Le Sultanat des Femmes ou le pouvoir du harem impérial dans l’Empire Ottoman du XVIème au XVIIème siècle.

Le harem, qui trouve son origine dans le mot arabe « haram » qui signifie interdit, est un lieu de mystère pour le voyageur occidental. Il devient dans son imaginaire le lieu de tous les fantasmes, comme en témoigne les nombreuses peintures orientalistes du XIXème siècle[i] (notamment la Piscine du harem de Jean-Léon Gérôme). Cette vision du harem est manifestement erronée : s’il est effectivement question de sexualité dans ce lieu, il ne se résume pas uniquement à cela. Dans le harem impérial la vâlide sultan, mère du sultan régnant et personnage central du harem, a un pouvoir qui dépasse largement les murs du harem. Ce pouvoir est particulièrement puissant durant la période du Sultanat des Femmes entre le XVIème et le XVIIème siècle où la vâlide sultan, comme Nurbanu (vers 1525 – 1583), exerce un grand pouvoir politique parfois même à la place du sultan.

Peinture LA PISCINE DU HAREM de Jean-Léon Gérôme

Le harem, lieu réservé aux femmes :

Avoir un harem est principalement réservé aux hommes riches qui ont les moyens de l’entretenir : des personnages importants comme le grand-vizir en possède un. Le harem impérial reste le plus important. Il se situe dans l’enderûn, la partie la plus secrète du palais de Topkapi. Il est difficile de connaître le nombre de personnes vivant dans le harem. En effet, selon les préceptes islamiques un homme ne peut avoir que 4 femmes mais peut avoir autant de concubines qu’il le souhaite sans qu’il y ait de distinction entre les enfants[ii].

Les femmes dans le harem impérial sont des esclaves. Elles viennent notamment d’Afrique (Éthiopie…) et du Caucase[iii]. Si elles sont parfois des butins de guerres, à partir du XVIème siècle, elles sont principalement des femmes offertes au sultan par des familles puissantes ou des hauts-dignitaires[iv].  On leur dispense ensuite une éducation rigoureuse où elles sont converties à l’islam et apprennent la couture, le chant, la danse, la broderie, la poésie…

L’image des peintres orientalistes, qui représentent les femmes attendant toute la journée l’arrivée du sultan sans contact avec le monde extérieur, est fausse. Si elles restent effectivement dans le harem, les femmes ont des contacts entre elles mais aussi avec l’extérieur. Elles retrouvent des amis, des parents, des marchandes juives ou plus rarement grecques vendant des bijoux, vêtements, etc[v]

Toutes les femmes ne rejoignent pas la couche du sultan. Le harem est un espace particulièrement codifié et structuré. Une femme doit gravir plusieurs échelons avant de pouvoir approcher le sultan. Elles sont d’abord novices (djâriye) puis apprenties (châgird), compagnes (gedikli) et maîtresses (usta). Ce sont parmi ces maîtresses que le sultan choisit ses concubines. Encore une fois, on distingue les concubines passagères (gözde) et les concubines régulières (khâss odalik). Lorsque le sultan meurt les femmes quittent le palais de Topkapi pour le Vieux Palais : elles tombent alors en désuétude ou sont remariées avec l’accord du nouveau sultan. 

 Dans le harem ainsi qu’en dehors de celui-ci deux personnages s’avèrent particulièrement puissants : le chef des eunuques noirs, « l’agha des filles » (kïzlar aghasï) et de la vâlide sultan, la mère du sultan régnant [vi].

La vâlide sultan, pilier du Sultanat des Femmes:

                  La vâlide sultan est un personnage extrêmement influent qui jouit d’une position d’autorité[vii]. En effet, si le sultan est trop jeune ou s’avère incapable de régner, elle peut exercer une régence. Cette position lui offre une grande importance dans l’exercice du pouvoir en particulier durant le Sultanat des Femmes. Cependant, la vâlide sultan a tout de même besoin d’affirmer son autorité et sa légitimité dû à son statut de  femme tout en ne sortant pas du harem.

                  Sa présence est visible en dehors du harem dans la vie des habitants en particulier d’Istanbul via les waqfs, qui sont des fondations pieuses d’utilité publique[viii]. Ce sont des marchés, des hôpitaux, des bains, desécoles, descuisines communes ou encore des mosquées [ix]. La vâlide sultan peut construire des waqfs grâce à la pension quotidienne que lui verse son fils. La pension de Nurbanu, vâlide sultan de 1574 à 1583, s’élève à 2000 aspres [x]. Elles construisent certains complexes importants à l’instar de l’Atik Valide Mosque, première mosquée construite à Istanbul par une vâlide sultan, Nurbanu, en 1571. Ces nombreuses waqfs permettent à la vâlide sultan d’affirmer son pouvoir en le rendant visible au plus grand nombre. 

Mosquée Atik Valide

                  Elle peut aussi affirmer son pouvoir par le faste des grandes cérémonies comme les circoncisions. Elle se montre également comme une figure pieuse en réalisant le pèlerinage à La Mecque, en donnant de l’eau aux pèlerins ou encore en libérant ses esclaves après quelques années de service.

                   Puisqu’elle cherche à asseoir son pouvoir, la vâlide sultan a recours à des stratégies matrimoniales. Afin de s’assurer la loyauté des militaires et de l’administration de l’Empire Ottoman à son égard, elle marie ses filles à des hommes travaillant dans l’administration comme le grand-vizir ou à des janissaires.

                  Ayant une influence sur le pouvoir politique de l’Empire, elle devient un contact diplomatique. Il existe d’ailleurs des cadeaux diplomatiques ou des correspondances portant sur des demandes de faveurs commerciales, notamment entre Catherine de Médicis ou Élisabeth Ière et des vâlide sultan [xi]

L’Exemple de la vie d’une vâlide sultan durant le Sultanat des Femmes, Kösem sultan :

                  Durant le Sultanat des Femmes, la vâlide sultan Kösem apparaît comme particulièrement puissante.  Née en 1589, elle entre dans le harem impérial de Ahmed Ier à une date inconnue. Avec lui, elle a quatre fils dont les futurs Mûrad IV (régnant de 1623 à 1640) et Ibrahim  Ier (régnant de 1640 à 1648) ainsi que trois filles qu’elle marie à des grands-vizirs pour s’assurer leur loyauté. Kösem s’affirme rapidement comme une femme ayant un certain pouvoir politique ce qui en fait une des femmes les plus puissantes du Sultanat des Femmes.

                  Elle utilise tous les instruments possibles pour asseoir sa puissance et elle s’affirme rapidement en politique[xii]. Après la seconde arrivée au pouvoir de Mustapha Ier en 1622, elle exerce la réalité du pouvoir à cause des troubles mentaux du sultan. Elle exerce également une régence durant le règne de son fils Murad IV, qui arrive au pouvoir en 1623 à l’âge de 10 ans. A la mort de celui-ci en 1640, elle s’empare à nouveau de l’essentiel du pouvoir politique puisque Ibrahim Ier, surnommé le fou (Deli), n’est pas en mesure d’assurer sa fonction.

                  Les années de règne ne se passent pas sans troubles et outre l’administration et les janissaires que Kösem doit gérer, la compétition pour le pouvoir se passe aussi entre les femmes du harem. En effet, après la destitution de Ibrahim Ier en 1648, Kösem s’oppose dans une lutte d’influence à la mère du nouveau sultan Mehmed IV, Khadîdje Turhân. Cette dernière fait étrangler Kösem en 1651[xiii].

                  Les vâlide sultan, durant le Sultanat des Femmes en particulier, ont un rôle crucial et visible de tous. En effet, la vâlide sultan Kösem s’affirme comme une figure politique incontournable mais également comme une figure pieuse. Elle laisse de nombreuses waqfs à Istanbul, finance des travaux d’irrigation en Égypte et paye des dettes de prisonniers.

                  L’influence des vâlide sultan est si visible que certains contemporains de ces femmes les  accusent à tort d’être responsables d’un déclin d’Istanbul. Ces femmes ont marqué l’Empire Ottoman jusqu’à la Turquie actuelle puisque la série turque Muhteşem Yüzyıl: Kösem (le siècle magnifique : Kösem) est diffusée de 2015 à 2017.


[i] Madar, Heather. “Before the Odalisque: Renaissance Representations of Elite Ottoman Women.” Early Modern Women, vol. 6, 2011, pp. 1–41.

[ii] Dumas, Juliette. « Des esclaves pour époux… Stratégies matrimoniales dans la dynastie ottomane (mi-XIVe – début XVIe siècle) », Clio. Histoire, femmes et sociétés, vol. 34, no. 2, 2011, page 256.

[iii] Toledano, Ehud R. “The Imperial Eunuchs of Istanbul: From Africa to the Heart of Islam.” Middle Eastern Studies, vol. 20, no. 3, 1984, page 380. 

[iv] Dumas, Juliette. « Des esclaves pour époux… Stratégies matrimoniales dans la dynastie ottomane (mi-XIVe – début XVIe siècle) », Clio. Histoire, femmes et sociétés, vol. 34, no. 2, 2011, page 259.

[v] Dakhlia, Jocelyne, Conférence “Penser le Harem Sultanien”, université Bretagne Loire, 2016. https://www.franceculture.fr/conferences/universite-bretagne-loire/le-harem-sultanien-et-le-role-politique-des-femmes

[vi] Hathaway, Jane. The Chief Eunuch of the Ottoman Harem: From African Slave to Power-Broker. Cambridge: Cambridge University Press, 2018, 338 pages.

[vii] Peirce, Leslie, The Imperial Harem: Women and Sovereignty in the Ottoman Empire. Oxford: Oxford University Press, 1993, page 230.

[viii] Peters, R., Abouseif, Doris Behrens, Powers, D.S., Carmona, A., Layish, A., Lambton, Ann K.S., Deguilhem, Randi, McChesney, R.D., Kozlowski, G.C., M.B. Hooker et al., “Waḳf”, in: Encyclopaedia of Islam, Second Edition. New York : Leiden  ; Köln : E. J. Brill, 2007, 297 pages.  

[ix] Langlois, Renée. “Comparing the french queen regent and the ottoman validé sultan during the sixteenth and seventeenth centuries” A Companion to Global Queenship, edited by Elena Woodacre, Arc Humanities Press, Leeds, 2018, pp. 271–284.

[x] Langlois, Renée. “Comparing the french queen regent and the ottoman validé sultan during the sixteenth and seventeenth centuries” A Companion to Global Queenship, edited by Elena Woodacre, Arc Humanities Press, Leeds, 2018, pp. 271–284.

[xi]  Dakhlia, Jocelyne, Conférence “Penser le Harem Sultanien”, université Bretagne Loire, 2016. https://www.franceculture.fr/conferences/universite-bretagne-loire/le-harem-sultanien-et-le-role-politique-des-femmes

[xii] Mantran, Robert (dir.), Histoire de l’Empire ottoman. Paris : Fayard, 1989, pp. 235.

[xiii] Baysun, M. Cavid, “Kösem Wālide” Encyclopaedia of Islam, Second Edition. New York : Leiden  ; Köln : E. J. Brill, 2007, 297 pages. 

Méditerranée orientale: Le droit au centre des contestations, la force à son service

Terre et Mer, depuis toujours convoitées, ont nécessité au fil du temps, de la découverte de leurs ressources et de leurs enjeux, une règlementation, plus ou moins claire et établie selon les périodes et le contexte politique, mais également géographique. En effet, les constructions politiques se heurtent parfois à des réalités géographiques indéniables, qui empêchent le consensus sur le long terme.

En quoi les intérêts énergétiques dépendent des batailles juridiques ?

