il a été nommé, après sa victoire, ambassadeur de la jeunesse pour les réfugiés palestiniens par l’UNWRA. Il a également reçu le titre d’ambassadeur de la culture et des arts par le gouvernement palestinien et s’est vu offrir un poste avec « statut diplomatique »[xiii]. D’une part pour l’UNWRA ce scénario semble parfait puisque Mohammed Assaf est un pur « produit » de ce système, il l’a d’ailleurs évoqué plusieurs fois en interview. Sa mère était professeure dans le camp de Khan Younis et Mohammed Assaf est allé à l’école UNWRA. L’agence n’a d’ailleurs pas manqué de vanter ses mérites après la victoire, rappelant l’importance de l’organisation dans la région.

La portée du message politique

 On peut s’interroger sur le fait que ce message politique dépasse les frontières du monde arabe. D’une part grâce aux réseaux sociaux et à internet : les candidats qui marquent les esprits dans les télé crochets grâce à leurs talents font très rapidement le tour de la toile mondiale. Ainsi, le chanteur est suivi par environ 10 millions de personnes sur Facebook, et il rallie lors de ses concerts en Europe autant les curieux que les diasporas palestiniennes et arabes.  D’autre part, la promotion d’une« story telling » qui accompagne le succès de l’artiste est importante. Le message est plus percutant. Le chanteur a un parcours atypique qui réactualise une cause humanitaire souvent délaissée au profit des vicissitudes politiques.

Nouvel outil de propagande ou représentant d’une jeunesse palestinienne qui cherche à réaffirmer son identité par de nouveaux moyens, quoiqu’il en soit Mohammed Assaf incarne toujours l’espoir d’une jeunesse, au-delà du rôle politique qu’il a accepté.


[i] Al-Rawi, A. (2018). Regional Television and Collective Ethnic Identity: Investigating the SNS Outlets of Arab TV Shows. Social Media + Society. https://doi.org/10.1177/2056305118795879

[ii] https://apps.who.int/gb/ebwha/pdf_files/WHA67/A67_INF4-fr.pdf

[iii]   Al-Rawi, A. (2018). Regional Television and Collective Ethnic Identity: Investigating the SNS Outlets of Arab TV Shows. Social Media + Society. https://doi.org/10.1177/2056305118795879

[iv] Miladi, Noureddine Transformative pan-Arab TV: National and cultural expression on reality TV programmes, Journal of Arab & Muslim Media Research, Volume 8, Number 2, 1 June 2015, pp. 99-115(17)

[v]  https://www.youtube.com/watch?v=Aj-pyJF6ckU 

[vi]  https://bankofpalestine.com/ar/media-center/newsroom/details/293?fbclid=IwAR1Tp29Ms4-MJA9Vt4sRMlwZKR9V5eFbGdB_Ss6YgjS6evS4x-h2OTqc240

[vii] https://www.france24.com/fr/20130624-arab-idol-mohammad-assaf-hamas-fatah-abbas-chanson-musique

[viii] idem

[ix] https://www.thenational.ae/world/arab-idol-hamas-silent-as-gaza-cheers-mohammed-assaf-s-victory-1.575603

[x] Formule reprise à Olivier Danino, chercheur au sein de l’Institut Français d’Analyse Stratégique.

[xi] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-implantations-israeliennes-en-Cisjordanie-2-histoire-d-une-colonisation.html

[xii] https://www.unrwa.org/Assaf

[xiii] https://www.alquds.co.uk/الامم-المتحدة-تمنح-محمد-عساف-جواز-سفر-د/

Le succès des programmes de divertissement au Moyen-Orient

 Le marché de la production télévisuelle dans le monde arabe est aujourd’hui dominé par deux groupes : la LBCI (Lebanese Broadcasting Corporation International) et la MBC (Middle East Broadcasting) saoudienne. Ce succès est du à l’intégration dans un marché de niche à partir des années 1990, celui du divertissement. Les concepts de télé-crochets et de télé-réalité connus d’abord en Europe et aux Etats-Unis ont été exploités par ces groupes à vocation internationale, ayant compris l’émulation que pourrait générer ce type de programmes. Les émissions de ce type répondent à un besoin des populations plus ouvertes sur l’extérieur et demandeuses de sensationnalisme parfois, mais surtout d’une forme d’authenticité. Elles répondent aussi à un besoin de plus de fédération. En bref, les raisons sont multiples et il s’agira de les évoquer. Dans ce contexte, le leadership libano-saoudien n’est pas anodin. Il répond à des logiques historiques et politiques particulières qu’il s’agira d’éclairer. Par ailleurs, ce leadership se confronte aussi à une problématique plus profonde, celle de la vision politique du concept de modernité[i].

Le Liban et l’Arabie Saoudite : concurrents mais alliés

 The Voice Ahla sawtThe Voice KidsArabs got TalentsStar AcademyArab Idol
Chaîne de diffusionLBCI/MBC 1MBC 1MBC 1LBCIMBC 1
Lieu d’enregistrementBeyrouthBeyrouthBeyrouthBeyrouthBeyrouth

Le tableau ci-dessus montre de toute évidence une complémentarité entre les canaux saoudiens et libanais. Comment l’expliquer ?

Tout d’abord, pour comprendre cette position libanaise il faut remonter aux années 1950. La télévision est une initiative privée[ii], contrairement à la majorité des pays arabes. Qui dit initiative privée à cette période dit possibilités d’évolutions plus simple et rapide. Le pays va par exemple bénéficier juste après la France et l’URSS de la télévision en couleur, en 1967.[iii] Le Liban a donc très rapidement eu un rôle majeur dans les médias et la production télévisuelle bien que discret puisque le marché était tout de même dominé par l’Egypte. Cette place de renom, le Liban tâche de ne pas la perdre aujourd’hui malgré la concurrence saoudienne. Il est clair que son ancrage historique dans ce domaine fait de lui un acteur indispensable dans la production d’émission, déjà pour des raisons pratiques : présence de lieux dédiés aux enregistrements, un personnel technique compétent, des plateaux de tournages et une tradition longue dans les affaires à laquelle fait souvent appel l’Arabie Saoudite. Pour les transferts de recettes publicitaires, par exemple, où l’on recourt à des subterfuges ingénieux. Certaines chaînes du Golfe empruntent des voies parallèles pour échapper à la fiscalité. Pour ce faire, le recrutement «d’agents spécialisés» dans les transferts de fonds d’État à État via des circuits informels est banalisés, et évite de passer par des voies réglementaires[iv]. L’emploi de sociétés-écran en publicité, basées dans des pays comme le Maroc est aussi très répandu.

Par ailleurs, Le Liban bénéficie depuis toujours de cette image de pays ouvert sur l’Occident et sur le monde. Cela à différents niveaux : économiques, mais aussi et surtout culturels et linguistiques. Le pays, et plus spécifiquement la capitale, Beyrouth, bénéficie largement des retours de la diaspora (l’une des plus importantes du monde) cultivée, polyglotte et évoluant dans une sphère internationale. Cette diaspora a sa chaîne : la LBCI[v].  Deuxième chaîne du monde arabe en terme d’audience aujourd’hui, elle a été créée par les phalanges libanaises en 1985 pour servir d’organe de presse des Forces Libanaises[vi] pendant la guerre civile. En 1992, la chaîne devient la LBCI et change totalement sa ligne éditoriale, pour devenir une chaîne plus commerciale et neutre, renouant avec une tradition. Devenir plus commercial signifie finalement, produire des programmes avec une audience forte, et pour réussir ce pari, une adaptation des télé-réalités et des télé-crochets venus d’Occident est nécessaire mais surtout voulue. Grâce à cette image et à cette particularité de « libéralisme social »[vii] ( en tout cas en matière de production audio-visuelle), le Liban a la légitimité de produire des émissions qui vont parfois mettre en avant du sensationnalisme ainsi que des pratiques très libérales qui font parfois polémique dans certains pays arabes, dont l’Arabie saoudite. Paradoxal donc, puisque le premier public de la LBCI est saoudien. Quelles pratiques ? Il s’agit par exemple d’entendre des personnes chanter du répertoire non-religieux, s’exposer en public dans des tenues souvent très occidentales, de prôner la mixité, de voir des hommes et des femmes vivre ensemble 24/24, de prendre des cours de danse etc[viii].

L’Arabie saoudite et la MBC 

Si le Liban doit s’appuyer sur ses avantages comparatifs c’est parce que depuis les années 1990, le pays est en concurrence directe avec l’Arabie Saoudite, et a même été dépassée en matière d’audience par MBC 1. La chaîne saoudienne est la première du monde arabe.[ix] Le succès est tellement grand que les paradigmes ont complétement été inversés : La chaîne LBCI reçoit des capitaux saoudiens du prince Ben Talal, et de nombreux libanais quitte la production beyrouthine pour occuper des postes clés dans le royaume wahhabite.

Le développement des médias en Arabie Saoudite est une émanation concrète de la position hégémonique saoudienne dans la région. Leader politique du monde sunnite, leader économique et géopolitique face à l’Iran notamment, Riyad accentue son soft-power. Mais ce développement illustre aussi les paradoxes saoudiens depuis la guerre du golfe : la MBC est un groupe tout à fait privé, financé par des fonds privés. Le domaine de la télévision en général suit un modèle néo-libéral. Cela permet la création d’un panel de chaînes et de programmes variés touchant à plusieurs sensibilités : l’augmentation des programmes religieux est parallèle à l’augmentation des programmes calqués sur le modèle occidental (télé-crochets et télé-réalité). Mais dans le même temps, les tournages n’ont jamais lieu en Arabie Saoudite, mais au Liban ou à Dubaï. La chaîne met un point d’honneur à respecter certains codes sociaux. Un libéralisme économique oui, un libéralisme social, à demi-mot. Les programmes sont régulièrement critiqués dans le royaume wahhabite, mais la manne financière du Business Entertainment est trop importante pour être abandonnée (entre les publicités, les SMS envoyés, les sponsors…).[x] Alors, pour rendre des programmes acceptables mais qui répondent tout de même aux exigences sous-jacentes des codes de la modernité, on use d’«adaptation créative»[xi], dans le sens où les émissions issues de productions européennes, ou américaines vont être reprises puis remodelées pour convenir aux exigences d’une société arabe donnée sans dénaturer le concept original.

