Oum Kalthoum : l’icône féministe du monde arabe

Comparée à Edith Piaf ou encore Maria Callas, Oum Kalthoum domina le monde de la musique par sa voix. Près d’un demi-siècle plus tard, « Enta Omri » est toujours numéro un sur les ondes arabes. Une véritable institution à elle seule, elle était prédestinée à un avenir hors du commun. La diva devint une légende qui garda une part de mystère. Toujours très discrète sur sa vie et ses convictions, on garde d’elle le souvenir d’une femme charismatique à la voix enivrante. Elle foula les plus grandes scènes du monde arabe et devint l’emblème de toute une patrie.

À la conquête du Caire :

C’est dans le petit village du delta du Nil de Tmaïe El Zahayira, que la jeune fille qu’on surnomma plus tard l’Étoile de l’Orient, vit le jour au début des années 1900. Oum Kalthoum vient d’une famille paysanne, sa mère était femme au foyer et son père, Ibrahim, était l’imam du village, il psalmodiait des chants religieux pour faire vivre sa famille. En écoutant son père enseigner le chant à son grand frère, la jeune fille répétait à son tour en jouant à la poupée. Son père comprit vite que sa fille possédait un talent pour le chant, il lui demanda alors de rejoindre sa petite troupe. Kalthoum n’alla pas dans une école traditionnelle mais au “kutab“, elle y apprit le Coran et chanta de nombreux chants religieux au sein de son village. Peu à peu sa notoriété grandie malgré son jeune âge. Ibrahim, craignant que l’on s’intéresse plus à son physique qu’à son chant, l’habillait d’une longue galabeyya tel un garçon. Son talent fut très vite repéré, Abou Ala Mohamed convaincu Oum Kalthoum de s’en aller conquérir le Caire par sa voix.

En un rien de temps, elle connut un grand succès. En dépit de cela, elle continua à cacher sa féminité. Dans les années 1920, Oum Kalthoum voulut donner un nouveau souffle à sa carrière, des chants religieux elle passa aux chansons d’amour, elle troqua sa galabeyya contre de longues robes occidentales et se fit accompagner d’un groupe. La diva savait mettre sa voix en valeur, elle ne s’entourait que des plus grands. Elle séduisait les grands noms, elle attira des poètes tel qu’Ahmed Rami qui lui écrivit une centaine de poèmes. Les compositeurs aussi se ruaient autour de la star qui choisit Mohammed El Qasabgi. À cette époque, il était le compositeur et musicien le plus influent de l’Égypte. Il devient avec Ahmed Rami son mentor, ils restèrent fidèles à la chanteuse tout au long de sa carrière.

Entourée de son groupe de musique, Kalthoum devint la voix de l’Égypte, elle séduit le dirigeant comme le paysan. Elle se fit une place dans le cœur des gens grâce à sa prestance, son lyric et sa voix. Cette dernière resta à jamais gravée dans les esprits, profonde et puissante, elle comportait 14 000 vibrations par seconde. La voix d’Oum Kalthoum soulevait les foules, elle mettait le public et l’artiste dans un état d’extase comparable au nirvana, ce qu’on appelle le tarab.

Son talent exceptionnel pour le chant vaut à la diva une multitude de surnoms. El Set (la dame), la voix du Caire, la cantatrice du peuple, l’astre de l’Orient, tous ces noms témoignent de l’importance qu’occupait Oum Kalthoum en Égypte. La quatrième pyramide reste le surnom le plus significatif pour les Égyptiens, elle était et est encore aujourd’hui considérée comme le monument de la musique arabe, une des merveilles de l’Égypte.

La star ne limite pas sa voix au monde arabe. En 1967, elle donna un concert à l’Olympia de Paris et conquit le cœur des occidentaux. Ce concert fut un grand succès. Avec seulement 3 chansons, le concert ne prit fin qu’à 3 heures du matin car l’un de ses talents était d’improviser plus de 50 variations sur un même texte pour le plus grand plaisir de son auditoire.

