Partie 2 : Apogée et déclin du sultanat mamelouk

La vie commerciale du pays permet au sultanat de pleinement s’épanouir et de s’affirmer comme une puissance incontournable au Moyen-âge. Le Sultanat mamelouk s’appuie sur une organisation pyramidale très structurée. Dans cet État, le sultan s’appuie sur les émirs, mamelouks eux-aussi. Liés par leur formation, les Mamelouks du sultan s’avèrent être un atout jusqu’au XVème. Date à laquelle les rapports entre les  différentes générations se dégradent, menant parfois à des affrontements.

Le XVème siècle s’avère être une époque difficile ; les sultans enchaînent les périodes de stabilités et de crises, ce qui aboutit en 1517 à l’effondrement du sultanat Mamelouk suite aux affrontements contre l’Empire ottoman, véritable force montante en Méditerranée orientale.

La vie dans le sultanat, commerce et fiscalité :

Si le sultanat Mamelouk est souvent reconnu pour son activité militaire et son originalité politique, il ne faut cependant pas le réduire à cela. De part sa position stratégique (Égypte et Syrie), le sultanat devient un carrefour commercial. Les ports, comme celui d’Alexandrie, permettent l’importation de produits d’Asie du Sud comme les épices dont les Européens sont friands, des produits d’Anatolie ou encore de l’or du Soudan. Enfin, la route de la soie qui passe par la Syrie assure un commerce fleurissant via un axe terrestre. Si les Mamelouks peuvent vendre divers produits, ils profitent également des ports pour acheter aux Européens les métaux et le bois qui leur font défauts.

L’État contrôle fortement une autre part du commerce : celui des esclaves. Le sultanat a un fort besoin en esclaves puisque chaque sultan achète les Mamelouks de l’ancien sultan, mais aussi les siens. Ainsi, Qalâwûn (1280-1290) possède environ 6 000 Mamelouks, et jusqu’à 8 000 durant le règne de Qâytbây (1468-1496)[i].  L’achat et l’entretien des Mamelouks coûtent extrêmement cher puisque le sultan paye aux Mamelouks 3 à 10 dinars d’or par mois, une ration de viande par jour et une ration de fourrage et d’orge par semaine pour chaque cheval.

Le prélèvement de l’iqta et plus largement la fiscalité occupe une place importante des revenus. L’iqta est « l’attribution d’une part de l’impôt foncier à un officier de l’armée, à charge pour lui de la lever par ses propres moyens et d’entretenir sur cette part un contingent d’hommes déterminé»[ii]. Si ce moyen de prélèvement s’avère dans un premier temps très rentable, les sultans n’hésitent pas à modifier le cadastre pour s’octroyer plus de revenus lorsqu’ils en ont besoin. Alors que la population baisse, notamment à cause des épidémies de peste qui tuent un tiers de la population à partir du XIVème siècle, la pression fiscale augmente. Les sultans, guidés par l’idée de faste des premiers règnes, ne cessent d’augmenter les prélèvements. Hormis le règne de Barquq (1382 – 1399), désigné par Ibn Khaldoun comme un sursaut de l’État mamelouk avant le début de son déclin[iii], le sultanat est en proie à des difficultés financières dès la fin du XIVe siècle.

Les Mamelouks, des militaires au pouvoir :

Les Mamelouks, comme nous l’avons vu précédemment, sont des esclaves affranchis recrutés dans l’armée sultanienne principalement afin d’être des cavaliers d’élite, voire des émirs ou des  sultans pour quelques-uns. Leur fierté s’appuie en grande partie sur leur formation au cours de laquelle ils apprennent et s’approprient la furûsiyya, « art de guerre »[iv] particulièrement important pour les  Mamelouks du XIIIème et XIVème siècle.


Traité de l’art militaire mamelouk, manuscrit «Kitab al makhzoun djami’ el funun» réalisé en 1470. Folio 63r. BnF

À partir de la fin du XIVème siècle, l’excellence guerrière passe au second plan, faisant des Mamelouks plus des hommes de cour que des guerriers. La furûsiyya semble de plus en plus dépassée. Depuis les prouesses militaires des premières décennies face aux Francs et aux Mongols, les techniques et tactiques militaires n’évoluent plus. Le domaine militaire devient secondaire. Malgré les raids de Tamerlan, chef de guerre turco-mongol, qui ravagent l’Asie centrale allant jusqu’à Alep et Damas, les Mamelouks ne sont plus confrontés à de puissants ennemis au XVème siècle. Ainsi, ils ne développent pas les armes à feu et n’ont plus d’unité d’infanterie. La fabrication d’armes à feu, comme les arquebuses, supposerait de grandes importations de métaux[v]

Outre les armements, les sultans ne développent pas vraiment leur flotte. Sur les navires, ne sont embarqués que des hommes ayant peu d’importance pour le sultan. Il existe un véritable mépris pour la flotte, opposée au prestige cavalier. 

L’intérêt porté à la flotte change avec le règne du sultan Barbays (1422- 1438). Il fait construire une flotte plus puissante que toutes les précédentes malgré le manque de bois. Ainsi, entre 1425 et 1426 les Mamelouks occupent Chypre. Les Mamelouks font aussi des raids sur l’île de Rhodes en 1439 et 1442, et un siège en 1444. Enfin, à la fin du siècle, les Portugais, ayant passés le cap de Bonne Espérance, représentent un ennemi commercial pour les Mamelouks. Contournant l’Afrique, les Portugais découvrent une voie navigable menant vers les Indes. Ainsi, la guerre portugo-mamelouk éclate en 1506. Malgré l’alliance avec Venise, le Gujarat et l’Empire Ottoman, les Mamelouks essuient une défaite définitive en 1509. Mais d’autres difficultés viennent bientôt fragiliser le pouvoir. Le sultanat au XVème fait face à des phases de querelles internes et des phases de stabilité.

La chute du Sultanat mamelouk

Le XVème siècle s’avère difficile pour le sultanat. Ce siècle s’ouvre sur une guerre entre le sultan au Caire et les émirs en Syrie. En mars 1407, l’émir Jakam min ‘Iwad se fait proclamer sultan dans la mosquée des Omeyyades d’Alep, pour quelques semaines. Finalement, à partir de 1412, une période de stabilité politique débute jusqu’en 1461. Si cette période semble durer, les nouveaux Mamelouks s’avèrent en vérité de plus en plus indisciplinés. Ils menacent le pouvoir en place dès qu’ils ne sont pas payés. Les premières manifestations de colère de ces nouveaux Mamelouks ont lieu dès 1428. Rapidement, un bras de fer commence entre les nouvelles et anciennes générations de Mamelouks.

En 1461, Khushqadam arrive sur le trône. Durant son règne, qui s’achève en 1467, il achète 3000 Mamelouks.  Lorsque ce sultan décède, les émirs veulent mettre sur le trône un Mamelouk de leur maison et Bilbay est choisi comme nouveau sultan. Cependant, il ne reste que deux mois sur le trône, car il ne parvient pas à s’affirmer face aux Mamelouks du sultan précédent. C’est finalement Qaytbay qui monte sur le trône en 1468, avec l’appui de tous les Mamelouks des générations précédentes. Les oppositions entre les différents Mamelouks ont fait du poste de sultan, un poste peu désiré. Durant le règne de Qaytbay, qui dure tout de même 28 ans, s’installe une période de stabilité.

Si ce règne semble stable, celui-ci ne se prépare pas à la montée en puissance de ses voisins, notamment des Ottomans. La Cilicie, territoire jusque-là sous la domination des Mamelouks est occupée par les Ottomans dès 1485. Les premiers affrontements ont lieu en 1488 à Agha Chayiri,  mais les Mamelouks parviennent à garder la Cilicie sous tutelle jusqu’à 1512. Durant le règne de Qansuh al-Ghawri (1501 – 1516) la situation se tend: les difficultés économiques et les menaces des jeunes recrues n’aident pas le sultanat. Le sultan réunit une armée pour tenter de battre le sultan ottoman Selim et de mettre Kasim, le rival de Selim sur le trône. En 1516, La bataille de Marj Dabiq se solde par un échec, en raison notamment de la trahison de l’émir d’Alep Khairbay [vi] qui rejoint les troupes de Selim. Les survivants de la bataille rentrent au Caire et Tuman devient sultan. Le 31 janvier 1517 a lieu la bataille de Ridaniya, entraînant la chute du Caire. Tuman perd la capitale et fuit dans le désert. Il est finalement rattrapé et pendu le 13 avril 1517, ce qui signe la fin du sultanat Mamelouk.

Le sultanat Mamelouk s’affirme rapidement comme une puissance incontournable à l’époque médiévale et ce, grâce à sa force militaire. Système politique original, d’anciens esclaves affranchis gouvernent le sultanat. Si ce système s’avère très efficace dans les premières décennies, les difficultés financières, l’immobilisme militaire et les querelles internes plongent petit à petit le sultanat dans une période de déclin. L’expansion ottomane met fin aux Mamelouks en 1517 et étend sa domination sur la Méditerranée orientale.


[i] Aillet Cyrille, Tixier Emmanuelle, Vallet Eric (dirs), Gouverner en Islam Xème- XVème siècle. Neuilly-sur-Seine : Atlante, 2014, page 262.

[ii] Loiseau Julien, Les Mamelouks, XIIIe-XVIe siècle : une expérience du pouvoir dans l’islam médiéval.

Paris:  Editions du Seuil, 2014, page 92.

[iii] Ibn Khaldoun, Kitab al’-Ibar, I, Muqaddima, p.310/A. Chaddadi (trad.), p. 623 cité par Loiseau Julien, Les Mamelouks, XIIIe-XVIe siècle : une expérience du pouvoir dans l’islam médiéval. Paris:  Editions du Seuil, 2014, page 322.

[iv] Zouache Abbès, « Une culture en partage : la furûsiyya à l’épreuve du temps », Médiévales 64 [en ligne], printemps 2013, mis en ligne le 30 septembre 2013, consulté le 19 juillet 2020. URL : http://journal.openedition.org/medievale/6953

[v] Ayalon David, Le phénomène mamlouk dans l’Orient islamique. Paris : Presses universitaires de France, 1996, page 138.

[vi]Mantran Robert (dir), Histoire de l’Empire Ottoman, Paris : Fayard, 1989, page 144.

Partie 1 : le Sultanat Mamelouk, un puissant empire dirigé par d’anciens esclaves

Souvent reconnus uniquement pour leurs qualités guerrières, les Mamelouks ont pourtant dirigé un sultanat de 1250 à 1517. Nommés d’après le mot arabe « mamlûk » qui signifie littéralement « la chose possédée », les Mamelouks sont des esclaves affranchis à la fin de leur formation. Ce sont donc des allochtones ayant réussi à se hisser à la tête d’un État. À partir de 1250, date à laquelle le dernier sultan Ayyubide est assassiné, le sultanat Mamelouk s’est affirmé comme une véritable puissance.

Sur un territoire s’étendant de l’Egypte à la Syrie, en passant par le Hedjaz, ils parviennent à repousser de puissantes armées comme celle des Francs, ou encore celle des Mongols. Cependant ils ne parviennent pas à contrer les incursions ottomanes au XVIe siècle. Outre l’aspect militaire, de par sa géographie, le sultanat devient également un acteur commercial incontournable sur le pourtour méditerranéen.

Source: https://www.lhistoire.fr/les-mamelouks-des-esclaves-sur-le-tr%C3%B4ne

Qui sont les Mamelouks ?

Dès le califat abbasside (750 – 1517), les Mamelouks sont les cavaliers d’élites de différentes armées à l’exemple du sultanat ayyubide. Si les Mamelouks viennent initialement de tribus turques Qipchaq, ils sont essentiellement issus du Caucase à partir de 1382. C’est pour cette raison que les historiens retiennent traditionnellement un découpage en deux parties du sultanat Mamelouk avec une période « turque » ou « bahride » de 1250 à 1382, puis une période « circassienne » de 1382 à 1517.

Les Mamelouks sont achetés généralement à leur 7 ans. Les sultans ont la priorité de l’approvisionnement sur les marchés d’esclaves, mais ils ne sont pas les seuls acquéreurs: par exemple, les émirs achètent également ces esclaves. En raison de la formation rigoureuse qu’ils suivent, les Mamelouks ont un statut spécial. Ils sont formés dans les casernes (tibaq) de la citadelle du Caire. Leur éducation est un sujet surveillé par les sultans.Durant cette formation, ils sont convertis à l’islam, apprennent l’arabe et le Coran, ont une initiation au fiqh (la jurisprudence) et, à partir de 15 ans, apprennent les « arts de la guerre » (funun al-furusiyya).

La furusiyya, codifiée depuis le califat abbasside, doit « discipliner la violence des « gens du sabre » pour mieux en faire des ardents défenseurs de l’islam »[i]. Les Mamelouks acquièrent des compétences équestres, apprennent le maniement d’armes et des jeux comme le polo[ii].

Bien qu’affranchis, ils gardent un fort lien avec leur dernier maître puisque selon le droit islamique le maître et son ancien esclave sont liés par un lien de clientèle (wala’).