On va là aussi s’appuyer sur les restes du panarabisme, dont l’Arabie Saoudite se voit le père refondateur.[xii] Panarabe d’abord parce que ces émissions sont diffusées dans tous les pays arabes. Elles rassemblent donc les téléspectateurs du Maghreb au Mashreq en passant par le Golfe. Les candidats, venus de tout le monde arabe, chantent pour 98 % d’entre eux en langue arabe, des répertoires connus de tous (allant des classiques arabes à la pop arabe actuelle).  La musique est un moyen de réappropriation de la culture commune et un très bon outil de soft power. Les téléspectateurs sont également invités à suivre leur candidat préféré, à voter pour lui, ce qui créé un lien important, comme nous le verrons dans le prochain article. Le jury aussi peut attirer :  Shirine, Mohamed Hamaki, Elissa, des stars de la chanson arabe convertis en coachs pour l’occasion. Des stars de la région sont aussi invitées en prime time ce qui en fait un rendez-vous immanquable de divertissement notamment pour les familles, les jeunes et les ménagères.[xiii]

Ainsi, il n’est pas étonnant de voir des vainqueurs de télé-crochets de la MBC très souvent issus des pays souffrants de la guerre, comme si une compensation symbolique était de mise, et les exemples sont nombreux : le Syrien Hazem Sharif, l’Irakienne Shada Hassoun, le Palestinien Mohammed Assaf dont nous parlerons dans le prochain article.  D’un autre côté, toujours dans cette idée d’adaptation créative, certains noms vont être modifiés : MBC a rebaptisé en 2011 le nom d’American Idol  en « Mahboub al Arab » (ce qui est aimé des arabes)[xiv], et cela pour éviter les reproches des religieux. L’idée d’idolâtrie va en effet complétement à contre-courant de la pensée wahhabite. Cela n’empêche pas le logo Arab Idol d’être affiché sur les écrans.

Fidèle reflet des rivalités régionales au sein de la Péninsule arabe, cette domination symbolique des médias saoudiens diffuse un soft power conséquent, d’autant plus insidieux qu’il passe par des programmes dits de divertissement.


[i] https://www.erudit.org/en/journals/as/2012-v36-n1-2-as0210/1011723ar.pdf

[ii] Jreijiry, Roy. « L’impact sociopolitique et communicationnel sur Télé Liban : l’agonie du service public audiovisuel  », Les Enjeux de l’information et de la communication, vol. 14/2, no. 2, 2013, pp. 83-94.

[iii] https://fr.qwe.wiki/wiki/Television_in_Lebanon

[iv] https://www.leconomiste.com/article/1049609-chaines-tv-du-golfe-trafics-publicitaires-sur-fond-d-agendas-politiques

[v] Roula Iskandar Kerbage. Les jeunes libanais face à l’information télévisée : ouverture sur le monde ou repli communautaire. Sciences de l’information et de la communication. Université Nice Sophia Antipolis, 2014. Français. ffNNT : 2014NICE2001ff. fftel-00969040f

[vi] Abou Assi Jamil, « Les médias libanais. Entre confessionnalisme et recherche de crédibilité », Confluences Méditerranée, 2009/2 (N°69), p. 49-59. DOI : 10.3917/come.069.0049. URL : https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2009-2-page-49.htm

[vii] https://www.erudit.org/en/journals/as/2012-v36-n1-2-as0210/1011723ar.pdf

[viii]https://www.researchgate.net/profile/Hussin_Hejase/publication/279957549_Reality_TV_Shows_in_the_Arab_World_Star_Academy_Impacts_on_Arab_Teenagers/links/559fc79f08aea7f2ec588782/Reality-TV-Shows-in-the-Arab-World-Star-Academy-Impacts-on-Arab-Teenagers.pdfhttps://www.researchgate.net/profile/Hussin_Hejase/publication/279957549_Reality_TV_Shows_in_the_Arab_World_Star_Academy_Impacts_on_Arab_Teenagers/links/559fc79f08aea7f2ec588782/Reality-TV-Shows-in-the-Arab-World-Star-Academy-Impacts-on-Arab-Teenagers.pdf

[x] https://cpa.hypotheses.org/tag/arab-idol

[xi] https://www.iemed.org/observatori/arees-danalisi/arxius-adjunts/afkar/afkar-27/10.Telerealite%20et%20modernite%20arabe.pdf

[xii] https://repository.upenn.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1531&context=asc_papers

[xiii] https://www.ipsos.com/sites/default/files/2017-02/TAM_Presentation_2017.pdf

[xiv] https://www.erudit.org/en/journals/as/2012-v36-n1-2-as0210/1011723ar.pdf

La saga de Sainte Sophie

Au gré de l’Histoire, Sainte Sophie (Hagia Sophia qui signifie en grec la « sagesse divine ») n’a de cesse de se mouvoir au rythme des bouleversements régionaux. Cette bâtisse représente la puissance et le pouvoir de Constantinople et d’Istanbul. Une fois de plus, elle se retrouve au cœur des débats suite à sa restitution au culte musulman. Dans une logique de réislamisation de la société, le Président turc Recep Tayyip Erdogan fait de Sainte Sophie un symbole politique.

Cet article retrace la longue et tumultueuse histoire de cet édifice hors norme. Converti en mosquée après la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, il fut transformé en musée en 1934 par Mustafa Kemal Atatürk. Ce dernier justifie cette mesure comme « une offrande à  l’humanité ». Les récents évènements nous démontrent que Sainte Sophie demeure un sujet sensible qui attise les passions régionales.

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L’ère chrétienne

Après la conversion de l’Empereur romain Constantin au christianisme en 312, la société toute entière se christianise. Ainsi, débute la construction d’une basilique sur les ruines d’un temple d’Apollon au IVe siècle. Les travaux s’achèvent en 360. En raison des troubles internes la bâtisse est incendiée. Elle est reconstruite par l’Empereur Théodose II en 415. Mais une fois de plus, des émeutiers pillent et brûlent l’édifice religieux en 532.

La même année, l’Empereur byzantin Justinien veut affirmer la puissance de son Empire en construisant un monument à la gloire du Christ. Son nom vient du grec Hagia Sophia qui signifie littéralement la « sagesse divine ». L’édifice est consacré en 537, 6 ans après le début des travaux. C’est une prouesse architecturale et technique pour l’époque, ayant nécessité le labeur de 10 000 ouvriers[1]. De ce fait, Justinien prouve la centralité de Constantinople qui supplante la domination de Rome, déchue en 476 par les invasions barbares. Gloire de l’Empire, cet édifice a été conçu avec des matériaux provenant de tout le pourtour méditerranéen. De surcroît, lieu de pouvoir, cette basilique monumentale reçoit les cérémonies impériales et les empereurs s’y font couronner.

Plusieurs fois au cours de son histoire, la basilique est endommagée par des tremblements de terre en 557, en 740, en 869 et en 989. De plus, la splendeur et la grandeur de l’Église attisent la convoitise des chrétiens d’Occident. Durant la 4ème croisade en l’an 1204, les croisés latins font une halte à Constantinople pour se réapprovisionner. Au lieu de continuer vers l’Orient, ils saccagent la ville et pillent l’église Sainte Sophie. L’autel est détruit et les principaux ornements sont récupérés. La ville subit une fois de plus des séismes qui dégradent plusieurs façades.

Essuyant les assauts répétitifs des troupes ottomanes, l’Empire byzantin se voit amputé de l’Asie mineure. Il se concentre uniquement sur les rives du Bosphore. Puissant et conquérant, l’Empire ottoman lorgne sur Constantinople.

L’ère musulmane

Chancelant et déliquescent, l’Empire romain d’Orient vit ses dernières heures. Le 6 avril 1453, les troupes ottomanes de Mehmet II lancent le siège de la ville de Constantinople. La ville est littéralement prise en étau. Malgré l’aide octroyée principalement par les villes italiennes de Venise et de Gênes, les Byzantins cèdent « la cité sacrée » le 29 mai 1453, date marquant la fin de l’Empire romain d’Orient.

Le Sultan Mehmet II s’empresse de convertir la basilique en mosquée, symbolisant la conquête et l’hégémonie d’un nouvel Empire aux portes de l’Europe chrétienne. Contrairement aux autres monuments officiels, Sainte Sophie est épargnée par les pillages. L’édifice s’islamise peu à peu, les minarets remplacent le clocher de l’Église, des constructions particulières intègrent l’espace de la mosquée : une fontaine d’ablutions ainsi qu’une madrasa (école coranique) et une bibliothèque voient le jour. Le monument prend le nom turc de « Aya Sofia ».

Mehmet II prend bien soin de ne pas recouvrir les fresques chrétiennes à l’intérieur de la mosquée. Il veut tout simplement témoigner de la domination musulmane au détriment de l’ancienne puissance chrétienne. Néanmoins, avec la poussée des religieux au XIXe siècle, l’Empire ottoman s’oriente vers une politique panislamiste. De ce fait, l’intérieur de la mosquée subit de nombreux changements. Sous le règne du sultan Abdülmecid, 8 panneaux circulaires sont accrochés aux principaux lustres intérieurs avec les inscriptions d’Allah, du prophète Mahomet ainsi que les quatre premiers califes de l’Islam Abu Bakr, Omar, Uthman et Ali et les deux petits enfants du prophète Hassan et Hussein. Les principales mosaïques chrétiennes sont recouvertes de plâtres. Située sur une zone sismique, la mosquée est plusieurs fois rénovée au cours de l’histoire ottomane.