Le droit de la mer: l’éternel contesté

À ce titre, nous pouvons évoquer l’exemple des zones économiques exclusives (ZEE), et plus particulièrement celles relatives à la Turquie et à la Grèce, dans le cadre des fortes tensions en Méditerranée Orientale, tensions de (très) longue date …

En 1923, le traité de Lausanne[1] délimite les frontières de la Turquie, et précise notamment les îles qui lui appartiendront, ainsi que celles qui reviendront à la Grèce. Par principe (article 6), « les frontières maritimes comprennent les îles et îlots situés à moins de 3 000 miles de la côte ». Mais de façon habituelle en droit, à tout principe son exception … L’article 15 dudit traité dénombre des îles vis-à-vis desquelles la Turquie a renoncé à ses droits. Parmi elles, Rhodes, Kos, Castellorizo, des entités aujourd’hui grecques[2] relativement proches des côtes Turques, et se situant, pour Castellorizo, directement sur son plateau continental. Ici se trouve le nœud du problème, qu’il convient d’éclairer en retraçant la chronologie des évènements, dès leur origine.

Le 10 août 1976 déjà, la Grèce avait introduit auprès de la Cour Internationale de Justice une instance contre la Turquie à ce sujet, dont le nom était bien révélateur de la source de la problématique : « Plateau continental de la mer Égée – Grèce c. Turquie ». Plus de 2 ans plus tard, le 19 décembre 1978, la Cour a déclaré qu’elle n’était pas compétente pour résoudre ce litige[3], comme l’affirmait la Turquie.

La communauté internationale, quant à elle, tentait déjà de poser un cadre juridique depuis le milieu des années 1950. En 1956 s’est tenue la première conférence de l’ONU sur le droit de la mer, débouchant sur plusieurs traités, suivie par la deuxième en 1960, puis par la troisième en 1973, traitant notamment de l’exploitation des ressources de la mer. Nous comprenons donc ici l’important enjeu de cette règlementation, mais à ce stade, plusieurs remarques.

Tout d’abord, cette dernière conférence a abouti, le 10 décembre 1982, à la signature de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer[4], laquelle en l’espèce, a bien été signée par la Grèce … mais pas par la Turquie qui n’est donc, juridiquement, pas liée par ce texte. Ensuite, le droit de la mer est un droit relativement récent, dont les textes ont mis du temps à être appliqués, ladite convention n’étant entrée en vigueur qu’en 1994.

Plusieurs notions de ce droit récent et une petite synthèse de ceux-ci sont nécessaires afin d’éclairer le flou autour du conflit entre la Grèce et la Turquie.

L’article 15 de la Convention introduit la notion de délimitation de la mer territoriale, laquelle se conforme donc à la Convention, sauf en raison notamment « de l’existence de titres historiques », rendant ainsi nécessaire une autre délimitation. Les articles 46 et 49 évoquent le cas des archipels, point très important dans notre cas d’étude. Ces archipels sont qualifiés comme tels lorsqu’ils « forment intrinsèquement un tout géographique, économique ou politique, ou qui sont historiquement considérés comme tels ».

Enfin, les articles 56 et 57, confrontés aux articles 77 et 79, posent notre problématique principale. Les premiers fixant l’étendue de la ZEE à 200 milles marins[5], les seconds évoquant le plateau continental. Dans les faits, mais aussi donc juridiquement, par la détention d’îles relativement proches des côtes turques, la ZEE grecque s’étend sur le plateau continental turc, lequel plateau, propriété individuelle de la Turquie, lui donne notamment le droit d’y « poser des câbles et des pipelines sous-marins ».

Délimitation des différentes zones territoriales et maritimes
La différence des étendues entre la ZEE théorique Turque et celle revendiquée

Juridiquement grec mais historiquement contestable ? Ces articles nous démontrent une chose : la construction politique s’oppose ici à la réalité géographique, et nous amènent à questionner le rapport du droit et de la nature, en y mêlant une donnée historique non négligeable, elle-même mentionnée tout au long de la Convention.

La force : outil de (re)négociation politique

La question juridique, centrale dans la compréhension et la possible résolution de ce conflit, nous amène alors à nous questionner sur toute la tension qui règne dans la région. En effet, depuis août 2019 notamment, le ton monte entre la Grèce et la Turquie à un niveau incroyable. De plus, le conflit s’étend via l’assistance qu’apporte la France à la Grèce. Pourquoi les États en question optent-ils pour un rapport de force ? Est-ce la bonne méthode ?

Au discours guerrier et provocateur du président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdogan[9], Emmanuel Macron a décidé d’entrer dans le rapport de force. En effet, ce dernier a dépêché des frégates et des Rafales en mer Égée, pour soutenir Athènes. Le point de rupture entre la France et la Turquie se situe le 10 juin 2020, lorsque la frégate « Courbet » a été illuminée trois fois par des navires turcs, dernier rappel avant de faire feu. Mais ce point de rupture est à nuancer. La Turquie et la France s’opposent déjà sur plusieurs dossiers dans la région et les politiques étrangères de chacune se croisent et se superposent. Effectivement, entre le dossier syrien, libyen, libanais et la question kurde ; l’heure est à l’opposition entre les deux États. Il devait donc forcément y avoir un point de rupture qui marque la montée des tensions entre les deux pays.

Outre les questions régionales, cette montée des tensions bénéficie finalement aux deux protagonistes. Depuis son élection, Emmanuel Macron veut se démarquer comme le leader géopolitique de l’Union Européenne, la place de leader économique étant occupée par l’Allemagne. Fervent défenseur de la « Souveraineté européenne », celui-ci milite également aussi une graduelle autonomie stratégique européenne[10]. Dans cette stratégie d’unité européenne, la politique agressive turque vis-à-vis de l’Europe est une aubaine pour le président français : l’ennemi est désigné[11]. Dans le camp d’en face, l’engagement français joue dans le sens du discours du pouvoir en place : l’Europe veut empêcher la Turquie de grandir. Du côté d’Ankara, le but est de devenir le leader du Moyen-Orient. Toute la politique étrangère turque de ces dernières années s’est construite autour de cette idée. Se donnant les moyens de ces ambitions, la Turquie arbore donc une gestuelle offensive sur le plan international. De surcroît, en toile de fond, cette montée des tensions révèle des problèmes plus généraux : la métamorphose turque et le rôle de l’OTAN.

Lors de son arrivée au pouvoir en 2003, le leader turc Erdogan jouissait d’une importante popularité au niveau national comme international. En effet, beaucoup le voyait comme un facteur de stabilité dans la région, de par ses positions dites modérées. La forte croissance économique qu’a connu la Turquie a conforté ses positions en interne et sa popularité a grimpé en flèche. Cependant, l’échec de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne et les évènements de 2013 ont fini par faire pencher la balance. En effet, les forces occidentales ont décidé de s’appuyer sur la branche syrienne du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), le PYD (Parti de l’Union Démocratique), pour combattre l’État islamique. Cette aide militaire a été vécue comme une véritable trahison par Erdogan dont les tensions avec la minorité kurde ont resurgi ces dernières années.

Depuis ces évènements, les désaccords sont de plus en plus profonds entre Ankara et Paris, deux membres très importants de l’OTAN. Déjà désigné par Macron comme étant en « état de mort cérébrale », l’OTAN doit maintenant gérer des tensions entre ses membres. Consciente de son importance dans l’alliance, la Turquie n’hésite pas à provoquer la France et la Grèce ; ce qui débouche sur une superposition d’échelles : l’Europe ou le monde occidental ? La modération visible dans les propos de la Maison Blanche, qui appelle à la désescalade, montre bien l’importance géostratégique de la Turquie ; tandis que les ambitions françaises et grecques sont d’ordre européennes et nationales. La complexité de ce dossier montre bien le chemin qu’il va falloir emprunter pour sa résolution : la diplomatie[12]. Même si la tension est à son maximum dans la région, les intérêts géopolitiques globaux ne permettent pas un affrontement militaire entre membres de l’OTAN.

La représentation géographique de la doctrine de la « Patrie Bleue ».

Les tensions en Méditerranée orientale sont donc le résultat d’un rapport de force entre différents États qui veulent protéger leurs intérêts. Entre projet de « Patrie Bleue »[13] pour certains et recherche d’autonomie stratégique pour d’autres ; le rapport de force permet de définir des positions avant de s’asseoir à la table des négociations. La force se retrouve donc ici comme un outil du droit, et non une fin en soi.


[1] https://jusmundi.com/fr/document/treaty/fr-traite-de-paix-traite-de-lausanne-1923-traite-de-paix-traite-de-lausanne-tuesday-24th-july-1923

[2] Elles appartenaient à l’époque à l’Italie

[3] https://www.icj-cij.org/files/case-related/62/11760.pdf

[4] https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/20040579/201110050000/0.747.305.15.pdf

[5] A partir des lignes de base, donc à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale (article 57)

[6] https://www.la-croix.com/Monde/Le-jeu-dangereux-Turquie-Mediterranee-2020-08-13-1201108970

[7] https://pierrickauger.files.wordpress.com/2016/07/de_limitations-maritimes.png

[8] https://cdn.unitycms.io/image/ocroped/2001,2000,1000,1000,0,0/GiJ8fZtwJxk/1eUI9oKk47CAPhWE2wA4kT.jpg

[9] https://www.liberation.fr/planete/2020/09/09/le-gaz-fait-monter-la-pression-entre-paris-et-ankara_1799034

[10] https://www.lefigaro.fr/vox/monde/face-a-la-menace-turque-la-france-s-engage-sur-la-voie-de-l-independance-geostrategique-20200917?utm_medium=Social&utm_source=Facebook&fbclid=IwAR0l6xFBtH7wrDb-Jk2CptuUqsxzFQiQfw0nJ-CJn6Q-lLzK0hsO1HkCFwg#Echobox=1600365767

[11] https://www.nouvelobs.com/monde/20200913.OBS33245/erdogan-menace-macron-la-grece-commande-des-rafales-a-la-france-la-crise-en-mediterranee-orientale-en-questions.html

[12] https://www.nouvelobs.com/monde/20200623.OBS30413/comment-erdogan-tente-d-imposer-une-pax-turca-en-mediterranee-orientale.html

[13] https://www.le1.ma/la-patrie-bleue-la-doctrine-souverainiste-de-la-turquie-en-mediterranee/

[14] https://www.google.com/search?q=Mavi+Vatan&tbm=isch&ved=2ahUKEwjNmbLb1vLrAhUONBoKHdJ2CF8Q2-cCegQIABAA&oq=Mavi+Vatan&gs_lcp=CgNpbWcQAzIECCMQJzICCAAyAggAMgIIADIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjoFCAAQsQM6BAgAEEM6CAgAELEDEIMBUPpSWO1hYLBjaABwAHgAgAF6iAG_CJIBAzIuOJgBAKABAaoBC2d3cy13aXotaW1nwAEB&sclient=img&ei=QqRkX83wMY7oaNLtofgF&bih=731&biw=1536&rlz=1C1CHBF_frFR906FR906#imgrc=EtX5os5wGmc-YM

Partie 2 : Apogée et déclin du sultanat mamelouk

La vie commerciale du pays permet au sultanat de pleinement s’épanouir et de s’affirmer comme une puissance incontournable au Moyen-âge. Le Sultanat mamelouk s’appuie sur une organisation pyramidale très structurée. Dans cet État, le sultan s’appuie sur les émirs, mamelouks eux-aussi. Liés par leur formation, les Mamelouks du sultan s’avèrent être un atout jusqu’au XVème. Date à laquelle les rapports entre les  différentes générations se dégradent, menant parfois à des affrontements.

Le XVème siècle s’avère être une époque difficile ; les sultans enchaînent les périodes de stabilités et de crises, ce qui aboutit en 1517 à l’effondrement du sultanat Mamelouk suite aux affrontements contre l’Empire ottoman, véritable force montante en Méditerranée orientale.

La vie dans le sultanat, commerce et fiscalité :

Si le sultanat Mamelouk est souvent reconnu pour son activité militaire et son originalité politique, il ne faut cependant pas le réduire à cela. De part sa position stratégique (Égypte et Syrie), le sultanat devient un carrefour commercial. Les ports, comme celui d’Alexandrie, permettent l’importation de produits d’Asie du Sud comme les épices dont les Européens sont friands, des produits d’Anatolie ou encore de l’or du Soudan. Enfin, la route de la soie qui passe par la Syrie assure un commerce fleurissant via un axe terrestre. Si les Mamelouks peuvent vendre divers produits, ils profitent également des ports pour acheter aux Européens les métaux et le bois qui leur font défauts.