Oum Kalthoum chantait l’amour, on pouvait facilement s’identifier à ses paroles, que l’on soit pauvre ou riche, femme ou homme. Elle ne précisait pas à qui elle s’adressait, on imagine qu’elle chantait pour l’être aimée, pour sa religion ou sa patrie…

Un amour inconditionnel pour son pays :

La carrière d’Oum Kalthoum était à son apogée lorsque le roi Farouk arrive au pouvoir en 1936. Les Égyptiens ont un espoir de liberté à l’arrivée de ce nouveau roi, mais ce dernier s’accommode très rapidement des Britanniques. Pendant son règne, le roi Farouk fut un fidèle spectateur des chants d’Oum Kalthoum. Cette époque fut prospère pour cette dernière, qui grâce à l’apparition de la radio pouvait toucher un auditoire plus large et chantait tous les jours sur les ondes. Elle fit également l’affiche des plus grands films de l’époque, dans lesquels elle incarnait des personnages défavorisés. On la vit en infirmière ainsi qu’en esclave, une façon pour elle d’attirer le regard sur les écarts sociaux.

Suite à la révolution de juillet 1952 qui amena Gamal Abdel Nasser à gouverner le pays, les chansons d’Oum Kalthoum à la radio évoquaient l’ancien régime. Afin de prouver son soutien au nouveau gouvernement et au peuple égyptien, elle alla supprimer de son propre chef ses anciennes chansons. La star devint très vite amie avec le nouveau président, elle tutoyait de cette manière le pouvoir et on lui consacra le surnom de « Première dame d’Égypte ».

Compte tenu de son éducation traditionnelle, Oum Kalthoum porte son pays natal dans son cœur et multiplie les chansons patriotiques. Après la guerre des six jours face à Israël, l’Égypte est désarmée, l’artiste utilise sa voix pour pousser les femmes à donner leurs bijoux et renflouer les caisses de l’État. Elle entame alors une tournée au Moyen-Orient, au Maghreb et à Paris dont tous les bénéfices reviennent à l’armée égyptienne.

Oum Kalthoum utilise sa voix pour réunir le peuple face à la tragédie et leur insuffler de l’espoir et du courage. Son chant est une arme qui permet de remettre sur pied la patrie face à cette défaite de 1967. El Attlal, Les Ruines incarne les pertes de la guerre des six jours, elle chante sa tristesse, sa frustration et son identité arabe à laquelle elle voue un amour sans limite.

 Le temps fit d’Oum Kalthoum une icône de la musique ainsi qu’un emblème pour son pays. De surcroît, les femmes l’écoutaient et l’admiraient pour sa voix, sa prestance mais aussi son pouvoir. Derrière ce personnage qui séduit un monde d’homme, se cache une féministe qui incarne la liberté et la féminité arabe.

Une figure emblématique du féminisme :

Discrète sur ses opinions, derrière son chignon et ses lunettes noires, El Sett était une artiste libre qui militait pour l’émancipation des femmes. Elle gravit les échelons grâce à sa voix. Synonyme de réussite, sa carrière ainsi que son ascension sociale impressionnaient les hommes autant que les femmes. Sa propre émancipation était un modèle, elle réussit à trouver gloire et fortune, conquérir tout une patrie grâce à son talent. Elle devint en quelques années l’exemple de la femme arabe.   

Tout au long de sa carrière, Oum Kalthoum garda une part d’ombre autour de sa vie privée et de ses opinions politiques. Ce qui amplifia les rumeurs autour de sa sexualité et de son physique. Malgré ça, elle fit abstraction de tous les potins et ne se consacrait qu’à son art. C’était une femme discrète qui limitait ses sorties en public et avait un cercle d’ami très restreint. C’était le modèle de la bienséance. Sa célébrité, Oum Kalthoum la désirait pour son dévouement artistique et non pour sa vie privée.

Dans un pays, à une époque où l’homme était dominant et omniprésent dans tous les pans de la société, la femme qui réussissait à se hisser auprès des dirigeants, attisait la curiosité, la méfiance et une sorte d’intimidation. Oum Kalthoum a défié toute une société masculine, elle outrepassa le patriarcat et ne devint jamais un objet sexualisé. Elle affirma sa position de femme dans son contrat de mariage, en incluant la close du pouvoir de la conjointe, qui lui permettait de divorcer quand elle le voulait. À sa manière, elle militait pour le droit des femmes, elle affichait sa féminité et incitait les Égyptiennes à en faire de même.

***

Icône de la musique, du cinéma et de la mode, Oum Kalthoum laissa son empreinte sur le monde arabe. Cinquante années plus tard, elle ne cesse d’inspirer les artistes et les féministes du monde arabe. Elle aura incarné toute une génération de femmes et l’aura de toute une nation. L’étoile de l’Orient brilla et ne cesse de briller dans le cœur de toute une région.

