La saga de Sainte Sophie

Au gré de l’Histoire, Sainte Sophie (Hagia Sophia qui signifie en grec la « sagesse divine ») n’a de cesse de se mouvoir au rythme des bouleversements régionaux. Cette bâtisse représente la puissance et le pouvoir de Constantinople et d’Istanbul. Une fois de plus, elle se retrouve au cœur des débats suite à sa restitution au culte musulman. Dans une logique de réislamisation de la société, le Président turc Recep Tayyip Erdogan fait de Sainte Sophie un symbole politique.

Cet article retrace la longue et tumultueuse histoire de cet édifice hors norme. Converti en mosquée après la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, il fut transformé en musée en 1934 par Mustafa Kemal Atatürk. Ce dernier justifie cette mesure comme « une offrande à  l’humanité ». Les récents évènements nous démontrent que Sainte Sophie demeure un sujet sensible qui attise les passions régionales.

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L’ère chrétienne

Après la conversion de l’Empereur romain Constantin au christianisme en 312, la société toute entière se christianise. Ainsi, débute la construction d’une basilique sur les ruines d’un temple d’Apollon au IVe siècle. Les travaux s’achèvent en 360. En raison des troubles internes la bâtisse est incendiée. Elle est reconstruite par l’Empereur Théodose II en 415. Mais une fois de plus, des émeutiers pillent et brûlent l’édifice religieux en 532.

La même année, l’Empereur byzantin Justinien veut affirmer la puissance de son Empire en construisant un monument à la gloire du Christ. Son nom vient du grec Hagia Sophia qui signifie littéralement la « sagesse divine ». L’édifice est consacré en 537, 6 ans après le début des travaux. C’est une prouesse architecturale et technique pour l’époque, ayant nécessité le labeur de 10 000 ouvriers[1]. De ce fait, Justinien prouve la centralité de Constantinople qui supplante la domination de Rome, déchue en 476 par les invasions barbares. Gloire de l’Empire, cet édifice a été conçu avec des matériaux provenant de tout le pourtour méditerranéen. De surcroît, lieu de pouvoir, cette basilique monumentale reçoit les cérémonies impériales et les empereurs s’y font couronner.

Plusieurs fois au cours de son histoire, la basilique est endommagée par des tremblements de terre en 557, en 740, en 869 et en 989. De plus, la splendeur et la grandeur de l’Église attisent la convoitise des chrétiens d’Occident. Durant la 4ème croisade en l’an 1204, les croisés latins font une halte à Constantinople pour se réapprovisionner. Au lieu de continuer vers l’Orient, ils saccagent la ville et pillent l’église Sainte Sophie. L’autel est détruit et les principaux ornements sont récupérés. La ville subit une fois de plus des séismes qui dégradent plusieurs façades.

Essuyant les assauts répétitifs des troupes ottomanes, l’Empire byzantin se voit amputé de l’Asie mineure. Il se concentre uniquement sur les rives du Bosphore. Puissant et conquérant, l’Empire ottoman lorgne sur Constantinople.

L’ère musulmane

Chancelant et déliquescent, l’Empire romain d’Orient vit ses dernières heures. Le 6 avril 1453, les troupes ottomanes de Mehmet II lancent le siège de la ville de Constantinople. La ville est littéralement prise en étau. Malgré l’aide octroyée principalement par les villes italiennes de Venise et de Gênes, les Byzantins cèdent « la cité sacrée » le 29 mai 1453, date marquant la fin de l’Empire romain d’Orient.

Le Sultan Mehmet II s’empresse de convertir la basilique en mosquée, symbolisant la conquête et l’hégémonie d’un nouvel Empire aux portes de l’Europe chrétienne. Contrairement aux autres monuments officiels, Sainte Sophie est épargnée par les pillages. L’édifice s’islamise peu à peu, les minarets remplacent le clocher de l’Église, des constructions particulières intègrent l’espace de la mosquée : une fontaine d’ablutions ainsi qu’une madrasa (école coranique) et une bibliothèque voient le jour. Le monument prend le nom turc de « Aya Sofia ».

Mehmet II prend bien soin de ne pas recouvrir les fresques chrétiennes à l’intérieur de la mosquée. Il veut tout simplement témoigner de la domination musulmane au détriment de l’ancienne puissance chrétienne. Néanmoins, avec la poussée des religieux au XIXe siècle, l’Empire ottoman s’oriente vers une politique panislamiste. De ce fait, l’intérieur de la mosquée subit de nombreux changements. Sous le règne du sultan Abdülmecid, 8 panneaux circulaires sont accrochés aux principaux lustres intérieurs avec les inscriptions d’Allah, du prophète Mahomet ainsi que les quatre premiers califes de l’Islam Abu Bakr, Omar, Uthman et Ali et les deux petits enfants du prophète Hassan et Hussein. Les principales mosaïques chrétiennes sont recouvertes de plâtres. Située sur une zone sismique, la mosquée est plusieurs fois rénovée au cours de l’histoire ottomane.

À son tour, l’Empire ottoman est au centre des convoitises des puissances européennes. À l’issue du premier conflit mondial, la Turquie est occupée en 1918. Certains projettent même de dynamiter Sainte Sophie en cas de partition du territoire turc[2]. La chute de l’Empire ottoman en 1923 et la création de la Turquie moderne proche de l’Occident propulsent l’édifice religieux dans une nouvelle ère.

Un lieu pour « l’humanité »

À son accession au pouvoir, le premier Président turc Mustafa Kemal Atatürk décide de poursuivre la restauration de Sainte Sophie. Laïc et universaliste, il transforme le lieu de culte en un musée en 1934 pour ainsi l’offrir à « l’humanité »[3]. Les inscriptions musulmanes sont décrochées et le lieu est ouvert au public la même année. Cependant dès 1951, elles sont remises par le gouvernement Menderes.

Constatant l’érosion des façades, l’effritement du plâtre et l’endommagement des peintures, l’UNESCO renforce ses efforts pour la rénovation de l’édifice dès 1993. Inscrite au patrimoine mondial de l’humanité, Sainte Sophie se dote de capteurs sismiques en raison de ses antécédents.

Lieu touristique par excellence, Sainte Sophie accueille en moyenne 3 millions de visiteurs par an. Néanmoins, sous la pression des franges conservatrices de la société turque, des partis islamistes et nationalistes font campagne afin que le musée redevienne une mosquée. Ils organisent des prières sous la coupole byzantine.   

Un symbole politique

Lors de sa campagne municipale de 2019, le Président turc Recep Tayyip Erdogan avait déclaré qu’il était temps que le musée redevienne une mosquée. Il stipule que l’acte de 1934 n’a pas de valeur juridique. Par un décret datant du 10 juillet 2020, le conseil d’État annonce la transformation de Sainte Sophie en mosquée. Elle sera ouverte aux prières musulmanes dès le vendredi 24 juillet 2020.

Plus qu’un symbole, cet acte est hautement politique. Par cette annonce, le Président turc provoque ses alliés européens de l’OTAN et notamment la Russie de Vladimir Poutine. Opposés sur les dossiers syriens et libyens, les deux pays s’affrontent par milices interposées. Historiquement proche des chrétiens orthodoxes, Moscou s’inquiète des intentions turques et regrette que les millions de chrétiens n’aient pas été entendues[4].  Cependant, la Russie met en garde contre les ingérences dans les affaires turques et juge que cet acte est une affaire intérieure[5].