À son tour, l’Empire ottoman est au centre des convoitises des puissances européennes. À l’issue du premier conflit mondial, la Turquie est occupée en 1918. Certains projettent même de dynamiter Sainte Sophie en cas de partition du territoire turc[2]. La chute de l’Empire ottoman en 1923 et la création de la Turquie moderne proche de l’Occident propulsent l’édifice religieux dans une nouvelle ère.

Un lieu pour « l’humanité »

À son accession au pouvoir, le premier Président turc Mustafa Kemal Atatürk décide de poursuivre la restauration de Sainte Sophie. Laïc et universaliste, il transforme le lieu de culte en un musée en 1934 pour ainsi l’offrir à « l’humanité »[3]. Les inscriptions musulmanes sont décrochées et le lieu est ouvert au public la même année. Cependant dès 1951, elles sont remises par le gouvernement Menderes.

Constatant l’érosion des façades, l’effritement du plâtre et l’endommagement des peintures, l’UNESCO renforce ses efforts pour la rénovation de l’édifice dès 1993. Inscrite au patrimoine mondial de l’humanité, Sainte Sophie se dote de capteurs sismiques en raison de ses antécédents.

Lieu touristique par excellence, Sainte Sophie accueille en moyenne 3 millions de visiteurs par an. Néanmoins, sous la pression des franges conservatrices de la société turque, des partis islamistes et nationalistes font campagne afin que le musée redevienne une mosquée. Ils organisent des prières sous la coupole byzantine.   

Un symbole politique

Lors de sa campagne municipale de 2019, le Président turc Recep Tayyip Erdogan avait déclaré qu’il était temps que le musée redevienne une mosquée. Il stipule que l’acte de 1934 n’a pas de valeur juridique. Par un décret datant du 10 juillet 2020, le conseil d’État annonce la transformation de Sainte Sophie en mosquée. Elle sera ouverte aux prières musulmanes dès le vendredi 24 juillet 2020.

Plus qu’un symbole, cet acte est hautement politique. Par cette annonce, le Président turc provoque ses alliés européens de l’OTAN et notamment la Russie de Vladimir Poutine. Opposés sur les dossiers syriens et libyens, les deux pays s’affrontent par milices interposées. Historiquement proche des chrétiens orthodoxes, Moscou s’inquiète des intentions turques et regrette que les millions de chrétiens n’aient pas été entendues[4].  Cependant, la Russie met en garde contre les ingérences dans les affaires turques et juge que cet acte est une affaire intérieure[5].

De surcroît, la transformation d’Aya Sofia en mosquée est une consécration pour la politique islamo-ottomane de Recep Tayyip Erdogan[6]. Cette action hautement symbolique participe à la refonte de l’identité ottomane, fer de lance des desseins du Président turc. C’est un événement prévisible compte tenu de la rhétorique d’Istanbul ces dernières années. Erdogan continue l’islamisation de la société turque, s’adressant aux ultraconservateurs et faisant fi des reproches de ses alliés occidentaux.

La longue histoire de Sainte Sophie, inscrite au patrimoine de l’humanité, connaît un énième rebondissement. Après avoir enduré les flammes, les tremblements de terre et les appétences des différents empires, cet édifice revêt ses habits d’antan : un objet politique et de pouvoir.


[1] https://www.la-croix.com/Journal/Sainte-Sophie-dIstanbul-2017-09-16-1100877233

[2] https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/12/12/sainte-sophie-fait-de-la-politique_4333435_3214.html

[3] https://www.cairn.info/magazine-l-histoire-2014-3-page-21.htm

[4] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/sainte-sophie-l-eglise-russe-regrette-que-des-millions-de-chretiens-n-aient-pas-ete-entendus-20200710

[5] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/sainte-sophie-une-affaire-interieure-de-la-turquie-pour-moscou-20200713

[6] https://www.middleeasteye.net/fr/decryptages/turquie-reconversion-sainte-sophie-ayasofya-mosquee-erdogan-akp

Qu’est-ce-que le monde arabe ?

Le monde arabe est une aire géographique mal définie, aux contours souvent inexacts. Il ne constitue aucunement un ensemble homogène. Au gré de l’histoire, la notion même d’arabité évolue, s’agrandit, on y intègre les populations dites « arabisées » par les conquêtes musulmanes. Le monde arabe se définit et se structure dans le temps en opposition à d’autres civilisations. Néanmoins, cet ensemble de l’Atlantique à l’Euphrate représente un bloc hétéroclite, la langue arabe est elle-même subdivisée en plusieurs dialectes. Des traditions, des cultures et des pratiques religieuses divergent en fonction des zones géographiques. Le monde arabe est souvent assimilé à tort au monde musulman. De surcroît, on y englobe des pays qui ne sont pas arabes, à l’instar de l’Iran et de la Turquie.  Aujourd’hui encore, malgré l’appartenance de 22 pays au sein de la Ligue arabe, certaines populations se définissent à l’aune de leurs particularismes locaux.

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Une langue commune ?

La langue arabe est antérieure à l’avènement de l’Islam. Issue du nabatéen, celle-ci aurait été parlée pour la première fois par une communauté chrétienne du Yémen en 470 de notre ère. Or, l’expansion de l’arabe classique est consubstantielle avec les conquêtes musulmanes du VIIe et VIIIe siècle. Une fois les territoires conquis, les souverains musulmans se servaient de l’arabe pour mieux islamiser les populations locales. En effet, l’arabe est la langue du Coran.

L’arabe est considéré comme la langue officielle des 22 pays membres de la Ligue arabe. Néanmoins chaque pays, chaque région dispose de son propre dialecte plus ou moins éloigné de l’arabe littéraire. Ces dialectes sont le résultat d’interactions historiques et culturelles avec d’autres peuples. Ce faisant, d’un dialecte à un autre, il est possible de ne pas se comprendre. Un Syrien ne comprend pas le dialecte algérien, alors que l’inverse n’est pas exact.

L’arabe littéraire ou classique demeure la langue de la littérature, des médias, de la constitution et des discours officiels. Cependant, l’usage de l’arabe dialectal est employé au quotidien. Il est rare d’entendre deux personnes communiquer en littéraire. Compte tenu du fort taux d’analphabétisme, l’arabe littéraire lu et écrit n’est pas maîtrisé dans plusieurs régions.  

L’idée d’arabité basée sur le critère linguistique est problématique. Ce critère ne définit que partiellement l’identité arabe.

Une géographie bien définie ? 

Selon Edward Said, universitaire américain d’origine palestinienne, l’Occident a créé l’Orient. Le monde arabe est perçu comme un bloc homogène bien distinct, en opposition aux valeurs et traditions occidentales. Cette logique simpliste est durement critiquée par l’auteur de « L’orientalisme ». Il décrit ainsi un Orient figé dans l’espace et dans le temps, résultat d’une assimilation de la pensée occidentale.

Pourtant, le monde arabe ne constitue pas un ensemble géographique similaire du Maroc à l’Irak. On y distingue communément 4 parties majeures : le Maghreb (l’Afrique du Nord), la vallée du Nil, le Machrek (le Levant) et le Khalij (le Golfe). Ces zones sont elles-mêmes divisées en une multitude d’entités géographiques, fruit d’influences culturelles et historiques berbères, andalouses, ottomanes, arabes, perses et européennes. 

Au Maghreb, on ressent la prédominance des traditions berbères. En Libye, la faible centralisation du pouvoir central est due à la tribalisation de la société. En Égypte, le poids omnipotent du Nil influe et structure la vie des habitants. En Syrie et au Liban, la dichotomie est également géographique entre les habitants du littoral, tournés vers le commerce avec l’Occident et les habitants des montagnes majoritairement paysans. La péninsule arabique, auparavant dominée par des systèmes claniques, connaît une récente polarisation du pouvoir. Quant à l’Irak, il porte encore les traces de son histoire bédouine et de ses divisions religieuses.

À l’image de sa géographie et son histoire, le monde arabe est disparate. On peut disserter sur un ou plusieurs mondes arabes. Les éléments naturels, tels que le désert du Sahara, la Cyrénaïque ou le Golfe, les montagnes syro-libanaises, les fleuves du Nil et de l’Euphrate, les terres pétrolifères d’Algérie, d’Arabie saoudite et d’Irak façonnent la société et le mode de vie des habitants de la région.

Une région multiconfessionnelle

Le monde arabe ne constitue pas un ensemble religieux homogène. Contrairement à ce que l’on pense, tous les Arabes ne sont pas musulmans. Les Arabes peuvent être chrétiens et juifs. Des minorités chrétiennes sont présentes en Égypte, en Palestine, en Syrie, au Liban, en Jordanie et en Irak. Ils parlent et communient essentiellement en arabe. Berceau du christianisme, l’Orient était une terre chrétienne avant l’avènement de la religion musulmane au VIIe siècle.

Les musulmans du monde arabe sont en majorité sunnites. Néanmoins, des chiites sont présents en Irak et au Liban, des ibadites à Oman, des zaydites au Yémen, des druzes au Liban, en Syrie et en Palestine, voire des alaouites et des ismaéliens en Syrie. De son côté, le Maghreb connaît une relative homogénéité religieuse contrairement à l’Orient.