Sitographie :

– https://accesdistant.bu.univ-paris8.fr:2056/ils-ont-fait-l-egypte-moderne–9782262064235-page-243.htm#xd_co_f=MjczNWQ5M2QtYTNjNy00ODE4LWI4MjktZDEzYTdlNDYzYTNj~

– http://www.paris-louxor.fr/cinemas-et-culture/oum-kalthoum-lastre-de-lorient/

– http://www.progres.net.eg/?action=OneNews&IdNews=6740?utm_source=twitterfeed&utm_medium=facebook?utm_source=twitterfeed&utm_medium=facebook#.XnzTJC17TfY

– https://focus.levif.be/culture/musique/voix-de-femme-1-7-oum-kalthoum-inaccessible-etoile/article-normal-475895.html?cookie_check=1585342631

Ibn Battûta : « le voyageur de l’Islam »

Ibn Battûta est méconnu en Occident. Or, il s’agit bien du voyageur, de l’explorateur le plus connu du monde arabe. Il a consacré toute sa vie aux voyages. Il a voulu démontrer l’unicité du monde musulman en arpentant méthodiquement chacune de ses provinces de l’Afrique du Nord, au Moyen-Orient en passant par l’Afrique Australe et l’Extrême Orient entre 1325 et 1355. Ses récits ont donné naissance à une littérature d’un genre nouveau, le Rihla (le voyage en arabe).

À l’instar de Marco Polo, la figure d’Ibn Battûta cristallise toutes les légendes et les controverses autour de la véracité des informations sur ses prétendues pérégrinations.

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Le Voyageur :

Né en 1304 à Tanger, Ibn Battûta fait des études de droit coranique et décide de faire son premier pèlerinage à la Mecque (le Hajj) en 1325 à 21 ans. Il longe la mer Méditerranée en passant par Alger et Alexandrie. Il compte rejoindre la Mecque par la mer Rouge, mais en raison des instabilités politiques de l’époque, il décide de remonter le Nil et de séjourner en Palestine et en Syrie. Finalement, il rejoint une caravane de pèlerins à Damas qui le conduit vers les villes saintes de l’Islam, Médine et la Mecque.

Une fois son pèlerinage effectué en 1326, il remonte vers l’Irak et la Perse, puis il retourne à la Mecque pour y résider 2 ans. En 1330, il entreprend son second voyage à destination du golfe d’Aden et des côtes de l’actuelle Tanzanie. Il passe par Mogadiscio, Mombasa avant de contourner le Golfe persique pour revenir séjourner à la Mecque. Il entreprend son troisième voyage en 1332, au cours duquel il repasse par la Syrie et la Palestine, avant de remonter vers l’Anatolie et la ville de Constantinople. Il décide d’aller vers l’Inde en arpentant les routes d’Asie centrale du Turkestan et d’Afghanistan. Il arrive à Dehli en 1334. Il y réside 8 ans et est employé par le Sultan de la ville comme qadi (juge). Il est ensuite missionné par son supérieur pour se rendre en Chine. Or, le navire s’échoue au cours de la traversée au Sud-Ouest de l’Inde, il en profite pour voyager entre les Maldives et le Sri Lanka (Ceylan).

Puis, il reprend la mer en 1345 par ses propres moyens pour atteindre la Birmanie et le Sud-Est de la Chine. Il prétend être allé jusqu’à Pékin, cependant cette information est contestée par ses contemporains. Ibn Battûta décide de retourner une dernière fois à la Mecque avant de rentrer dans son pays natal, le Maroc. Sur la route, il est confronté à des tensions entre bédouins en Tunisie, ce qui l’oblige à accoster en Sardaigne pour une courte durée.

Il rentre finalement à Fès en 1349, 24 ans après son départ. Mais, il décide tout de même de remonter vers l’Espagne pour explorer la ville de Grenade. Il s’engage dans son dernier voyage en parcourant le Soudan et le Mali avant de revenir dans sa ville natale de Tanger. Au total, Ibn Battûta a couvert près de 120 000km en moins de 30 ans. En 1356, sur ordre du souverain du Maroc, un jeune érudit andalou Ibn Juzzay, retranscrit toutes les aventures d’Ibn Battûta. Ses récits sont traduits en français, en anglais et en allemand à partir de du XIXe siècle, soit 5 siècles après son incroyable épopée.

Fort de sa connaissance de la langue arabe, de la religion musulmane et doté d’une surprenante capacité d’adaptation, Ibn Battûta noue facilement des liens avec les gouverneurs locaux. De surcroît, il rencontre au cours de ses nombreuses expéditions des caravanes ou des navires marchands qui lui facilitent ses déplacements.