L’État contrôle fortement une autre part du commerce : celui des esclaves. Le sultanat a un fort besoin en esclaves puisque chaque sultan achète les Mamelouks de l’ancien sultan, mais aussi les siens. Ainsi, Qalâwûn (1280-1290) possède environ 6 000 Mamelouks, et jusqu’à 8 000 durant le règne de Qâytbây (1468-1496)[i].  L’achat et l’entretien des Mamelouks coûtent extrêmement cher puisque le sultan paye aux Mamelouks 3 à 10 dinars d’or par mois, une ration de viande par jour et une ration de fourrage et d’orge par semaine pour chaque cheval.

Le prélèvement de l’iqta et plus largement la fiscalité occupe une place importante des revenus. L’iqta est « l’attribution d’une part de l’impôt foncier à un officier de l’armée, à charge pour lui de la lever par ses propres moyens et d’entretenir sur cette part un contingent d’hommes déterminé»[ii]. Si ce moyen de prélèvement s’avère dans un premier temps très rentable, les sultans n’hésitent pas à modifier le cadastre pour s’octroyer plus de revenus lorsqu’ils en ont besoin. Alors que la population baisse, notamment à cause des épidémies de peste qui tuent un tiers de la population à partir du XIVème siècle, la pression fiscale augmente. Les sultans, guidés par l’idée de faste des premiers règnes, ne cessent d’augmenter les prélèvements. Hormis le règne de Barquq (1382 – 1399), désigné par Ibn Khaldoun comme un sursaut de l’État mamelouk avant le début de son déclin[iii], le sultanat est en proie à des difficultés financières dès la fin du XIVe siècle.

Les Mamelouks, des militaires au pouvoir :

Les Mamelouks, comme nous l’avons vu précédemment, sont des esclaves affranchis recrutés dans l’armée sultanienne principalement afin d’être des cavaliers d’élite, voire des émirs ou des  sultans pour quelques-uns. Leur fierté s’appuie en grande partie sur leur formation au cours de laquelle ils apprennent et s’approprient la furûsiyya, « art de guerre »[iv] particulièrement important pour les  Mamelouks du XIIIème et XIVème siècle.


Traité de l’art militaire mamelouk, manuscrit «Kitab al makhzoun djami’ el funun» réalisé en 1470. Folio 63r. BnF

À partir de la fin du XIVème siècle, l’excellence guerrière passe au second plan, faisant des Mamelouks plus des hommes de cour que des guerriers. La furûsiyya semble de plus en plus dépassée. Depuis les prouesses militaires des premières décennies face aux Francs et aux Mongols, les techniques et tactiques militaires n’évoluent plus. Le domaine militaire devient secondaire. Malgré les raids de Tamerlan, chef de guerre turco-mongol, qui ravagent l’Asie centrale allant jusqu’à Alep et Damas, les Mamelouks ne sont plus confrontés à de puissants ennemis au XVème siècle. Ainsi, ils ne développent pas les armes à feu et n’ont plus d’unité d’infanterie. La fabrication d’armes à feu, comme les arquebuses, supposerait de grandes importations de métaux[v]

Outre les armements, les sultans ne développent pas vraiment leur flotte. Sur les navires, ne sont embarqués que des hommes ayant peu d’importance pour le sultan. Il existe un véritable mépris pour la flotte, opposée au prestige cavalier. 

L’intérêt porté à la flotte change avec le règne du sultan Barbays (1422- 1438). Il fait construire une flotte plus puissante que toutes les précédentes malgré le manque de bois. Ainsi, entre 1425 et 1426 les Mamelouks occupent Chypre. Les Mamelouks font aussi des raids sur l’île de Rhodes en 1439 et 1442, et un siège en 1444. Enfin, à la fin du siècle, les Portugais, ayant passés le cap de Bonne Espérance, représentent un ennemi commercial pour les Mamelouks. Contournant l’Afrique, les Portugais découvrent une voie navigable menant vers les Indes. Ainsi, la guerre portugo-mamelouk éclate en 1506. Malgré l’alliance avec Venise, le Gujarat et l’Empire Ottoman, les Mamelouks essuient une défaite définitive en 1509. Mais d’autres difficultés viennent bientôt fragiliser le pouvoir. Le sultanat au XVème fait face à des phases de querelles internes et des phases de stabilité.

La chute du Sultanat mamelouk

Le XVème siècle s’avère difficile pour le sultanat. Ce siècle s’ouvre sur une guerre entre le sultan au Caire et les émirs en Syrie. En mars 1407, l’émir Jakam min ‘Iwad se fait proclamer sultan dans la mosquée des Omeyyades d’Alep, pour quelques semaines. Finalement, à partir de 1412, une période de stabilité politique débute jusqu’en 1461. Si cette période semble durer, les nouveaux Mamelouks s’avèrent en vérité de plus en plus indisciplinés. Ils menacent le pouvoir en place dès qu’ils ne sont pas payés. Les premières manifestations de colère de ces nouveaux Mamelouks ont lieu dès 1428. Rapidement, un bras de fer commence entre les nouvelles et anciennes générations de Mamelouks.

En 1461, Khushqadam arrive sur le trône. Durant son règne, qui s’achève en 1467, il achète 3000 Mamelouks.  Lorsque ce sultan décède, les émirs veulent mettre sur le trône un Mamelouk de leur maison et Bilbay est choisi comme nouveau sultan. Cependant, il ne reste que deux mois sur le trône, car il ne parvient pas à s’affirmer face aux Mamelouks du sultan précédent. C’est finalement Qaytbay qui monte sur le trône en 1468, avec l’appui de tous les Mamelouks des générations précédentes. Les oppositions entre les différents Mamelouks ont fait du poste de sultan, un poste peu désiré. Durant le règne de Qaytbay, qui dure tout de même 28 ans, s’installe une période de stabilité.

Si ce règne semble stable, celui-ci ne se prépare pas à la montée en puissance de ses voisins, notamment des Ottomans. La Cilicie, territoire jusque-là sous la domination des Mamelouks est occupée par les Ottomans dès 1485. Les premiers affrontements ont lieu en 1488 à Agha Chayiri,  mais les Mamelouks parviennent à garder la Cilicie sous tutelle jusqu’à 1512. Durant le règne de Qansuh al-Ghawri (1501 – 1516) la situation se tend: les difficultés économiques et les menaces des jeunes recrues n’aident pas le sultanat. Le sultan réunit une armée pour tenter de battre le sultan ottoman Selim et de mettre Kasim, le rival de Selim sur le trône. En 1516, La bataille de Marj Dabiq se solde par un échec, en raison notamment de la trahison de l’émir d’Alep Khairbay [vi] qui rejoint les troupes de Selim. Les survivants de la bataille rentrent au Caire et Tuman devient sultan. Le 31 janvier 1517 a lieu la bataille de Ridaniya, entraînant la chute du Caire. Tuman perd la capitale et fuit dans le désert. Il est finalement rattrapé et pendu le 13 avril 1517, ce qui signe la fin du sultanat Mamelouk.

Le sultanat Mamelouk s’affirme rapidement comme une puissance incontournable à l’époque médiévale et ce, grâce à sa force militaire. Système politique original, d’anciens esclaves affranchis gouvernent le sultanat. Si ce système s’avère très efficace dans les premières décennies, les difficultés financières, l’immobilisme militaire et les querelles internes plongent petit à petit le sultanat dans une période de déclin. L’expansion ottomane met fin aux Mamelouks en 1517 et étend sa domination sur la Méditerranée orientale.


[i] Aillet Cyrille, Tixier Emmanuelle, Vallet Eric (dirs), Gouverner en Islam Xème- XVème siècle. Neuilly-sur-Seine : Atlante, 2014, page 262.

[ii] Loiseau Julien, Les Mamelouks, XIIIe-XVIe siècle : une expérience du pouvoir dans l’islam médiéval.

Paris:  Editions du Seuil, 2014, page 92.

[iii] Ibn Khaldoun, Kitab al’-Ibar, I, Muqaddima, p.310/A. Chaddadi (trad.), p. 623 cité par Loiseau Julien, Les Mamelouks, XIIIe-XVIe siècle : une expérience du pouvoir dans l’islam médiéval. Paris:  Editions du Seuil, 2014, page 322.

[iv] Zouache Abbès, « Une culture en partage : la furûsiyya à l’épreuve du temps », Médiévales 64 [en ligne], printemps 2013, mis en ligne le 30 septembre 2013, consulté le 19 juillet 2020. URL : http://journal.openedition.org/medievale/6953

[v] Ayalon David, Le phénomène mamlouk dans l’Orient islamique. Paris : Presses universitaires de France, 1996, page 138.

[vi]Mantran Robert (dir), Histoire de l’Empire Ottoman, Paris : Fayard, 1989, page 144.

Partie 1 : le Sultanat Mamelouk, un puissant empire dirigé par d’anciens esclaves

Souvent reconnus uniquement pour leurs qualités guerrières, les Mamelouks ont pourtant dirigé un sultanat de 1250 à 1517. Nommés d’après le mot arabe « mamlûk » qui signifie littéralement « la chose possédée », les Mamelouks sont des esclaves affranchis à la fin de leur formation. Ce sont donc des allochtones ayant réussi à se hisser à la tête d’un État. À partir de 1250, date à laquelle le dernier sultan Ayyubide est assassiné, le sultanat Mamelouk s’est affirmé comme une véritable puissance.

Sur un territoire s’étendant de l’Egypte à la Syrie, en passant par le Hedjaz, ils parviennent à repousser de puissantes armées comme celle des Francs, ou encore celle des Mongols. Cependant ils ne parviennent pas à contrer les incursions ottomanes au XVIe siècle. Outre l’aspect militaire, de par sa géographie, le sultanat devient également un acteur commercial incontournable sur le pourtour méditerranéen.

Source: https://www.lhistoire.fr/les-mamelouks-des-esclaves-sur-le-tr%C3%B4ne

Qui sont les Mamelouks ?

Dès le califat abbasside (750 – 1517), les Mamelouks sont les cavaliers d’élites de différentes armées à l’exemple du sultanat ayyubide. Si les Mamelouks viennent initialement de tribus turques Qipchaq, ils sont essentiellement issus du Caucase à partir de 1382. C’est pour cette raison que les historiens retiennent traditionnellement un découpage en deux parties du sultanat Mamelouk avec une période « turque » ou « bahride » de 1250 à 1382, puis une période « circassienne » de 1382 à 1517.

Les Mamelouks sont achetés généralement à leur 7 ans. Les sultans ont la priorité de l’approvisionnement sur les marchés d’esclaves, mais ils ne sont pas les seuls acquéreurs: par exemple, les émirs achètent également ces esclaves. En raison de la formation rigoureuse qu’ils suivent, les Mamelouks ont un statut spécial. Ils sont formés dans les casernes (tibaq) de la citadelle du Caire. Leur éducation est un sujet surveillé par les sultans.Durant cette formation, ils sont convertis à l’islam, apprennent l’arabe et le Coran, ont une initiation au fiqh (la jurisprudence) et, à partir de 15 ans, apprennent les « arts de la guerre » (funun al-furusiyya).

La furusiyya, codifiée depuis le califat abbasside, doit « discipliner la violence des « gens du sabre » pour mieux en faire des ardents défenseurs de l’islam »[i]. Les Mamelouks acquièrent des compétences équestres, apprennent le maniement d’armes et des jeux comme le polo[ii].

Bien qu’affranchis, ils gardent un fort lien avec leur dernier maître puisque selon le droit islamique le maître et son ancien esclave sont liés par un lien de clientèle (wala’).

L’accession au trône, et les premières années au pouvoir :

Lors de la bataille de la Forbie en 1244 au Nord de Gaza, le Mamelouk Baybars parvient à battre les Francs, menant ainsi à la victoire du sultan Malik al Salih et du sultanat Ayyubide. Les conflits contre les Francs se multiplient, et l’Egypte apparait aux Francs comme un territoire stratégique pour récupérer les anciens États latins[iii].