L’accession au trône, et les premières années au pouvoir :

Lors de la bataille de la Forbie en 1244 au Nord de Gaza, le Mamelouk Baybars parvient à battre les Francs, menant ainsi à la victoire du sultan Malik al Salih et du sultanat Ayyubide. Les conflits contre les Francs se multiplient, et l’Egypte apparait aux Francs comme un territoire stratégique pour récupérer les anciens États latins[iii].

En 1248, Louis IX à la tête de la septième croisade se dirige vers l’Egypte. Alors qu’il prend la ville de Damiette en juin 1249, le sultan Malik al Salih meurt peu après. Sa favorite Shajar al-Durr garde cette mort secrète en attendant l’arrivée de son fils Turan Châh. La bataille de la Mansourah en 1250 voit la capture du roi de France Louis IX.

Peu après, le dernier sultan ayyubide, Turan Châh, est assassiné par les Mamelouks de son père[iv]. N’ayant pas de descendant mâle, les Mamelouks décident de mettre sur le trône Shajar al-Durr (aussi appelée Walidat al-Khalil). Cependant, son règne s’avère assez court puisqu’il dure du 2 mai au 1250 au 30 juillet 1250, date à laquelle le calife abbaside al-Musta’sim refuse de la reconnaître. Les Mamelouks trouvent alors une autre solution : le 31 juillet 1250, l’émir al-Mu’izz Aybak se marie avec Shajar al-Durr, et devient sultan. Débute alors le Sultanat mamelouk.

Après les Francs, ce sont les Mongols qui sont redoutés dans le Monde musulman. Les Mamelouks parviennent à les battre lors de la bataille de Ayn Jalut le 3 septembre 1260, assurant une grande gloire au sultanat. Les sultans Aybak, puis Qutuz se succèdent sans parvenir à effacer l’influence de Baybars dans les plus hautes sphères de l’État. Ainsi, celui-ci, après avoir assassiné Qutuz, devient sultan.

L’arrivée de Baybars au pouvoir signe le début de l’organisation du Sultanat mamelouk. Sous son règne de 1260 à 1277, s’opère un véritable « virage politique inattendu »[v]. Dès 1261, Baybars s’assure de la légitimité du Sultanat en recevant du calife abbasside al Mustansir le titre de sultan universel. Il consolide les citadelles dévastées par les Mongols et crée un système de poste régulier lui permettant un contrôle plus efficace sur ses provinces et les émirs. Baybars termine la conquête de la Syrie et s’assure de son véritable contrôle sur cette nouvelle province au moyen d’inspections surprises. Enfin, il parvient à repousser durablement les Francs au cours de grandes offensives entre 1265 et 1271, qui se soldent par le siège de Tripoli au Liban.

Durant son règne, Baybars assure ainsi la protection des frontières, renforce l’État et achève la conquête de la Syrie. En jetant les bases de la pérennisation de l’État Mamelouk, Baybars s’assure une gloire au-delà de son sultanat.

Le sultanat Mamelouk : une politique entre intérêt personnel du sultan et intérêt collectif mamelouk 

Les Mamelouks ont un fort besoin de légitimité. C’est donc une réussite lorsque le calife abbasside reconnaît Baybars comme sultan universel en 1262. La même année, Baybars s’installe au Caire ce qui signe le début de la lignée des califes abbassides du Caire. Les Mamelouks s’octroient un autre levier important de légitimation en régnant aussi sur le Hedjaz et les lieux saints de Médine et de La Mecque.

Le sociologue Ibn Khaldoun, contemporain de l’époque des Mamelouks, voit dans ce sultanat les sauveurs de l’Islam et le considère comme l’État musulman le plus accompli de son époque[vi]. Les historiens du XIXème et XXème l’ont souvent décrit comme un lieu anarchique, régi par une violence structurelle. Les nombreux assassinats du pouvoir central auraient entraîné une hypothétique « Loi des Turcs » (âsat al-turk)[vii] justifiant les sanglants changements de sultan. Aujourd’hui, cette vision est largement remise en question par la majorité des historiens. S’il existe effectivement une certaine violence étatique (sur les cinquante sultans mamelouks ayant régné trente-six sont renversés ou assassinés), il ne faut cependant pas omettre que quinze sultans ont régné plus de dix ans, ainsi que la dynastie des Qalawunides de 1279 à 1382.

Les Mamelouks sont des allochtones, ils ne sont pas nés en Egypte ou en Syrie, mais réussissent pourtant à s’imposer au sommet de l’État. Ils ont développé une conception du sultanat propre. Celle-ci tient en son centre la tension entre volonté du sultan de transmettre le trône à sa descendance et le refus collectif des Mamelouks de transmettre leurs honneurs à des hommes n’ayant pas suivi leur formation[viii].

De surcroît, les émirs ont une place prépondérante dans l’État. Ils font parti de l’élite des Mamelouks. Ces derniers participent à l’organisation hiérarchisée et pyramidale voulue par le sultanat[ix]. Ainsi, ils ont un rôle de premier plan dans les provinces syriennes d’Alep et de Damas, mais également auprès du sultan.

Le sultanat Mamelouk oscille donc entre ambitions personnelles et défense d’une légitimité et d’un honneur primordial et non héréditaire. Ces deux volontés créent une expérience politique hybride qui voit s’enchaîner différents modes de succession. Stable dans un premier temps, le sultanat doit rapidement faire face à des troubles internes et des menaces extérieures et ce, dès le XIVe siècle.


[i] Loiseau Julien, Les Mamelouks, XIIIe-XVIe siècle : une expérience du pouvoir dans l’islam médiéval. Paris : Editions du Seuil, 2014, page 85.

[ii]Zouache Abbès, « Une culture en partage : la furûsiyya à l’épreuve du temps », Médiévales 64 [en ligne], printemps 2013, mis en ligne le 30 septembre 2013, consulté le 19 juillet 2020. URL :http://journal.openedition.org/medievale/6953

[iii] Ayalon David, Le phénomène mamlouk dans l’Orient islamique. Paris : Presses universitaires de France, 1996, page 68.

[iv] al-Dîn Ibn Wasil Jamal, Mufarrij al-Kurûb fî Akhbâr Bani Ayyûb (Le dissipateur des incertitudes autour de l’histoire des Ayyubides), éd. et trad. Francesco Gabrieli, Chroniques arabes des croisades, Paris, Sindbad, 1996 (première éd. 1963), p. 322-325

[v] Wiet, G., “Baybars”, in: Encyclopedia of Islam.

[vi] Ibn Khaldoun, Kitâb al-‘Ibar, V, Le Caire, 1867, page 371 I. 4-27 cité par Ayalon David, Le phénomène mamlouk dans l’Orient islamique. Paris : Presses universitaires de France, 1996, page 104.

[vii] Aillet Cyrille, Tixier Emmanuelle, Vallet Eric (dirs), Gouverner en Islam Xème- XVème siècle. Neuilly-sur-Seine : Atlante, 2014, page 261.

[viii] Jean-Léon l’Africain, Description de l’Afrique, vol. 2, p.253 cité par Loiseau Julien, Les Mamelouks, XIIIe-XVIe siècle : une expérience du pouvoir dans l’islam médiéval. Paris : Editions du Seuil, 2014 page 142.

[ix] Aillet Cyrille, Tixier Emmanuelle, Vallet Eric (dirs), Gouverner en Islam Xème- XVème siècle. Neuilly-sur-Seine : Atlante, 2014, page 267.

Naissance du Qatar : un petit État qui voulait devenir grand

« Lorsque je voyageais en Europe du temps où j’étais jeune, dans les aéroports, les policiers me demandaient sans cesse : mais c’est où, le Qatar ? » Cheikh Hamad Bin Khalifa Al-Thani

Niché au cœur du Golfe persique, le Qatar peut se targuer d’être une puissance régionale grâce aux ressources énergétiques dont il jouit. Pétromonarchie sunnite ambitieuse, le Qatar est entre autres membre du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) aux côtés de ses puissants voisins émiriens et saoudiens et possède le PIB par habitant le plus élevé du monde en 2017 selon le Fonds Monétaire International (FMI). Pourtant, le petit émirat demeure un très jeune État, que rien – ou presque – ne prédestinait à devenir pareille puissance.

En effet, si le pays est aujourd’hui l’un des plus riches du globe, il a longtemps été une terre décrite comme « oubliée de Dieu ».  Contrairement au Bahreïn par exemple, le Qatar ne possède aucune nappe phréatique et a longtemps vécu du commerce de perles et de la pêche. L’histoire récente du Qatar est singulière mais permet de comprendre le façonnement de la nation qatarienne qui conditionne aujourd’hui les choix politiques et idéologiques de la classe dirigeante.  

Genèse du Qatar : rivalités tribales et double contrôle extérieur

L’histoire moderne du Qatar semble débuter au XVIIIème siècle avec les récits de l’explorateur danois Carsten Niebhur[1]. De nombreuses tribus vivaient sur le territoire de l’actuel Qatar, formant des confédérations tribales à la généalogie et aux liens de parentés complexes. Les éminents membres de la famille Al-Khalifa se trouvaient à Zoubara, sur la côte nord-ouest du pays et dominaient également le Bahreïn. Rapidement, des rivalités éclatèrent avec une autre tribu Outoub et le territoire du Qatar sert de champ de bataille aux deux familles. Mohammed ibn Khalifa finit par l’emporter, faisant du Qatar une province du Bahreïn.

Cependant l’instabilité règne dans la province : les relations entre le gouverneur (wali) du Qatar et la population se détériorent. Bahreïn décide alors de détruire plusieurs villes qatariennes pour donner une leçon au peuple en dépit du traité de 1861 signé avec les Britanniques qui stipulait que Bahreïn s’engageait à ne pas mener de guerre ou avoir un quelconque comportement belliqueux. Les Britanniques se voient alors obligés d’intervenir et sanctionnent Bahreïn. En parallèle, ils tissent d’étroits liens avec l’homme fort du Qatar : Mohammed ibn Thani, qui dirige la province.

Tandis qu’auparavant les traités signés entre le Royaume-Uni et Bahreïn faisaient état des dépendances de ce dernier, le traité de 1880 ne mentionne aucunement les provinces de Bahreïn. Cette absence de mention au titre de dépendance ouvre une brèche vers la voie de l’indépendance pour le Qatar qui reste néanmoins sous influence étrangère. En 1922, et grâce à une alliance wahhabite[2], les Ottomans sont chassés de la péninsule. Le Qatar noue alors des liens commerciaux et stratégiques d’autant plus poussés avec les Britanniques, sous le statut de protectorat, afin de se prémunir d’attaques de la part des pays voisins.

La découverte de ressources énergétiques : un facteur économique aux conséquences politiques

L’histoire du Qatar prend un tournant crucial à la fin des années 1930, début des années 1940, quand des gisements de pétrole sont découverts sur le territoire. Les premiers gisements sont découverts à Dukhan, sur la côte sud-est. Néanmoins, l’exportation à proprement parler ne débute qu’en 1949, puisqu’en parallèle de cette découverte éclate la Seconde Guerre mondiale, qui accapare les forces et les esprits des pays du monde entier, le Royaume-Uni en première ligne.[3] Cette même année sont découverts des gisements gaziers qui auront un rôle central dans l’enrichissement futur du Qatar.

Gisements pétroliers et gaziers au Qatar (en 2010). En vert, les gisements de pétrole dont le South Pars Field partagé entre le Qatar et l’Iran. En rouge, les gisements de gaz naturel. Source : geoexpro.com Crédits : Rasoul Sorkhabi

Avec la découverte de ces richesses inespérées, le pays s’enrichit considérablement. Le territoire désertique et pauvre, ballotté de tutelle en tutelle, devient une zone hautement stratégique et convoitée.  Pour cette raison, le Qatar connaît d’importants différends territoriaux avec l’Arabie Saoudite jusqu’en 1965 et surtout avec Bahreïn jusqu’en 2001[4]. Le pays parvient à garantir son intégrité territoriale, dirigé par la puissante dynastie Al-Thani, s’incarnant en la personne des émirs au pouvoir génération après génération.

L’enrichissement du pays conduit à une modernisation politique, bien que la majorité du pouvoir reste entre les mains de l’émir. Dans les années 1960, un vice-président est nommé pour assister l’émir et des ministres sont nommés pour les Finances, l’Education ainsi qu’un Directeur général du gouvernement. D’autres départements seront créés graduellement et une première Constitution provisoire est écrite en 1972 par l’émir Khâlifa ibn Hamad Al-Thani. Son fils lui succède et engage un processus de démocratisation et de modernisation avec par exemple la création de la très célèbre chaîne Al-Jazeera en 1996, organe central de l’actuel soft power qatarien. L’actuelle Constitution est votée par référendum en 2003 et est en vigueur depuis le 8 juin 2004[5].  

L’échec d’une union des émirats arabes : naissance officielle du Qatar

Avant de parvenir à cette Constitution, le Qatar participa à la Conférence de Dubaï en 1968 avec les autres « Etats de la Trêve ». Cette conférence réunissait les anciens protectorats britanniques de la région du Golfe qui tentèrent de s’organiser au sein d’une fédération d’émirats arabes unis. En effet, les Britanniques s’étant officiellement désengagés politiquement du Golfe, il apparut nécessaire aux différents émirats de préserver leur identité et de mettre en place une défense commune. En dépit des discussions et de l’instauration d’un Conseil provisoire de la fédération, de nombreux points de discordes subsistent entre les émirats.