De surcroît, la transformation d’Aya Sofia en mosquée est une consécration pour la politique islamo-ottomane de Recep Tayyip Erdogan[6]. Cette action hautement symbolique participe à la refonte de l’identité ottomane, fer de lance des desseins du Président turc. C’est un événement prévisible compte tenu de la rhétorique d’Istanbul ces dernières années. Erdogan continue l’islamisation de la société turque, s’adressant aux ultraconservateurs et faisant fi des reproches de ses alliés occidentaux.

La longue histoire de Sainte Sophie, inscrite au patrimoine de l’humanité, connaît un énième rebondissement. Après avoir enduré les flammes, les tremblements de terre et les appétences des différents empires, cet édifice revêt ses habits d’antan : un objet politique et de pouvoir.


[1] https://www.la-croix.com/Journal/Sainte-Sophie-dIstanbul-2017-09-16-1100877233

[2] https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/12/12/sainte-sophie-fait-de-la-politique_4333435_3214.html

[3] https://www.cairn.info/magazine-l-histoire-2014-3-page-21.htm

[4] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/sainte-sophie-l-eglise-russe-regrette-que-des-millions-de-chretiens-n-aient-pas-ete-entendus-20200710

[5] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/sainte-sophie-une-affaire-interieure-de-la-turquie-pour-moscou-20200713

[6] https://www.middleeasteye.net/fr/decryptages/turquie-reconversion-sainte-sophie-ayasofya-mosquee-erdogan-akp

Qu’est-ce-que le monde arabe ?

Le monde arabe est une aire géographique mal définie, aux contours souvent inexacts. Il ne constitue aucunement un ensemble homogène. Au gré de l’histoire, la notion même d’arabité évolue, s’agrandit, on y intègre les populations dites « arabisées » par les conquêtes musulmanes. Le monde arabe se définit et se structure dans le temps en opposition à d’autres civilisations. Néanmoins, cet ensemble de l’Atlantique à l’Euphrate représente un bloc hétéroclite, la langue arabe est elle-même subdivisée en plusieurs dialectes. Des traditions, des cultures et des pratiques religieuses divergent en fonction des zones géographiques. Le monde arabe est souvent assimilé à tort au monde musulman. De surcroît, on y englobe des pays qui ne sont pas arabes, à l’instar de l’Iran et de la Turquie.  Aujourd’hui encore, malgré l’appartenance de 22 pays au sein de la Ligue arabe, certaines populations se définissent à l’aune de leurs particularismes locaux.

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Une langue commune ?

La langue arabe est antérieure à l’avènement de l’Islam. Issue du nabatéen, celle-ci aurait été parlée pour la première fois par une communauté chrétienne du Yémen en 470 de notre ère. Or, l’expansion de l’arabe classique est consubstantielle avec les conquêtes musulmanes du VIIe et VIIIe siècle. Une fois les territoires conquis, les souverains musulmans se servaient de l’arabe pour mieux islamiser les populations locales. En effet, l’arabe est la langue du Coran.

L’arabe est considéré comme la langue officielle des 22 pays membres de la Ligue arabe. Néanmoins chaque pays, chaque région dispose de son propre dialecte plus ou moins éloigné de l’arabe littéraire. Ces dialectes sont le résultat d’interactions historiques et culturelles avec d’autres peuples. Ce faisant, d’un dialecte à un autre, il est possible de ne pas se comprendre. Un Syrien ne comprend pas le dialecte algérien, alors que l’inverse n’est pas exact.

L’arabe littéraire ou classique demeure la langue de la littérature, des médias, de la constitution et des discours officiels. Cependant, l’usage de l’arabe dialectal est employé au quotidien. Il est rare d’entendre deux personnes communiquer en littéraire. Compte tenu du fort taux d’analphabétisme, l’arabe littéraire lu et écrit n’est pas maîtrisé dans plusieurs régions.  

L’idée d’arabité basée sur le critère linguistique est problématique. Ce critère ne définit que partiellement l’identité arabe.

Une géographie bien définie ? 

Selon Edward Said, universitaire américain d’origine palestinienne, l’Occident a créé l’Orient. Le monde arabe est perçu comme un bloc homogène bien distinct, en opposition aux valeurs et traditions occidentales. Cette logique simpliste est durement critiquée par l’auteur de « L’orientalisme ». Il décrit ainsi un Orient figé dans l’espace et dans le temps, résultat d’une assimilation de la pensée occidentale.

Pourtant, le monde arabe ne constitue pas un ensemble géographique similaire du Maroc à l’Irak. On y distingue communément 4 parties majeures : le Maghreb (l’Afrique du Nord), la vallée du Nil, le Machrek (le Levant) et le Khalij (le Golfe). Ces zones sont elles-mêmes divisées en une multitude d’entités géographiques, fruit d’influences culturelles et historiques berbères, andalouses, ottomanes, arabes, perses et européennes. 

Au Maghreb, on ressent la prédominance des traditions berbères. En Libye, la faible centralisation du pouvoir central est due à la tribalisation de la société. En Égypte, le poids omnipotent du Nil influe et structure la vie des habitants. En Syrie et au Liban, la dichotomie est également géographique entre les habitants du littoral, tournés vers le commerce avec l’Occident et les habitants des montagnes majoritairement paysans. La péninsule arabique, auparavant dominée par des systèmes claniques, connaît une récente polarisation du pouvoir. Quant à l’Irak, il porte encore les traces de son histoire bédouine et de ses divisions religieuses.

À l’image de sa géographie et son histoire, le monde arabe est disparate. On peut disserter sur un ou plusieurs mondes arabes. Les éléments naturels, tels que le désert du Sahara, la Cyrénaïque ou le Golfe, les montagnes syro-libanaises, les fleuves du Nil et de l’Euphrate, les terres pétrolifères d’Algérie, d’Arabie saoudite et d’Irak façonnent la société et le mode de vie des habitants de la région.

Une région multiconfessionnelle

Le monde arabe ne constitue pas un ensemble religieux homogène. Contrairement à ce que l’on pense, tous les Arabes ne sont pas musulmans. Les Arabes peuvent être chrétiens et juifs. Des minorités chrétiennes sont présentes en Égypte, en Palestine, en Syrie, au Liban, en Jordanie et en Irak. Ils parlent et communient essentiellement en arabe. Berceau du christianisme, l’Orient était une terre chrétienne avant l’avènement de la religion musulmane au VIIe siècle.

Les musulmans du monde arabe sont en majorité sunnites. Néanmoins, des chiites sont présents en Irak et au Liban, des ibadites à Oman, des zaydites au Yémen, des druzes au Liban, en Syrie et en Palestine, voire des alaouites et des ismaéliens en Syrie. De son côté, le Maghreb connaît une relative homogénéité religieuse contrairement à l’Orient.

Le critère religieux demeure le marqueur principal dans une région ultra-confessionnalisée. Au gré de l’histoire, les puissances européennes ont exploité les failles religieuses pour s’immiscer dans les affaires internes. La Russie et la France ont soutenu les Chrétiens d’Orient alors que l’Empire britannique s’est appuyé sur la communauté sunnite. Aujourd’hui encore, les divisions sont visibles et constituent la principale grille de lecture de cette région. Le conflit inter-musulman oppose les chiites principalement affiliés à l’Iran aux sunnites majoritairement soutenus par les pays du Golfe. Cette dualité aggrave l’instabilité politique de la région.

Une entité politique ?