Le critère religieux demeure le marqueur principal dans une région ultra-confessionnalisée. Au gré de l’histoire, les puissances européennes ont exploité les failles religieuses pour s’immiscer dans les affaires internes. La Russie et la France ont soutenu les Chrétiens d’Orient alors que l’Empire britannique s’est appuyé sur la communauté sunnite. Aujourd’hui encore, les divisions sont visibles et constituent la principale grille de lecture de cette région. Le conflit inter-musulman oppose les chiites principalement affiliés à l’Iran aux sunnites majoritairement soutenus par les pays du Golfe. Cette dualité aggrave l’instabilité politique de la région.

Une entité politique ?

En dépit de la création de la Ligue arabe en 1945, l’unité politique du monde arabe semble irréalisable tant les conceptions idéologiques sont opposées d’une région à une autre[1]. D’un point de vue politique, le monde arabe est divisé. Les Arabes n’utilisent pas le terme de monde arabe (Al Alam Al Arabi) mais favorisent celui de nation arabe (Al-Watan Al-Arabi) pour laisser transparaître cette notion de solidarité et d’union entre les 22 pays membres.

Au lendemain de la période de décolonisation, le panarabisme de Gamal Abdel Nasser séduit les foules arabes. Sa politique socialisante et laïque outrepasse de loin les appartenances religieuses. Mais sa vision s’oppose au panislamisme des chancelleries du Golfe, qui prônent l’idée d’une unité au sein même de la  communauté musulmane, faisant fi des frontières nationales. De surcroît, chaque région a ses vues, sa propre définition du nationalisme avec l’influence d’un particularisme local. En effet, au Liban certains chrétiens font référence aux Phéniciens pour renier leur arabité. En Syrie, sous la houlette du Parti social nationaliste syrien, les partisans souhaitent la réunification du Bilad el Cham (Irak, Syrie, Liban, Jordanie et Palestine). Foncièrement nationalistes, Bagdad et Damas se sont disputées le leadership arabe. Au Maghreb, les jeunes nations s’affrontent pour des raisons territoriales (Sahara occidental).

Par ailleurs, chaque nation arabe entretient des rapports différents avec les grandes puissances. Dans cette logique d’alliance militaire et économique, toutes les nations arabes ne partagent pas les mêmes aspirations. On distingue deux axes bien distincts. D’un côté, des pays sunnites s’alignent sur la politique américaine et d’autres sont proches de la politique iranienne. Ces deux groupes sont eux-mêmes divisés selon des ramifications idéologiques, religieuses et géopolitiques.

Entité géographique complexe, le monde arabe n’est pas un et indivisible. De part son héritage historique, ses interactions culturelles et ses influences extérieures, chaque région s’harmonise et se singularise. À l’aune des tensions régionales, le monde arabe apparaît plus que jamais divisé.


[1] Égypte, Soudan, Algérie, Maroc, Tunisie, Mauritanie, Liban, Syrie, Irak, Jordanie, Palestine, Oman, Yémen, Libye, Somalie, Djibouti, Comores, Qatar, Koweït, Bahreïn, Émirats arabes unis, Arabie saoudite 

Avicenne : « Le prince des savants »

De son vrai nom Abou Ali Al-Husayn Ibn Abd Allah Ibn Sînâ, Avicenne a acquis plusieurs savoirs. De médecin à philosophe, de mathématicien à astronome, il doit sa célébrité à la précocité de son génie. Il est l’un des joyaux de « l’âge d’or » de l’Islam. Cette période féconde a vu naître un bouillonnement intellectuel et culturel mêlant culte musulman et apport philosophique. Toujours est-il, que l’orthodoxie intransigeante des pouvoirs centraux l’a censuré pour ses travaux concernant l’alliage entre la raison des auteurs grecs et le monothéisme.

Au travers de l’étude de l’œuvre philosophique d’Avicenne, c’est l’étude du Moyen-âge oriental, véritable lieu de transit entre les influences helléno-chrétiennes d’une part et arabo-persanes et musulmanes de l’autre.

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Un savant hors-pair

Ibn Sîna est né en Perse en 980 dans le Khorasan (actuel Ouzbékistan). Il est issu d’une famille de haut fonctionnaire proche du pouvoir central de l’époque. Dès son plus jeune âge, son père s’attache à lui donner la meilleure éducation possible. Après des études préliminaires dans son village natal, il  part s’instruire à Boukhara, métropole riche et puissante où intellectuels et savants se côtoient à la cour des princes. Doté d’une mémoire prodigieuse, il mémorise le Coran à l’âge de 10 ans et est initié précocement à la littérature arabe (el adab), la philosophie et les lettres grecques. De rite chiite, il fréquente également les cercles religieux ismaéliens et en tire un grand profit pour sa culture religieuse de l’époque[1]. Avicenne consacre toute sa jeunesse à l’apprentissage du droit religieux (el fiqh), aux mathématiques, à la géométrie d’Euclide ainsi qu’à la logique.

À l’âge de 16 ans, Avicenne achève ses études de médecine et considère cette science comme facile. Il obtient finalement ses lettres de noblesse grâce à la guérison du prince de Boukhara. Il est nommé médecin de palais, ce qui lui donne accès à l’imposante bibliothèque royale. Cette fonction était généralement réservée à un chrétien pour éviter tout soupçon de trahison ou de meurtre contre le prince régnant.

Féru de philosophie, Ibn Sînâ ne cesse de se focaliser sur la compréhension de la Métaphysique d’Aristote. Texte qu’il aurait lu plus de 40 fois avant de l’assimiler, en s’aidant d’un traité d’Al-Farabi, philosophe persan.

Plusieurs fois ministres et proches des princes, Avicenne est obligé de s’enfuir quand le pouvoir central est renversé. Débute ainsi sa vie d’itinérance autour de la mer d’Aral et de la Perse. Il est emprisonné à plusieurs reprises mais réussit à s’évader avant de finir sa vie à Ispahan (actuel Iran). Il y devient vizir et peut s’adonner en toute quiétude à l’apprentissage et l’enseignement des sciences et de la philosophie. Cela constitue la période la plus prolifique de sa vie. Sa réputation et son génie dépassent de loin le cadre des frontières de la Perse. Des étudiants de tout le monde musulman viennent suivre ses préceptes. Il décède en 1037 à l’âge de 57 ans d’une affection gastro-intestinale lors d’une campagne militaire à Hamadan, au nord de la Perse.

Son mausolée reste un lieu de pèlerinage au XXIe siècle. Il est composé de 12 piliers, symbolisant les douze sciences d’Avicenne. Encore aujourd’hui, son héritage est revendiqué par de nombreux pays musulmans à l’instar de la Turquie, de l’Ouzbékistan, de l’Afghanistan mais surtout de l’Iran.

Son œuvre médicale

À peine âgé de 16 ans, le jeune Avicenne devient médecin. Il assimile toutes les sciences connues à son époque. Ceci lui vaut en premier lieu sa célébrité. Il est reconnu par ses pairs comme un imminent médecin de l’Orient médiéval.

L’œuvre d’Ibn Sînâ marque sans nul doute l’histoire de la médecine. Après avoir traduit lui-même les travaux de Galien et d’Hippocrate, il observe méticuleusement le corps humain à travers des dissections. Le jeune médecin s’attache à déconstruire les théories en préférant l’expérimentation. Il retranscrit et synthétise par écrit ses recherches dans le Canon de médecine (Kitab al-qanoun fi Al-Tibb), subdivisé en 5 livres[2] et précédé d’une introduction méthodologique. Avicenne prend le temps d’énumérer et de structurer sa logique et ses découvertes d’une manière rigoureuse. Particularité de cette œuvre, elle est écrite en prose et en arabe littéraire. Certains de ses contemporains n’y voient qu’une originalité dans la forme.

Dans ce célèbre ouvrage, qu’il lui valut le titre du « père de la médecine moderne », il aborde plusieurs pathologies. Certaines sont fondées sur ses observations et d’autres sur ses propres découvertes. À titre d’exemple, en ophtalmologie, il s’intéresse à l’étude précise des muscles oculaires[3]. Ce domaine est très prisé à cette époque en raison des nombreuses recherches sur l’optique et la lumière. En cardiologie, Avicenne décrit le rôle central du cœur dans la circulation sanguine. Il est notamment précurseur en médecine préventive et met en exergue la place de l’hygiène dans la propagation de certaines maladies (rôle des rats dans la peste, contagion lors de la tuberculose…). Dans le livre IV de son recueil, Ibn Sînâ liste tous les médicaments connus de son époque. De surcroît, il conseille et écrit « un poème de la médecine » (Urdjuza fi Tibb)[4], destiné aux princes pour une meilleure gestion de la santé publique.

Ibn Sîna est également l’un des premiers médecins à s’intéresser aux maladies psychiatriques et à reconnaître les effets bénéfiques de la musique. Il estime que certaines pathologies sont d’ordre psychosomatiques. Partant de l’observation de l’irrégularité du rythme cardiaque et de la faim, il en conclut que l’amour ainsi que la mélancolie ont un impact direct sur les troubles mentaux d’une personne.

Un siècle après l’écriture de son Canon, il est traduit en latin pendant la période des Croisades. Son livre est une référence jusqu’au XVIIème siècle. Il est étudié dans les facultés de médecine, notamment celles de Louvain et de Montpellier. Sa contribution en médecine est phénoménale.

Son œuvre philosophique 

Après avoir consacré une partie de sa vie à l’étude des sciences, Avicenne se focalise sur la compréhension des textes des philosophes grecs antiques, notamment Aristote. C’est à cette époque que l’Orient connaît un essor culturel par l’entremise de la culture littéraire (el adab), la culture religieuse (‘ilm) et les sciences profanes (el hekma). Cette période voit naître également cette émulation entre le perse et l’arabe, dont Ibn Sînâ en est l’acteur principal. Sa langue vernaculaire est le persan mais il écrit la plupart de ses textes en arabe littéraire, langue princière et nettement plus répandue.