Bahreïn réclame que la capitale soit à Manama, avançant des arguments démographiques, Abou Dhabi préfèrerait une fédération plus poussée et travaillée : les dissensions sont nombreuses. Le débat ne porte pas ses fruits et le Qatar se désengage du processus des émirats arabes unis et, suivant les pas de son voisin bahreïnien, déclare son indépendance le 3 septembre 1971[6]. A la suite de cette indépendance, le nouvel Etat est rapidement intégré aux différentes instances internationales telles que l’Organisation des Nations Unies (ONU) ou la Ligue arabe. Aujourd’hui, le Qatar est pleinement intégré et reconnu internationalement. Le pays, bien qu’entretenant actuellement des relations tendues avec ses voisins émiriens et saoudiens, peut compter sur de nombreux alliés tels que les Etats-Unis, la France ou encore l’Iran.

Plaquette du « Qatar National Vision 2030 ». Source : Bureau de la Communication de l’Etat du Qatar.

Ambitions politiques et religieuses : le Qatar seul contre tous ?

En somme, le Qatar jouissait d’une relative autonomie bien avant que son indépendance ne soit proclamée. Sous tutelle étrangère pendant de nombreuses années, le pays entend aujourd’hui devenir une puissance à part entière et se lance des paris audacieux : miser sur le gaz naturel liquéfié (GNL) plutôt que sur le pétrole, diversifier son économie en s’appuyant sur un soft power surprenant et ériger le pays au rang de puissance internationale avec, en figure de proue, le très ambitieux plan Qatar National Vision 2030[7].

Le Qatar se définit comme une nation singulière souvent qualifiée de paradoxale dans ses choix politiques et stratégiques. Paradoxe que l’on retrouve dans le soutien que le pays apporte aux Frères musulmans que l’on oppose souvent aux wahhabites, mouvement dont le berceau originel se trouve être l’Arabie Saoudite.  Cette ambiguïté affichée depuis les Printemps arabes a entraîné de profonds différends entre les pays le Golfe Arabo-persique. Le Qatar s’étant attiré les foudres de ses voisins arabes à majorité wahhabite, est régulièrement isolé par ces derniers, économiquement, politiquement et diplomatiquement.

Cette volonté de faire germer un islam politique a cependant permis au Qatar de se rapprocher d’une autre nation sunnite soutenant les Frères Musulmans : la Turquie. Les deux pays partagent de nombreuses positions diplomatiques en Egypte, en Somalie, en Libye et en Syrie ainsi qu’une volonté semblable de s’imposer comme les meneurs du monde sunnite tel qu’ils le définissent et d’étendre leurs influences.

A la lumière de son histoire et de son développement, cette volonté qatarienne d’exister et d’être leader semble pourtant faire sens. Le petit émirat a encore de nombreux défis à relever démographiquement, économiquement et en terme de respect des droits de l’homme[8]. Pour autant, son impressionnante ascension a de quoi susciter l’intérêt mais aussi les craintes de la communauté internationale qui s’intéresse de plus en plus au cas qatarien.

Bibliographie

Hamzi, Lofti et Marie Herny, Gérard. « Qatar, la puissance contrariée », Studyrama, 2015.

Lavandier, Jérôme. « Le Qatar : une volonté au prisme de l’histoire », Confluences Méditerranée, vol. 84, no. 1, 2013, pp. 17-28.


[1] https://originsofdoha.wordpress.com/history-of-doha/historical-references-to-doha-and-bidda-before-1850/

[2] Le wahhabisme est une doctrine islamique sunnite rigoriste et fondamentaliste.

[3] https://www.gulf-times.com/story/526227/Looking-back-to-how-oil-exploration-started-in-Qatar

[4] https://www.icj-cij.org/files/case-related/87/7028.pdf Résumé des arrêts relatifs à la délimitation maritime entre Bahreïn et le Qatar

[5] https://www.gco.gov.qa/fr/propos-du-qatar/la-constitution/

[6] https://www.lesclesdumoyenorient.com/La-fondation-des-Emirats-arabes-unis-1968-1971

[7] https://www.gco.gov.qa/fr/propos-du-qatar/plan-qatar-national-vision-2030/

[8] https://www.lemonde.fr/mondial-2018/article/2018/07/17/au-qatar-le-sort-preoccupant-des-ouvriers-du-mondial-2022_5332642_5193650.html

La saga de Sainte Sophie

Au gré de l’Histoire, Sainte Sophie (Hagia Sophia qui signifie en grec la « sagesse divine ») n’a de cesse de se mouvoir au rythme des bouleversements régionaux. Cette bâtisse représente la puissance et le pouvoir de Constantinople et d’Istanbul. Une fois de plus, elle se retrouve au cœur des débats suite à sa restitution au culte musulman. Dans une logique de réislamisation de la société, le Président turc Recep Tayyip Erdogan fait de Sainte Sophie un symbole politique.

Cet article retrace la longue et tumultueuse histoire de cet édifice hors norme. Converti en mosquée après la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, il fut transformé en musée en 1934 par Mustafa Kemal Atatürk. Ce dernier justifie cette mesure comme « une offrande à  l’humanité ». Les récents évènements nous démontrent que Sainte Sophie demeure un sujet sensible qui attise les passions régionales.

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L’ère chrétienne

Après la conversion de l’Empereur romain Constantin au christianisme en 312, la société toute entière se christianise. Ainsi, débute la construction d’une basilique sur les ruines d’un temple d’Apollon au IVe siècle. Les travaux s’achèvent en 360. En raison des troubles internes la bâtisse est incendiée. Elle est reconstruite par l’Empereur Théodose II en 415. Mais une fois de plus, des émeutiers pillent et brûlent l’édifice religieux en 532.

La même année, l’Empereur byzantin Justinien veut affirmer la puissance de son Empire en construisant un monument à la gloire du Christ. Son nom vient du grec Hagia Sophia qui signifie littéralement la « sagesse divine ». L’édifice est consacré en 537, 6 ans après le début des travaux. C’est une prouesse architecturale et technique pour l’époque, ayant nécessité le labeur de 10 000 ouvriers[1]. De ce fait, Justinien prouve la centralité de Constantinople qui supplante la domination de Rome, déchue en 476 par les invasions barbares. Gloire de l’Empire, cet édifice a été conçu avec des matériaux provenant de tout le pourtour méditerranéen. De surcroît, lieu de pouvoir, cette basilique monumentale reçoit les cérémonies impériales et les empereurs s’y font couronner.

Plusieurs fois au cours de son histoire, la basilique est endommagée par des tremblements de terre en 557, en 740, en 869 et en 989. De plus, la splendeur et la grandeur de l’Église attisent la convoitise des chrétiens d’Occident. Durant la 4ème croisade en l’an 1204, les croisés latins font une halte à Constantinople pour se réapprovisionner. Au lieu de continuer vers l’Orient, ils saccagent la ville et pillent l’église Sainte Sophie. L’autel est détruit et les principaux ornements sont récupérés. La ville subit une fois de plus des séismes qui dégradent plusieurs façades.

Essuyant les assauts répétitifs des troupes ottomanes, l’Empire byzantin se voit amputé de l’Asie mineure. Il se concentre uniquement sur les rives du Bosphore. Puissant et conquérant, l’Empire ottoman lorgne sur Constantinople.

L’ère musulmane

Chancelant et déliquescent, l’Empire romain d’Orient vit ses dernières heures. Le 6 avril 1453, les troupes ottomanes de Mehmet II lancent le siège de la ville de Constantinople. La ville est littéralement prise en étau. Malgré l’aide octroyée principalement par les villes italiennes de Venise et de Gênes, les Byzantins cèdent « la cité sacrée » le 29 mai 1453, date marquant la fin de l’Empire romain d’Orient.

Le Sultan Mehmet II s’empresse de convertir la basilique en mosquée, symbolisant la conquête et l’hégémonie d’un nouvel Empire aux portes de l’Europe chrétienne. Contrairement aux autres monuments officiels, Sainte Sophie est épargnée par les pillages. L’édifice s’islamise peu à peu, les minarets remplacent le clocher de l’Église, des constructions particulières intègrent l’espace de la mosquée : une fontaine d’ablutions ainsi qu’une madrasa (école coranique) et une bibliothèque voient le jour. Le monument prend le nom turc de « Aya Sofia ».

Mehmet II prend bien soin de ne pas recouvrir les fresques chrétiennes à l’intérieur de la mosquée. Il veut tout simplement témoigner de la domination musulmane au détriment de l’ancienne puissance chrétienne. Néanmoins, avec la poussée des religieux au XIXe siècle, l’Empire ottoman s’oriente vers une politique panislamiste. De ce fait, l’intérieur de la mosquée subit de nombreux changements. Sous le règne du sultan Abdülmecid, 8 panneaux circulaires sont accrochés aux principaux lustres intérieurs avec les inscriptions d’Allah, du prophète Mahomet ainsi que les quatre premiers califes de l’Islam Abu Bakr, Omar, Uthman et Ali et les deux petits enfants du prophète Hassan et Hussein. Les principales mosaïques chrétiennes sont recouvertes de plâtres. Située sur une zone sismique, la mosquée est plusieurs fois rénovée au cours de l’histoire ottomane.

À son tour, l’Empire ottoman est au centre des convoitises des puissances européennes. À l’issue du premier conflit mondial, la Turquie est occupée en 1918. Certains projettent même de dynamiter Sainte Sophie en cas de partition du territoire turc[2]. La chute de l’Empire ottoman en 1923 et la création de la Turquie moderne proche de l’Occident propulsent l’édifice religieux dans une nouvelle ère.

Un lieu pour « l’humanité »

À son accession au pouvoir, le premier Président turc Mustafa Kemal Atatürk décide de poursuivre la restauration de Sainte Sophie. Laïc et universaliste, il transforme le lieu de culte en un musée en 1934 pour ainsi l’offrir à « l’humanité »[3]. Les inscriptions musulmanes sont décrochées et le lieu est ouvert au public la même année. Cependant dès 1951, elles sont remises par le gouvernement Menderes.

Constatant l’érosion des façades, l’effritement du plâtre et l’endommagement des peintures, l’UNESCO renforce ses efforts pour la rénovation de l’édifice dès 1993. Inscrite au patrimoine mondial de l’humanité, Sainte Sophie se dote de capteurs sismiques en raison de ses antécédents.

Lieu touristique par excellence, Sainte Sophie accueille en moyenne 3 millions de visiteurs par an. Néanmoins, sous la pression des franges conservatrices de la société turque, des partis islamistes et nationalistes font campagne afin que le musée redevienne une mosquée. Ils organisent des prières sous la coupole byzantine.   

Un symbole politique

Lors de sa campagne municipale de 2019, le Président turc Recep Tayyip Erdogan avait déclaré qu’il était temps que le musée redevienne une mosquée. Il stipule que l’acte de 1934 n’a pas de valeur juridique. Par un décret datant du 10 juillet 2020, le conseil d’État annonce la transformation de Sainte Sophie en mosquée. Elle sera ouverte aux prières musulmanes dès le vendredi 24 juillet 2020.

Plus qu’un symbole, cet acte est hautement politique. Par cette annonce, le Président turc provoque ses alliés européens de l’OTAN et notamment la Russie de Vladimir Poutine. Opposés sur les dossiers syriens et libyens, les deux pays s’affrontent par milices interposées. Historiquement proche des chrétiens orthodoxes, Moscou s’inquiète des intentions turques et regrette que les millions de chrétiens n’aient pas été entendues[4].  Cependant, la Russie met en garde contre les ingérences dans les affaires turques et juge que cet acte est une affaire intérieure[5].

De surcroît, la transformation d’Aya Sofia en mosquée est une consécration pour la politique islamo-ottomane de Recep Tayyip Erdogan[6]. Cette action hautement symbolique participe à la refonte de l’identité ottomane, fer de lance des desseins du Président turc. C’est un événement prévisible compte tenu de la rhétorique d’Istanbul ces dernières années. Erdogan continue l’islamisation de la société turque, s’adressant aux ultraconservateurs et faisant fi des reproches de ses alliés occidentaux.

La longue histoire de Sainte Sophie, inscrite au patrimoine de l’humanité, connaît un énième rebondissement. Après avoir enduré les flammes, les tremblements de terre et les appétences des différents empires, cet édifice revêt ses habits d’antan : un objet politique et de pouvoir.


[1] https://www.la-croix.com/Journal/Sainte-Sophie-dIstanbul-2017-09-16-1100877233

[2] https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/12/12/sainte-sophie-fait-de-la-politique_4333435_3214.html

[3] https://www.cairn.info/magazine-l-histoire-2014-3-page-21.htm

[4] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/sainte-sophie-l-eglise-russe-regrette-que-des-millions-de-chretiens-n-aient-pas-ete-entendus-20200710

[5] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/sainte-sophie-une-affaire-interieure-de-la-turquie-pour-moscou-20200713

[6] https://www.middleeasteye.net/fr/decryptages/turquie-reconversion-sainte-sophie-ayasofya-mosquee-erdogan-akp

Partie II : Les Croisades (1095-1291) : le choc des civilisations ?