En dépit de la création de la Ligue arabe en 1945, l’unité politique du monde arabe semble irréalisable tant les conceptions idéologiques sont opposées d’une région à une autre[1]. D’un point de vue politique, le monde arabe est divisé. Les Arabes n’utilisent pas le terme de monde arabe (Al Alam Al Arabi) mais favorisent celui de nation arabe (Al-Watan Al-Arabi) pour laisser transparaître cette notion de solidarité et d’union entre les 22 pays membres.

Au lendemain de la période de décolonisation, le panarabisme de Gamal Abdel Nasser séduit les foules arabes. Sa politique socialisante et laïque outrepasse de loin les appartenances religieuses. Mais sa vision s’oppose au panislamisme des chancelleries du Golfe, qui prônent l’idée d’une unité au sein même de la  communauté musulmane, faisant fi des frontières nationales. De surcroît, chaque région a ses vues, sa propre définition du nationalisme avec l’influence d’un particularisme local. En effet, au Liban certains chrétiens font référence aux Phéniciens pour renier leur arabité. En Syrie, sous la houlette du Parti social nationaliste syrien, les partisans souhaitent la réunification du Bilad el Cham (Irak, Syrie, Liban, Jordanie et Palestine). Foncièrement nationalistes, Bagdad et Damas se sont disputées le leadership arabe. Au Maghreb, les jeunes nations s’affrontent pour des raisons territoriales (Sahara occidental).

Par ailleurs, chaque nation arabe entretient des rapports différents avec les grandes puissances. Dans cette logique d’alliance militaire et économique, toutes les nations arabes ne partagent pas les mêmes aspirations. On distingue deux axes bien distincts. D’un côté, des pays sunnites s’alignent sur la politique américaine et d’autres sont proches de la politique iranienne. Ces deux groupes sont eux-mêmes divisés selon des ramifications idéologiques, religieuses et géopolitiques.

Entité géographique complexe, le monde arabe n’est pas un et indivisible. De part son héritage historique, ses interactions culturelles et ses influences extérieures, chaque région s’harmonise et se singularise. À l’aune des tensions régionales, le monde arabe apparaît plus que jamais divisé.


[1] Égypte, Soudan, Algérie, Maroc, Tunisie, Mauritanie, Liban, Syrie, Irak, Jordanie, Palestine, Oman, Yémen, Libye, Somalie, Djibouti, Comores, Qatar, Koweït, Bahreïn, Émirats arabes unis, Arabie saoudite 

Partie II : Les Croisades (1095-1291) : le choc des civilisations ?

L’arrivée des croisés en Orient à la fin du XIe siècle chamboule les équilibres préétablis. La création des États latins au Levant et les exactions commises poussent les musulmans à se restructurer militairement. Initialement désunis, ils se rassemblent et se fédèrent sous la houlette des figures telles que Salah Al-Din, d’Al-Âdil, d’Al-Kâmil ou encore de Baybars. Par l’entremise de négociations, de sièges et de batailles, les troupes musulmanes reprennent peu à peu les territoires conquis. De leur côté, les croisés n’ont pas les moyens de leurs ambitions. Ils s’enlisent dans une entreprise coûteuse et périlleuse.

Cette période de chamboulement recèle d’interactions culturelles, religieuses et économiques. En dépit des antagonismes et des affrontements, l’Occident chrétien et l’Orient musulman se « découvrent ». À ce jour, les Croisades constituent le maillon initial d’une histoire tumultueuse entre les deux rives de la Méditerranée.

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La riposte musulmane 

Après l’humiliation de la première croisade et l’établissement des 4 États latins au Levant, le monde arabo-musulman renoue avec la notion de Djihad (guerre sainte) contre l’occupant. Dès 1144, le comté d’Édesse tombe entre les mains de l’émir Zanki, de la dynastie Seldjoukides. Cette perte importante fragilise l’économie et la cohésion des différents États chrétiens en Orient. Elle entraîne le déclenchement de la deuxième croisade, prêchée notamment par le moine Bernard de Clairvaux.

Cette seconde croisade est conduite par le roi de France Louis VII et l’empereur germanique Conrad III. Ils empruntent la même route terrestre que lors de la première croisade. L’objectif est de reprendre le comté d’Édesse aux Seldjoukides. Mais face à la résistance musulmane, les croisés décident de faire le siège de Damas, cité très riche et d’une importance stratégique. La ville est dirigée par la dynastie turque des Bourides, qui avait initialement refusé de s’opposer aux croisés. Malgré la dureté du siège, les habitants damascènes résistent et obligent les troupes franques à rebrousser chemin en 1148. Cette tentative se solde par un échec cuisant.

Auréolé de cette victoire, le monde musulman se fédère peu à peu et veut récupérer Jérusalem, troisième ville sainte de l’Islam. Néanmoins, l’Orient reste divisé. Sous la houlette de Noureddine, fils de l’émir Zanki, la Syrie est unifiée. Il envoie le jeune Salah Al-Din (connu en Occident sous le nom de Saladin) mettre fin à la dynastie fatimide en Égypte. Cette dynastie disparaît en 1171. Suite à la mort de Noureddine en 1174, Saladin s’autoproclame sultan et entend devenir le maître incontesté de l’Orient musulman. D’origine kurde d’Irak, il devient le fondateur de la dynastie des Ayyoubides.

Saladin se lance à l’assaut de la ville de Tibériade pour mettre fin aux exactions du baron Renaud de Châtillon. Ce dernier prévoyait même une expédition à la Mecque. Face à la débâcle des croisés, Guy de Lusignan, roi de Jérusalem, décide de venir en aide aux Francs. Conséquemment, Jérusalem se retrouve sans défense. Les troupes croisés et musulmanes se rencontrent à Hittîn. Les troupes franques sont encerclées et massacrées. Ainsi, Saladin entre victorieux à Jérusalem le 2 octobre 1187. Les chroniqueurs de l’époque mentionnent le comportement chevaleresque du souverain musulman ainsi que sa bonhommie[1]. En effet, il aurait laissé la vie sauve aux habitants chrétiens de la ville sainte. Il rétablit le culte musulman tout en conservant le culte chrétien. La reconquête de Jérusalem par les troupes musulmanes justifie l’appel à la troisième croisade.

Le sursaut des croisés

À l’annonce de la chute de Jérusalem en 1187, l’Angleterre, l’Allemagne et la France participent à une nouvelle expédition au Levant. Au cours de la traversée, l’empereur germanique Frédéric Ier Barberousse se noie dans les eaux d’un fleuve de Cilicie (Asie mineure), entraînant la dispersion de ses troupes.

Contrairement aux précédentes, la troisième croisade (croisade des rois) emprunte la voie maritime. Les navires italiens transportent les troupes et les cargaisons vers l’Orient[2]. Sous le commandement du roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion et du roi de France Philippe Auguste, les troupes franques se dirigent vers Saint Jean d’Acre. Faisant le siège, les croisés finissent par s’emparer de la ville. S’ensuivent plusieurs négociations pour la libération des prisonniers musulmans en échange d’une forte rançon et de la rétrocession de la relique de la Vraie Croix. Essayant de gagner du temps pour rassembler le butin, Saladin impatiente Richard Cœur de Lion qui finit par massacrer les prisonniers. Quant à lui, le roi de France décide de retourner en Occident, laissant sur place 10 000 chevaliers[3].