En s’intéressant aux textes antiques, il compte modifier le contenu en y intégrant le facteur religieux. De ce fait, Avicenne allie raison et religion, deux notions qui semblent antinomiques. Après avoir étudié la Métaphysique d’Aristote, il écrit un immense recueil de la Philosophie orientale, composé de 28 000 réponses à autant de questions[5]. Malheureusement, cet ouvrage disparaît lors du sac de la ville d’Ispahan en 1034.

Sa philosophie opère une distinction entre l’essence et l’existence et fait de Dieu « l’être nécessaire » pour le développement de l’intelligence humaine. Ainsi selon sa conception philosophique, l’essence divine est à l’origine de tout, donc de l’existence humaine. L’intelligence divine est créatrice. C’est de cette façon qu’il fait le lien entre les philosophes grecs et le monothéisme. Ses écrits influencent des penseurs occidentaux tels que Albert le Grand et Thomas d’Aquin[6]. Selon lui, la raison peut nourrir la foi, ces deux éléments ne sont pas incompatibles. Cependant, ses travaux sur l’effort de la raison se heurtent à l’intransigeance de l’orthodoxie musulmane. La philosophie et la culture au sens large attisent la méfiance des théologiens et des juristes.

Ibn Sînâ reprend également les concepts de la philosophie politique d’Aristote, l’être humain est pensé comme un animal politique. Pour lui, la raison est l’aboutissement suprême de l’être humain. Elle provient de l’essence divine donc il faut la cultiver. Son œuvre philosophique se situe au carrefour de la pensée orientale et de la pensée occidentale. En effet, c’est grâce à ses réflexions que le monde arabe de l’époque médiévale intègre et étudie la philosophie antique.

Ibn Sînâ incarne « l’âge d’or » de l’Islam par son érudition et son ouverture universelle. Sa réflexion philosophique et ses connaissances en médecine participent à la transmission d’un riche héritage. Ses contemporains le nomment à juste titre « Ach-Chaikh ar-Raiss » (le Prince des savants).


[1] Meryem Sebti, « Avicenne, l’âme humaine », PUF, 2000

[2] Paul Mazliak, « Avicenne & Averroès : Médecine et biologie dans la civilisation », Vuibert, 2004

[3] https://www.persee.fr/doc/rhs_0048-7996_1952_num_5_4_2970

[4] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Avicenne-Ibn-Sina-980-1037.html

[5] https://www.persee.fr/doc/phlou_0776-5541_1894_num_1_1_1359

[6] Meryem Sebti, « Avicenne, l’âme humaine », PUF, 2000

Mahmoud Darwish : le poète palestinien

À lui seul, il est la voix et le miroir de la Palestine contemporaine. Entre exil et espoir de retour, Mahmoud Darwish nous conte son histoire, celle de son intime, de son collectif mais surtout celle de sa terre bien-aimée. Dans un style engagé et rythmé, il réinvente le vers et la musicalité arabe. Poète politique pour les uns ou terroriste intellectuel pour les autres, il est autant sacralisé qu’il est décrié.

Chantre d’une poésie de la résistance, il consacre sa vie, son œuvre à donner un sens à la Palestine. Mahmoud Darwish tente de déceler la beauté dans l’obscur en démystifiant l’image attribuée au peuple palestinien. Or, indépendamment de sa propre volonté, il s’enferme dans cette image du poète résistant et engagé. Il est idolâtré dans le monde arabe. Ses poèmes, au style métaphorique unique, sont écoutés, chantés et étudiés.

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Un Palestinien ordinaire

Né en 1941 à Al Birwa en Galilée, Mahmoud Darwich est issu d’une famille de propriétaire terrien. À cette époque, la Palestine est encore sous mandat britannique. Dès la création de l’État d’Israël en 1948, sa famille fuit au Liban. Elle n’y réside qu’un an avant de retourner clandestinement en Palestine. Elle découvre alors, la destruction de leur village natale rayé de la carte par les bulldozers israéliens. Cette période entraînant un exode massif est connue sous le nom « Aam el Nakba » (l’année de la catastrophe). En effet, plusieurs milliers de familles palestiniennes émigrent au Liban, en Jordanie, en Syrie ou en Égypte après la défaite arabe de 1948.

Al Birwa rasé, la famille Darwish s’installe à Deir al-Asad, tout en craignant un deuxième exil imposé par les autorités israéliennes. Le jeune Mahmoud termine ses études secondaires à Kafar Yassif avant de partir pour Haïfa. Son appétence pour la littérature et l’écriture lui vaut d’être employé comme rédacteur au sein de plusieurs journaux locaux (Al-Itihad ou Al-Jadid). Lire et écrire symbolisent la résistance.

Face aux exactions et injustices, Mahmoud Darwich décide de rejoindre le parti communiste israélien (le Maki) en 1961. Ses articles et ses poèmes engagés et virulents gênent les autorités israéliennes. Il est plusieurs fois arrêté et incarcéré dans la prison de Saint Jean d’Acre. Le jeune poète est par la suite assigné à résidence à Haïfa. Son implication dans la défense de l’identité culturelle palestinienne dérange. Il ne peut se déplacer librement. En 1971, Mahmoud Darwish obtient une bourse et un visa d’étudiant. Il part étudier l’économie politique à Moscou. Il décide de continuer son exil et rejoint le Caire, où il travaille pour le journal égyptien Al-Ahram. Cette vie d’errance et son cœur le mènent ensuite à Beyrouth en 1973. Il dirige le mensuel AlShu’un Al-Falistiniya (Les affaires palestiniennes) avant d’intégrer l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et devient la plume de Yasser Arafat. En parallèle, il dirige le journal littéraire Al-Karmel en 1981.

En raison des bombardements israéliens sur Beyrouth en 1982, il est contraint de s’exiler une nouvelle fois. Le poète palestinien part au Caire, puis à Tunis avant de s’installer à Paris. Il jouit dans la capitale française d’une grande autonomie et liberté. Membre du comité exécutif de l’OLP, il prend ses distances avec le mouvement en raison de la signature des accords d’Oslo de 1993. Il juge injuste les conclusions de l’accord pour les Palestiniens. Ayant obtenu un permis d’entrée pour la Cisjordanie et Gaza, Mahmoud Darwich retourne à Ramallah en 1995, où il se sent étranger dans son propre pays. Son exil prend fin aux Etats-Unis. Il décède à Houston en 2008 suite à des troubles cardiaques.

Ses funérailles à Ramallah réunissent une foule immense et font l’objet d’un deuil de 3 jours. Plus qu’un simple poète, il est sacralisé tel un martyr pour l’œuvre d’une vie.

Le poète résistant

Sa vie est à l’image de la Palestine. Avec amour et mélancolie, Mahmoud Darwich a consacré son œuvre à cette nation imaginaire. Elle hante ses rêves et dicte sa plume, il ne vit que pour elle. Lorsqu’il évoque l’amour d’une femme, il personnifie l’amour de sa terre natale. De surcroît, il utilise sa plume contre les injustices et les humiliations « À chacune de mes lignes, les chars ennemis reculent d’un mètre ».

Les premiers poèmes de Mahmoud Darwich dans les années 60 sont un syncrétisme entre l’attachement à la mère patrie et l’expression d’un sentiment amoureux. La Palestine est alors représentée comme « la première mère ». Elle constitue cette création imaginaire pour tous les Palestiniens. Il la pense, la décrit et la conceptualise dans une sorte d’imaginaire collectif pour lui donner vie.

On se rappelle tous du discours de Yasser Arafat à l’ONU en 1974 où il déclare: « Aujourd’hui, je suis venu porteur d’un rameau d’olivier et du fusil du combattant de la liberté. Ne laissez pas tomber le rameau d’olivier de ma main », il est signé Mahmoud Darwich. Petit à petit, il devient la plume de l’OLP. Lors des bombardements israéliens sur Beyrouth en 1982, il écrit « Une mémoire pour l’oubli » qui deviendra un récit d’anthologie.

Le poète palestinien porte en lui les gènes du résistant. Face à la violence de l’occupation israélienne, il y oppose la violence des mots, la violence d’une littérature engagée. Son poème « Passants parmi les paroles passagères », en pleine période de la première intifada (1987-1991), offusque toute la société israélienne au point, de l’assimiler à du terrorisme intellectuel. Au diapason la presse israélienne le fustige et interprète son poème comme une menace pour l’existence du peuple juif. À cette époque, les autorités israéliennes tentent de brider la parole palestinienne. Mahmoud Darwich justifie ce poème en ses termes : « Cette dialectique absurde ne prendra fin que lorsque le Palestinien signera l’acte avec lequel il renonce à son être en même temps qu’à sa cause ». Son combat est d’ordre politique et aucunement lié à sa cohabitation avec le citoyen israélien.

Il porte en lui les germes du résistant, or avec le temps Mahmoud Darwich veut s’affranchir de cette image qui lui colle à la peau : « Je n’ai nullement cherché à devenir, ou à rester, un symbole de quoi que ce soit. J’aimerais, au contraire, qu’on me libère de cette charge très lourde ».

Le poète de la vie et de la liberté

Mahmoud Darwich excelle avant toute chose dans l’art de la métaphore. Homme enraciné dans cette culture arabe et orientale, il sublime la poésie par sa musicalité et ses vers qui mettent en lien la nature et l’amour, la terre et la tradition.

Une fois affranchi de son rôle politique, Mahmoud Darwich libère son talent pour écrire une ode à la vie. Il encense la culture orientale. Son poème de 1964 Sajel Ana Arabi (Inscris, je suis arabe) dépasse de loin le cadre palestinien. Ce poème est une déclaration d’amour au monde arabe, il y vante la culture de la terre et la famille nombreuse. On décèle également la colère enfouie d’un homme épris de justice face aux nombreuses humiliations.