L’arrivée des croisés en Orient à la fin du XIe siècle chamboule les équilibres préétablis. La création des États latins au Levant et les exactions commises poussent les musulmans à se restructurer militairement. Initialement désunis, ils se rassemblent et se fédèrent sous la houlette des figures telles que Salah Al-Din, d’Al-Âdil, d’Al-Kâmil ou encore de Baybars. Par l’entremise de négociations, de sièges et de batailles, les troupes musulmanes reprennent peu à peu les territoires conquis. De leur côté, les croisés n’ont pas les moyens de leurs ambitions. Ils s’enlisent dans une entreprise coûteuse et périlleuse.

Cette période de chamboulement recèle d’interactions culturelles, religieuses et économiques. En dépit des antagonismes et des affrontements, l’Occident chrétien et l’Orient musulman se « découvrent ». À ce jour, les Croisades constituent le maillon initial d’une histoire tumultueuse entre les deux rives de la Méditerranée.

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La riposte musulmane 

Après l’humiliation de la première croisade et l’établissement des 4 États latins au Levant, le monde arabo-musulman renoue avec la notion de Djihad (guerre sainte) contre l’occupant. Dès 1144, le comté d’Édesse tombe entre les mains de l’émir Zanki, de la dynastie Seldjoukides. Cette perte importante fragilise l’économie et la cohésion des différents États chrétiens en Orient. Elle entraîne le déclenchement de la deuxième croisade, prêchée notamment par le moine Bernard de Clairvaux.

Cette seconde croisade est conduite par le roi de France Louis VII et l’empereur germanique Conrad III. Ils empruntent la même route terrestre que lors de la première croisade. L’objectif est de reprendre le comté d’Édesse aux Seldjoukides. Mais face à la résistance musulmane, les croisés décident de faire le siège de Damas, cité très riche et d’une importance stratégique. La ville est dirigée par la dynastie turque des Bourides, qui avait initialement refusé de s’opposer aux croisés. Malgré la dureté du siège, les habitants damascènes résistent et obligent les troupes franques à rebrousser chemin en 1148. Cette tentative se solde par un échec cuisant.

Auréolé de cette victoire, le monde musulman se fédère peu à peu et veut récupérer Jérusalem, troisième ville sainte de l’Islam. Néanmoins, l’Orient reste divisé. Sous la houlette de Noureddine, fils de l’émir Zanki, la Syrie est unifiée. Il envoie le jeune Salah Al-Din (connu en Occident sous le nom de Saladin) mettre fin à la dynastie fatimide en Égypte. Cette dynastie disparaît en 1171. Suite à la mort de Noureddine en 1174, Saladin s’autoproclame sultan et entend devenir le maître incontesté de l’Orient musulman. D’origine kurde d’Irak, il devient le fondateur de la dynastie des Ayyoubides.

Saladin se lance à l’assaut de la ville de Tibériade pour mettre fin aux exactions du baron Renaud de Châtillon. Ce dernier prévoyait même une expédition à la Mecque. Face à la débâcle des croisés, Guy de Lusignan, roi de Jérusalem, décide de venir en aide aux Francs. Conséquemment, Jérusalem se retrouve sans défense. Les troupes croisés et musulmanes se rencontrent à Hittîn. Les troupes franques sont encerclées et massacrées. Ainsi, Saladin entre victorieux à Jérusalem le 2 octobre 1187. Les chroniqueurs de l’époque mentionnent le comportement chevaleresque du souverain musulman ainsi que sa bonhommie[1]. En effet, il aurait laissé la vie sauve aux habitants chrétiens de la ville sainte. Il rétablit le culte musulman tout en conservant le culte chrétien. La reconquête de Jérusalem par les troupes musulmanes justifie l’appel à la troisième croisade.

Le sursaut des croisés

À l’annonce de la chute de Jérusalem en 1187, l’Angleterre, l’Allemagne et la France participent à une nouvelle expédition au Levant. Au cours de la traversée, l’empereur germanique Frédéric Ier Barberousse se noie dans les eaux d’un fleuve de Cilicie (Asie mineure), entraînant la dispersion de ses troupes.

Contrairement aux précédentes, la troisième croisade (croisade des rois) emprunte la voie maritime. Les navires italiens transportent les troupes et les cargaisons vers l’Orient[2]. Sous le commandement du roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion et du roi de France Philippe Auguste, les troupes franques se dirigent vers Saint Jean d’Acre. Faisant le siège, les croisés finissent par s’emparer de la ville. S’ensuivent plusieurs négociations pour la libération des prisonniers musulmans en échange d’une forte rançon et de la rétrocession de la relique de la Vraie Croix. Essayant de gagner du temps pour rassembler le butin, Saladin impatiente Richard Cœur de Lion qui finit par massacrer les prisonniers. Quant à lui, le roi de France décide de retourner en Occident, laissant sur place 10 000 chevaliers[3].

Désormais seul, le roi d’Angleterre se lance à la conquête de Jérusalem. Or, Saladin entrave fortement sa progression avec la technique de la terre brûlée, obligeant ainsi Richard Cœur de Lion à négocier avec son frère Al-Âdil. Selon les chroniqueurs arabes, ces négociations voient naître une amitié entre les deux protagonistes. Les longues discussions aboutissent à une trêve militaire. Celle-ci stipule que la ville sainte reste aux mains des musulmans, qui s’engagent à garantir la liberté de pèlerinage. Quant à eux, les croisés contrôlent un territoire allant de Tyr à Jaffa. À la mort de Saladin en 1193, son frère Al-Âdil prend le pouvoir et instaure des relations plus ou moins pacifiques avec les États latins. Son fils Al-Kâmil épouse la même politique jusqu’en 1238.

La parenthèse de la quatrième croisade

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Cette croisade confirme les antagonismes et les contentieux entre les chrétiens d’Occident et les chrétiens d’Orient. Depuis plusieurs décennies, Venise s’impose comme une ville commerçante et entend accroître ses prérogatives sur la côte adriatique. Malgré l’objectif initial d’atteindre le Levant et de libérer le Saint Sépulcre, la quatrième croisade s’adonne au sac de Constantinople en 1204 et s’empare de la ville. De fait, les Byzantins sont chassés et se replient vers Nicée et Trébizonde.

Cette quatrième expédition parachève la division entre les deux églises. Elle ternit également l’image pieuse et intègre du chevalier croisé.

Le grand chamboulement

Lancée en 1215 par le pape Innocent III, cette cinquième croisade rassemble le duc d’Autriche et le roi de Hongrie. Ils décident d’attaquer Damiette, située à l’embouchure est du Nil. Les croisés veulent affaiblir l’Égypte avant de récupérer Jérusalem. La ville de Damiette tombe aux mains des croisés. Face à cette débâcle, le souverain Malik Al-Kâmil propose de restituer aux Latins l’ancien royaume de Jérusalem à l’exception de la Transjordanie. Forts de leur victoire, les croisés refusent et décident de marcher vers le Caire. Piégés par la crue du Nil, ils sont finalement contraints de rendre Damiette aux Ayyoubides.  

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La sixième croisade est le fait d’arme de l’empereur germanique Frédéric II en 1228. Après plusieurs négociations et contacts diplomatiques avec Al-Kâmil, il obtient la ville de Jérusalem, de Bethléem et de Nazareth sans avoir versé une goutte de sang. Jérusalem est reconnue ville sainte pour les deux religions. Néanmoins, ce succès n’est pas reconnu en Occident pour cause d’excommunication de l’empereur par le pape. À cette époque naît un contentieux avec le groupe des Templiers. Initialement ce groupe de moines combattants, fondé en 1118, devait défendre les pèlerins allant à Jérusalem. Peu à peu, ils constituent un contre pouvoir en s’arrogeant des fonctions financières et commerciales.

En 1244, la ville de Jérusalem est finalement reprise par les Khwarezmiens, tribu d’Asie centrale. La perte de la ville sainte déclenche la septième croisade en 1248. Sous le commandement du roi de France Louis IX, les troupes croisées tentent d’assiéger une seconde fois Damiette en Égypte. La ville se rend finalement le 6 juin 1248. Or atteint du typhus, le roi défait est contraint d’abandonner la ville et fut prisonnier. Il est libéré contre une importante rançon. À défaut d’avoir pu reconquérir Jérusalem, il se dirige à Saint Jean D’acre en 1250 où il réorganise les défenses de la ville avant de repartir en France, suite au décès de sa mère Blanche de Castille en 1254.

Les résidus des États latins sont peu à peu pris en étau par l’arrivée des hordes mongoles d’Hulagu (petit fils de Gengis Khan) qui pillent tout sur leur passage (sac de Bagdad en 1258) et par l’avènement de la nouvelle dynastie musulmane des Mamelouks. Le souverain mamelouk Baybars fait preuve d’intransigeance vis-à-vis des États latins qui l’ont pourtant aidé à repousser les Mongols lors de la bataille d’Aïn Jalout en Galilée en 1260. Le sultan Baybars reconquiert petit à petit toutes les possessions croisés. Nazareth, Bethléem, Césarée puis la place des Templiers à Beaufort tombent une à une.

La huitième et dernière croisade n’y change rien. Louis IX repart en expédition en 1270 et s’arrête à Tunis, où il compte christianiser le territoire et se servir de cette base arrière pour attaquer l’Égypte. Mais victime de la peste ou dysenterie (selon différentes sources), le roi de France meurt en 1270 à Tunis. Le souverain Baybars reprend son entreprise de dépossession des places croisés. Il conquiert la forteresse du Krac des Chevaliers. De plus, son successeur rase et massacre la ville de Tripoli. Le territoire croisé ne se limite plus qu’à la ville de Saint Jean D’acre. La dernière expédition militaire italienne rompt la trêve négociée avec les musulmans en 1272. Elle s’adonne aux massacres et rappelle les exactions et les crimes commis lors de la première croisade. Les croisés italiens tuent toutes les personnes portant une barbe, musulmans et chrétiens orientaux confondus.

Ce faisant, le sultan mamelouk Al-Achraf Al-Khalil fait le siège de Saint Jean D’Acre, poussant les derniers templiers et les derniers croisés à quitter la ville le 18 mai 1291. Dans l’empressement, ils se ruent sur les embarcations vénitiennes. Pleines, elles s’échouent sur les rivages. C’est ainsi, que se clôture l’épopée des croisades.

Cette rencontre, cette confrontation entre deux mondes demeure un souvenir douloureux pour l’Orient. L’image d’un Occident agresseur est entretenue au gré des époques. Les croisades nourrissent ainsi un sentiment de défiance entre les deux rives de la Méditerranée. Malgré les antagonismes et les affrontements, cette période constitue tout de même un enrichissement mutuel dans le commerce, les sciences et en théologie.

Bibliographie :

  • Michel Balard, « Croisades et Orient latin, XI- XIV siècle, Armand Colin, 2001
  • Anne-Marie Edde et Françoise Micheau, « L’Orient au temps des croisades », Flammarion, 2002
  • Amine Maalouf, « Les Croisades vues par les Arabes », J’ai lu, 1983

[1] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-Croisades-1096-1291-le-choc-de-la-rencontre-entre-deux-mondes-2-3.html

[2] https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1967_num_10_39_1418?q=croisades

[3] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-Croisades-1096-1291-le-choc-de-la-rencontre-entre-deux-mondes-3-3.html

Partie I : Les Croisades (1096-1291) : le choc des civilisations ?

Même si les Croisades datent du XIe siècle, elles demeurent un sujet de discordes et de controverses. Cette rencontre entre deux mondes, deux religions et deux cultures, ceux de l’Occident chrétien et de l’Orient musulman, continue d’attiser les passions et de susciter les craintes. Cette période constitue un bouleversement dans les consciences. En Orient, le souvenir des Croisades perpétue l’image d’un Occident agresseur. En Occident, ces expéditions guerrières répondent à une menace et sont justifiées et motivées officiellement pour la reconquête de Jérusalem et la protection des pèlerins.

Au Moyen-Orient, ce souvenir douloureux est actualisé au gré des interventions occidentales. On se souvient tous de Georges W. Bush  invoquant une croisade contre le terrorisme, au lendemain des attentas du 11 septembre 2001. Néanmoins, en dépit des actions militaires qui ont secoué le bassin oriental de la Méditerranée pendant deux siècles, cette période a vu naître des interactions culturelles et économiques.

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À la veille des Croisades :

À la veille des Croisades, le pourtour méditerranéen est divisé en 3 régions distinctes et subdivisées : l’Empire byzantin, l’Occident et le monde arabo-musulman.

L’Empire byzantin constitue la partie orientale de l’ancien Empire romain, déchu en 476. Depuis l’avènement de la nouvelle religion musulmane au VIIe siècle, l’Empire byzantin perd peu à peu les territoires orientaux. Affaibli, il se recentre sur l’Anatolie et la mer Égée. La défaite de Mantzikert en 1071, aux confins de la Turquie actuelle, parachève l’expansion des Turcs Seldjoukides en Orient et confirme le repli et l’affaiblissement des Byzantins[1]. De surcroît, la chrétienté ne forme pas un bloc homogène. En Orient, plusieurs églises répondent à une liturgie et une théologie différentes en s’interrogeant sur la nature divine. Or, la division est consumée avec l’Occident en 1054 suite au Grand schisme. Le contentieux sur la primauté du pape rompt l’unité de l’Église. Ainsi, deux groupes distincts s’opposent : les Orthodoxes d’Orient et les Catholiques d’Occident.