Le Musulman : 

L’Islam occupe une place primordiale dans son ouvrage. Ses nombreux périples dans le monde islamique (dar al-islam en arabe) convergent vers un seul but : malgré les nombreuses divisions théologiques au gré des époques et des conflits fraternels, Ibn Battûta veut prouver que la religion musulmane reste une et indivisible sous le prisme de ses valeurs.

En raison de ses connaissances théologiques et juridiques de l’Islam, Ibn Battûta est toujours reçu comme un invité prestigieux. Il est tour à tour employé comme conteur, qadi, conseiller et même ambassadeur auprès des gouvernants locaux.

Ses nombreux voyages loin de son pays natal confirment la centralité et l’omniprésence de l’Islam. Il n’est jamais considéré comme étranger. D’ailleurs, il est reconnu comme un connaisseur de l’Islam ce qui lui permet de voyager librement. Il est uniquement confronté à des populations chrétiennes en Palestine et en Syrie, mais ces dernières sont gouvernées par un pouvoir musulman. Il rencontre également des populations non-musulmanes en Chine.

Issu d’un rite musulman malékite (rite originel de l’Islam), il est très vite attiré par l’apprentissage du soufisme en contact avec les populations de Perse, d’Asie centrale mais surtout d’Inde. Le soufisme regroupe des pratiques mystiques de l’Islam, par le biais de rites d’initiation ou d’élévation spirituelle en petit groupe. Ce penchant pour cette branche déviante de l’Islam ne l’empêche pas de faire à plusieurs reprises son pèlerinage à la Mecque.

Une description fastidieuse des palais, des sanctuaires et des lieux de culte nous aide à nous familiariser avec le contexte politico-religieux du monde musulman du XIVème siècle. Or, compte tenu de la richesse des informations fournies, la lecture de ses récits peut sembler inintelligible pour le lecteur ordinaire.

Le géographe et l’anthropologue  

Plus qu’un aventurier, Ibn Battûta est un sociologue. Il décrit tout ce qu’il voit et enregistre tout ce qu’il entend. Il s’intéresse particulièrement à l’étude des comportements et aux différents modes de gouvernance.

Ses récits sont une mine d’informations pour l’époque du XIVe siècle. Il détaille le commerce des pierres précieuses et des peaux sauvages en Asie centrale, l’esclavage dans les pays arabes, les échanges des épices en Inde. Il dépeint les coutumes du chiisme notamment en Syrie avec les pratiques mortuaires, les rites du soufisme en Perse. Il affectionne particulièrement l’étude des sociétés avec la place de la femme. En effet, il est outré de constater le rôle principal joué par la femme aux Maldives. Il nous apprend également sur l’utilisation des pigeons voyageurs en Orient, les chiens de traîneaux en Asie centrale.

Il dépeint et analyse les us et coutumes des sociétés tribales. Plus qu’un témoin oculaire de l’époque, ses récits nous informent sur la grandeur et la décadence des royaumes visités, sur les fastes et l’hospitalité de ces contrées lointaines. Par ailleurs, au cours de ses voyages, il vante ses mérites auprès de la gente féminine. Il épouse autant de femmes qu’il en répudie. Nous n’avons que très peu de détails sur sa vie privée.

Cependant, nombre d’historiens doutent de la véracité de ses descriptions et de ses voyages. En effet, quand il rentre de son épopée en 1356, il retranscrit de mémoire ses récits avec une incroyable et surprenante précision. Les descriptions méticuleuses de la Syrie, de la Palestine ou des lieux saints sont similaires à celles faites par Ibn Jubair, voyageur du XIIe siècle. De surcroît, son récit en Chine fait plus que jamais l’objet d’une controverse sur l’authenticité de cette expédition. Il s’est sans doute basé sur les écrits des voyageurs du siècle précèdent.

Il n’en demeure pas moins qu’Ibn Battûta, à l’instar de Marco Polo en Occident, fascine et alimente tous les mythes du voyageur et de l’explorateur. Ses récits nous font voyager dans le monde musulman complexe du XIVème siècle.

Bibliographie :

  • Ibn Battûta, « Voyages, I- De l’Afrique du Nord à la Mecque », La Découverte, 2012
  • Ibn Battûta, « Voyages, II- De la Mecque aux steppes russes et à l’Inde », La Découverte, 2012
  • Ibn Battûta, « Voyages, III- Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan », La Découverte, 2012
  • Gabriel Martinez-Gros, « Ibn Battûta ou le goût du voyage », l’Histoire 2009/12 (n°348)