Mahmoud Darwich décrit également dans « La fin de la nuit » (1967) et « Les oiseaux meurent en Galilée » (1970) cet amour de jeunesse impossible entre lui et Rita, une jeune juive qu’il avait rencontré lors d’un bal du parti communiste israélien. Idylle qui prit fin prématurément après la guerre de six jours en 1967 « Entre Rita et mes yeux : un fusil »

Mahmoud Darwich a popularisé, démocratisé la poésie arabe. En Orient, on a ce goût de la sémantique, du verbe et de la sonorité. Ses poèmes sont appris, chantés voire même théâtralisés dans plusieurs écoles du Moyen-Orient.  À lui seul, il représente la richesse extraordinaire de la langue arabe. Le poète jongle inlassablement entre les images figées de sa propre expérience et les images souhaitées par tout un peuple. Il encense cette culture de la vie et ce goût pour les relations humaines. Ses poèmes déconstruisent l’idée préconçue qu’on se fait de l’Orient. Né apatride, Mahmoud Darwich a ce souci de l’existence et de la liberté. Il veut se faire le chantre d’une poésie pluridimensionnelle. Mahmoud Darwich aborde aussi bien la solitude, l’ennui, l’angoisse, la peur que la nature, la beauté, la paix et la vérité.

Par moment, on se demande si Mahmoud Darwich n’aurait pas aimé être qu’un poète ordinaire pour vaquer plus librement à l’écriture de ses poèmes. En étant palestinien, tout un peuple, toute une région espéraient des écrits engagés et critiques à l’égard d’Israël. L’étiquette du poète palestinien est lourde de symboles et de responsabilités. En poète métaphorique, il aura réinventé un style et un verbe aiguisé aux multiples interprétations.

Bibliographie :

  • Mahmoud Darwich, « Anthologie (1992-2005) », Actes Sud, 2009
  • Mahmoud Darwich, « Palestine mon pays, l’affaire du poème », Les éditions de minuit, 1988
  • Mahmoud Darwich, « Une mémoire pour l’oubli », Actes Sud, 1994
  • Mahmoud Darwich, « la Palestine comme métaphore », Actes Sud, 2002
  • Mahmoud Darwich, « La Terre nous est étroite », Gallimard, 2000

Khalil Gibran : le poète intemporel

Très peu étudié en Occident, Khalil Gibran est pourtant le poète oriental qui aura marqué le renouveau de la culture arabe par son style et son talent au début de XXème siècle. Libanais chrétien maronite, son succès dépasse de loin sa propre communauté. Il se fait le héraut d’un syncrétisme entre la spiritualité et l’amour. Témoin oculaire d’un bouillonnement littéraire, culturel et politique au temps de la Nahda (la renaissance), il en est même l’un des principaux acteurs par son œuvre monumentale.

Sur fond de poésie et de littérature, l’auteur du « Prophète » continue d’inspirer, de fasciner et de créer un pont entre Islam et Chrétienté, entre Occident et Orient. Khalil Gibran nous lègue en héritage une œuvre prophétique et intemporelle.

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Un destin loin de l’Orient

Khalil Gibran est né en 1883 à Bcharré, situé dans les montagnes du Nord Liban, au fond de la magnifique vallée sainte de Qadisha. À cette époque, le Moyen-Orient est sous tutelle ottomane. La pression du pouvoir central est telle que, chaque province doit fournir des contingents militaires et verser divers impôts. Le jeune Gibran étudie à l’école élémentaire de Bcharré, au sein de laquelle il apprend l’arabe, le syriaque ainsi que le rite maronite. Son père, ayant contracté des dettes de jeu, est incarcéré par les autorités ottomanes sous prétexte de détournement de fonds. S’ensuit la confiscation des biens familiaux, obligeant donc sa mère d’émigrer avec le reste de sa famille à New-York en 1895.

Ils sont dans un premier temps accueillis par un membre de la famille résidant dans un quartier syro-libanais de Boston. Pour subvenir au besoin de la famille, sa mère travaille en tant que vendeuse de linge et femme de ménage, avant d’ouvrir une petite épicerie familiale. Le jeune Gibran est scolarisé et est très tôt attiré par l’art et notamment le dessin. Grâce aux économies de sa mère, il retourne au Liban en 1898. Il y reste 4 ans pour parfaire son apprentissage de l’arabe littéraire et s’imprégner encore un plus de sa culture d’origine. Or, en raison du décès d’une de ses sœurs, il retourne à Boston en 1902. L’année suivante sa mère et son beau frère décèdent. Sa deuxième sœur subvient à ses besoins grâce à ses activités de couturières. Toujours passionné de dessin, Gibran alors âgé de 21 ans, expose pour la première fois à Boston en 1904. Lors de cette première exposition, il rencontre Mary Elizabeth Haskell, directrice d’école qui deviendra sa confidente et sa mécène.

En parallèle, Khalil Gibran publie ses premiers livres en langue arabe avant de se rendre à Paris en 1908. Il y séjourne 2 ans et fréquente l’école des Beaux-Arts. Il expose brièvement au Salon du Printemps de Paris après avoir rencontré le célèbre sculpteur français Auguste Rodin. Gibran fait également la connaissance de Nietzshe, philosophe allemand qui aura une influence certaine sur ses écrits. Il retourne à Boston en 1910.

Khalil Gibran poursuit son érudition et participe à la création en 1920 d’un mouvement littéraire, regroupant des écrivains libanais et syriens Al-Rabitah al-qalamiyah (la Ligue de la Plume). C’est dans cette logique de bouillonnement culturel que Khalil Gibran fut un élément phare de la période de la Nahda. Véritable époque d’éveil de l’Orient arabe, par l’entremise des arts, de la littérature et de la culture, des artistes se font les hérauts d’une volonté de dépassement et d’indépendance. C’est dans la dernière décennie de sa vie que Khalil Gibran connaît un succès retentissant avec notamment la publication de son œuvre « Le Prophète » en 1923. Plus qu’un simple recueil, cet ouvrage est devenu l’aboutissement et la consécration de toute une vie. Initialement écrit en arabe, il est finalement publié en anglais puis rapidement traduit dans plusieurs langues. Il publie « Jésus Fils de l’Homme » en 1928, qui est en quelque sorte le prolongement logique du Prophète avec un dépassement de l’individualisme pour s’adonner à l’amour divin, véritable quête vers la plénitude de l’existence.

Khalil Gibran décède en 1931 à l’âge de 48 ans d’une cirrhose du foie et d’un début de tuberculose. Son corps est rapatrié dans sa ville natale de Bcharré.

Une influence entre foi, Orient et mysticisme

Poète intemporel, Khalil Gibran puise son inspiration dans ses souvenirs d’enfance. La montagne libanaise, la rusticité, l’amour inconditionnel pour les relations humaines, le partage et l’omniprésence du religieux le fascine. Cet Orient hétérogène et complexe l’inspire. Cette région le charme par son insouciance, sa générosité et son hospitalité. Né chrétien maronite, il se passionne très vite pour l’Islam et son prophète. Il affectionne également l’étude des autres rites orientaux, notamment le bouddhisme.  

Cet assemblage hétéroclite de références et d’inspirations fait de Khalil Gibran un artiste unique en son genre. Il a cette faculté de jongler entre les thèmes avec une aisance et un style clair et aéré. « Le Prophète » est un pont entre spiritualité et poésie, un syncrétisme mêlant l’espérance visible de la vie terrestre et l’espérance cachée et voulue de la vie dans l’au-delà.

Il n’a jamais cessé d’aimer sa région natale, en dépit de son exil précoce pour des raisons économiques. Ses premiers écrits sont en arabe et dénoncent la mainmise ottomane. En effet, dans son livre intitulé « Al- Arwah al-mutamarridat » (Les Esprits rebelles), écrit en 1906, Khalil Gibran soutient les nationalistes arabes dans leur combat pour l’indépendance. Les autorités ottomanes ordonnent son autodafé en 1910. Au lendemain de la première guerre mondiale, scellant le partage du Moyen-Orient par les puissances mandataires, il milite pour le retrait des troupes françaises et anglaises de la région. De surcroît, on ne peut occulter un poème « Pitié pour la nation divisée »[1] ô combien prémonitoire sur le Liban qu’il a tant aimé.

Homme de foi, oriental et épris de justice et d’amour, Khalil Gibran est le précurseur d’une nouvelle prose. Il se fait le chantre d’un nouveau courant littéraire qui allie spiritualité, sagesse et quête de dépassement de soi.  

Un messager de la paix   

Dans un Orient fracturé et meurtri, il fait office d’exception. À l’instar de Fayrouz pour la musique, Khalil Gibran fait consensus. Il évoque très rarement ses affinités politiques et se tient à l’écart des luttes intestines.

Dans « Le Prophète », il dépeint un personnage prophétique nommé Moustafa qui signifie littéralement l’élu ou le bien-aimé en arabe. Il y aborde les étapes importantes dans la vie de l’homme. Chaque chapitre est une leçon de vie mêlant piété, amour et sagesse. Cet ouvrage est un guide, un hymne à la vie et au dépassement de soi. Il évoque aussi bien l’amour, le mariage, l’amitié, la prière, la religion, les enfants, l’enseignement que la beauté, le plaisir, la douleur et la mort.

À titre d’exemple, il décrit l’être aimé en ces termes « Lorsque l’amour te fait signe, suis-le, même si ses chemins sont escarpés et malaisés. Quand ses ailes t’enveloppent, abandonne-toi à lui, bien que tu puisses être blessé par l’épée cachée dans ses plumes … »

Plus qu’un simple recueil de poèmes, « Le Prophète » nous embarque dans un monde pieux et vertueux, au sein duquel chaque ligne fait office d’une ode à la sagesse et à l’amour. Lorsqu’il évoque la prière, il écrit « Vous priez dans la détresse et le besoin ; puissiez-vous prier aussi dans la plénitude de votre joie et dans les jours d’abondance. » En le lisant tout nous semble si évident, il nous frappe par sa légèreté et sa clarté d’esprit. Tel un prophète, Khalil Gibran dicte, annonce et prescrit la parole divine.