De son côté, l’Occident se compose d’une multitude de seigneuries et royaumes à superficie variable au gré des conquêtes. Après la chute de l’Empire romain en 476, les différents seigneurs se tissent des fiefs. Ils s’enorgueillissent tous d’être sous la protection de l’Église, qui incarne le pouvoir centralisateur et omnipotent de l’époque. À la veille des Croisades, la peur de l’An Mil s’empare de l’Occident. Il représente le millénaire de la mort du Christ (1033), censé punir le monde chrétien pour ses pêchés. Cette lecture exagérée fédère la chrétienté contre un potentiel ennemi commun.

Pour sa part, le monde arabo-musulman est en pleine expansion depuis l’avènement de la nouvelle religion. Après avoir conquis la péninsule arabique à la mort de Mahomet en 632, les troupes musulmanes s’emparent de la Syrie, de la Palestine et de l’Égypte. Jérusalem est conquise en 638. Ces conquêtes territoriales s’accompagnent généralement d’une islamisation des populations autochtones. Néanmoins, plusieurs minorités chrétiennes demeurent sur place. C’est le cas des maronites, des melkites, des syriaques, des chaldéens et des coptes. L’expansion territoriale est fulgurante. En l’espace d’un siècle, les musulmans sont aux portes de l’Occident chrétien à Poitiers en 732. Après l’apogée des premières dynasties Omeyades et Abbassides, le monde musulman est en proie à des divisions internes. À partir de 969, un califat fatimide, de confession chiite, voit le jour en Égypte et en Syrie. Ailleurs, les territoires sont morcelés en diverses entités politico-territoriales[2]. De plus, l’arrivée de populations nomades turcophones chamboule l’équilibre préétabli. Ces derniers embrassent le sunnisme et deviennent de redoutables adversaires de l’Empire byzantin. Ils forment la dynastie des Seldjoukides. Ainsi à la veille des croisades, une fracture très nette s’installe dans le monde musulman. Le pouvoir religieux est aux mains du Calife arabe de Bagdad, quant au pouvoir militaire, il est l’apanage du Sultan Seldjoukides.    

Les raisons officielles et officieuses des Croisades :

Pour justifier une telle entreprise, il est courant de citer l’appel à la Croisade du pape Urbain II en 1095 lors du concile de Clermont Ferrand. En analysant ce texte, on se rend compte que la partie dédiée à la lutte contre « l’infidèle » (le musulman) ne représente qu’une infime partie. En effet lors de ce concile, le pape met l’accent sur le respect du dogme, sur la conduite des prêtres et l’obligation du jeûne. Néanmoins, cet événement demeure le prétexte officiel et direct au début des Croisades[3].

Or, les raisons sont plus profondes. Depuis l’avènement de la nouvelle religion musulmane et sa fulgurante expansion vers l’Europe, l’Islam est un sujet de préoccupation pour l’Occident chrétien. Ce dernier entend défendre les frontières naturelles de la chrétienté. Les troupes musulmanes sont présentes en Corse, en Sicile, dans les Baléares et dans la péninsule ibérique où ils commettent plusieurs razzias[4]. De surcroît, l’empereur byzantin Alexis Comnène alerte l’Occident sur les dangers des troupes turques et arabes. En effet, depuis la défaite de Mantzikert en 1071, les pèlerins chrétiens ne peuvent plus se rendre dans la ville sainte de Jérusalem. Il informe également l’Occident sur le pillage et la destruction de l’Église du Saint-Sépulcre en 1009 par le calife fatimide Al-Hakim[5].

Face à cette menace existentielle, le pape Urbain II promet à ceux qui porteront la croix et qui participeront à ce pèlerinage armé l’absolution de leurs pêchés. La raison première invoquée est sans nul doute le recouvrement des droits pour le pèlerinage à Jérusalem. Or, la défense de la ville Sainte sert également de prétexte à une entreprise plus large, celle de lutter et de stopper l’expansion musulmane. De ce fait, prédicateurs et prêtres prêchent la guerre sainte dans les villages européens pour grossir les armées.

Cette notion de « croisade » n’est connue qu’à partir du XIIIe siècle. À l’époque, on parle de « voyage à Jérusalem » ou de « pèlerinage » en reprenant une sémantique guerrière et de conquête contre un ennemi (l’infidèle). À cheval et surtout à pied, l’aventure s’avère périlleuse. Par amateurisme et par excès de zèle, bon nombre de croisés perd la vie sur le chemin de l’Orient.

La création des États latins d’Orient :

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Très vite, l’annonce d’un pèlerinage en terre Sainte prend de l’ampleur en Occident. De nombreuses familles pauvres délaissent leurs conditions miséreuses et espèrent un avenir meilleur en Orient. Guidée par le prédicateur Pierre l’Ermite, la croisade des pauvres commet des massacres sur les populations juives en Europe centrale. Une fois arrivée en Anatolie, ils sont massacrés par les troupes turques[6].

La première croisade débute réellement en 1096 avec la participation de barons et chevaliers de renoms, à l’instar de Godefroy de Bouillon, de Baudoin de Boulogne ou encore de Raymond de Saint Gilles. Ils font une halte à Constantinople auprès de l’empereur byzantin, en lui promettant que les futurs territoires conquis seront sous son autorité. La croisade se transforme en une réelle entreprise de conquête. Une fois sur place, ils ne tiennent pas compte des accords passés avec l’empereur. En effet, ils se créent des États indépendants en Orient. Le comté d’Édesse est administré par Baudoin de Boulogne et la principauté d’Antioche est fondée par Bohémond de Tarente[7].

La ville de Jérusalem tombe aux mains des croisés le 15 juillet 1099. Selon les chroniqueurs de l’époque, les chevaliers chrétiens s’adonnent à des massacres, ne faisant aucune distinction entre les chrétiens orientaux et les musulmans. Godefroy de Bouillon s’empare du royaume de Jérusalem. Le dernier État latin à être fondé est le comté de Tripoli sur la côte libanaise. Aidé par des chrétiens maronites, Raymond de Saint Gilles érige une citadelle au cœur de la ville.

Ce faisant, la première croisade est une réussite politique et territoriale pour les croisés. En repoussant les musulmans dans les terres, ils se sont accaparés une bande littorale allant de l’Anatolie à Gaza. La survie de ces micros États dépend de l’aide matérielle et humaine envoyée par l’Occident. Ainsi plusieurs générations naissent en Orient, ils s’imprègnent de la culture locale, on les nomme les « Poulains ». Par méconnaissance de la région et de la culture, les nouveaux arrivants commettent plusieurs exactions qui dissuadent la majorité de leurs coreligionnaires orientaux de les rejoindre.

De leur côté, les troupes musulmanes, surprises par la première croisade, se sentent humiliées par un ennemi extérieur[8]. Depuis l’avènement de l’Islam, les musulmans n’avaient pas connu semblable défaite sur leur terre. C’est ainsi que la notion de Djihad refait surface. En opposition aux croisades, une lutte armée contre l’infidèle (le chrétien) est prônée. Conséquemment, deux mondes ultra-confessionnalisés se font face. L’un et l’autre se considèrent et se perçoivent comme des ennemis naturels. La période des croisades voit naître et se consolider des antagonismes politiques, territoriaux et religieux.


[1] Vincent Déroche, Vincent Puech, « Le monde byzantin 750-1204 », Atlande, 2007

[2] https://www.cairn.info/croisades-et-orient-latin–9782200264987-page-171.htm

[3] https://www.persee.fr/doc/efr_0223-5099_1997_act_236_1_6047

[4] https://www.persee.fr/doc/efr_0223-5099_1997_act_236_1_6067

[5] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-Croisades-1096-1291-le-choc-de-la-rencontre-entre-deux-mondes-1-3.html

[6] https://www.persee.fr/doc/efr_0223-5099_1997_act_236_1_6067

[7] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-Croisades-1096-1291-le-choc-de-la-rencontre-entre-deux-mondes-2-3.html

[8] Amin Maalouf, « Les croisades vues par les Arabes », J’ai lu, 1983

Partie III – La naissance de la Turquie moderne.

Comment, à l’issue de la Grande Guerre (1914-1918) et sur les ruines d’Empire criblé de dettes, à la merci de ses créanciers, la Turquie parvient-elle à s’ériger en nouvel Etat indépendant, voué à devenir en l’espace de quelques années seulement une puissance régionale incontestée et un acteur central des relations internationales pour les décennies à venir ?

33 ans de règne hamidien ; absolutisme et dissidences.

La parenthèse libérale que constituent les Tanzimats s’avéra être de courte durée ; en 1878, le sultan Abdülhamid II (1876-1909) abolit la constitution promulguée deux ans plus tôt. Cette décision a pour effet de suspendre le parlement et de rétablir un régime autoritaire, fondé sur la pratique de la censure et de la surveillance. Si les réformes continuent, elles séduisent avant tout les franges les plus conservatrices de la société ottomane : le pouvoir s’islamise. Le sultan se fait appeler Abdülhamid le Pieux et met en exergue sa fonction de calife.

Consécutivement au traité de Berlin (1878), la suprématie ottomane sur les Balkans est déjà presque un souvenir. Pourtant, de minces possessions territoriales, en Thrace ou encore en Macédoine, confèrent encore à l’Empire une certaine assise européenne. En restaurant l’ordre, le sultan cherche à garantir la stabilité d’un Empire qui, tout en se repliant sur son noyau anatolien, assure un contrôle accru de ses périphéries, dont la loyauté apparait essentielle à son intégrité et à sa pérennité.

Tandis que l’identité de l’Empire se resserre autour de la religion musulmane et de ses origines turciques, les minorités ethniques et confessionnelles, exclues du pouvoir, s’organisent et se politisent. En 1880, à l’est de l’Anatolie, les troupes du sultan mâtent une révolte kurde de grande ampleur. La minorité arménienne suscite quant à elle la méfiance de l’Etat hamidien et catalyse les rancoeurs. En 1894, une révolte arménienne qui éclate à Sassoun est très lourdement réprimée. Pendant deux ans, plusieurs massacres dits « hamidiens » sont perpétrés dans diverses villes de l’Empire et à Istanbul même. Ces évènements valent à Abdülhamid le surnom de « sultan rouge ». On évalue aujourd’hui le nombre de victimes entre 100 000 et 300 000 [1].

Au Liban, en Egypte mais aussi en Syrie et au Yémen, où le développement de la presse a favorisé la circulation d’idées venues du Vieux continent, la révolte gronde également. Un mouvement de renaissance intellectuelle et culturelle arabe voit le jour sous le nom de Nahda, porté par des penseurs issus des minorités chrétiennes et des élites musulmanes arabes. Si le mouvement est dans un premier temps scientifique et littéraire, il prend bientôt une tournure politique et contestataire ; les deux figures de proue de la Nahda, Djemâl ad-Dîn al-Afghâni (1838-1897) et Mohamed Abduh (1849-1905), dénoncent l’autoritarisme du sultan, ce qui leur vaut d’être contraints à l’exil.

Le triomphe du nationalisme : le comité Union et Progrès.

Dans ce contexte, le sultan est relativement indifférent à la naissance, en 1889, du Comité d’Union musulmane (Ittihad-i Osmani Cemiyeti), qui deviendra le Comité Union et Progrès. Le comité est fondé par quatre étudiants de l’école militaire de médecine d’Istanbul, bientôt rejoins par d’autres étudiants stambouliotes. Ces « jeunes turcs » (Jöntürkler) sont influencés par l’esprit de réforme des Tanzimats, mais également par celui de la Révolution française. Ils réclament le retour de la constitution de 1876. En 1906, un nouveau groupe plus radical, l’Organisation ottomane pour la liberté, voit le jour au sein de l’école militaire de Salonique, en Macédoine. [2] Cette organisation ne tarde pas à fusionner avec le Comité Union et progrès, sur lequel elle prend l’ascendant. En décembre 1907, le comité lance une insurrection en Macédoine. Les forces militaires dépêchées par le sultan pour réprimer le soulèvement se rallient à la dissidence. Le 23 juillet 1908, Abdulhamid accepte le rétablissement de la Constitution. Les partis politiques sont autorisés et une nouvelle assemblée élue entre en fonction au mois de décembre 1908. La liberté d’expression, d’association et de presse sont rétablies.