Désormais seul, le roi d’Angleterre se lance à la conquête de Jérusalem. Or, Saladin entrave fortement sa progression avec la technique de la terre brûlée, obligeant ainsi Richard Cœur de Lion à négocier avec son frère Al-Âdil. Selon les chroniqueurs arabes, ces négociations voient naître une amitié entre les deux protagonistes. Les longues discussions aboutissent à une trêve militaire. Celle-ci stipule que la ville sainte reste aux mains des musulmans, qui s’engagent à garantir la liberté de pèlerinage. Quant à eux, les croisés contrôlent un territoire allant de Tyr à Jaffa. À la mort de Saladin en 1193, son frère Al-Âdil prend le pouvoir et instaure des relations plus ou moins pacifiques avec les États latins. Son fils Al-Kâmil épouse la même politique jusqu’en 1238.

La parenthèse de la quatrième croisade

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Cette croisade confirme les antagonismes et les contentieux entre les chrétiens d’Occident et les chrétiens d’Orient. Depuis plusieurs décennies, Venise s’impose comme une ville commerçante et entend accroître ses prérogatives sur la côte adriatique. Malgré l’objectif initial d’atteindre le Levant et de libérer le Saint Sépulcre, la quatrième croisade s’adonne au sac de Constantinople en 1204 et s’empare de la ville. De fait, les Byzantins sont chassés et se replient vers Nicée et Trébizonde.

Cette quatrième expédition parachève la division entre les deux églises. Elle ternit également l’image pieuse et intègre du chevalier croisé.

Le grand chamboulement

Lancée en 1215 par le pape Innocent III, cette cinquième croisade rassemble le duc d’Autriche et le roi de Hongrie. Ils décident d’attaquer Damiette, située à l’embouchure est du Nil. Les croisés veulent affaiblir l’Égypte avant de récupérer Jérusalem. La ville de Damiette tombe aux mains des croisés. Face à cette débâcle, le souverain Malik Al-Kâmil propose de restituer aux Latins l’ancien royaume de Jérusalem à l’exception de la Transjordanie. Forts de leur victoire, les croisés refusent et décident de marcher vers le Caire. Piégés par la crue du Nil, ils sont finalement contraints de rendre Damiette aux Ayyoubides.  

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La sixième croisade est le fait d’arme de l’empereur germanique Frédéric II en 1228. Après plusieurs négociations et contacts diplomatiques avec Al-Kâmil, il obtient la ville de Jérusalem, de Bethléem et de Nazareth sans avoir versé une goutte de sang. Jérusalem est reconnue ville sainte pour les deux religions. Néanmoins, ce succès n’est pas reconnu en Occident pour cause d’excommunication de l’empereur par le pape. À cette époque naît un contentieux avec le groupe des Templiers. Initialement ce groupe de moines combattants, fondé en 1118, devait défendre les pèlerins allant à Jérusalem. Peu à peu, ils constituent un contre pouvoir en s’arrogeant des fonctions financières et commerciales.

En 1244, la ville de Jérusalem est finalement reprise par les Khwarezmiens, tribu d’Asie centrale. La perte de la ville sainte déclenche la septième croisade en 1248. Sous le commandement du roi de France Louis IX, les troupes croisées tentent d’assiéger une seconde fois Damiette en Égypte. La ville se rend finalement le 6 juin 1248. Or atteint du typhus, le roi défait est contraint d’abandonner la ville et fut prisonnier. Il est libéré contre une importante rançon. À défaut d’avoir pu reconquérir Jérusalem, il se dirige à Saint Jean D’acre en 1250 où il réorganise les défenses de la ville avant de repartir en France, suite au décès de sa mère Blanche de Castille en 1254.

Les résidus des États latins sont peu à peu pris en étau par l’arrivée des hordes mongoles d’Hulagu (petit fils de Gengis Khan) qui pillent tout sur leur passage (sac de Bagdad en 1258) et par l’avènement de la nouvelle dynastie musulmane des Mamelouks. Le souverain mamelouk Baybars fait preuve d’intransigeance vis-à-vis des États latins qui l’ont pourtant aidé à repousser les Mongols lors de la bataille d’Aïn Jalout en Galilée en 1260. Le sultan Baybars reconquiert petit à petit toutes les possessions croisés. Nazareth, Bethléem, Césarée puis la place des Templiers à Beaufort tombent une à une.

La huitième et dernière croisade n’y change rien. Louis IX repart en expédition en 1270 et s’arrête à Tunis, où il compte christianiser le territoire et se servir de cette base arrière pour attaquer l’Égypte. Mais victime de la peste ou dysenterie (selon différentes sources), le roi de France meurt en 1270 à Tunis. Le souverain Baybars reprend son entreprise de dépossession des places croisés. Il conquiert la forteresse du Krac des Chevaliers. De plus, son successeur rase et massacre la ville de Tripoli. Le territoire croisé ne se limite plus qu’à la ville de Saint Jean D’acre. La dernière expédition militaire italienne rompt la trêve négociée avec les musulmans en 1272. Elle s’adonne aux massacres et rappelle les exactions et les crimes commis lors de la première croisade. Les croisés italiens tuent toutes les personnes portant une barbe, musulmans et chrétiens orientaux confondus.

Ce faisant, le sultan mamelouk Al-Achraf Al-Khalil fait le siège de Saint Jean D’Acre, poussant les derniers templiers et les derniers croisés à quitter la ville le 18 mai 1291. Dans l’empressement, ils se ruent sur les embarcations vénitiennes. Pleines, elles s’échouent sur les rivages. C’est ainsi, que se clôture l’épopée des croisades.

Cette rencontre, cette confrontation entre deux mondes demeure un souvenir douloureux pour l’Orient. L’image d’un Occident agresseur est entretenue au gré des époques. Les croisades nourrissent ainsi un sentiment de défiance entre les deux rives de la Méditerranée. Malgré les antagonismes et les affrontements, cette période constitue tout de même un enrichissement mutuel dans le commerce, les sciences et en théologie.

Bibliographie :

  • Michel Balard, « Croisades et Orient latin, XI- XIV siècle, Armand Colin, 2001
  • Anne-Marie Edde et Françoise Micheau, « L’Orient au temps des croisades », Flammarion, 2002
  • Amine Maalouf, « Les Croisades vues par les Arabes », J’ai lu, 1983

[1] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-Croisades-1096-1291-le-choc-de-la-rencontre-entre-deux-mondes-2-3.html

[2] https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1967_num_10_39_1418?q=croisades

[3] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-Croisades-1096-1291-le-choc-de-la-rencontre-entre-deux-mondes-3-3.html

Partie I : Les Croisades (1096-1291) : le choc des civilisations ?

Même si les Croisades datent du XIe siècle, elles demeurent un sujet de discordes et de controverses. Cette rencontre entre deux mondes, deux religions et deux cultures, ceux de l’Occident chrétien et de l’Orient musulman, continue d’attiser les passions et de susciter les craintes. Cette période constitue un bouleversement dans les consciences. En Orient, le souvenir des Croisades perpétue l’image d’un Occident agresseur. En Occident, ces expéditions guerrières répondent à une menace et sont justifiées et motivées officiellement pour la reconquête de Jérusalem et la protection des pèlerins.

Au Moyen-Orient, ce souvenir douloureux est actualisé au gré des interventions occidentales. On se souvient tous de Georges W. Bush  invoquant une croisade contre le terrorisme, au lendemain des attentas du 11 septembre 2001. Néanmoins, en dépit des actions militaires qui ont secoué le bassin oriental de la Méditerranée pendant deux siècles, cette période a vu naître des interactions culturelles et économiques.