Plus qu’un simple poète, c’est « un guide pour les âmes en quête de lumière »[2]. Il fédère autant qu’il fascine. Khalil Gibran touche les cœurs et les esprits de chaque habitant de la région, du musulman au chrétien. Son œuvre est aconfessionnelle et se focalise sur le destin de l’homme. Cet artiste visionnaire du XXème siècle intrigue par sa singularité qui fait de lui le poète arabe le plus lu au monde. « Le Prophète » a été traduit en plus de 50 langues et est devenu l’un des best-sellers les plus vendu après la Bible. Khalil Gibran est l’exemple de la réussite libanaise et orientale à l’étranger en devenant le porte-parole d’un renouveau littéraire et culturel.

Bibliographie :


[1] https://www.monde-diplomatique.fr/1982/09/GIBRAN/36941

[2] https://www.la-croix.com/Archives/2006-11-30/Khalil-Gibran-un-guide-pour-les-ames-en-quete-de-lumiere-_NP_-2006-11-30-277863

Ibn Khaldoun : père fondateur de la sociologie

Nombreux sont les philosophes et intellectuels arabes médiévaux qui sont dépeints à travers des articles, ouvrages ou encore colloques. Nous pouvons à ce titre citer des penseurs comme Ibn Arabi (1165-1240), Ibn Rochd (plus connu sous le nom d’Averroès, 1126-1198), Ibn Sīnā (Avicenne, 980-1037) ou encore Al-Kindi (Alkindus, 801-873). Cependant, au regard de la situation pandémique actuelle (Covid-19) – lors de laquelle le leitmotiv mondial est synonyme de « distanciation sociale » – il parait d’autant plus pertinent de revenir sur un penseur musulman du XIVème siècle – du nom d’Ibn Khaldoun (1332-1406), concepteur de l’asabiyya (cohésion sociale) [1] et considéré comme étant le père fondateur de ce que l’on appellerait plus communément aujourd’hui la sociologie [2] ainsi qu’un des premiers théoriciens de l’histoire des civilisations.

Statue d’Ibn Khaldoun à Tunis

Son itinérance :

Né à Tunis en 1332, Ibn Khaldoun est originaire d’une famille noble, connectée aux différents acteurs de la région, que ce soit le pouvoir politique ou bien les confréries soufies. S’inscrivant dans le contexte historique de la période, ses origines sont symptomatiques du déclin de l’Al-Andalus. En effet, ses racines se retrouvent dans celle d’une famille arabe établie à Séville depuis près d’un demi-millénaire, avant de s’en voir chassée, par l’avancée de la Reconquista chrétienne, un siècle plus tôt [3].  

Après des études en arabe classique à la mosquée Zitouna, un apprentissage très large de la logique et de la philosophie auprès de son mentor Al-Abuli mais aussi des mathématiques, par l’entremise de l’Ecole de Kairouan [4]. Ibn Khaldoun aura un parcours mobile, aussi bien dans ses fonctions diplomatiques, que dans l’évolution de sa pensée. Effectivement, dès ses 18 ans, il entrera dans la chancellerie des sultans de Fès, « les plus puissants du Maghreb d’alors » [5], et ce jusqu’en 1374 et ses 42 ans, où il sera notamment passé par la fonction de chambellan (équivalence d’un dignitaire de l’administration royale). Ainsi, pendant sa carrière d’homme politique et d’émissaire, il traversera le Maroc (Fès), l’Espagne (Grenade), ou encore l’Algérie (Béjaïa et Tlemcen).

Enfin, après une vie politique et militaire agitée, ce dernier décidera de prendre sa retraite en Algérie et plus précisément à la forteresse de Beni Salama (actuel Taoughazout), où il écrira, de 1374 à 1377, son premier ouvrage phare, « Al-Muqaddima », traduit en français par « Les prolégomènes ». Manquant cependant d’information, il décida de repartir à Tunis, consulter les ouvrages dont il avait besoin, puis au Caire après un passage à Damas, où il fera la rencontre de Tamerlan. Il finira sa vie en Egypte, achevant également son autobiographie ainsi que « Al-Muqaddima » et son « Livre des exemples » (une histoire universelle, deuxième ouvrage majeur) [6].

Le précurseur de la sociologie 

Il est à relever dans « Les prolégomènes », une forte empreinte du champ sociologique. En effet, même si le terreau fertile de cette discipline se développera à partir du XVIème siècle et surtout au XVIIIème, avec des penseurs comme T. Hobbes, J.J Rousseau ou J. Locke ; sans oublier A. Comte un siècle plus tard, Ibn Khaldoun lui, avait d’ores et déjà une approche pouvant être qualifiée de sociologique.

Pour cela, il utilisera la notion d’asabiyya, comme étant « l’esprit de clan », concept central, figurant plus de 500 fois dans « Al-Muqaddima » [7]. Plus précisément, il s’agit de tout ce qui crée une solidarité, une cohésion et des liens forts entre individus et groupes. Ibn Khaldoun souligne que l’asabiyya, se basant sur les facteurs religieux et tribaux, vaincra la société qui pour sa part s’appuie uniquement sur un soutien tribal. Il en conclut que l’islam a conféré aux Arabes une solidarité plus forte, leur permettant d’établir un empire.

Nous retrouvons également une place importante de l’éducation dans son cheminement sociologique. Ibn Khaldoun reconnaît que les relations que les personnes sont obligées de maintenir entre elles sont ordonnées et respectent des règles et des lois. Ainsi, il évoquera la question de la reproduction des valeurs à travers son concept d’asabiyya ; la question n’est pas seulement individuelle mais vue comme étant systémique au sein des sociétés musulmanes. Ces règles et lois, chaque individu apprend à les connaître à travers son expérience personnelle et surtout par imprégnation de son milieu familial et culturel [8].

C’est donc en opérant de manière transverse, prenant en compte à la fois des phénomènes sociaux, des données historiques, économiques (il fut l’ancêtre de la courbe Laffer, caractérisant la relation entre le taux d’imposition et la croissance) [9] et aussi psychologiques qu’Ibn Khaldoun a pu s’imposer, dès le XIVème siècle, comme un véritable précurseur de la sociologie.

Historien des civilisations 

Pour Ibn Khaldoun, l’histoire n’est pas que le récit d’évènements passés ; « elle consiste à méditer, à s’efforcer d’accéder à la vérité, à expliquer avec finesse les causes et les origines des faits, à connaître à fond le pourquoi et le comment des évènements » [10]. Il reprochera ainsi plusieurs choses aux historiens l’ayant précédé ; une attitude partisane, la seule action de rapporter des faits mais de ne pas les inscrire dans un contexte et les expliquer mais aussi de reproduire ces faits sans procéder à une critique [11]. C’est à cet égard qu’il justifiera les erreurs des historiens par une méconnaissance de la société humaine, de la civilisation, alors même qu’elle devrait être la base d’étude pour l’histoire.

Il utilisera le concept d’asabiyya et une recherche approfondie de l’histoire, lui permettant de construire un modèle cyclique des empires et donc théoriser son histoire des civilisations, universelle. Pour notre penseur, plus l’asabiyya est forte au sein d’un groupe tribal, plus il pourra s’assurer de la fidélité d’autres groupes tribaux. Ainsi, au moyen d’une idéologie (la religion dans les sociétés du monde musulman), et d’une forte cohésion clanique, le groupe peut se donner le projet de s’emparer du pouvoir et fonder une dynastie.

Cependant, il y aurait différents degrés d’influence de l’asabiyya, diminuant suivant l’avancée civilisationnelle. C’est ainsi que, d’après Ibn Khaldoun, les civilisations connaissent un cycle de vie ; de la montée en puissance au déclin. Décadence qui trouvera ses germes en son sein. Par ailleurs, il affirme également, que chaque cycle civilisationnel se qualifie par des invasions nomades qui adoptaient la religion et la culture de leurs conquêtes (mongoles, berbères et turques) – seule exception, les premières conquêtes musulmanes qui imposèrent l’Islam aux peuples conquis, car mues par la religion. [12]

De plus, Ibn Khaldoun décrypte et analyse la civilisation berbère d’Afrique du Nord qu’il compare à la civilisation arabe dans son livre « Histoire des Berbères ». En effet selon lui, les berbères arabisés depuis la conquête arabe du VIIe sont différents des Arabes d’Orient. Il étudie les codes et les traditions préislamiques et en conclut que la civilisation arabo-musulmane ne forme pas un bloc homogène et distinct[13].

Véritable pionnier en matière de sociologie, les écrits d’Ibn Khaldoun demeurent d’actualité, au moins pour l’éclairage qu’ils apportent sur le devenir des civilisations et les évolutions qui les traversent, valant à l’auteur d’être érigé parmi les historiens arabes les plus influents.

Bibliographie :

[1] Bozarslan Hamit, Sociologie politique du Moyen-Orient. La Découverte, « Repères », 2011, 128 pages.

[2] Le « Livres des exemples », d’Ibn Khaldûn, L’inventeur de la sociologie. Le Monde diplomatique, Janvier 2003, page 31.

URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2003/01/LEPAPE/9892

[3] Florian Besson, IBN KHALDÛN. Les clés du Moyen-Orient, Février 2013.

URL : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Ibn-Khaldun.html

[4] Rachida Smine, L’École de Kairouan. Rue Descartes 2008/3 (n° 61), pages 16 à 23.

