La nationalisation du canal de Suez en 1956 : Nasser fait rentrer l’Homme arabe dans l’histoire contemporaine

Depuis environ 2 siècles, l’Égypte est au cœur des intérêts des grandes puissances. Après l’expédition de Napoléon Bonaparte en 1798, Français et Anglais s’intéressent au territoire égyptien. C’est au XIXème siècle qu’émerge l’idée de la construction du canal de Suez. Pensé par le Français Ferdinand de Lesseps, ce projet doit permettre de raccourcir les routes commerciales vers les Indes (éviter de contourner tout le continent africain). Son inauguration 1869 parachève officieusement la mainmise économique occidentale sur l’Égypte.

En 1882, l’Égypte devient un protectorat britannique. Petit à petit, tous les secteurs de l’économie y compris l’armée, sont sous la tutelle anglaise. Officiellement indépendante en 1932, la monarchie égyptienne reste soumise aux intérêts des anciennes puissances tutélaires. L’arrivée de Gamal Abdel Nasser à la tête du pays en 1954 va changer le cours de l’histoire nationale et régionale.

L’arrivée au pouvoir de Nasser

Issu d’une famille paysanne, Gamal Abdel Nasser intègre en 1936, à l’âge de 18ans, l’académie militaire du Caire. Très vite, il s’oppose à la monarchie égyptienne, qu’il juge inféodé à Londres malgré l’indépendance de façade. En 1945, il crée le mouvement des Officiers Libres avec plusieurs membres de l’armée égyptienne. Ce mouvement vise à faire pression sur le roi Farouk et empêcher les Anglais de poursuivre leurs ingérences dans les affaires intérieures égyptiennes. Leur but ultime est d’instaurer une politique nationale et en finir avec les visées impérialistes de la couronne britannique.

Avec les Officiers Libres, Nasser organise un coup d’État et renverse la monarchie du roi Farouk en 1952. Mohammed Naguib, co-meneur du mouvement, accède au pouvoir et devient le Président de la République d’Égypte. Nasser, alors Premier ministre adjoint, propage entre temps ses idées et son idéologie à travers son livre «La philosophie de la Révolution » et en créant une radio à destination de toute la région « La Voix des Arabes » en 1953. Fort de son aura et de son charisme, Gamal Abdel Nasser évince Naguib, jugé proche des Frères musulmans et devient le Raïs (Président ou chef en arabe, désigne également un haut dignitaire ottoman). Son prestige dépasse le cadre ethnique du monde arabe. Il est accueilli à la conférence de Bandung en 1955, comme leader incontesté des peuples du Tiers-monde.

Son ascension fulgurante et son influence régionale inquiètent la France, la Grande-Bretagne et Israël et ce, pour des raisons différentes. En affirmant la nécessité d’unir le monde arabe et de s’opposer contre les colonisateurs, Nasser s’attaque ainsi aux intérêts occidentaux. En adepte du panarabisme, il défend la cause de l’indépendance de l’Algérie et offre une base arrière au FLN dans sa lutte contre la France. De surcroît, ardent défenseur de la cause palestinienne, il fait de la lutte contre Israël est de ses impératifs.

Nationalisation du canal de Suez

Gamal Abdel Nasser a de grands projets économiques et veut que l’Égypte jouisse de ses propres ressources. Il sait pertinemment qu’il doit utiliser la richesse des eaux du Nil pour développer son pays. Pour activer la transformation économique et agricole, il souhaite construire un barrage à Assouan. Celui-ci lui permettra d’étendre l’irrigation et de produire de l’électricité pour le pays. Cependant, ce projet est coûteux. Il demande aux Etats-Unis une aide financière qui ne lui est pas accordée. Dès lors, il décide de financer la construction du barrage avec les redevances de la nationalisation du canal de Suez. L’ancienne compagnie universelle du canal de Suez profitait largement aux Anglais et Français, mais très modestement aux Égyptiens.

Le 26 juillet 1956, devant une foule en liesse à Alexandrie, Gamal Abdel Nasser annonce la nationalisation du canal de Suez. « Aujourd’hui, ce seront des Egyptiens comme vous qui dirigeront la Compagnie du Canal, qui prendront consignation de ses différentes installations, et dirigeront la navigation dans le Canal, c’est-à-dire, dans la terre d’Egypte. »[1]

Son discours est écouté et réécouté en boucle par tous les Égyptiens. Il fait consensus auprès des partisans et adversaires du régime. Nationalistes, communistes et islamistes approuvent et félicitent cet acte fondateur dans l’histoire contemporaine de l’Égypte. La nationalisation est l’expression d’une volonté d’indépendance vis à vis des puissances européennes, mais également un message et un appel au Tiers-Monde : il est temps que les peuples anciennement colonisés s’affranchissent des chaînes du passé.