La période d’effervescence qui succède à trente-trois ans de règne autoritaire est toutefois interrompue par une insurrection militaire à Istanbul, au mois de mars 1909. [3] Le soulèvement est brutalement réprimé par les forces militaires loyales au comité. Le sultan, perçu comme une menace à la révolution, est destitué. Dès lors, le comité impose le zapt-u-rapt, « ordre et discipline », afin d’étouffer toute opposition. Le jeune pouvoir vise à constituer un Etat fort et centralisé, ce qui doit permettre de garantir l’intégrité territoriale de l’Empire. Mais en dépit de profondes réformes entreprises en vue de la modernisation et de la sécularisation de l’Etat, la soif de liberté qui agite les peuples de l’Empire ne tarit pas. Les deux guerres balkaniques, qui opposent entre octobre 1912 et juillet 1913 l’Empire à la Serbie, au Monténégro, à la Grèce et à la Bulgarie, le dépouille définitivement de ses positions européennes. La perte de la Macédoine, et donc de Salonique, base historique du Comité, ainsi que l’indépendance de l’Albanie, constituent une grave humiliation qui a pour conséquence de donner un nouveau souffle au mouvement Jeune-Turc. [4] Au mois de janvier 1913, un coup d’Etat met fin au pluralisme politique : le comité Union et procès s’impose en parti unique. [5]

L’Empire dans la Grande Guerre

Le 28 juillet 1914, la Première Guerre mondiale éclate. Le nouveau pouvoir issu du coup d’état, composé de trois hommes, Cemal Pacha (1872-1922), ministre de la marine, Enver Pacha (1881-1922), ministre de la guerre et Talat Pacha (1874-1921), ministre de l’intérieur, se range aux côtés de l’Allemagne et entre en guerre à l’automne 1914. L’armée ottomane, bien qu’encadrée par des officiers allemands et soutenue financièrement par l’Allemagne, essuie rapidement de lourdes défaites. En 1916, la Révolte arabe, emmenée par le chérif Hussein de la Mecque, auquel la Grande-Bretagne a promis un royaume indépendant à l’issue de la guerre, emporte l’ensemble des provinces arabes de l’Empire.

Tandis que la disparition de ce dernier apparait inéluctable, le pouvoir se replie sur la condamnation de ce qu’il considère comme un ennemi de l’intérieur ; la minorité arménienne, dont les membres sont soupçonnés de fomenter le renversement du régime unioniste. Le 24 avril 1915, plusieurs centaines de dignitaires arméniens d’Istanbul sont déportés. Le 27 mai 1915, la loi sur la déportation (Tehcir Kanunu) met en place une politique officielle de déportation massive à l’échelle de l’ensemble du territoire anatolien. 1,3 millions d’arméniens auraient trouvé la mort entre 1915 et 1916. [6] D’autres populations de confession chrétienne sont également décimées ; grecs orthodoxes, araméens, syriaques et yézidis.

L’avènement de la république de Turquie.

Tandis que la signature de l’armistice de Moudros, le 30 octobre 1918, acte la reddition des troupes ottomanes, les trois dirigeants unionistes, Cemal, Enver et Talat ont déjà pris la fuite vers l’Allemagne. [7] Les troupes françaises, britanniques et italiennes entament alors l’occupation de territoires exsangues. C’est le débarquement des troupes grecques – bien décidées à fonder une « Grande Grèce » sur les pourtours de la mer Egée – à Izmir, au mois de mai 1919, qui provoque un sursaut nationaliste au sein de la population anatolienne. Le général Mustafa Kemal, reconnu comme héros de guerre pour avoir remporté la bataille des Dardanelles (1915-1916), prend la tête de la résistance à l’occupation. Parallèlement, il convoque à Ankara, le 23 avril 1920, une « Grande Assemblée nationale de Turquie ». Kemal, alors chef de l’exécutif et de l’armée, devient président de l’assemblée et possède dès lors les pleins pouvoirs. Le traité de Sèvres, signé le 10 août 1920, organise le démembrement de l’Empire. Il prévoit le partage de ses territoires en zones d’influence sous contrôle français, britannique, italien et international (sous mandat de la Société des nations, organisation internationale pour la paix fondée en 1919), la création d’une Arménie et d’un Kurdistan indépendants, ainsi que la cession de territoires anatoliens à la Grèce. Le traité est unanimement rejeté par l’assemblée et la guerre d’indépendance menée tambour battant par les troupes kémalistes ; au mois d’octobre 1922, les contingents grecs et Alliés ont évacué l’Anatolie, Istanbul est libérée. [8]

Dès lors, Mustafa Kemal a les mains libres pour entreprendre l’édification d’un Etat moderne et souverain, démocratique et national, selon ses voeux. Le 1er novembre 1922, le sultanat est aboli. Dans le même temps, une nouvelle conférence de paix s’ouvre à Lausanne. Le traité qui en découle, signé le 24 juillet 1923, annule le traité de Sèvres. Les frontières de la Turquie actuelle sont définies et la perspective d’un Etat kurde autonome définitivement rejetée. [9] Le traité entérine également d’importants échanges de population ; un million et demi de grecs sont expulsés d’Anatolie tandis que 500 000 Turcs de Macédoine en prennent le chemin. [10] Fort de cette victoire et de sa majorité au sein de l’assemblée, Kemal fonde le Parti républicain du peuple (CHF: Cumhuriyet Halk Fırkası) au mois de septembre 1923. Le 29 octobre 1923, la République de Turquie est proclamée, actant ainsi la disparition de l’Empire ottoman. Mustafa Kemal, « Père des Turcs » (Atatürk) est le premier président de ce nouvel Etat. [11]

Bibliographie

[1] BOZARSLAN Hamit, Histoire de la Turquie de l’Empire ottoman à nos jours, Texto, Tallandier, Paris, 2015

[2] LEMIRE Vincent, « La révolution des Jeunes-Turcs, entre Orient et Occident », Mathilde Larrère éd., Révolutions. Quand les peuples font l’histoire. Belin, 2013, pp. 94-101.

[3] GEORGEON François, « 1908 : la folle saison des Jeunes-Turcs », L’Histoire, vol. 334, no. 9, 2008, pp. 72-77

[4] DIGNAT Alain, 18 octobre 1912, D’une guerre balkanique à l’autre, Hérodote, 14/10/2019

[5] ROMEO Lisa, Jeunes-Turcs et révolution de 1908 dans l’Empire ottoman, Les Clés du Moyen-Orient, 13/10/2010

[6] Le génocide des Arméniens, site internet du Mémorial de la Shoah

[7] SA, L’armistice de Moudros, Euronews, 21/07/2014

[8] BOZARSLAN Hamit, « 14. La fin de l’Empire ottoman (1918-1922) », Patrice Gueniffey éd., La fin des Empires. Éditions Perrin, 2016, pp. 311-326

[9] DIGNAT Alain, 24 juillet 1923, Le traité de Lausanne fonde la Turquie, Hérodote, 11/07/2018

[10] GASPARD Armand, Eclairage. Le Traité de Lausanne du 24 juillet 1923: jour de gloire pour les uns, jour de deuil pour les autres, Le Temps, 24/07/1998

[11] GEORGEON François, Atatürk, ou la naissance de la Turquie moderne, L’Histoire, n°206, 01/1997

Partie II – L’Empire ottoman: « L’homme malade » de l’Europe

« Nous avons sur les bras (…) un homme très malade; ce serait, je vous le dis franchement, un grand malheur si, un de ces jours, il venait à nous échapper, surtout avant que toutes les dispositions nécessaires fussent prises », aurait déclaré le tsar Nicolas Ier de Russie, en 1853. A l’aube du XVIIIe siècle, l’Empire ottoman n’est déjà plus la puissante conquérante dont les assauts répétés menaçaient  autrefois l’Europe. Bien au contraire, c’est maintenant au tour des puissances européennes de s’immiscer dans les affaires de l’Empire, affaibli sur les plans économique et militaire, afin de tenter de tirer parti de ses vulnérabilités et de faire mainmise sur ses territoires. [1]

La Russie : un adversaire de taille

Le traité de Karlowitz, signé le 26 janvier 1699, ampute l’Empire de territoires clés, pour les restituer aux puissances européennes ; la Hongrie et la Transylvanie sont notamment perdues au profit de l’Autriche. Pour la première fois, l’Empire recule et son assise européenne vacille. Un nouvel acteur majeur s’affirme et ne tarde pas à se liguer contre les Ottomans, aux côtés des puissances occidentales : la Russie du tsar Pierre-le-Grand. [2]

L’Empire, quant à lui, s’illustre peu sur le plan militaire. Défait par les troupes de Venise et du Saint-Empire, le sultan doit signer, en 1718, le traité de Passarowitz, qui entérine la perte de la Serbie. La signature de ce traité marque toutefois l’ouverture d’une courte période de paix et de renaissance intellectuelle, qui durera jusqu’en 1730. Elle est nommée « L’Ère des Tulipes » (en turc Lâle devri), en raison du grand nombre de variétés de tulipes cultivées et créées au sein du palais, sous le règne du sultan Ahmet III (1703-1730), réputé poète. Le sultan et sa cour s’ouvrent sur l’Occident, fascinés par le système éducatif, l’architecture ou encore l’urbanisme des grandes capitales européennes. [3]

La menace russe plane cependant. Une série de conflits, qui voit l’Ottoman de plus en plus affaibli, oppose les deux puissances. La Russie cherche à se ménager des débouchés maritimes, en particulier vers la mer Noire ; dès 1736, ses armées traversent la Crimée, sous contrôle ottoman, mais sont repoussées avant d’atteindre leur objectif. En 1770, les forces russes anéantissent la flotte ottomane à Tchesmé, sur la côte ouest de l’Anatolie, et circulent désormais librement en Méditerranée orientale. Le traité de Kütchük-Kaïnardji (1774), conclu entre l’Empire ottoman et la Russie de Catherine II, accorde enfin à cette dernière  le droit de libre navigation en mer Noire, ainsi que plusieurs territoires stratégiques et des privilèges commerciaux. La Crimée passe sous contrôle russe et l’Empire ottoman doit s’acquitter d’une indemnité de guerre colossale auprès de la Russie. [4]

Il faut attendre 1856 et la signature du Traité de Paris, qui met fin à la guerre de Crimée (1853-1856), pour qu’un status quo soit temporairement établi entre les deux empires et un coup d’arrêt mis à l’expansionnisme russe dans les Balkans. Le traité entérine également la neutralité de la mer Noire, en y interdisant la circulation de navires de guerre. [5]

L’Empire ottoman, entre impérialismes occidentaux et éveil des minorités.

L’année 1774 marque l’ouverture de la « Question d’Orient », une expression qui désigne la lutte que se livrent les puissances européennes pour la domination des Balkans et de la Méditerranée orientale jusqu’au démembrement de l’Empire, au début du XXe siècle. La Russie ambitionne de prendre le contrôle des Détroits (du Bosphore et des Dardanelles). L’Angleterre s’inquiète, pour sa part, des velléités expansionnistes russes : elle craint que celle-ci ne se mette en travers de sa route vers les Indes. La France, quant à elle, fait valoir son influence diplomatique et culturelle sur la région du Levant.

Ce faisant, les vastes territoires de l’Empire semblent en partie échapper à son contrôle. Le sultan doit faire face au défi que représente l’affirmation de ses minorités, qui réclament une plus grande autonomie. Les grandes puissances ne manquent pas de soutenir et d’instrumentaliser cette quête d’indépendance. La Russie se proclame protectrice des orthodoxes et des slaves, la France des chrétiens d’Orient. Ainsi, la guerre d’indépendance grecque (1821-1829), est marquée par le soutien actif de la France, de l’Angleterre et de la Russie au peuple grec. L’indépendance de la Grèce, arrachée en 1830, est un véritable séisme pour l’Empire, dont l’onde de choc s’imprime durablement dans les Balkans ; en 1875, de nouvelles révoltes éclatent en Bosnie-Herzégovine. En 1876, c’est au tour des peuples bulgare et des serbe de se soulever.

Le Proche-Orient et l’Afrique du nord ne sont pas en reste et le cas de l’Egypte constitue à ce titre un exemple emblématique. Ce territoire est alors administré par un dirigeant envoyé par le sultan. Portant le titre de « pacha », il est notamment en charge de la collecte de l’impôt. Dès 1805, Mehmet Ali Pacha prend le pouvoir de l’Egypte, qu’il dirige jusqu’en 1848. [6]  Entre 1832 et 1840, il parvient à conquérir un territoire qui correspond à l’actuelle Syrie. Menacé par les troupes ottomanes alliées aux britanniques, il accepte de se retirer mais reçoit en échange le titre de vice-roi d’Egypte, qu’il transmet à sa descendance. [7]

Le traité de Berlin, conclu en 1878, acte enfin la fragmentation de l’Empire, que se partagent les grandes puissances étrangères. La France obtient l’autorisation d’occuper la Tunisie, le Royaume-Uni l’île de Chypre, l’Italie la Tripolitaine (actuelle Libye). Les provinces caucasiennes de Kars et d’Ardahan, disputées par la Russie depuis 1731, lui sont cédées.  [8] Le traité entérine également l’indépendance de la Roumanie, du Monténégro et de la Serbie. L’Empire, amputé d’un cinquième de sa population, en très grande majorité dans ses provinces européennes, se recentre sur le monde musulman. [9]

Les Tanzimats, derniers sursauts d’un Empire moribond ?