URL : https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2008-3-page-16.htm

[5] « Ibn Khaldûn, penseur de la civilisation », Compte rendu de la conférence de Gabriel Martinez-Gros à l’auditorium du Louvre, le 3 novembre 2014.

URL : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Ibn-Khaldun-penseur-de-la.html

[6] Yves Lacoste, Ibn Khaldoun. Naissance de l’Histoire, passé du tiers monde, Paris, La Découverte, 1998, page 84.

[7] Robert Irwin, Ibn Khaldun: An Intellectual Biography. Princeton University Press, 2018, page 45.

[8] Abdesselam Cheddadi, Ibn Khaldûn (732 H/1332 – 808 H/1406) : la philosophie de l’éducation. Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 7-20.

[9] Arthur B. Laffer, The Laffer Curve: Past, Present, and Future. Heritage Foundation, n° 1765, June 1, 2004, page 1.

[10] Lilia Ben Salem, « Ibn Khaldoun et l’analyse du pouvoir : le concept de jâh », SociologieS, Discoveries/rediscoveries, 28 October 2008.

URL : http://journals.openedition.org/sociologies/2623

[11] Ibn Khaldûn, traduit par Vincent Monteil, Discours sur l’histoire universelle, Al-Muqaddima. Thésaurus, 1997, page 5.

[12] Smaïl Goumeziane, Ibn Khaldoun. Un génie maghrébin (1332-1406), Paris, Non Lieu, coll. « Persona grata », 2006, pages 34-50.

[13] https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1966_num_2_1_933

Fayrouz : la diva libanaise qui conquit le monde arabe

Son nom résonne dans le cœur et l’esprit de tous les citoyens arabes. Elle envoûte autant qu’elle fédère. Fayrouz de son vrai nom Nouhad Haddad est sacralisée bien au delà de sa patrie, le Liban. Sa voix enivrante dénote, apporte une touche de légèreté et de joie dans un Moyen-Orient pris en étau, entre les guerres, les ingérences et les luttes intestines.

À l’instar d’Oum Kalthoum, elle devient la référence de la musique arabe et orientale. Fayrouz galvanise et transcende les frontières par les thèmes qu’elle aborde, mais surtout par l’amour de son pays et l’attachement à la défense des causes nobles et consensuelles.

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Une vie consacrée à la musique

Née en 1935 dans un village de la montagne libanaise, la jeune Nouhad Haddad est issue d’une famille catholique syriaque de classe moyenne. Elle commence sa scolarité à l’école primaire catholique de Saint Joseph à Beyrouth. Très tôt, elle se passionne pour la musique et intègre à l’âge de 6 ans la chorale de la Société de radiodiffusion libanaise.

Elle se consacre pleinement à la musique et se fait remarquer en 1952 en interprétant les chansons des célèbres compositeurs libanais de l’époque Assy et Mansour Rahbani. Elle épouse Assy Rahbani en 1955. Cette rencontre et cette alchimie entre la chanteuse et les compositeurs sont les prémisses d’une ascension fulgurante dans le monde de la musique. On lui choisit Fayrouz comme nom de scène, qui signifie littéralement turquoise en arabe. Son style musical diffère, dérange mais envoûte rapidement les foules. Contrairement à la musique traditionnelle longue et monotone et d’un rythme linéaire, la jeune Fayrouz propose des chansons courtes avec une certaine influence latine. On l’oppose à la diva égyptienne Oum Kalthoum, dont les chansons durent plus d’une heure.

En 1957, elle participe au festival international de Baalbek où elle conquiert littéralement le public libanais. S’ensuit de nombreuses tournées dans la région, du casino du Liban à la foire internationale de Damas. Elle joue également dans des comédies musicales où elle s’adonne à un style plus expressif et plus dramatique.

À partir de 1966, elle se produit pour la première fois à Beyrouth. À cette époque, la capitale libanaise est le cœur de l’expression culturelle et artistique du monde arabe. Avec les frères Rahbani, Fayrouz présentent une production cinématographique dans le quartier intellectuel et cosmopolite de Hamra. Le public est sous le charme de sa voix ténébreuse et cristalline. Ses chansons sont la synthèse d’un Liban en paix, épris de tolérance mais soumis aux soubresauts régionaux.

Une musique engagée et fédératrice

La défaite des armées arabes contre Israël en 1967 provoque une onde de choc à l’échelle régionale. Fayrouz, attristée, consacre l’intégralité d’un album à la cause palestinienne en 1971 Al Qods Qalbi (Jérusalem est mon cœur), avec notamment l’une de ses chansons les plus célèbres Zahrat Al Madaen (La fleur des cités)[1]. Cette composition est une véritable ode d’amour à la Palestine défaite et colonisée par l’armée israélienne.  Ses titres sont repris sur toutes les ondes du monde arabe, de Damas au Caire en passant par Tunis[2]. Cette jeune chrétienne libanaise, dont le style et la rythmique bouleversent les codes préétablis de la musique arabe, fédère et outrepasse de loin les appartenances religieuses et nationales de la région. Elle soutient pleinement le nationalisme arabe contre le sionisme. Pour autant, elle reste attachée à sa foi. Elle participe activement aux messes du vendredi en chantant en araméen (la langue du Christ) dans l’église d’Antélias, non loin de Beyrouth.

 Petit à petit, la diva libanaise gagne ses lettres de noblesse et devient un modèle de réussite pour l’ensemble du monde arabe. Surnommé la Suisse du Moyen-Orient, le Liban est un pays où les artistes se côtoient. Lieu de vie et d’interactions sociales, Fayrouz fait consensus et participe activement au rayonnement de la culture arabe et libanaise dans le monde.

Malheureusement, en 1975 le Liban sombre dans une guerre civile aux multiples facettes. Le pays plonge dans le chaos. La chanteuse Fayrouz a la maturité et l’intelligence artistique de ne pas s’ingérer dans le conflit. Elle prend soin de ne pas prendre partie pour tel ou tel camp. Cette neutralité exemplaire lui vaut davantage d’admiration et de prestige au sein de la société libanaise, toutes confessions confondues.

Malgré la maladie d’Azzi Rahbani, Fayrouz continue ses tournées à Amman et à Damas. En 1977, elle présente une comédie musicale à Pétra en l’honneur de l’anniversaire du roi Hussein de Jordanie. En 1978, elle se produit au London Palladium et l’année suivante à l’Olympia de Paris. Cette tournée internationale signe également la fin de la collaboration avec son mari, dont elle divorce.

Dès 1979, elle compose avec son fils Ziad. Le style est différent, un mélange de chansons mélodramatiques avec une sonorité orientale ou imprégnées de jazz. Il n’en demeure pas moins que son succès reste intact. Fayrouz remonte sur scène en septembre 1994 à Beyrouth devant 50 000 Libanais[3]. Meurtri à cause de l’épouvantable guerre civile, le peuple libanais voit en Fayrouz une messagère de la paix et de la réconciliation nationale. Elle chante pour sa patrie, pour son Liban bien aimé. C’est la voix de tout le Liban, de Tripoli à Tyr en passant par Baalbek. Un véritable hymne à la tolérance et au pardon.

Une musique intemporelle

Après plus de 800 chansons et 100 albums, la diva libanaise traverse les époques et les générations sans prendre aucune ride. Partout au Moyen-Orient, dans les bars, les cafés, les radios diffusent continuellement ses chansons. À l’unisson, ses paroles sont chantonnées et murmurées comme si l’instant d’un refrain le temps s’arrête. Vieillards, hommes, femmes et enfants connaissent ses airs dès la première note. Ses chansons sont l’expression d’un peuple avide de légèreté et d’insouciance face à la vie.

Toute la région se reconnaît dans l’un de ses couplets. Une litanie pour l’amour, la résistance ou pour la nature, Fayrouz aborde des thèmes qui s’inscrivent dans la durée. Au Levant, la musique dompte le temps. Les chansons de Fayrouz sont un pont entre les générations et les communautés. Dans un Moyen-Orient compliqué et fracturé, Fayrouz fait office d’exception. Cette diva libanaise apprivoise les divisions et soulage les peines. Pourtant, Fayrouz reste une femme mystérieuse. Elle donne peu d’interviews, ne s’investit pas politiquement et prend juste le soin de défendre ce qui lui semble être juste et noble.

Plus qu’un modèle, Fayrouz est une icône. Sur les étalages des marchés d’Amman de Ramallah ou de Damas, les CD de la diva libanaise sont vendus entre les keffiehs et les tasses à l’effigie de Bachar al-Assad. Les produits dérivés font florès, des coques de téléphone en passant par les briquets ou les portraits. Dans les rues, il n’est pas rare de voir des étudiants chanter un de ses refrains à tue tête. Dans les nombreux bars à narguilé au Moyen-Orient, dès qu’une chanson de Fayrouz passe, les discussions s’arrêtent, les mains se lèvent et tout le monde reprend en cœur ses hymnes de paix et d’amour.

Dans la ville syrienne sacrée de Maaloula, le temps se fige lors de la diffusion de la chanson Ya Mariam (Ô Marie) de Fayrouz. Cette litanie se répand dans toute la vallée par les mégaphones de l’Église.

Dernièrement Fayrouz, âgée de 85ans, a posté une vidéo dans laquelle elle récite un passage de la Bible en arabe pour insuffler un espoir en cette période de pandémie du Coronavirus[4]. Au Moyen-Orient, rares sont les sujets consensuels qui traversent les périodes et les âges avec toujours la même passion. La diva libanaise est l’exception qui confirme la règle.


[1] https://www.youtube.com/watch?v=HQJuPb_AZ-c

[2] https://www.telerama.fr/idees/fayrouz-la-diva-des-rivages,148820.php

[3] https://www.lexpress.fr/informations/fayrouz-la-voix-de-la-tolerance_609385.html

[4] https://www.arabnews.com/node/1652621/lifestyle