En 1248, Louis IX à la tête de la septième croisade se dirige vers l’Egypte. Alors qu’il prend la ville de Damiette en juin 1249, le sultan Malik al Salih meurt peu après. Sa favorite Shajar al-Durr garde cette mort secrète en attendant l’arrivée de son fils Turan Châh. La bataille de la Mansourah en 1250 voit la capture du roi de France Louis IX.

Peu après, le dernier sultan ayyubide, Turan Châh, est assassiné par les Mamelouks de son père[iv]. N’ayant pas de descendant mâle, les Mamelouks décident de mettre sur le trône Shajar al-Durr (aussi appelée Walidat al-Khalil). Cependant, son règne s’avère assez court puisqu’il dure du 2 mai au 1250 au 30 juillet 1250, date à laquelle le calife abbaside al-Musta’sim refuse de la reconnaître. Les Mamelouks trouvent alors une autre solution : le 31 juillet 1250, l’émir al-Mu’izz Aybak se marie avec Shajar al-Durr, et devient sultan. Débute alors le Sultanat mamelouk.

Après les Francs, ce sont les Mongols qui sont redoutés dans le Monde musulman. Les Mamelouks parviennent à les battre lors de la bataille de Ayn Jalut le 3 septembre 1260, assurant une grande gloire au sultanat. Les sultans Aybak, puis Qutuz se succèdent sans parvenir à effacer l’influence de Baybars dans les plus hautes sphères de l’État. Ainsi, celui-ci, après avoir assassiné Qutuz, devient sultan.

L’arrivée de Baybars au pouvoir signe le début de l’organisation du Sultanat mamelouk. Sous son règne de 1260 à 1277, s’opère un véritable « virage politique inattendu »[v]. Dès 1261, Baybars s’assure de la légitimité du Sultanat en recevant du calife abbasside al Mustansir le titre de sultan universel. Il consolide les citadelles dévastées par les Mongols et crée un système de poste régulier lui permettant un contrôle plus efficace sur ses provinces et les émirs. Baybars termine la conquête de la Syrie et s’assure de son véritable contrôle sur cette nouvelle province au moyen d’inspections surprises. Enfin, il parvient à repousser durablement les Francs au cours de grandes offensives entre 1265 et 1271, qui se soldent par le siège de Tripoli au Liban.

Durant son règne, Baybars assure ainsi la protection des frontières, renforce l’État et achève la conquête de la Syrie. En jetant les bases de la pérennisation de l’État Mamelouk, Baybars s’assure une gloire au-delà de son sultanat.

Le sultanat Mamelouk : une politique entre intérêt personnel du sultan et intérêt collectif mamelouk 

Les Mamelouks ont un fort besoin de légitimité. C’est donc une réussite lorsque le calife abbasside reconnaît Baybars comme sultan universel en 1262. La même année, Baybars s’installe au Caire ce qui signe le début de la lignée des califes abbassides du Caire. Les Mamelouks s’octroient un autre levier important de légitimation en régnant aussi sur le Hedjaz et les lieux saints de Médine et de La Mecque.

Le sociologue Ibn Khaldoun, contemporain de l’époque des Mamelouks, voit dans ce sultanat les sauveurs de l’Islam et le considère comme l’État musulman le plus accompli de son époque[vi]. Les historiens du XIXème et XXème l’ont souvent décrit comme un lieu anarchique, régi par une violence structurelle. Les nombreux assassinats du pouvoir central auraient entraîné une hypothétique « Loi des Turcs » (âsat al-turk)[vii] justifiant les sanglants changements de sultan. Aujourd’hui, cette vision est largement remise en question par la majorité des historiens. S’il existe effectivement une certaine violence étatique (sur les cinquante sultans mamelouks ayant régné trente-six sont renversés ou assassinés), il ne faut cependant pas omettre que quinze sultans ont régné plus de dix ans, ainsi que la dynastie des Qalawunides de 1279 à 1382.

Les Mamelouks sont des allochtones, ils ne sont pas nés en Egypte ou en Syrie, mais réussissent pourtant à s’imposer au sommet de l’État. Ils ont développé une conception du sultanat propre. Celle-ci tient en son centre la tension entre volonté du sultan de transmettre le trône à sa descendance et le refus collectif des Mamelouks de transmettre leurs honneurs à des hommes n’ayant pas suivi leur formation[viii].

De surcroît, les émirs ont une place prépondérante dans l’État. Ils font parti de l’élite des Mamelouks. Ces derniers participent à l’organisation hiérarchisée et pyramidale voulue par le sultanat[ix]. Ainsi, ils ont un rôle de premier plan dans les provinces syriennes d’Alep et de Damas, mais également auprès du sultan.

Le sultanat Mamelouk oscille donc entre ambitions personnelles et défense d’une légitimité et d’un honneur primordial et non héréditaire. Ces deux volontés créent une expérience politique hybride qui voit s’enchaîner différents modes de succession. Stable dans un premier temps, le sultanat doit rapidement faire face à des troubles internes et des menaces extérieures et ce, dès le XIVe siècle.


[i] Loiseau Julien, Les Mamelouks, XIIIe-XVIe siècle : une expérience du pouvoir dans l’islam médiéval. Paris : Editions du Seuil, 2014, page 85.

[ii]Zouache Abbès, « Une culture en partage : la furûsiyya à l’épreuve du temps », Médiévales 64 [en ligne], printemps 2013, mis en ligne le 30 septembre 2013, consulté le 19 juillet 2020. URL :http://journal.openedition.org/medievale/6953

[iii] Ayalon David, Le phénomène mamlouk dans l’Orient islamique. Paris : Presses universitaires de France, 1996, page 68.

[iv] al-Dîn Ibn Wasil Jamal, Mufarrij al-Kurûb fî Akhbâr Bani Ayyûb (Le dissipateur des incertitudes autour de l’histoire des Ayyubides), éd. et trad. Francesco Gabrieli, Chroniques arabes des croisades, Paris, Sindbad, 1996 (première éd. 1963), p. 322-325

[v] Wiet, G., “Baybars”, in: Encyclopedia of Islam.

[vi] Ibn Khaldoun, Kitâb al-‘Ibar, V, Le Caire, 1867, page 371 I. 4-27 cité par Ayalon David, Le phénomène mamlouk dans l’Orient islamique. Paris : Presses universitaires de France, 1996, page 104.

[vii] Aillet Cyrille, Tixier Emmanuelle, Vallet Eric (dirs), Gouverner en Islam Xème- XVème siècle. Neuilly-sur-Seine : Atlante, 2014, page 261.

[viii] Jean-Léon l’Africain, Description de l’Afrique, vol. 2, p.253 cité par Loiseau Julien, Les Mamelouks, XIIIe-XVIe siècle : une expérience du pouvoir dans l’islam médiéval. Paris : Editions du Seuil, 2014 page 142.

[ix] Aillet Cyrille, Tixier Emmanuelle, Vallet Eric (dirs), Gouverner en Islam Xème- XVème siècle. Neuilly-sur-Seine : Atlante, 2014, page 267.

Naissance du Qatar : un petit État qui voulait devenir grand

« Lorsque je voyageais en Europe du temps où j’étais jeune, dans les aéroports, les policiers me demandaient sans cesse : mais c’est où, le Qatar ? » Cheikh Hamad Bin Khalifa Al-Thani

Niché au cœur du Golfe persique, le Qatar peut se targuer d’être une puissance régionale grâce aux ressources énergétiques dont il jouit. Pétromonarchie sunnite ambitieuse, le Qatar est entre autres membre du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) aux côtés de ses puissants voisins émiriens et saoudiens et possède le PIB par habitant le plus élevé du monde en 2017 selon le Fonds Monétaire International (FMI). Pourtant, le petit émirat demeure un très jeune État, que rien – ou presque – ne prédestinait à devenir pareille puissance.

En effet, si le pays est aujourd’hui l’un des plus riches du globe, il a longtemps été une terre décrite comme « oubliée de Dieu ».  Contrairement au Bahreïn par exemple, le Qatar ne possède aucune nappe phréatique et a longtemps vécu du commerce de perles et de la pêche. L’histoire récente du Qatar est singulière mais permet de comprendre le façonnement de la nation qatarienne qui conditionne aujourd’hui les choix politiques et idéologiques de la classe dirigeante.  

Genèse du Qatar : rivalités tribales et double contrôle extérieur

L’histoire moderne du Qatar semble débuter au XVIIIème siècle avec les récits de l’explorateur danois Carsten Niebhur[1]. De nombreuses tribus vivaient sur le territoire de l’actuel Qatar, formant des confédérations tribales à la généalogie et aux liens de parentés complexes. Les éminents membres de la famille Al-Khalifa se trouvaient à Zoubara, sur la côte nord-ouest du pays et dominaient également le Bahreïn. Rapidement, des rivalités éclatèrent avec une autre tribu Outoub et le territoire du Qatar sert de champ de bataille aux deux familles. Mohammed ibn Khalifa finit par l’emporter, faisant du Qatar une province du Bahreïn.

Cependant l’instabilité règne dans la province : les relations entre le gouverneur (wali) du Qatar et la population se détériorent. Bahreïn décide alors de détruire plusieurs villes qatariennes pour donner une leçon au peuple en dépit du traité de 1861 signé avec les Britanniques qui stipulait que Bahreïn s’engageait à ne pas mener de guerre ou avoir un quelconque comportement belliqueux. Les Britanniques se voient alors obligés d’intervenir et sanctionnent Bahreïn. En parallèle, ils tissent d’étroits liens avec l’homme fort du Qatar : Mohammed ibn Thani, qui dirige la province.

Tandis qu’auparavant les traités signés entre le Royaume-Uni et Bahreïn faisaient état des dépendances de ce dernier, le traité de 1880 ne mentionne aucunement les provinces de Bahreïn. Cette absence de mention au titre de dépendance ouvre une brèche vers la voie de l’indépendance pour le Qatar qui reste néanmoins sous influence étrangère. En 1922, et grâce à une alliance wahhabite[2], les Ottomans sont chassés de la péninsule. Le Qatar noue alors des liens commerciaux et stratégiques d’autant plus poussés avec les Britanniques, sous le statut de protectorat, afin de se prémunir d’attaques de la part des pays voisins.

La découverte de ressources énergétiques : un facteur économique aux conséquences politiques

L’histoire du Qatar prend un tournant crucial à la fin des années 1930, début des années 1940, quand des gisements de pétrole sont découverts sur le territoire. Les premiers gisements sont découverts à Dukhan, sur la côte sud-est. Néanmoins, l’exportation à proprement parler ne débute qu’en 1949, puisqu’en parallèle de cette découverte éclate la Seconde Guerre mondiale, qui accapare les forces et les esprits des pays du monde entier, le Royaume-Uni en première ligne.[3] Cette même année sont découverts des gisements gaziers qui auront un rôle central dans l’enrichissement futur du Qatar.

Gisements pétroliers et gaziers au Qatar (en 2010). En vert, les gisements de pétrole dont le South Pars Field partagé entre le Qatar et l’Iran. En rouge, les gisements de gaz naturel. Source : geoexpro.com Crédits : Rasoul Sorkhabi

Avec la découverte de ces richesses inespérées, le pays s’enrichit considérablement. Le territoire désertique et pauvre, ballotté de tutelle en tutelle, devient une zone hautement stratégique et convoitée.  Pour cette raison, le Qatar connaît d’importants différends territoriaux avec l’Arabie Saoudite jusqu’en 1965 et surtout avec Bahreïn jusqu’en 2001[4]. Le pays parvient à garantir son intégrité territoriale, dirigé par la puissante dynastie Al-Thani, s’incarnant en la personne des émirs au pouvoir génération après génération.

L’enrichissement du pays conduit à une modernisation politique, bien que la majorité du pouvoir reste entre les mains de l’émir. Dans les années 1960, un vice-président est nommé pour assister l’émir et des ministres sont nommés pour les Finances, l’Education ainsi qu’un Directeur général du gouvernement. D’autres départements seront créés graduellement et une première Constitution provisoire est écrite en 1972 par l’émir Khâlifa ibn Hamad Al-Thani. Son fils lui succède et engage un processus de démocratisation et de modernisation avec par exemple la création de la très célèbre chaîne Al-Jazeera en 1996, organe central de l’actuel soft power qatarien. L’actuelle Constitution est votée par référendum en 2003 et est en vigueur depuis le 8 juin 2004[5].  