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À la veille des Croisades :

À la veille des Croisades, le pourtour méditerranéen est divisé en 3 régions distinctes et subdivisées : l’Empire byzantin, l’Occident et le monde arabo-musulman.

L’Empire byzantin constitue la partie orientale de l’ancien Empire romain, déchu en 476. Depuis l’avènement de la nouvelle religion musulmane au VIIe siècle, l’Empire byzantin perd peu à peu les territoires orientaux. Affaibli, il se recentre sur l’Anatolie et la mer Égée. La défaite de Mantzikert en 1071, aux confins de la Turquie actuelle, parachève l’expansion des Turcs Seldjoukides en Orient et confirme le repli et l’affaiblissement des Byzantins[1]. De surcroît, la chrétienté ne forme pas un bloc homogène. En Orient, plusieurs églises répondent à une liturgie et une théologie différentes en s’interrogeant sur la nature divine. Or, la division est consumée avec l’Occident en 1054 suite au Grand schisme. Le contentieux sur la primauté du pape rompt l’unité de l’Église. Ainsi, deux groupes distincts s’opposent : les Orthodoxes d’Orient et les Catholiques d’Occident.

De son côté, l’Occident se compose d’une multitude de seigneuries et royaumes à superficie variable au gré des conquêtes. Après la chute de l’Empire romain en 476, les différents seigneurs se tissent des fiefs. Ils s’enorgueillissent tous d’être sous la protection de l’Église, qui incarne le pouvoir centralisateur et omnipotent de l’époque. À la veille des Croisades, la peur de l’An Mil s’empare de l’Occident. Il représente le millénaire de la mort du Christ (1033), censé punir le monde chrétien pour ses pêchés. Cette lecture exagérée fédère la chrétienté contre un potentiel ennemi commun.

Pour sa part, le monde arabo-musulman est en pleine expansion depuis l’avènement de la nouvelle religion. Après avoir conquis la péninsule arabique à la mort de Mahomet en 632, les troupes musulmanes s’emparent de la Syrie, de la Palestine et de l’Égypte. Jérusalem est conquise en 638. Ces conquêtes territoriales s’accompagnent généralement d’une islamisation des populations autochtones. Néanmoins, plusieurs minorités chrétiennes demeurent sur place. C’est le cas des maronites, des melkites, des syriaques, des chaldéens et des coptes. L’expansion territoriale est fulgurante. En l’espace d’un siècle, les musulmans sont aux portes de l’Occident chrétien à Poitiers en 732. Après l’apogée des premières dynasties Omeyades et Abbassides, le monde musulman est en proie à des divisions internes. À partir de 969, un califat fatimide, de confession chiite, voit le jour en Égypte et en Syrie. Ailleurs, les territoires sont morcelés en diverses entités politico-territoriales[2]. De plus, l’arrivée de populations nomades turcophones chamboule l’équilibre préétabli. Ces derniers embrassent le sunnisme et deviennent de redoutables adversaires de l’Empire byzantin. Ils forment la dynastie des Seldjoukides. Ainsi à la veille des croisades, une fracture très nette s’installe dans le monde musulman. Le pouvoir religieux est aux mains du Calife arabe de Bagdad, quant au pouvoir militaire, il est l’apanage du Sultan Seldjoukides.    

Les raisons officielles et officieuses des Croisades :

Pour justifier une telle entreprise, il est courant de citer l’appel à la Croisade du pape Urbain II en 1095 lors du concile de Clermont Ferrand. En analysant ce texte, on se rend compte que la partie dédiée à la lutte contre « l’infidèle » (le musulman) ne représente qu’une infime partie. En effet lors de ce concile, le pape met l’accent sur le respect du dogme, sur la conduite des prêtres et l’obligation du jeûne. Néanmoins, cet événement demeure le prétexte officiel et direct au début des Croisades[3].

Or, les raisons sont plus profondes. Depuis l’avènement de la nouvelle religion musulmane et sa fulgurante expansion vers l’Europe, l’Islam est un sujet de préoccupation pour l’Occident chrétien. Ce dernier entend défendre les frontières naturelles de la chrétienté. Les troupes musulmanes sont présentes en Corse, en Sicile, dans les Baléares et dans la péninsule ibérique où ils commettent plusieurs razzias[4]. De surcroît, l’empereur byzantin Alexis Comnène alerte l’Occident sur les dangers des troupes turques et arabes. En effet, depuis la défaite de Mantzikert en 1071, les pèlerins chrétiens ne peuvent plus se rendre dans la ville sainte de Jérusalem. Il informe également l’Occident sur le pillage et la destruction de l’Église du Saint-Sépulcre en 1009 par le calife fatimide Al-Hakim[5].

Face à cette menace existentielle, le pape Urbain II promet à ceux qui porteront la croix et qui participeront à ce pèlerinage armé l’absolution de leurs pêchés. La raison première invoquée est sans nul doute le recouvrement des droits pour le pèlerinage à Jérusalem. Or, la défense de la ville Sainte sert également de prétexte à une entreprise plus large, celle de lutter et de stopper l’expansion musulmane. De ce fait, prédicateurs et prêtres prêchent la guerre sainte dans les villages européens pour grossir les armées.

Cette notion de « croisade » n’est connue qu’à partir du XIIIe siècle. À l’époque, on parle de « voyage à Jérusalem » ou de « pèlerinage » en reprenant une sémantique guerrière et de conquête contre un ennemi (l’infidèle). À cheval et surtout à pied, l’aventure s’avère périlleuse. Par amateurisme et par excès de zèle, bon nombre de croisés perd la vie sur le chemin de l’Orient.

La création des États latins d’Orient :

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Très vite, l’annonce d’un pèlerinage en terre Sainte prend de l’ampleur en Occident. De nombreuses familles pauvres délaissent leurs conditions miséreuses et espèrent un avenir meilleur en Orient. Guidée par le prédicateur Pierre l’Ermite, la croisade des pauvres commet des massacres sur les populations juives en Europe centrale. Une fois arrivée en Anatolie, ils sont massacrés par les troupes turques[6].

La première croisade débute réellement en 1096 avec la participation de barons et chevaliers de renoms, à l’instar de Godefroy de Bouillon, de Baudoin de Boulogne ou encore de Raymond de Saint Gilles. Ils font une halte à Constantinople auprès de l’empereur byzantin, en lui promettant que les futurs territoires conquis seront sous son autorité. La croisade se transforme en une réelle entreprise de conquête. Une fois sur place, ils ne tiennent pas compte des accords passés avec l’empereur. En effet, ils se créent des États indépendants en Orient. Le comté d’Édesse est administré par Baudoin de Boulogne et la principauté d’Antioche est fondée par Bohémond de Tarente[7].

La ville de Jérusalem tombe aux mains des croisés le 15 juillet 1099. Selon les chroniqueurs de l’époque, les chevaliers chrétiens s’adonnent à des massacres, ne faisant aucune distinction entre les chrétiens orientaux et les musulmans. Godefroy de Bouillon s’empare du royaume de Jérusalem. Le dernier État latin à être fondé est le comté de Tripoli sur la côte libanaise. Aidé par des chrétiens maronites, Raymond de Saint Gilles érige une citadelle au cœur de la ville.