Face aux pressions exercées de toutes parts contre l’Empire, le sultan Selim III (1789-1807) est le premier à tenter d’engager des réformes. A l’instar de son aïeul Ahmet III, possède un fort attrait pour l’Occident. Il est le premier souverain ottoman à ouvrir des ambassades permanentes dans les capitales européennes ; les titulaires doivent envoyer régulièrement à Istanbul des rapports sur les pays où ils ont été nommés. Il entreprend de réformer l’armée en créant de nouveaux corps militaires, entraînés à l’européenne et commandés par des officiers européens. Ces ambitions réformatrices ne font pas l’unanimité : il est destitué, puis assassiné par les janissaires, un ordre militaire qui, chargé dès les premiers siècles de l’Empire de la garde rapprochée du sultan, a gagné en nombre et en puissance au point de devenir un véritable contre pouvoir, opposé à l’action du souverain. [10]

Mahmud II (1808-1839) achève les réformes entreprises par Selim III. Il supprime le corps des janissaires en 1826. Il faut cependant attendre le règne du sultan Abdülmecid Ier (1839-1861) pour que des réformes politiques et sociales de grande ampleur soient mises en oeuvre ; elles prennent le nom de Tanzimat (« réorganisations »). [11] Un premier document important ouvre cette ère réformatrice ; il s’agit du rescrit impérial de Gülhâne, qui parait le 3 novembre 1839. Fait exceptionnel car contraire à la loi coranique, le sultan y proclame l’égalité de tous les sujets de l’Empire devant la loi, indépendamment de leur religion. Il prévoit également la réforme de l’enseignement, de la fiscalité et de la justice et s’engage pour la première fois à limiter ses propres pouvoirs, instaurant ainsi un régime absolutiste éclairé, à l’européenne.

Le second document majeur est le Hatt-ı Hümayun (« Rescrit impérial ») du 25 février 1856. Le sultan y affirme son ambition d’établir une égalité entre les groupes confessionnels qui peuplent l’Empire ; c’est l’introduction de la liberté de culte.

Dans les années 1850, l’Empire est réformé en profondeur. L’appareil d’Etat est modernisé, les infrastructures de transport révolutionnées, de même que le commerce et l’éducation. Sur le modèle occidental, l’Empire se dote de plusieurs Codes (pénal, agraire, commercial, etc). En 1876, la promulgation de la Loi fondamentale ou Constitution ottomane par le sultan Abdülhamid II (1876-1909), constitue la pierre d’achoppement de cet édifice. Elle met en place un parlement élu, définit avec précision les prérogatives du sultan ainsi que les droits et devoirs des sujets de l’Empire. [12]

Toutefois, ces réformes possèdent un coût élevé. Afin de les financer, l’Empire contracte des emprunts auprès des puissances européennes. En 1881, il se trouve dans une situation de banqueroute, dans l’incapacité de régler ses dettes. L’économie ottomane est alors mise sous tutelle. La France, l’Angleterre et l’Autriche créent une administration de la dette publique au sein même de l’Empire. Cette entité (en turc Duyun-u Umumiye) se comporte comme un Etat dans l’Etat ; elle possède ses propres forces armées et ponctionne chaque année entre un quart et un tiers des ressources de l’Empire afin de rembourser ses créanciers. [13]

Le processus de modernisation entrepris par les sultans ottomans au début du XIXe siècle, est à double tranchant. D’une part, il permet à l’Empire, durablement transformé, d’entrer dans la modernité. D’autre part, les puissances européennes ne cessent d’affermir leur emprise sur un Empire qui n’a plus les moyens de ses ambitions.

Bibliographie :

[1] SARGA Moussa, « La métaphore de «l’homme malade» dans les récits de voyage en Orient », Romantisme, vol. 131, no. 1, 2006, pp. 19-28.

[2] Lucrèce, Empire ottoman, de l’essor au déclin (XIVe-XIXe), Histoire pour tous de France et du monde, 27/03/20

[3] LÉVÊQUE Guillaume, TÓTH Ferenz, La guerre des Russes et des Autrichiens contre l’empire ottoman 1736-1739, La Cliothèque, 02/08/2011

[4] COCQUET Marion, La Crimée en dix moments clés, Le Point, 07/03/2014

[5] DIGNAT Alain, 30 mars 1856, Le traité de Paris met fin à la guerre de Crimée, Hérodote, 28/03/2020

[6] COUDERC Anne, « L’Europe et la Grèce, 1821-1830. Le Concert européen face à l’émergence d’un État-nation », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, vol. 42, no. 2, 2015, pp. 47-74

[7] KRUSE Clémentine, Méhémet Ali, le fondateur de l’Egypte moderne ?, Les Clés du Moyen-Orient, 24/02/2012 

[8] FIGEAC Jean-François, « 21 – La crise d’Orient (1839-1841) et l’opinion publique française : des débats intellectuels à l’origine de la définition d’une élite culturelle », Laurent Coste éd., Élites et crises du XVIe au XXIe siècle. Europe et Outre-mer. Armand Colin, 2014, pp. 301-318

[9] SA, Les Balkans de 1875 à 1913 et la Première Guerre mondiale, Histoire de la France, de ses souverains et de ses républiques, Document n.162, 10/11/2018

[10] LEMARCHAND Guy, Éléments de la crise de l’Empire ottoman sous Sélim III (1789-1807), Annales historiques de la Révolution française, 329, 2002, pp. 141-159.

[11] MONEGHETTI Merryl, Épisode 7 : « Réformer et reformer l’Etat et la société », L’Empire ottoman et la Turquie face à l’Occident, les années 1820-1830, Les cours du Collège de France, France Culture, 15/10/2019, 58 minutes

[12] DIGNAT Alain, 3 novembre 1839, la Sublime Porte se réforme, Hérodote, 29/10/2019

[13] BOZARSLAN Hamit, Histoire de la Turquie de l’Empire ottoman à nos jours, Texto, Tallandier, Paris, 2015, pp. 153-185

L’Empire ottoman – Partie I : de l’Asie centrale aux rives méditerranéennes, un désir d’Occident.

Une irrésistible poussée vers l’Occident ; ainsi peut être caractérisée l’histoire plus de six fois centenaire de l’Empire ottoman dont les fondateurs, peuples nomades venus d’Asie centrale, ont rejoint l’Anatolie avant de s’emparer des rives orientales de la Méditerranée et des Balkans, jusqu’à venir frapper aux portes de Vienne, en 1683. Au fil des siècles et des conquêtes, ils ont ainsi fait de leur capitale, Istanbul, la clé de voute d’un édifice monumental unissant Orient et Occident, le coeur d’un Empire vaste de 5 200 000 km2 à son apogée.

L’Empire ottoman du XIVe au XVIIe (Encyclopédie Larousse)

Emergence de l’Empire ottoman ; des steppes d’Asie centrale aux plaines d’Anatolie.

Entre le Xe et le XIIIe siècle, l’Empire byzantin (330-1453), héritier de l’Empire romain antique, qui a pour capitale Constantinople, vit ses dernières heures de gloire tandis que des migrations de peuples turciques (turcs Oghouz) s’effectuent depuis l’Asie centrale vers l’Anatolie. Ces migrations ont donné naissance à deux Empires. Le premier est l’Empire seldjoukide (1037–1194), qui s’étend de l’ouest de l’Anatolie à l’Asie centrale, en passant par la côte levantine et le golfe Persique. Au XIIIe siècle, sa puissance s’étiole ; les ancêtres des sultans ottomans accomplissent alors leurs premiers faits d’armes. Il s’agit d’autres tribus turques qui se sont établies en marge des empires seldjoukide et byzantin, formant de petits royaumes que l’on nomme les Beylicats. Le beylik gouverné par le clan des Gazi se situe dans la région de l’actuelle Söğüt, au nord ouest de la Turquie. En 1299, leur chef de clan s’empare de la ville byzantine de Mocadène (actuelle Bilecik) et prend le titre d’Osman Ier ; l’Empire ottoman est né. Au début du XIVe siècle, la quasi-totalité de l’Anatolie est aux mains des Ottomans. [1] En 1326, ces derniers font de Brousse (Bursa) leur capitale. Dès 1354, les Ottomans atteignent la rive européenne, où ils prennent la ville de Gallipoli.

Sous le règne de Murat Ier (1359-1389), les troupes ottomanes poursuivent leur expansion. Elles entament la conquête des Balkans : l’actuelle Bulgarie, la Serbie et le Kosovo. Ce faisant, l’Empire se dote d’une autorité administrative : le Divan-u Hümayun, équivalent de notre conseil des ministres, placé sous la direction du Grand vizir.

Mais l’expansion ottomane connait un premier coup d’arrêt ; l’empire traverse, à la fin du XIVe siècle, une période de troubles nommée fetret (discorde, chaos). [2] En 1402, l’armée est ottomane est contrainte de capituler à Ankara face aux armées de Tamerlan (ou Timour) – fondateur d’un empire qui s’étend à son apogée de l’est de l’Anatolie à l’Asie centrale -, tient lieu d’élément déclencheur. Tamerlan se retire, épargnant le jeune Empire, qui s’avère cependant ébranlé : le sultan Bayezid Ier meurt prisonnier des forces timourides. Une violente guerre de succession oppose ses frères. Il faudra attendre le règne de Mourad II (1421-1451) pour que la situation se stabilise de nouveau et que les conquêtes reprennent ; face aux expéditions ottomanes, l’Empire byzantin affiche une résistance de moins en moins soutenue.

C’est au sultan Mehmet II dit le Conquérant (1451-1481) que revient enfin la prise de Constantinople, en 1453, actant la chute de l’Empire Byzantin, au grand dam des puissances européennes qui voient se rapprocher la menace ottomane. La ville est renommée Istanbul et faite capitale de l’Empire. Mehmet II achève la conquête des Balkans, confirmant l’ancrage ottoman sur le continent européen. Dès lors, l’Empire peut être considéré comme européen, son coeur politique se situant en Roumélie (ensemble des possessions européennes de l’Empire). Mehmet II se présente quant à lui comme kaiser (césar), dans la continuité des empereurs byzantins. Dans le même temps, il fait de l’Islam sunnite la religion d’Etat de l’Empire. Celui-ci oppose à l’Europe un islam conquérant. L’idéologie de la gaza (« guerre sacrée victorieuse ») galvanise les troupes ottomanes. Pour autant, l’Empire est d’emblée une entité multi-confessionnelle, compte-tenu du très grand nombre de non musulmans qui l’habitent. [3]

L’Ottoman aux portes de l’Europe : l’apogée de l’Empire.

Les successeurs de Mehmet II étendent l’Empire à l’Azerbaïdjan, aux territoires kurdes et aux provinces arabes : la Syrie, la Palestine et enfin l’Egypte, en 1517 [4]. La prise du Caire acte la chute du sultanat Mamelouk (1250-1517) qui s’étendait sur l’Égypte, le Levant et le Hedjaz. L’Empire, européen de par son centre géographique et musulman de confession, procède ainsi à un rééquilibrage en conquérant nombre de terres appartenant au monde arabe. Il s’ancre par ailleurs dans cet héritage et affirme la supériorité du sunnisme. Après avoir établit sa domination sur la Méditerranée orientale suite à une victoire contre la flotte vénitienne en 1503, l’Empire règne sans partage sur le monde musulman. Selim Ier dit « Le Terrible » (1512-1520) devient le premier calife, cependant que les villes saintes de l’Islam, la Mecque et Médine, ne sont pas encore placées sous contrôle ottoman. [5]

Empire safavide

Un opposant notoire émerge toutefois sur le front est de l’Empire : l’Empire safavide (1501–1736), situé à l’emplacement de l’actuel Iran. L’Etat persan et l’Empire ottoman s’affrontent du XVIe au XIXe siècle au cours de guerres récurrentes. On considère néanmoins que la frontière avec la Perse se stabilise dès 1514, à l’issue de la bataille de Çaldıran (actuelle province de Van, à l’extrémité est de la Turquie). La rivalité entre les deux puissances est non seulement territoriale mais également religieuse et idéologique ; le sunnisme ottoman s’oppose au chiisme safavide. [6]

Les rivalités entre l’Empire de Charles Quint et l’Empire de Soliman

Sous le règne de Soliman II (1520-1566), l’Empire atteint l’apogée de sa puissance. Une menace subsiste pourtant, l’Empire de Charles Quint, dont la puissance s’affirme à l’ouest de la Méditerranée. Fort de plusieurs victoires militaires, avec la prise de Belgrade (1521) puis la soumission de la Hongrie (1526), l’Ottoman fait face aux troupes de l’empereur du Saint-Empire aux portes de sa capitale, Vienne, en 1529. Soliman est vaincu et doit se retirer. C’est dans ce contexte que le sultan ottoman et le roi François Ier – également menacé par Charles Quint, qui cherche à prendre l’Italie – concluent une alliance historique. Le 4 février 1536, le traité dit des « Capitulations » est signé. Par ce traité, qui restera en vigueur jusqu’à la Première Guerre mondiale, le sultan offre aux navires français le privilège de faire du commerce avec tous les ports de l’empire ottoman. Il confie également au roi de France la protection des Lieux Saints et des populations chrétiennes de l’Empire. L’Empire, qui établie ainsi des relations privilégiées avec le royaume de France, commerce abondamment avec le monde occidental : Gênes, Venise, la Hollande et le Royaume-uni figurent parmi ses partenaires commerciaux. [7] En effet, l’action du sultan ne se limite pas au seul domaine militaire. Si les occidentaux le nomment Soliman « Le Magnifique », les Turcs lui préfèrent le qualificatif de « Législateur », pour avoir pourvu l’Empire de son code civil le plus abouti, le Kanun-i Osmani. En 1566, l’Empire a atteint sa superficie maximale. Il comprend les Balkans, l’Afrique du nord – exception faite du Maroc – et l’ensemble du Moyen-Orient jusqu’aux frontières de la Perse. Le sultan règne sur 21 millions d’âmes, soit 4,20% de la population mondiale de l’époque. [8]

L’Empire repoussé vers l’Asie ; le début d’un lent déclin.