L’échec d’une union des émirats arabes : naissance officielle du Qatar

Avant de parvenir à cette Constitution, le Qatar participa à la Conférence de Dubaï en 1968 avec les autres « Etats de la Trêve ». Cette conférence réunissait les anciens protectorats britanniques de la région du Golfe qui tentèrent de s’organiser au sein d’une fédération d’émirats arabes unis. En effet, les Britanniques s’étant officiellement désengagés politiquement du Golfe, il apparut nécessaire aux différents émirats de préserver leur identité et de mettre en place une défense commune. En dépit des discussions et de l’instauration d’un Conseil provisoire de la fédération, de nombreux points de discordes subsistent entre les émirats.

Bahreïn réclame que la capitale soit à Manama, avançant des arguments démographiques, Abou Dhabi préfèrerait une fédération plus poussée et travaillée : les dissensions sont nombreuses. Le débat ne porte pas ses fruits et le Qatar se désengage du processus des émirats arabes unis et, suivant les pas de son voisin bahreïnien, déclare son indépendance le 3 septembre 1971[6]. A la suite de cette indépendance, le nouvel Etat est rapidement intégré aux différentes instances internationales telles que l’Organisation des Nations Unies (ONU) ou la Ligue arabe. Aujourd’hui, le Qatar est pleinement intégré et reconnu internationalement. Le pays, bien qu’entretenant actuellement des relations tendues avec ses voisins émiriens et saoudiens, peut compter sur de nombreux alliés tels que les Etats-Unis, la France ou encore l’Iran.

Plaquette du « Qatar National Vision 2030 ». Source : Bureau de la Communication de l’Etat du Qatar.

Ambitions politiques et religieuses : le Qatar seul contre tous ?

En somme, le Qatar jouissait d’une relative autonomie bien avant que son indépendance ne soit proclamée. Sous tutelle étrangère pendant de nombreuses années, le pays entend aujourd’hui devenir une puissance à part entière et se lance des paris audacieux : miser sur le gaz naturel liquéfié (GNL) plutôt que sur le pétrole, diversifier son économie en s’appuyant sur un soft power surprenant et ériger le pays au rang de puissance internationale avec, en figure de proue, le très ambitieux plan Qatar National Vision 2030[7].

Le Qatar se définit comme une nation singulière souvent qualifiée de paradoxale dans ses choix politiques et stratégiques. Paradoxe que l’on retrouve dans le soutien que le pays apporte aux Frères musulmans que l’on oppose souvent aux wahhabites, mouvement dont le berceau originel se trouve être l’Arabie Saoudite.  Cette ambiguïté affichée depuis les Printemps arabes a entraîné de profonds différends entre les pays le Golfe Arabo-persique. Le Qatar s’étant attiré les foudres de ses voisins arabes à majorité wahhabite, est régulièrement isolé par ces derniers, économiquement, politiquement et diplomatiquement.

Cette volonté de faire germer un islam politique a cependant permis au Qatar de se rapprocher d’une autre nation sunnite soutenant les Frères Musulmans : la Turquie. Les deux pays partagent de nombreuses positions diplomatiques en Egypte, en Somalie, en Libye et en Syrie ainsi qu’une volonté semblable de s’imposer comme les meneurs du monde sunnite tel qu’ils le définissent et d’étendre leurs influences.

A la lumière de son histoire et de son développement, cette volonté qatarienne d’exister et d’être leader semble pourtant faire sens. Le petit émirat a encore de nombreux défis à relever démographiquement, économiquement et en terme de respect des droits de l’homme[8]. Pour autant, son impressionnante ascension a de quoi susciter l’intérêt mais aussi les craintes de la communauté internationale qui s’intéresse de plus en plus au cas qatarien.

Bibliographie

Hamzi, Lofti et Marie Herny, Gérard. « Qatar, la puissance contrariée », Studyrama, 2015.

Lavandier, Jérôme. « Le Qatar : une volonté au prisme de l’histoire », Confluences Méditerranée, vol. 84, no. 1, 2013, pp. 17-28.


[1] https://originsofdoha.wordpress.com/history-of-doha/historical-references-to-doha-and-bidda-before-1850/

[2] Le wahhabisme est une doctrine islamique sunnite rigoriste et fondamentaliste.

[3] https://www.gulf-times.com/story/526227/Looking-back-to-how-oil-exploration-started-in-Qatar

[4] https://www.icj-cij.org/files/case-related/87/7028.pdf Résumé des arrêts relatifs à la délimitation maritime entre Bahreïn et le Qatar

[5] https://www.gco.gov.qa/fr/propos-du-qatar/la-constitution/

[6] https://www.lesclesdumoyenorient.com/La-fondation-des-Emirats-arabes-unis-1968-1971

[7] https://www.gco.gov.qa/fr/propos-du-qatar/plan-qatar-national-vision-2030/

[8] https://www.lemonde.fr/mondial-2018/article/2018/07/17/au-qatar-le-sort-preoccupant-des-ouvriers-du-mondial-2022_5332642_5193650.html

La saga de Sainte Sophie

Au gré de l’Histoire, Sainte Sophie (Hagia Sophia qui signifie en grec la « sagesse divine ») n’a de cesse de se mouvoir au rythme des bouleversements régionaux. Cette bâtisse représente la puissance et le pouvoir de Constantinople et d’Istanbul. Une fois de plus, elle se retrouve au cœur des débats suite à sa restitution au culte musulman. Dans une logique de réislamisation de la société, le Président turc Recep Tayyip Erdogan fait de Sainte Sophie un symbole politique.

Cet article retrace la longue et tumultueuse histoire de cet édifice hors norme. Converti en mosquée après la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, il fut transformé en musée en 1934 par Mustafa Kemal Atatürk. Ce dernier justifie cette mesure comme « une offrande à  l’humanité ». Les récents évènements nous démontrent que Sainte Sophie demeure un sujet sensible qui attise les passions régionales.

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L’ère chrétienne

Après la conversion de l’Empereur romain Constantin au christianisme en 312, la société toute entière se christianise. Ainsi, débute la construction d’une basilique sur les ruines d’un temple d’Apollon au IVe siècle. Les travaux s’achèvent en 360. En raison des troubles internes la bâtisse est incendiée. Elle est reconstruite par l’Empereur Théodose II en 415. Mais une fois de plus, des émeutiers pillent et brûlent l’édifice religieux en 532.

La même année, l’Empereur byzantin Justinien veut affirmer la puissance de son Empire en construisant un monument à la gloire du Christ. Son nom vient du grec Hagia Sophia qui signifie littéralement la « sagesse divine ». L’édifice est consacré en 537, 6 ans après le début des travaux. C’est une prouesse architecturale et technique pour l’époque, ayant nécessité le labeur de 10 000 ouvriers[1]. De ce fait, Justinien prouve la centralité de Constantinople qui supplante la domination de Rome, déchue en 476 par les invasions barbares. Gloire de l’Empire, cet édifice a été conçu avec des matériaux provenant de tout le pourtour méditerranéen. De surcroît, lieu de pouvoir, cette basilique monumentale reçoit les cérémonies impériales et les empereurs s’y font couronner.

Plusieurs fois au cours de son histoire, la basilique est endommagée par des tremblements de terre en 557, en 740, en 869 et en 989. De plus, la splendeur et la grandeur de l’Église attisent la convoitise des chrétiens d’Occident. Durant la 4ème croisade en l’an 1204, les croisés latins font une halte à Constantinople pour se réapprovisionner. Au lieu de continuer vers l’Orient, ils saccagent la ville et pillent l’église Sainte Sophie. L’autel est détruit et les principaux ornements sont récupérés. La ville subit une fois de plus des séismes qui dégradent plusieurs façades.

Essuyant les assauts répétitifs des troupes ottomanes, l’Empire byzantin se voit amputé de l’Asie mineure. Il se concentre uniquement sur les rives du Bosphore. Puissant et conquérant, l’Empire ottoman lorgne sur Constantinople.

L’ère musulmane

Chancelant et déliquescent, l’Empire romain d’Orient vit ses dernières heures. Le 6 avril 1453, les troupes ottomanes de Mehmet II lancent le siège de la ville de Constantinople. La ville est littéralement prise en étau. Malgré l’aide octroyée principalement par les villes italiennes de Venise et de Gênes, les Byzantins cèdent « la cité sacrée » le 29 mai 1453, date marquant la fin de l’Empire romain d’Orient.

Le Sultan Mehmet II s’empresse de convertir la basilique en mosquée, symbolisant la conquête et l’hégémonie d’un nouvel Empire aux portes de l’Europe chrétienne. Contrairement aux autres monuments officiels, Sainte Sophie est épargnée par les pillages. L’édifice s’islamise peu à peu, les minarets remplacent le clocher de l’Église, des constructions particulières intègrent l’espace de la mosquée : une fontaine d’ablutions ainsi qu’une madrasa (école coranique) et une bibliothèque voient le jour. Le monument prend le nom turc de « Aya Sofia ».

Mehmet II prend bien soin de ne pas recouvrir les fresques chrétiennes à l’intérieur de la mosquée. Il veut tout simplement témoigner de la domination musulmane au détriment de l’ancienne puissance chrétienne. Néanmoins, avec la poussée des religieux au XIXe siècle, l’Empire ottoman s’oriente vers une politique panislamiste. De ce fait, l’intérieur de la mosquée subit de nombreux changements. Sous le règne du sultan Abdülmecid, 8 panneaux circulaires sont accrochés aux principaux lustres intérieurs avec les inscriptions d’Allah, du prophète Mahomet ainsi que les quatre premiers califes de l’Islam Abu Bakr, Omar, Uthman et Ali et les deux petits enfants du prophète Hassan et Hussein. Les principales mosaïques chrétiennes sont recouvertes de plâtres. Située sur une zone sismique, la mosquée est plusieurs fois rénovée au cours de l’histoire ottomane.

À son tour, l’Empire ottoman est au centre des convoitises des puissances européennes. À l’issue du premier conflit mondial, la Turquie est occupée en 1918. Certains projettent même de dynamiter Sainte Sophie en cas de partition du territoire turc[2]. La chute de l’Empire ottoman en 1923 et la création de la Turquie moderne proche de l’Occident propulsent l’édifice religieux dans une nouvelle ère.

Un lieu pour « l’humanité »

À son accession au pouvoir, le premier Président turc Mustafa Kemal Atatürk décide de poursuivre la restauration de Sainte Sophie. Laïc et universaliste, il transforme le lieu de culte en un musée en 1934 pour ainsi l’offrir à « l’humanité »[3]. Les inscriptions musulmanes sont décrochées et le lieu est ouvert au public la même année. Cependant dès 1951, elles sont remises par le gouvernement Menderes.

Constatant l’érosion des façades, l’effritement du plâtre et l’endommagement des peintures, l’UNESCO renforce ses efforts pour la rénovation de l’édifice dès 1993. Inscrite au patrimoine mondial de l’humanité, Sainte Sophie se dote de capteurs sismiques en raison de ses antécédents.

Lieu touristique par excellence, Sainte Sophie accueille en moyenne 3 millions de visiteurs par an. Néanmoins, sous la pression des franges conservatrices de la société turque, des partis islamistes et nationalistes font campagne afin que le musée redevienne une mosquée. Ils organisent des prières sous la coupole byzantine.   

Un symbole politique

Lors de sa campagne municipale de 2019, le Président turc Recep Tayyip Erdogan avait déclaré qu’il était temps que le musée redevienne une mosquée. Il stipule que l’acte de 1934 n’a pas de valeur juridique. Par un décret datant du 10 juillet 2020, le conseil d’État annonce la transformation de Sainte Sophie en mosquée. Elle sera ouverte aux prières musulmanes dès le vendredi 24 juillet 2020.