Ce faisant, la première croisade est une réussite politique et territoriale pour les croisés. En repoussant les musulmans dans les terres, ils se sont accaparés une bande littorale allant de l’Anatolie à Gaza. La survie de ces micros États dépend de l’aide matérielle et humaine envoyée par l’Occident. Ainsi plusieurs générations naissent en Orient, ils s’imprègnent de la culture locale, on les nomme les « Poulains ». Par méconnaissance de la région et de la culture, les nouveaux arrivants commettent plusieurs exactions qui dissuadent la majorité de leurs coreligionnaires orientaux de les rejoindre.

De leur côté, les troupes musulmanes, surprises par la première croisade, se sentent humiliées par un ennemi extérieur[8]. Depuis l’avènement de l’Islam, les musulmans n’avaient pas connu semblable défaite sur leur terre. C’est ainsi que la notion de Djihad refait surface. En opposition aux croisades, une lutte armée contre l’infidèle (le chrétien) est prônée. Conséquemment, deux mondes ultra-confessionnalisés se font face. L’un et l’autre se considèrent et se perçoivent comme des ennemis naturels. La période des croisades voit naître et se consolider des antagonismes politiques, territoriaux et religieux.


[1] Vincent Déroche, Vincent Puech, « Le monde byzantin 750-1204 », Atlande, 2007

[2] https://www.cairn.info/croisades-et-orient-latin–9782200264987-page-171.htm

[3] https://www.persee.fr/doc/efr_0223-5099_1997_act_236_1_6047

[4] https://www.persee.fr/doc/efr_0223-5099_1997_act_236_1_6067

[5] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-Croisades-1096-1291-le-choc-de-la-rencontre-entre-deux-mondes-1-3.html

[6] https://www.persee.fr/doc/efr_0223-5099_1997_act_236_1_6067

[7] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-Croisades-1096-1291-le-choc-de-la-rencontre-entre-deux-mondes-2-3.html

[8] Amin Maalouf, « Les croisades vues par les Arabes », J’ai lu, 1983

Les Chrétiens d’Orient: une minorité oubliée (Partie 2/2)

De la fin du XIXe siècle à l’émergence de l’État islamique au Levant en 2014, les populations chrétiennes oscillent entre espoir et abattement, entre renaissance et exil. Dans un siècle de grandes mutations, la communauté chrétienne hétérogène a endossé plusieurs rôles.

Au début du XXe siècle, les Chrétiens d’Orient représentent ¼ de la population du Moyen-Orient. Aujourd’hui selon les dernières estimations, ils sont environ 4%. Proportionnellement, le chiffre a grandement diminué en raison du fort taux de natalité chez les musulmans. Or, les dynamiques démographiques prouvent bien que la population chrétienne a augmenté en nombre, passant de 2 millions en 1914 à environ 15 millions aujourd’hui.

Cette seconde partie revient sur un siècle de questionnements sur l’enracinement d’une communauté chrétienne plurimillénaire, sur son rôle dans l’Histoire et sur sa régénération face aux menaces régionales. 

De la fin de l’Empire ottoman aux mandats européens

La déliquescence de l’Empire ottoman va de pair avec un durcissement de sa politique vis-à-vis des minorités religieuses. Dès la fin du XIXe siècle, le pouvoir central d’Istanbul tente de rallier tous les musulmans à sa cause en imposant le panislamisme (mouvement politico-religieux prônant l’union de tous les musulmans). Mais les citoyens arabes de l’Empire, toutes confessions confondues, veulent leur indépendance et s’organisent clandestinement. Sous la houlette des penseurs chrétiens Jurji Zaydan, Naguib Azoury, les frères Sélim et Béchara Taqla ou encore l’auteur libanais Gibran Khalil Gibran, l’idéologie panarabe émerge des consciences et tente de gommer les différences religieuses.

Cependant, le pouvoir central matte rapidement les manifestations. Les Chrétiens sont souvent pris pour cible et sont injustement qualifiés d’agents de l’extérieur. Les Arméniens de l’Empire subissent des massacres dès la fin du XIXe siècle. Ils sont assimilés à l’ennemi russe, car ils partagent la même religion orthodoxe. De surcroît, en guerre contre la Russie à partir de 1914, les dirigeants turcs ordonnent un massacre systématique des Arméniens et des autres minorités chrétiennes. Plus des deux tiers de la population arménienne sont décimés. Les survivants fuient vers la Russie et la Perse de l’époque. C’est le premier génocide du XXème siècle.

Avec la chute de l’Empire ottoman en 1923, les populations locales passent sous le joug des puissances européennes qui se partagent les restes de l’Empire déchu lors des accords de Sykes-Picot en 1916. La France hérite de la Syrie et du Liban, tandis que la Grande-Bretagne obtient l’Irak, la Jordanie et la Palestine. De ce fait, les populations locales qui rêvaient d’indépendance se retrouvent une fois de plus sous l’emprise d’une puissance tiers. Dès lors, une frustration s’empare des nationalistes arabes chrétiens et musulmans. En divisant le Proche-Orient, Paris et Londres entreprennent consciencieusement une régionalisation des communautés. Les Chrétiens n’ont plus un destin commun et des tensions au sein même de la communauté apparaissent.

Aujourd’hui encore, les stigmates du mandat ont des conséquences sur la faible polarisation du pouvoir central. Face à cette déception, des révoltes éclatent en Irak, en Syrie et au Liban pour demander le renvoi des troupes européennes. Deux visions s’opposent chez les Chrétiens d’Orient. Ceux qui prônent une opposition farouche au mandat, à l’instar d’Antoine Saadé, libanais orthodoxe, qui se fait l’apôtre de la Grande Syrie en créant le parti social national syrien en 1932. D’autres, rêvent d’un État libanais majoritairement Chrétiens en niant son arabité à l’image de Pierre Gemayel, Chrétien maronite, qui fonde en 1936 le parti des Phalanges libanaises proche de l’administration française.

Finalement, l’hétérogénéité politique des Chrétiens explique le peu de collusion entre les différents coreligionnaires durant l’époque des mandats.

Au temps des indépendances : entre rêve et réalité

Au lendemain des indépendances dans les années 40, les Chrétiens d’Orient aspirent à jouer un rôle de premier plan dans la vie politique et économique de la région.

  • Les premiers espoirs :

Au Liban la constitution de 1926, imposée par la France, prévoit que le Président de la République libanaise soit de confession chrétienne maronite. Malgré l’indépendance en 1943, la France garde un droit de regard sur le Liban. À cette époque, les Chrétiens représentent 52% de la population (cf le recensement de 1932). La cohabitation avec les autres communautés est bonne. Il n’y a pas de réelle distinction communautaire au delà du cadre strictement politique.

En Syrie et en Irak, une laïcité orientale s’instaure sous l’influence d’un penseur chrétien orthodoxe Michel Aflak. Ce dernier est le fondateur du parti Baath (résurrection en arabe) en 1944. Cette idéologie s’impose avec Hafez Al-Assad en Syrie à partir de 1970 et en 1968 avec Saddam Hussein en Irak. Elle prône la primauté de l’arabité sur l’appartenance religieuse et communautaire ainsi qu’une indépendance à l’égard de l’Occident. De ce fait, les Chrétiens peuvent exercer des postes à haute responsabilité dans l’armée ou au sein du Parlement. C’est le cas de Tarek Aziz qui est ministre des Affaires étrangères sous Saddam Hussein.