 Cette initiative est perçue comme une véritable humiliation par la France et la Grande Bretagne qui percevaient d’importants droits de péage sur cette voie maritime entre la Méditerranée et la Mer rouge. À Paris et à Londres, on déplore ce « coup de force » du « dictateur mégalomane », on diabolise Nasser en l’assimilant même à un Hitler arabe.

Agression tripartite contre l’Égypte

Dans ce contexte tendu, Français et Anglais veulent se venger et rappeler à l’Égypte la hiérarchie des puissances. L’ancien colonisé ne peut pas s’en prendre à l’ancien colon. Les représailles ne tardent pas, les avoirs égyptiens sont gelés et toutes les aides supprimées.

Conjointement, Israël, la France et la Grande Bretagne préparent une intervention militaire en Égypte et songent même à envahir la Jordanie. Le plan Mousquetaire débute le 29 octobre 1956 par l’envoi de troupes terrestres israéliennes dans le Sinaï. Français et Britanniques bombardent l’aviation égyptienne et envoient des parachutistes à Port Saïd. D’un point de vue militaire, c’est une victoire écrasante de l’alliance tripartite sur la jeune nation égyptienne. La quasi-totalité du Sinaï est occupée ainsi que Gaza. Cependant, cette agression est stoppée par un ultimatum de l’URSS et des Etats-Unis. En effet, au lendemain de la seconde guerre mondiale, les deux grandes puissances de l’époque sont opposées à toute guerre contre un pays tiers. Les hostilités cessent le 5 novembre 1956.

De fait, Israël est obligé d’évacuer le Sinaï et Gaza en contrepartie d’un libre accès de ses navires dans le Golfe d’Aqaba.

Gamal Abdel Nasser sacralisé dans le monde arabe

Nasser sort auréolé de cette victoire, bien que battu militairement. Cet événement dépasse de loin le cadre des frontières égyptiennes. Dans une période de décolonisation et d’émergence de la pensée tiers-mondiste, ce succès trouve écho aux quatre coins du monde. L’aura et la popularité de Nasser sont alors à son paroxysme. Les rues arabes placardent des affiches du Raïs égyptien de Damas à Bagdad en passant par Manama et Beyrouth. Son portrait remplace celui de Mossadegh, ancien Premier ministre iranien, qui avait été injustement démis de ses fonctions par l’opération américaine Ajax en 1953[2]. Il donne un second souffle à la lutte pour l’indépendance des peuples.

Son discours résonne à l’échelle du tiers-monde comme le signe annonciateur d’un retour de la dignité des peuples colonisés. Son aura outrepasse le cadre géographique du monde arabo-musulman et balaye fermement les revendications impérialistes dans cette région. Plus qu’un modèle, il est sacralisé à l’échelle de toute une région. En effet, les Arabes voient en Nasser l’homme pouvant  redonner une fierté et une dignité trop souvent bafouées. Nasser acquiert des responsabilités à l’échelle de tout un peuple.

Fer de lance du panarabisme, l’Egypte redevient le centre du monde arabe. L’agression tripartite de 1956 est une traduction militaro-politique qui revêt une dichotomie propre à la région : le sionisme contre le panarabisme, le colonisateur contre le colonisé. L’Histoire retiendra cet événement comme un acte fondateur qui s’enracine dans les consciences et les esprits de chaque citoyen arabe[3].

Face à ce séisme politique qui engendre une euphorie régionale, un diplomate américain de l’époque écrit : « Si Nasser se présentait aujourd’hui pour la Présidence, au Liban, en Syrie ou en Jordanie, il serait élu à l’unanimité. »[4]


[1]https://www.youtube.com/watch?v=9l-eURwziuc&feature=share&fbclid=IwAR2hM72ZnYZTXeCl2_rfPKwH0CPfiVYVyVXGja2HGZuCxnQMcxeIllJ4S6U

[2] Olivier Carré  « Le nationalisme arabe », Fayard, 1993

[3] Georges Corm « Pensée et politique dans le monde arabe : contextes historiques et problématiques, XIX-XXIème siècle », La Découverte, 2015

[4] Jean Lacouture, « Nasser », Paris, Seuil, 1971