Plus qu’un symbole, cet acte est hautement politique. Par cette annonce, le Président turc provoque ses alliés européens de l’OTAN et notamment la Russie de Vladimir Poutine. Opposés sur les dossiers syriens et libyens, les deux pays s’affrontent par milices interposées. Historiquement proche des chrétiens orthodoxes, Moscou s’inquiète des intentions turques et regrette que les millions de chrétiens n’aient pas été entendues[4].  Cependant, la Russie met en garde contre les ingérences dans les affaires turques et juge que cet acte est une affaire intérieure[5].

De surcroît, la transformation d’Aya Sofia en mosquée est une consécration pour la politique islamo-ottomane de Recep Tayyip Erdogan[6]. Cette action hautement symbolique participe à la refonte de l’identité ottomane, fer de lance des desseins du Président turc. C’est un événement prévisible compte tenu de la rhétorique d’Istanbul ces dernières années. Erdogan continue l’islamisation de la société turque, s’adressant aux ultraconservateurs et faisant fi des reproches de ses alliés occidentaux.

La longue histoire de Sainte Sophie, inscrite au patrimoine de l’humanité, connaît un énième rebondissement. Après avoir enduré les flammes, les tremblements de terre et les appétences des différents empires, cet édifice revêt ses habits d’antan : un objet politique et de pouvoir.


[1] https://www.la-croix.com/Journal/Sainte-Sophie-dIstanbul-2017-09-16-1100877233

[2] https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/12/12/sainte-sophie-fait-de-la-politique_4333435_3214.html

[3] https://www.cairn.info/magazine-l-histoire-2014-3-page-21.htm

[4] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/sainte-sophie-l-eglise-russe-regrette-que-des-millions-de-chretiens-n-aient-pas-ete-entendus-20200710

[5] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/sainte-sophie-une-affaire-interieure-de-la-turquie-pour-moscou-20200713

[6] https://www.middleeasteye.net/fr/decryptages/turquie-reconversion-sainte-sophie-ayasofya-mosquee-erdogan-akp

Les visées néo-ottomanes de Recep Tayyip Erdogan

Les récents accrochages entre la France et la Turquie survenus au large de la Libye rappellent les intentions politiques d’Ankara. Les dirigeants turcs ne s’en cachent pas. La mer méditerranée représente « la fenêtre de la Turquie sur le monde ». Cette réappropriation du passé par le Président turc, Recep Tayyip Erdogan, entérine ses desseins néo-ottomans. En effet, les interventions militaires en Syrie, en Libye, en Irak et au Yémen stipulent que la Turquie envisage d’étendre sa zone d’influence. Membre de l’organisation du traité nord Atlantique (OTAN) depuis 1952, la Turquie s’impose comme une puissance active et dissuasive. Au travers de ses discours patriotiques et clivants et par l’accaparement de l’idéologie des Frères musulmans, Ankara entend rabattre les cartes en Méditerranée orientale. Or, la refonte de son ancien pré-carré constitue une menace existentielle pour plusieurs pays souverains ainsi que pour ses propres alliés.

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Le retour de l’Histoire

Dans la sémantique turque, la Méditerranée orientale est nommée « la mer blanche » (Akdeniz). C’est une région mouvante sans frontières fixes. Dans l’imaginaire ottoman, cette zone géographique représente un espace naturel d’expansion et de conquête.

Pour les souverains d’Istanbul, cette « mer blanche » était un « lac ottoman ». En effet à partir du XVIe siècle, l’Empire ottoman conquiert la Syrie et l’Algérie (1516), l’Égypte (1517), le littoral libyen (1551) ainsi que Chypre (1571). Il s’impose comme la puissance orientale de l’époque. Au XVIe siècle, on évoque la Pax Ottomana dans la région. Durant environ 4 siècles, le Proche-Orient et une partie de l’Afrique du Nord se retrouvent sous la domination ottomane. Au gré des époques, les populations conquises obtiennent plus d’autonomie mais restent soumises à l’autorité centrale.

Tout au long de cette période, l’Empire ottoman s’oppose à l’Empire des tsars de Russie. Moscou lorgne sur certains territoires européens et entend s’imposer en mer Noire[1]. Une série de conflits entre les deux puissances au XVIIIe siècle affaiblit durablement Istanbul.

De surcroît, au XIXe siècle, Istanbul est en proie à des troubles internes, entretenus et accentués par les puissances occidentales. De ce fait, l’Empire se disloque. Il perd successivement la Grèce (1821), Chypre (1878), l’Égypte (1882), la Libye (1911), la Syrie et la Palestine (1916). Les Européens imposent leurs revendications sur la Méditerranée orientale et la Turquie se recentre sur son territoire après la chute de l’Empire ottoman en 1923.

Ainsi dans l’inconscient turc, la Méditerranée orientale évoque un passé glorieux, fait de domination et d’expansion. Cependant, elle symbolise également un traumatisme. Traumatisme dû à la fin d’une apogée. Son déclin et son démembrement constituent les plaies historiques non refermées de la nation turque.

Dans une logique expansionniste et de retour de l’Histoire, le Président turc veut replacer la Turquie au centre de l’échiquier du Levant. Comme à l’époque ottomane, Ankara et Moscou s’affrontent et profitent du désengagement des occidentaux pour étendre leurs zones d’influences respectives[2].

Imposer ses vues sur la Méditerranée orientale

Depuis la décennie 2000, la Turquie souhaite construire une politique arabe basée sur des échanges commerciaux. Après avoir vainement tenté de créer en 2010 une zone de libre échange « Shamgen » avec les pays du Levant (Jordanie, Syrie et Liban), Receip Tayyip Erdogan profite des « Printemps arabes » pour s’immiscer davantage dans les affaires de la région. Le Président turc se pose en héraut du monde sunnite et n’hésite pas à apporter une aide logistique et militaire à certaines mouvances djihadistes.

Ce faisant, la Turquie entreprend de renouer avec son passé glorieux. Elle veut reformer son glacis protecteur en territoire arabe. Les nombreuses interventions militaires en Syrie et en Irak confirment ses desseins néo-ottomans. En Syrie, Ankara est engagé dans la localité d’Idlib (au Nord Ouest du pays) et apporte un soutien sans faille au dernier bastion djihadiste. La Turquie est également intervenue à maintes reprises contre l’irrédentisme kurde à la frontière syro-turque. Tout récemment, l’armée turque a lancé une opération terrestre contre les autonomistes kurdes irakiens du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Cette ingérence est une violation de la souveraineté irakienne[3].

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La Libye est un autre champ de bataille pour la politique interventionniste d’Erdogan. Après la signature d’une série  d’accords entre les deux pays, prévoyant l’exploitation de gisements d’hydrocarbures offshore, la Turquie décide de soutenir militairement le gouvernement libyen d’accord national (GNA), reconnu par la communauté internationale[4] et dirigé depuis Tripoli par Faïez Al-Sarraj. Grâce à l’aide turque, les forces du GNA ont stoppé les troupes du maréchal dissident Khalifa Haftar dans sa tentative de conquête de la capitale libyenne. De surcroît, la contre-offensive du GNA se rapproche de la ville de Syrte, fief du maréchal Haftar. Ce dernier est financé par les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite et l’Égypte. Il reçoit également un soutien des mercenaires russes du groupe Wagner. Cette opération militaire participe encore un peu plus à la « miliciarisation » du territoire libyen. La présence turque pourrait devenir permanente. En effet, Ankara envisage d’établir deux bases sur le littoral libyen[5].

La militarisation accrue et les ambitions turques inquiètent la France et l’Otan, qui prônent une désescalade du conflit. Le dernier incident franco-turc au large de la Libye le 17 juin dernier confirme la divergence des intérêts. Des frégates turques ont illuminé à trois reprises avec leur radar un navire français[6]. En mission pour l’Otan, ce dernier cherchait à contrôler un cargo, suspecté de transporter des armes vers la Libye. Cet événement n’est pas anodin et renforce considérablement l’image de la Turquie comme puissance incontournable. Cette dissuasion parachève la volonté d’Erdogan de s’imposer en Méditerranée.  Malgré sa présence dans l’Otan, Ankara souhaite influer le positionnement de l’organisation selon ses propres intérêts. Cette politique aventureuse est un pari risqué, car les efforts de guerre coûtent cher à une économie turque déjà fragilisée.

 Les Frères musulmans : une idéologie au service de l’expansionnisme turc

Les drapeaux turcs brandis à Tripoli en Libye, à Tripoli au Liban et dans plusieurs régions syriennes attestent de l’influence d’Ankara dans son ancien pré-carré. Les interventions ne se limitent pas uniquement à des intérêts territoriaux et énergétiques. Les desseins néo-ottomans participent activement à l’expansion de l’idéologie des Frères musulmans.

Au Moyen-Orient, l’idéologie et la religion sont les deux composantes qui outrepassent de loin l’appartenance nationale et l’ethnicité. La Turquie n’est pas un pays arabe, mais elle peut compter sur l’influence des Frères musulmans pour se constituer un réseau d’alliance qui supplante l’arabité. Avec le Qatar, Erdogan adopte une posture conciliante à l’égard des« printemps arabes ». Ils savent que l’idéologie « frériste » fourmille dans les franges populaires de la communauté musulmane sunnite.

Par l’entremise des mosquées, des écoles coraniques et de nombreuses associations caritatives et éducatives, les Frères musulmans tissent leurs réseaux. Le Qatar en est le principal bailleur alors que la Turquie constitue le chaînon militaire de cette alliance. Le territoire turc est devenu le pays hôte de tous les Frères musulmans condamnés et expulsés de leur pays d’origine[7].

Néanmoins, cette confrérie se heurte à l’opposition de plus en plus vive de la part des Saoudiens et des Émiratis. En effet, Riyad et Abu Dhabi veulent annihiler l’influence des Frères musulmans au Moyen-Orient. Cette lutte contre le Qatar et la Turquie se matérialise par des affrontements entre factions opposées en Syrie et en Libye. Dernièrement, l’Égypte d’Abdel Fatah Al-Sissi a menacé la Turquie d’une intervention militaire en Libye, si la ville de Syrte venait à tomber. Ce contentieux entre les deux pays remonte au coup d’État militaire en 2013 contre le Président Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans[8]. Ainsi, on assiste donc à une guerre par procuration de deux visions différentes de l‘Islam.

Durant la décennie 2010, la Turquie avait fait le choix d’une politique de « zéro problème avec les voisins ». Aujourd’hui, Ankara est au centre des bouleversements régionaux. En nostalgique de la gloire d’un Empire déchu, Erdogan n’hésite pas à utiliser la force militaire pour assoir ses visées hégémoniques sur la Méditerranée orientale.


[1] https://www.monorient.fr/index.php/2020/06/03/partie-ii-lempire-ottoman-lhomme-malade-de-leurope/

[2] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/06/18/de-la-syrie-a-la-libye-le-projet-neo-ottoman-d-erdogan_6043286_3210.html

[3] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/06/17/la-turquie-lance-une-operation-terrestre-contre-le-pkk-dans-le-nord-de-l-irak_6043159_3210.html

[4] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/06/05/le-gaz-au-centre-de-l-engagement-militaire-turc-en-libye_6041879_3212.html

[5] http://www.opex360.com/2020/06/12/la-turquie-fait-une-demonstration-de-force-en-mediterranee-et-envisage-detablir-deux-bases-permanentes-en-libye/

[6] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/06/17/paris-denonce-une-man-uvre-turque-recente-extremement-agressive-en-mediterranee_6043175_3210.html

[7] http://fmes-france.org/linfluence-des-freres-musulmans-sur-la-politique-regionale-de-la-turquie-par-ana-pouvreau/

[8] https://www.lefigaro.fr/international/l-egypte-se-dit-prete-a-intervenir-directement-en-libye-20200621

Partie III – La naissance de la Turquie moderne.

Comment, à l’issue de la Grande Guerre (1914-1918) et sur les ruines d’Empire criblé de dettes, à la merci de ses créanciers, la Turquie parvient-elle à s’ériger en nouvel Etat indépendant, voué à devenir en l’espace de quelques années seulement une puissance régionale incontestée et un acteur central des relations internationales pour les décennies à venir ?