En Égypte sous le règne de Gamal Abdel Nasser (1954-1970), la communauté copte qui représente la plus importante population chrétienne au Moyen-Orient, connaît un renouveau, une impulsion mais de courte durée face à l’islamisation galopante de la société.

Avec la création de l’État d’Israël en 1948, les Chrétiens palestiniens jouent un rôle majeur dans le mouvement national. Ils sont à l’avant-garde de la lutte contre l’occupation illégitime de la Palestine. Georges Habache est le fondateur du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP). Certains s’investissent dans la littérature politique comme Edward Saïd et se font les portes paroles des opprimés du sionisme et du danger qu’il représente en tant qu’entité communautariste.

  • Vers une marginalisation progressive :

Les défaites militaires arabes face à Israël (en 1948, 1956, 1967 et 1973) chamboulent le relatif équilibre confessionnel et poussent les Chrétiens palestiniens à s’auto-marginaliser de la vie politique. L’exode massif des Palestiniens engendre des difficultés d’ordre économique et social au sein des pays hôtes (Jordanie, Syrie et Liban). En raison de la fragilité et des dissensions politiques vis-à-vis de la cause palestinienne, le Liban sombre dans une guerre « civile » aux multiples facettes de 1975 à 1990. Une partie des Chrétiens se ligue contre les Palestiniens, perçus comme responsables de cette guerre. Une autre frange de la population les soutient, car ils représentent la lutte contre Israël. Le pays implose et connaît une guerre fratricide entre Chrétiens en 1989. Désunis et influencés par l’extérieur, ils perdent leurs prérogatives politiques au profit des musulmans suite aux accords de Taëf qui mettent fin à la guerre en octobre 1989.

Face aux multiples échecs et humiliations subis par les nations arabes, petit à petit l’Islam radical éclipse le panarabisme avec le soutien officieux de l’Occident. Cette idéologie prolifère majoritairement au sein des couches populaires musulmanes sunnites. Le Chrétien y est considéré comme l’ennemi, car injustement et faussement assimilé à l’Occident.

Les Chrétiens d’Orient face à l’islamisme : entre exil, soumission et résistance

Avec la destruction de l’appareil étatique irakien et ce, depuis l’invasion américaine de 2003, l’Irak est devenu un terrain fertile pour l’islamisme radical. En 2013-2014, l’État islamique s’enracine au Levant et pousse des centaines de milliers de familles chrétiennes sur la route de l’exil. En septembre 2013, le village chrétien de Maaloula en Syrie tombe aux mains des islamistes du Front Al-Nosra (branche d’Al Qaeda en Syrie). Selon les témoignages des habitants « ils sont arrivés sur leurs pick-up en criant les Chrétiens au tombeau ». Églises et cimetières sont ravagés et les tombes pillées. Pour les islamistes, les Chrétiens d’Orient sont le cheval de Troie de l’Occident en terre arabe. Cette sémantique impose un parallèle mensonger et absurde entre Occident et Christianisme, alors que le berceau de la Chrétienté se situe en Orient.

L’État islamique sanctuarise ses acquis territoriaux. En 2014, avec la prise de la plaine de Ninive en Irak, les populations chaldéennes prennent l’exil de peur d’être persécutées et massacrées.

Les populations qui restent sous l’emprise des djihadistes sont obligées de se soumettre. Ils se convertissent et doivent appliquer les codes de la charia. Dans le meilleur des cas, les femmes doivent se voiler, les hommes doivent porter des vêtements amples et ne peuvent fumer. Dans le pire des cas, les Chrétiennes servent d’esclaves sexuelles aux djihadistes et les hommes de main-d’œuvre bon marché en étant continuellement opprimés.

D’autres font le choix courageux de former des milices armées pour combattre les djihadistes dès 2013. En Syrie, de nombreux groupuscules chrétiens sont créés dans les banlieues d’Homs et d’Alep avec l’aide des Russes et des Iraniens. Ils forment les supplétifs de l’armée régulière syrienne. Ils se battent pour leurs terres et pour un idéal révolu, celui d’une entente fraternelle avec la majorité musulmane. Somme toute, l’arrivée de Daesh a provoqué un choc rédhibitoire pour de nombreuses populations chrétiennes. Plusieurs syriens m’ont témoigné avec incompréhension et nostalgie « Avant la guerre, il y avait une forme de cohésion, on était tous Syriens, avec l’arrivée de Daesh, certains de nos voisins musulmans ont rejoint les terroristes ».

Le sectarisme politique, la menace terroriste sunnite et les politiques occidentales contestables marginalisent la communauté chrétienne. Aujourd’hui plus que jamais, les Chrétiens d’Orient doivent se restructurer politiquement et économiquement et mettre en avant leurs particularismes s’ils ne veulent pas être définitivement considérés comme les oubliés de l’Histoire orientale.

Bibliographie :

  • Tigrane Yégavian, « Minorités d’Orient : Les oubliés de l’Histoire », éditions du Rocher, 2019
  • Bernard Heyberger, « Chrétiens du monde arabe : Un archipel en terre d’Islam », Autrement, 2003
  • Alain Ducellier, « Chrétiens d’Orient et Islam au Moyen-Âge, VIIème- XVème siècle », Armand Colin, 1996
  • Amin Maalouf, « Les Croisades vues par les Arabes », Poche, 1999
  • Joseph Yacoub, « Une diversité menacée, les chrétiens d’Orient face au nationalisme arabe et à l’islamisme », Salvator, 2018

Les Chrétiens d’Orient : une minorité oubliée (Partie 1/2)

Méconnus pour certains, inexistants pour d’autres et ce malgré 2000 ans d’Histoire, les Chrétiens d’Orient sont les laissés pour compte d’une région en perpétuelle mutation. Malgré les discours alarmants sur la protection des minorités, la situation des Chrétiens orientaux est sous médiatisée en regard des soubresauts de l’Histoire régionale. Soumis en période de paix, et assimilés à l’ennemi en période de guerres, ils n’ont de cesse de chercher une posture conciliante qui puisse leur permettre de vivre leur foi en paix.

Pour autant, ils ne forment pas un groupe homogène. Dans chaque pays, de l’Égypte à l’Irak, en passant par le Liban et la Syrie, les Chrétiens ont leur propre singularité sous le prisme des traditions linguistiques et liturgiques.

Cette première partie revient sur la genèse du christianisme, mettant en exergue les particularismes locaux, les dissensions, les allégeances ainsi que les interactions avec les différents empires musulmans, jusqu’à l’éveil politique et intellectuel au temps de la Nahda à la fin du XIXème siècle.

De la genèse à l’islamisation

Le christianisme est né et se développe sur la partie orientale de l’Empire romain. Le Moyen-Orient est donc par essence, le berceau de cette nouvelle religion. Un temps minoritaire, les adeptes de cette croyance vivent cachés et ne peuvent pratiquer leurs rites en public. Jusqu’au IIIème siècle de notre ère, les Chrétiens subissent de nombreuses persécutions et massacres. Ils sont considérés comme ennemis de l’Empire et souvent perçus comme des individus hérétiques. Jusqu’au début du IVème siècle de notre ère, les Chrétiens sont à la merci des différents empereurs. Certains s’en prennent uniquement au clergé, tandis que d’autres oppriment les fidèles.