A la suite du règne de Soliman, l’Empire entame un lent déclin, amorcé par la bataille de Lépante (1571), au nord de Péloponnèse. Cet affrontement historique oppose la flotte ottomane à celle de la Sainte-Ligue, une alliance fondée à l’initiative du pape Pie V et qui regroupe plusieurs Etats chrétiens occidentaux. La défaite ottomane marque la fin de la domination impériale sur la Méditerranée. Première grande victoire navale des forces chrétiennes sur les forces musulmanes, elle possède de plus une portée symbolique majeure. [9] A l’est, le souverain safavide Abbas Ier le Grand (1588-1629) repousse définitivement les ottomans hors de l’Iran occidental. A l’ouest, l’Europe se développe de manière exponentielle sur le plan économique, à la faveur de la récente découverte des Amériques et de l’ouverture d’une nouvelle route maritime vers les Indes. L’Empire ottoman, quant à lui, accumule le retard, aux prises avec des difficultés sur le plan de sa politique intérieure. En 1622, le sultan Osman II (1618-1622), désireux de réformer l’Empire, est assassiné. Son successeur, Ibrahim Ier (1640 à 1648), connait un sort similaire. [10]

Il faut attendre le règne de Mehmet IV (1648-1687) et le grand vizirat de Mehmet Koprülü (1575-1661), pour que l’Empire connaisse un nouveau sursaut. Entre 1656 et 1703, les membres de la famille Köprülü entreprennent son redressement sur les plans politique, économique et militaire. De nouvelles campagnes sont lancées vers l’Europe centrale, où l’Ottoman se heurte aux armées autrichiennes. En 1683, ses armées assiègent de nouveau Vienne, mais sont mises en déroute par les troupes menées par le roi de Pologne Jean III Sobieski. Les troupes européennes coalisées de la Sainte-Ligue poursuivent les troupes ottomanes dans leur retraite. Les deux armées se livrent une ultime bataille, la Grande guerre turque (1683-1699), dont l’enjeu est de bouter l’Ottoman hors d’Europe. Le conflit se solde par le traité de Karlowitz, au titre duquel de nombreux territoires européens sont retirés à l’Empire : le début d’un lent démembrement qui réduira, à terme, le géant ottoman à son coeur anatolien. [11]

Bibliographie :

[1] SCHMID Dorothée, La Turquie en 100 questions, Texto, Editions Tallandier, Paris, 2017, pp. 23-27

[2] BOZARSLAN Hamit, Histoire de la Turquie de l’Empire ottoman à nos jours, Texto, Tallandier, Paris, 2015, pp. 33-35

[3] SA, Empire ottoman, Encyclopédie Larousse en ligne

[4] CHAIGNE-OUDIN Anne-Lucie, l’Empire ottoman, Les Clés du Moyen-Orient, 01/12/10

[5] BILICI Faruk, L’Egypte ottomane, Dipnot, 01/12/15

[6] GHADERI-MAMELI Soheila, « L’histoire mouvementée des frontières orientales de la Turquie », Confluences Méditerranée, vol. 53, no. 2, 2005, pp. 91-102

[7] SOLNON Jean-François dir. « V. Les lys et le croissant », L’Empire ottoman et l’Europe, Éditions Perrin, 2017, pp. 121-144

[8] DIGNAT Alban, Soliman le Magnifique (1495 – 1566), un homme de la Renaissance, Hérodote, 22/02/20

[9] LARANE André, 7 octobre 1571, la flotte turque est détruite à Lépante, Hérodote, 21/06/19

[10] PIRONET Olivier, « Chronologie 1299-2013 », Le Monde diplomatique, Turquie : des ottomans aux islamistes, « Manière de voir » n.132, 12/2013 – 01/2014

[11] Lucrèce, Empire ottoman, de l’essor au déclin (XIVe-XIXe), Histoire pour tous de France et du monde, 27/03/20

Il y a 20 ans, l’armée israélienne abdiquait au Sud-Liban

Au lendemain de la création de l’État d’Israël en 1948, le Liban participe brièvement avec les armées jordaniennes, égyptiennes, syriennes et irakiennes à la première guerre israélo-arabe. Conscientes des risques d’une guerre face à l’État hébreu, les autorités libanaises se risquent à une posture d’équilibriste. Prenant ses distances avec les milieux panarabes, Beyrouth obtient les bonnes grâces de Washington pour ses réformes libérales.

Or compte tenu de la conjoncture, le pays du Cèdre se retrouve soumis aux soubresauts de l’Histoire régionale dans la décennie 70. L’arrivée des réfugiés palestiniens et les desseins de l’administration israélienne font du Liban le théâtre d’une confrontation aux multiples facettes. Dans sa politique jusqu’au-boutiste, Tel-Aviv lorgne sur le territoire libanais au point d’intervenir à maintes reprises. En raison d’une farouche opposition, l’armée de Tsahal s’enlise au Sud-Liban.

Retour sur les 3 décennies d’intervention israélienne au Liban.

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Les raisons de l’occupation israélienne

Suite à la première défaite arabe de 1948, 150 000 palestiniens s’installent au Sud-Liban[1]. Ils sont accueillis par des populations majoritairement chiites, politiquement proches des milieux nassériens et panarabes. Au fur et à mesure des débâcles arabes, l’exode palestinien se poursuit et s’accélère vers les pays frontaliers. Cette zone devient peu à peu le terreau des mouvements pro-palestiniens. Plusieurs milices se forment dans les années 60. De surcroît, selon les accords du Caire de 1969, les groupes armés palestiniens peuvent mener des opérations contre Israël depuis le Sud-Liban. C’est à cette époque que le Liban devient l’épicentre des tensions israélo-palestiniennes. 

Or, cette présence étrangère ébranle la cohésion nationale. L’armée libanaise s’oppose tant bien que mal aux différents groupes palestiniens. De son côté, Israël fait pression sur les autorités libanaises afin qu’elles mettent fin aux actions de ces milices. Ainsi, l’aviation israélienne commence à pilonner méthodiquement les infrastructures du Liban pour accentuer la coercition. Au sein même de la société libanaise, la division se consomme, entre d’une part les partisans et sympathisants des milices palestiniennes et d’autre part certains groupes chrétiens, farouches adeptes de l’indépendance du Liban[2].

Peu à peu, le pays du Cèdre sombre dans une guerre inévitable en 1975 entre factions opposées, où les puissances étrangères soufflent consciencieusement sur les braises[3]. Après plusieurs assassinats ciblés et plusieurs frappes aériennes, l’armée israélienne intervient une première fois en 1978 (Opération Litani) pour mater les groupes pro-palestiniens à la frontière. En effet, la cause palestinienne s’enracine dans les esprits et les consciences des habitants du Sud qui apportent une aide non négligeable aux Fedayins (combattants palestiniens). De ce fait, Israël va s’appuyer massivement sur l’Armée du Sud Liban (ASL), fondée en 1976, pour stopper les salves palestiniennes. En effet, constituée en majeure partie de Chrétiens du Sud du pays, cette armée suit les directives de Tel-Aviv.

L’adoption de la résolution 425 du Conseil de sécurité des Nations unies, stipule l’envoi de la FINUL en 1978 pour sécuriser le Sud Liban, en créant une zone démilitarisée. Malgré ce dispositif international, les tensions s’accentuent.

De l’occupation à l’enlisement

La lutte contre les milices palestiniennes sert de prétexte direct et officiel à l’armée israélienne pour intervenir au Liban. Or, cette opération militaire est dictée par des impératifs d’ordre territorial, hydraulique mais également politique. En 1982, Oded Yinon un journaliste et fonctionnaire israélien écrit un article intitulé « Une stratégie pour Israël dans les années 80 »[4]. Il y théorise la volonté israélienne de dislocation du tissu social des pays voisins, notamment l’Irak, la Syrie et le Liban. Ainsi, par l’entremise de groupes opposés, Israël doit promouvoir la division au sein de ces États. S’agissant du Liban, les autorités israéliennes tissent des liens avec des partis chrétiens et attisent les tensions communautaires. De plus, Israël ne cache guère sa volonté d’occuper le fleuve Litani au Liban. Contrairement à l’État hébreu, le Liban est pourvu d’importantes ressources hydrauliques. À cette époque, la stratégie israélienne réside également sur l’occupation d’une zone stratégique afin de négocier la paix (Cf le Golan syrien et le Sinaï égyptien).

Suite à une tentative d’assassinat de l’ambassadeur israélien à Londres, l’armée israélienne lance le 6 juin 1982 l’opération Paix en Galilée. Celle-ci a pour butde museler l’appareil militaire des groupes palestiniens de Yasser Arafat, présents au Sud-Liban et à Beyrouth. Cette intervention militaire est également conditionnée par un impératif géopolitique, celui de contrecarrer l’influence syrienne au Liban. En quelques semaines, les troupes israéliennes sont à Beyrouth. Acculés, les miliciens de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) sont obligés de fuir vers Tunis. C’est une réelle démonstration de force de la part de Tsahal. De surcroît, le gouvernement israélien noue des liens avec les Forces libanaises de Bachir Gemayel en vue d’un futur accord de paix entre les deux pays. Finalement, une fois nommé Président de la République libanaise, Bachir Gemayel est probablement assassiné pour son positionnement pro-israélien. En représailles, les Forces libanaises se livrent à un massacre de masse dans le camp palestinien de Sabra et Chatilla en septembre 1982, avec la complicité de l’armée israélienne.

En réponse à cette intervention illégale, la communauté chiite du Sud du pays se structure et commence à s’imposer sur l’échiquier politico-militaire libanais. En effet, suite à l’occupation partielle du Liban par les forces israéliennes, une partie de la population décide de prendre les armes et de former une résistance locale. Avec l’aide de l’Iran, les habitants du Sud du pays et de la Bekaa s’organisent et reçoivent du matériel militaire. C’est en 1982, suite à l’occupation israélienne du Sud-Liban que le puissant parti chiite Hezbollah voit le jour. Israël venait de « créer » son prochain ennemi pour les prochaines décennies[5].   

Le Hezbollah harcèle méthodiquement les troupes israéliennes et l’ASL, en se livrant à une véritable guérilla. L’affrontement et la désobéissance sont permanents tant l’occupation est perçue comme une opprobre par les habitants de la région. Le Hezbollah gagne peu à peu ses lettres de noblesse pour sa résistance face à Tsahal. La popularité du mouvement chiite est consubstantielle avec l’enlisement israélien. Au Moyen-Orient, le Hezbollah devient la première armée à véritablement mettre en échec la première puissance militaire de la région.

Les conséquences d’un retrait programmé

Dès 1985, l’armée israélienne entame un relatif retrait de ses forces du Liban. Malgré la fin de la guerre civile en 1990, Tel-Aviv reste secondée par l’ASL pour quadriller une zone tampon à la frontière. Le Hezbollah, quant à lui, multiplie les actions militaires pour repousser l’ennemi hors des frontières du Liban. Dans une logique souveraine, le mouvement chiite participe à la refonte de l’État libanais post guerre civile[6]. Face à l’harcèlement constant du Hezbollah, l’armée du Sud Liban perd du terrain.

Suite à des tirs de roquettes à la frontière, Israël lance une énième opération contre la milice libanaise en 1996. Intitulée Raisins de la Colère, cette intervention se solde par plusieurs bombardements, notamment ceux d’un camp de réfugiés de l’ONU à Cana au Liban. Devant l’impossibilité de contenir et de désarmer le Hezbollah et face aux pressions internationales, Israël n’atteint pas ses objectifs.

Les troupes israéliennes annoncent officiellement le retrait de leurs forces du Sud-Liban le 25 mai 2000. Affaiblie et isolée, l’ASL s’effondre. Le 25 mai 2000 est la date de libération du Sud-Liban. C’est également un jour férié et fêté dans l’ensemble du pays. Néanmoins, l’armée israélienne occupe toujours illégalement les fermes de Chebaa et ce, malgré la résolution 425 de l’ONU.

De 1978 à 2000, l’armée israélienne a occupé illégalement une partie du Liban. En 22 ans, elle a atteint le fleuve Litani, a chassé les miliciens de l’OLP, s’est alliée à une frange de la communauté chrétienne, mais a surtout contribué à l’émergence du Hezbollah. Engluée dans des difficultés, l’armée israélienne est contrainte d’abandonner ses visées sur le territoire libanais. Elle laisse derrière elle un pays meurtri par plusieurs années d’occupation, des villages rasés, des milliers de victimes civils et militaires ainsi que d’innombrables dégâts matériels.


[1] Xavier Baron, « Histoire du Liban », Tallendier, 2017

[2] Nadine Picaudou « La déchirure libanaise », Editions Complexe, 1992

[3] Hervé Amiot « La guerre du Liban (1975-1990) : entre fragmentation interne et interventions extérieures », Les clés du Moyen-Orient, 2013/ www.clesdumoyentorient.com

[4] https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2007-2-page-149.htm

[5] Dominique Avon et Anaïs-Trissa Khatchadourian, « Le Hezbollah : de la doctrine à l’action », Seuil, 2010

[6] Sabrina Mervin « Le Hezbollah, état des lieux », Sindbad, 2008