33 ans de règne hamidien ; absolutisme et dissidences.

La parenthèse libérale que constituent les Tanzimats s’avéra être de courte durée ; en 1878, le sultan Abdülhamid II (1876-1909) abolit la constitution promulguée deux ans plus tôt. Cette décision a pour effet de suspendre le parlement et de rétablir un régime autoritaire, fondé sur la pratique de la censure et de la surveillance. Si les réformes continuent, elles séduisent avant tout les franges les plus conservatrices de la société ottomane : le pouvoir s’islamise. Le sultan se fait appeler Abdülhamid le Pieux et met en exergue sa fonction de calife.

Consécutivement au traité de Berlin (1878), la suprématie ottomane sur les Balkans est déjà presque un souvenir. Pourtant, de minces possessions territoriales, en Thrace ou encore en Macédoine, confèrent encore à l’Empire une certaine assise européenne. En restaurant l’ordre, le sultan cherche à garantir la stabilité d’un Empire qui, tout en se repliant sur son noyau anatolien, assure un contrôle accru de ses périphéries, dont la loyauté apparait essentielle à son intégrité et à sa pérennité.

Tandis que l’identité de l’Empire se resserre autour de la religion musulmane et de ses origines turciques, les minorités ethniques et confessionnelles, exclues du pouvoir, s’organisent et se politisent. En 1880, à l’est de l’Anatolie, les troupes du sultan mâtent une révolte kurde de grande ampleur. La minorité arménienne suscite quant à elle la méfiance de l’Etat hamidien et catalyse les rancoeurs. En 1894, une révolte arménienne qui éclate à Sassoun est très lourdement réprimée. Pendant deux ans, plusieurs massacres dits « hamidiens » sont perpétrés dans diverses villes de l’Empire et à Istanbul même. Ces évènements valent à Abdülhamid le surnom de « sultan rouge ». On évalue aujourd’hui le nombre de victimes entre 100 000 et 300 000 [1].

Au Liban, en Egypte mais aussi en Syrie et au Yémen, où le développement de la presse a favorisé la circulation d’idées venues du Vieux continent, la révolte gronde également. Un mouvement de renaissance intellectuelle et culturelle arabe voit le jour sous le nom de Nahda, porté par des penseurs issus des minorités chrétiennes et des élites musulmanes arabes. Si le mouvement est dans un premier temps scientifique et littéraire, il prend bientôt une tournure politique et contestataire ; les deux figures de proue de la Nahda, Djemâl ad-Dîn al-Afghâni (1838-1897) et Mohamed Abduh (1849-1905), dénoncent l’autoritarisme du sultan, ce qui leur vaut d’être contraints à l’exil.

Le triomphe du nationalisme : le comité Union et Progrès.

Dans ce contexte, le sultan est relativement indifférent à la naissance, en 1889, du Comité d’Union musulmane (Ittihad-i Osmani Cemiyeti), qui deviendra le Comité Union et Progrès. Le comité est fondé par quatre étudiants de l’école militaire de médecine d’Istanbul, bientôt rejoins par d’autres étudiants stambouliotes. Ces « jeunes turcs » (Jöntürkler) sont influencés par l’esprit de réforme des Tanzimats, mais également par celui de la Révolution française. Ils réclament le retour de la constitution de 1876. En 1906, un nouveau groupe plus radical, l’Organisation ottomane pour la liberté, voit le jour au sein de l’école militaire de Salonique, en Macédoine. [2] Cette organisation ne tarde pas à fusionner avec le Comité Union et progrès, sur lequel elle prend l’ascendant. En décembre 1907, le comité lance une insurrection en Macédoine. Les forces militaires dépêchées par le sultan pour réprimer le soulèvement se rallient à la dissidence. Le 23 juillet 1908, Abdulhamid accepte le rétablissement de la Constitution. Les partis politiques sont autorisés et une nouvelle assemblée élue entre en fonction au mois de décembre 1908. La liberté d’expression, d’association et de presse sont rétablies.

La période d’effervescence qui succède à trente-trois ans de règne autoritaire est toutefois interrompue par une insurrection militaire à Istanbul, au mois de mars 1909. [3] Le soulèvement est brutalement réprimé par les forces militaires loyales au comité. Le sultan, perçu comme une menace à la révolution, est destitué. Dès lors, le comité impose le zapt-u-rapt, « ordre et discipline », afin d’étouffer toute opposition. Le jeune pouvoir vise à constituer un Etat fort et centralisé, ce qui doit permettre de garantir l’intégrité territoriale de l’Empire. Mais en dépit de profondes réformes entreprises en vue de la modernisation et de la sécularisation de l’Etat, la soif de liberté qui agite les peuples de l’Empire ne tarit pas. Les deux guerres balkaniques, qui opposent entre octobre 1912 et juillet 1913 l’Empire à la Serbie, au Monténégro, à la Grèce et à la Bulgarie, le dépouille définitivement de ses positions européennes. La perte de la Macédoine, et donc de Salonique, base historique du Comité, ainsi que l’indépendance de l’Albanie, constituent une grave humiliation qui a pour conséquence de donner un nouveau souffle au mouvement Jeune-Turc. [4] Au mois de janvier 1913, un coup d’Etat met fin au pluralisme politique : le comité Union et procès s’impose en parti unique. [5]

L’Empire dans la Grande Guerre

Le 28 juillet 1914, la Première Guerre mondiale éclate. Le nouveau pouvoir issu du coup d’état, composé de trois hommes, Cemal Pacha (1872-1922), ministre de la marine, Enver Pacha (1881-1922), ministre de la guerre et Talat Pacha (1874-1921), ministre de l’intérieur, se range aux côtés de l’Allemagne et entre en guerre à l’automne 1914. L’armée ottomane, bien qu’encadrée par des officiers allemands et soutenue financièrement par l’Allemagne, essuie rapidement de lourdes défaites. En 1916, la Révolte arabe, emmenée par le chérif Hussein de la Mecque, auquel la Grande-Bretagne a promis un royaume indépendant à l’issue de la guerre, emporte l’ensemble des provinces arabes de l’Empire.

Tandis que la disparition de ce dernier apparait inéluctable, le pouvoir se replie sur la condamnation de ce qu’il considère comme un ennemi de l’intérieur ; la minorité arménienne, dont les membres sont soupçonnés de fomenter le renversement du régime unioniste. Le 24 avril 1915, plusieurs centaines de dignitaires arméniens d’Istanbul sont déportés. Le 27 mai 1915, la loi sur la déportation (Tehcir Kanunu) met en place une politique officielle de déportation massive à l’échelle de l’ensemble du territoire anatolien. 1,3 millions d’arméniens auraient trouvé la mort entre 1915 et 1916. [6] D’autres populations de confession chrétienne sont également décimées ; grecs orthodoxes, araméens, syriaques et yézidis.

L’avènement de la république de Turquie.

Tandis que la signature de l’armistice de Moudros, le 30 octobre 1918, acte la reddition des troupes ottomanes, les trois dirigeants unionistes, Cemal, Enver et Talat ont déjà pris la fuite vers l’Allemagne. [7] Les troupes françaises, britanniques et italiennes entament alors l’occupation de territoires exsangues. C’est le débarquement des troupes grecques – bien décidées à fonder une « Grande Grèce » sur les pourtours de la mer Egée – à Izmir, au mois de mai 1919, qui provoque un sursaut nationaliste au sein de la population anatolienne. Le général Mustafa Kemal, reconnu comme héros de guerre pour avoir remporté la bataille des Dardanelles (1915-1916), prend la tête de la résistance à l’occupation. Parallèlement, il convoque à Ankara, le 23 avril 1920, une « Grande Assemblée nationale de Turquie ». Kemal, alors chef de l’exécutif et de l’armée, devient président de l’assemblée et possède dès lors les pleins pouvoirs. Le traité de Sèvres, signé le 10 août 1920, organise le démembrement de l’Empire. Il prévoit le partage de ses territoires en zones d’influence sous contrôle français, britannique, italien et international (sous mandat de la Société des nations, organisation internationale pour la paix fondée en 1919), la création d’une Arménie et d’un Kurdistan indépendants, ainsi que la cession de territoires anatoliens à la Grèce. Le traité est unanimement rejeté par l’assemblée et la guerre d’indépendance menée tambour battant par les troupes kémalistes ; au mois d’octobre 1922, les contingents grecs et Alliés ont évacué l’Anatolie, Istanbul est libérée. [8]

Dès lors, Mustafa Kemal a les mains libres pour entreprendre l’édification d’un Etat moderne et souverain, démocratique et national, selon ses voeux. Le 1er novembre 1922, le sultanat est aboli. Dans le même temps, une nouvelle conférence de paix s’ouvre à Lausanne. Le traité qui en découle, signé le 24 juillet 1923, annule le traité de Sèvres. Les frontières de la Turquie actuelle sont définies et la perspective d’un Etat kurde autonome définitivement rejetée. [9] Le traité entérine également d’importants échanges de population ; un million et demi de grecs sont expulsés d’Anatolie tandis que 500 000 Turcs de Macédoine en prennent le chemin. [10] Fort de cette victoire et de sa majorité au sein de l’assemblée, Kemal fonde le Parti républicain du peuple (CHF: Cumhuriyet Halk Fırkası) au mois de septembre 1923. Le 29 octobre 1923, la République de Turquie est proclamée, actant ainsi la disparition de l’Empire ottoman. Mustafa Kemal, « Père des Turcs » (Atatürk) est le premier président de ce nouvel Etat. [11]

Bibliographie

[1] BOZARSLAN Hamit, Histoire de la Turquie de l’Empire ottoman à nos jours, Texto, Tallandier, Paris, 2015

[2] LEMIRE Vincent, « La révolution des Jeunes-Turcs, entre Orient et Occident », Mathilde Larrère éd., Révolutions. Quand les peuples font l’histoire. Belin, 2013, pp. 94-101.

[3] GEORGEON François, « 1908 : la folle saison des Jeunes-Turcs », L’Histoire, vol. 334, no. 9, 2008, pp. 72-77

[4] DIGNAT Alain, 18 octobre 1912, D’une guerre balkanique à l’autre, Hérodote, 14/10/2019

[5] ROMEO Lisa, Jeunes-Turcs et révolution de 1908 dans l’Empire ottoman, Les Clés du Moyen-Orient, 13/10/2010

[6] Le génocide des Arméniens, site internet du Mémorial de la Shoah

[7] SA, L’armistice de Moudros, Euronews, 21/07/2014

[8] BOZARSLAN Hamit, « 14. La fin de l’Empire ottoman (1918-1922) », Patrice Gueniffey éd., La fin des Empires. Éditions Perrin, 2016, pp. 311-326

[9] DIGNAT Alain, 24 juillet 1923, Le traité de Lausanne fonde la Turquie, Hérodote, 11/07/2018

[10] GASPARD Armand, Eclairage. Le Traité de Lausanne du 24 juillet 1923: jour de gloire pour les uns, jour de deuil pour les autres, Le Temps, 24/07/1998

[11] GEORGEON François, Atatürk, ou la naissance de la Turquie moderne, L’Histoire, n°206, 01/1997

Partie II – L’Empire ottoman: « L’homme malade » de l’Europe

« Nous avons sur les bras (…) un homme très malade; ce serait, je vous le dis franchement, un grand malheur si, un de ces jours, il venait à nous échapper, surtout avant que toutes les dispositions nécessaires fussent prises », aurait déclaré le tsar Nicolas Ier de Russie, en 1853. A l’aube du XVIIIe siècle, l’Empire ottoman n’est déjà plus la puissante conquérante dont les assauts répétés menaçaient  autrefois l’Europe. Bien au contraire, c’est maintenant au tour des puissances européennes de s’immiscer dans les affaires de l’Empire, affaibli sur les plans économique et militaire, afin de tenter de tirer parti de ses vulnérabilités et de faire mainmise sur ses territoires. [1]