Il faut attendre l’arrivée de l’empereur Constantin 1er, converti au christianisme, qui promulgue l’édit de Milan en 313 et accorde la liberté de culte dans tout l’Empire. Petit à petit, le christianisme se développe et devient l’unique religion officielle sous Théodose 1er à la fin du IVème siècle. S’ensuit une période de foisonnement intellectuel avec de nombreux débats théologiques. Les premières divisions apparaissent, ce sont les controverses autour de la nature humaine – divine – ou les deux du Christ. Malgré les nombreux conciles, les ruptures sont consommées et aboutissent à la création de plusieurs églises distinctes.

Ainsi sous l’Empire byzantin, la communauté chrétienne ne forme pas un ensemble homogène. Le pouvoir central de Constantinople ne réussit pas à centraliser et imposer un seul dogme chrétien. C’est au Vème et VIème siècle qu’émergent les églises coptes d’Égypte, syriaques, assyro-chaldéennes de Syrie et maronites du Liban. Leurs fidèles vivent clandestinement leur foi.

À la mort de Mahomet en 632, les armées arabes envahissent le Moyen-Orient. Les églises dissidentes perçoivent initialement l’arrivée des musulmans comme une libération vis-à-vis du pouvoir autoritaire de Constantinople. Dans un premier temps, les Chrétiens pratiquent plus librement leur foi, il n’y a pas de conversion forcée car ils sont reconnus comme des Gens du Livre (Ahl Al-kitab en arabe). Mais petit à petit le pouvoir central musulman soumet la communauté chrétienne à un statut de dhimmis (selon le droit musulman, dhimmi désigne les non musulmans d’un État sous gouvernance musulmane). Ce mot est souvent traduit comme une forme de « protection discriminatoire ». Du fait de ce statut secondaire, les Chrétiens ont une obligation de paiement d’impôts supplémentaires (la djizya) et la liberté de pratiquer leur culte est restreinte. Dès lors, les conversions à l’islam vont se multiplier.

Du déclin aux croisades

Très rapidement, l’arrivée des troupes musulmanes va de pair avec l’arabisation de la société et des rites chrétiens. Certaines langues théologiques disparaissent au profit de l’arabe. La première Bible est traduite en arabe au IXème siècle. Or, cette arabisation s’accompagne d’une islamisation de tous les pans de la société orientale. Les églises orientales commencent à se refermer sur elles-mêmes. La forte croissance démographique musulmane aggrave la situation des Chrétiens qui deviennent minoritaires. Malgré certaines périodes de partage et de collusion avec les pouvoirs centraux, les Chrétiens sont marginalisés, discriminés si ce n’est persécutés.

Les relations entre Musulmans et Chrétiens vont davantage se détériorer avec l’arrivée des troupes d’Occident. En effet, le pape Urbain II lance un appel à la croisade en 1095 pour aider les Chrétiens d’Orient et libérer Jérusalem, épicentre de pèlerinages de tous les Chrétiens occidentaux et orientaux. Ainsi, ses derniers sont perçus comme des potentiels traîtres. Pourtant, les armées d’Occident ne sont pas nécessairement bien reçues par leurs coreligionnaires d’Orient. Certains décident d’aider les Croisés à l’instar des Maronites, d’autres préfèrent rester en territoire musulman comme les chrétiens orthodoxes. En effet, le schisme de 1054 scella définitivement la division entre les églises rattachées à Rome (catholiques) et les églises rattachées à Constantinople (orthodoxes).

La présence des Croisés en Orient entraîne un durcissement des politiques à l’égard des Chrétiens d’Orient. Saladin augmente la pression fiscale sur ses sujets chrétiens pour financer sa guerre contre les Croisés. L’aide de l’Occident durant les croisades a finalement aggravé le sort des populations chrétiennes en Orient. Le pouvoir musulman se venge de l’aide apportée aux Croisés. Des églises sont détruites en Syrie, en Égypte et en Irak. Des Chrétiens sont réduits en esclavage et certains décident de fuir à Chypre.

La période des croisades du XIème au XIIIème siècle a modifié le statut des Chrétiens d’Orient à l’égard du pouvoir musulman. Le relatif équilibre est dès lors fragilisé et les communautés chrétiennes subissent une marginalisation politique, sociale et économique.

Sous l’Empire ottoman jusqu’au temps de la Nahda

Sous l’Empire ottoman du XIVème au XXème siècle, les Chrétiens sont intégrés à la société en tant que dhimmis dans un ensemble qui s’appelle le « millet », sorte de structure confessionnelle propre à une communauté. De fait, ils participent aux activités économiques locales, mais adoptent une différenciation vestimentaire (en bleu) et géographique. Les Chrétiens habitent dans des quartiers qui leur sont réservés et ils exercent des fonctions dépréciées par l’Islam comme les métiers du commerce ou de la finance. Les Arméniens de l’Empire ottoman contrôlent la majorité du commerce des armes.

Au gré des périodes, une relative pacification des rapports s’instaure. Or, à l’aune des tensions avec l’Occident, les Chrétiens subissent de nombreuses persécutions physiques et fiscales. Les nombreuses guerres qui opposent l’Empire ottoman et la Russie à partir du XVIIIème siècle donnent lieu à un durcissement des politiques ottomanes à l’égard des Orthodoxes, jugés proche de Moscou. 

L’Occident s’intéresse au sort de ses coreligionnaires d’Orient. François 1er noue des liens avec le sultan ottoman Soliman le Magnifique et signe un accord en 1535 qui lui permet d’avoir un droit de regard sur les populations chrétiennes en échange d’une liberté de commerce dans les ports français. Très vite, cette volonté de protection des Chrétiens d’Orient est instrumentalisée à des fins de politique extérieure. En effet, les puissances européennes veulent affaiblir l’Empire ottoman. Tour à tour, Russes et Français se gargarisent d’être «les protecteurs des Chrétiens d’Orient ». La Russie se porte garante de la sécurité des Orthodoxes alors que la France se veut protectrice des Catholiques. Ce rôle va prendre une ampleur historique lors du massacre des maronites en Syrie et au Liban. La France de Napoléon III intervient militairement en 1860 pour protéger la communauté chrétienne.

En lien étroit avec l’Occident, les Chrétiens d’Orient deviennent peu à peu le fer de lance d’un renouveau politique. Embourbé dans une crise interne et externe, l’Empire ottoman durcit sa politique et empêche tout courant dissident. Dans une logique nationaliste arabe, certaines figures chrétiennes libanaises, égyptiennes et syriennes écrivent, publient et partagent des idées politiques d’une lutte contre l’Empire ottoman. La notion d’arabité prédomine pour gommer les différences communautaires et confessionnelles. Ce bouillonnement intellectuel et politique est nommé « Al Nahda » (la renaissance en arabe). Ce courant émerge à la fin du XIXème siècle et s’enracine dans les esprits de chaque arabe de l’époque. Animés par un esprit de régénération de la dignité, les Arabes de l’Empire ottoman s’opposent au pouvoir central. Cette opposition est consciencieusement soutenue par l’Occident qui mise sur l’implosion de l’Empire Ottoman.

Bibliographie :

  • Tigrane Yégavian, « Minorités d’Orient : Les oubliés de l’Histoire », éditions du Rocher, 2019
  • Bernard Heyberger, « Chrétiens du monde arabe : Un archipel en terre d’Islam », Autrement, 2003
  • Alain Ducellier, « Chrétiens d’Orient et Islam au Moyen-Âge, VIIème- XVème siècle », Armand Colin, 1996
  • Amin Maalouf, « Les Croisades vues par les Arabes », Poche, 1999