La Russie : un adversaire de taille

Le traité de Karlowitz, signé le 26 janvier 1699, ampute l’Empire de territoires clés, pour les restituer aux puissances européennes ; la Hongrie et la Transylvanie sont notamment perdues au profit de l’Autriche. Pour la première fois, l’Empire recule et son assise européenne vacille. Un nouvel acteur majeur s’affirme et ne tarde pas à se liguer contre les Ottomans, aux côtés des puissances occidentales : la Russie du tsar Pierre-le-Grand. [2]

L’Empire, quant à lui, s’illustre peu sur le plan militaire. Défait par les troupes de Venise et du Saint-Empire, le sultan doit signer, en 1718, le traité de Passarowitz, qui entérine la perte de la Serbie. La signature de ce traité marque toutefois l’ouverture d’une courte période de paix et de renaissance intellectuelle, qui durera jusqu’en 1730. Elle est nommée « L’Ère des Tulipes » (en turc Lâle devri), en raison du grand nombre de variétés de tulipes cultivées et créées au sein du palais, sous le règne du sultan Ahmet III (1703-1730), réputé poète. Le sultan et sa cour s’ouvrent sur l’Occident, fascinés par le système éducatif, l’architecture ou encore l’urbanisme des grandes capitales européennes. [3]

La menace russe plane cependant. Une série de conflits, qui voit l’Ottoman de plus en plus affaibli, oppose les deux puissances. La Russie cherche à se ménager des débouchés maritimes, en particulier vers la mer Noire ; dès 1736, ses armées traversent la Crimée, sous contrôle ottoman, mais sont repoussées avant d’atteindre leur objectif. En 1770, les forces russes anéantissent la flotte ottomane à Tchesmé, sur la côte ouest de l’Anatolie, et circulent désormais librement en Méditerranée orientale. Le traité de Kütchük-Kaïnardji (1774), conclu entre l’Empire ottoman et la Russie de Catherine II, accorde enfin à cette dernière  le droit de libre navigation en mer Noire, ainsi que plusieurs territoires stratégiques et des privilèges commerciaux. La Crimée passe sous contrôle russe et l’Empire ottoman doit s’acquitter d’une indemnité de guerre colossale auprès de la Russie. [4]

Il faut attendre 1856 et la signature du Traité de Paris, qui met fin à la guerre de Crimée (1853-1856), pour qu’un status quo soit temporairement établi entre les deux empires et un coup d’arrêt mis à l’expansionnisme russe dans les Balkans. Le traité entérine également la neutralité de la mer Noire, en y interdisant la circulation de navires de guerre. [5]

L’Empire ottoman, entre impérialismes occidentaux et éveil des minorités.

L’année 1774 marque l’ouverture de la « Question d’Orient », une expression qui désigne la lutte que se livrent les puissances européennes pour la domination des Balkans et de la Méditerranée orientale jusqu’au démembrement de l’Empire, au début du XXe siècle. La Russie ambitionne de prendre le contrôle des Détroits (du Bosphore et des Dardanelles). L’Angleterre s’inquiète, pour sa part, des velléités expansionnistes russes : elle craint que celle-ci ne se mette en travers de sa route vers les Indes. La France, quant à elle, fait valoir son influence diplomatique et culturelle sur la région du Levant.

Ce faisant, les vastes territoires de l’Empire semblent en partie échapper à son contrôle. Le sultan doit faire face au défi que représente l’affirmation de ses minorités, qui réclament une plus grande autonomie. Les grandes puissances ne manquent pas de soutenir et d’instrumentaliser cette quête d’indépendance. La Russie se proclame protectrice des orthodoxes et des slaves, la France des chrétiens d’Orient. Ainsi, la guerre d’indépendance grecque (1821-1829), est marquée par le soutien actif de la France, de l’Angleterre et de la Russie au peuple grec. L’indépendance de la Grèce, arrachée en 1830, est un véritable séisme pour l’Empire, dont l’onde de choc s’imprime durablement dans les Balkans ; en 1875, de nouvelles révoltes éclatent en Bosnie-Herzégovine. En 1876, c’est au tour des peuples bulgare et des serbe de se soulever.

Le Proche-Orient et l’Afrique du nord ne sont pas en reste et le cas de l’Egypte constitue à ce titre un exemple emblématique. Ce territoire est alors administré par un dirigeant envoyé par le sultan. Portant le titre de « pacha », il est notamment en charge de la collecte de l’impôt. Dès 1805, Mehmet Ali Pacha prend le pouvoir de l’Egypte, qu’il dirige jusqu’en 1848. [6]  Entre 1832 et 1840, il parvient à conquérir un territoire qui correspond à l’actuelle Syrie. Menacé par les troupes ottomanes alliées aux britanniques, il accepte de se retirer mais reçoit en échange le titre de vice-roi d’Egypte, qu’il transmet à sa descendance. [7]

Le traité de Berlin, conclu en 1878, acte enfin la fragmentation de l’Empire, que se partagent les grandes puissances étrangères. La France obtient l’autorisation d’occuper la Tunisie, le Royaume-Uni l’île de Chypre, l’Italie la Tripolitaine (actuelle Libye). Les provinces caucasiennes de Kars et d’Ardahan, disputées par la Russie depuis 1731, lui sont cédées.  [8] Le traité entérine également l’indépendance de la Roumanie, du Monténégro et de la Serbie. L’Empire, amputé d’un cinquième de sa population, en très grande majorité dans ses provinces européennes, se recentre sur le monde musulman. [9]

Les Tanzimats, derniers sursauts d’un Empire moribond ?

Face aux pressions exercées de toutes parts contre l’Empire, le sultan Selim III (1789-1807) est le premier à tenter d’engager des réformes. A l’instar de son aïeul Ahmet III, possède un fort attrait pour l’Occident. Il est le premier souverain ottoman à ouvrir des ambassades permanentes dans les capitales européennes ; les titulaires doivent envoyer régulièrement à Istanbul des rapports sur les pays où ils ont été nommés. Il entreprend de réformer l’armée en créant de nouveaux corps militaires, entraînés à l’européenne et commandés par des officiers européens. Ces ambitions réformatrices ne font pas l’unanimité : il est destitué, puis assassiné par les janissaires, un ordre militaire qui, chargé dès les premiers siècles de l’Empire de la garde rapprochée du sultan, a gagné en nombre et en puissance au point de devenir un véritable contre pouvoir, opposé à l’action du souverain. [10]

Mahmud II (1808-1839) achève les réformes entreprises par Selim III. Il supprime le corps des janissaires en 1826. Il faut cependant attendre le règne du sultan Abdülmecid Ier (1839-1861) pour que des réformes politiques et sociales de grande ampleur soient mises en oeuvre ; elles prennent le nom de Tanzimat (« réorganisations »). [11] Un premier document important ouvre cette ère réformatrice ; il s’agit du rescrit impérial de Gülhâne, qui parait le 3 novembre 1839. Fait exceptionnel car contraire à la loi coranique, le sultan y proclame l’égalité de tous les sujets de l’Empire devant la loi, indépendamment de leur religion. Il prévoit également la réforme de l’enseignement, de la fiscalité et de la justice et s’engage pour la première fois à limiter ses propres pouvoirs, instaurant ainsi un régime absolutiste éclairé, à l’européenne.

Le second document majeur est le Hatt-ı Hümayun (« Rescrit impérial ») du 25 février 1856. Le sultan y affirme son ambition d’établir une égalité entre les groupes confessionnels qui peuplent l’Empire ; c’est l’introduction de la liberté de culte.

Dans les années 1850, l’Empire est réformé en profondeur. L’appareil d’Etat est modernisé, les infrastructures de transport révolutionnées, de même que le commerce et l’éducation. Sur le modèle occidental, l’Empire se dote de plusieurs Codes (pénal, agraire, commercial, etc). En 1876, la promulgation de la Loi fondamentale ou Constitution ottomane par le sultan Abdülhamid II (1876-1909), constitue la pierre d’achoppement de cet édifice. Elle met en place un parlement élu, définit avec précision les prérogatives du sultan ainsi que les droits et devoirs des sujets de l’Empire. [12]

Toutefois, ces réformes possèdent un coût élevé. Afin de les financer, l’Empire contracte des emprunts auprès des puissances européennes. En 1881, il se trouve dans une situation de banqueroute, dans l’incapacité de régler ses dettes. L’économie ottomane est alors mise sous tutelle. La France, l’Angleterre et l’Autriche créent une administration de la dette publique au sein même de l’Empire. Cette entité (en turc Duyun-u Umumiye) se comporte comme un Etat dans l’Etat ; elle possède ses propres forces armées et ponctionne chaque année entre un quart et un tiers des ressources de l’Empire afin de rembourser ses créanciers. [13]

Le processus de modernisation entrepris par les sultans ottomans au début du XIXe siècle, est à double tranchant. D’une part, il permet à l’Empire, durablement transformé, d’entrer dans la modernité. D’autre part, les puissances européennes ne cessent d’affermir leur emprise sur un Empire qui n’a plus les moyens de ses ambitions.

Bibliographie :

[1] SARGA Moussa, « La métaphore de «l’homme malade» dans les récits de voyage en Orient », Romantisme, vol. 131, no. 1, 2006, pp. 19-28.

[2] Lucrèce, Empire ottoman, de l’essor au déclin (XIVe-XIXe), Histoire pour tous de France et du monde, 27/03/20

[3] LÉVÊQUE Guillaume, TÓTH Ferenz, La guerre des Russes et des Autrichiens contre l’empire ottoman 1736-1739, La Cliothèque, 02/08/2011

[4] COCQUET Marion, La Crimée en dix moments clés, Le Point, 07/03/2014

[5] DIGNAT Alain, 30 mars 1856, Le traité de Paris met fin à la guerre de Crimée, Hérodote, 28/03/2020

[6] COUDERC Anne, « L’Europe et la Grèce, 1821-1830. Le Concert européen face à l’émergence d’un État-nation », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, vol. 42, no. 2, 2015, pp. 47-74

[7] KRUSE Clémentine, Méhémet Ali, le fondateur de l’Egypte moderne ?, Les Clés du Moyen-Orient, 24/02/2012 

[8] FIGEAC Jean-François, « 21 – La crise d’Orient (1839-1841) et l’opinion publique française : des débats intellectuels à l’origine de la définition d’une élite culturelle », Laurent Coste éd., Élites et crises du XVIe au XXIe siècle. Europe et Outre-mer. Armand Colin, 2014, pp. 301-318

[9] SA, Les Balkans de 1875 à 1913 et la Première Guerre mondiale, Histoire de la France, de ses souverains et de ses républiques, Document n.162, 10/11/2018

[10] LEMARCHAND Guy, Éléments de la crise de l’Empire ottoman sous Sélim III (1789-1807), Annales historiques de la Révolution française, 329, 2002, pp. 141-159.

[11] MONEGHETTI Merryl, Épisode 7 : « Réformer et reformer l’Etat et la société », L’Empire ottoman et la Turquie face à l’Occident, les années 1820-1830, Les cours du Collège de France, France Culture, 15/10/2019, 58 minutes

[12] DIGNAT Alain, 3 novembre 1839, la Sublime Porte se réforme, Hérodote, 29/10/2019

[13] BOZARSLAN Hamit, Histoire de la Turquie de l’Empire ottoman à nos jours, Texto, Tallandier, Paris, 2015, pp. 153-185

L’Empire ottoman – Partie I : de l’Asie centrale aux rives méditerranéennes, un désir d’Occident.

Une irrésistible poussée vers l’Occident ; ainsi peut être caractérisée l’histoire plus de six fois centenaire de l’Empire ottoman dont les fondateurs, peuples nomades venus d’Asie centrale, ont rejoint l’Anatolie avant de s’emparer des rives orientales de la Méditerranée et des Balkans, jusqu’à venir frapper aux portes de Vienne, en 1683. Au fil des siècles et des conquêtes, ils ont ainsi fait de leur capitale, Istanbul, la clé de voute d’un édifice monumental unissant Orient et Occident, le coeur d’un Empire vaste de 5 200 000 km2 à son apogée.

L’Empire ottoman du XIVe au XVIIe (Encyclopédie Larousse)

Emergence de l’Empire ottoman ; des steppes d’Asie centrale aux plaines d’Anatolie.

Entre le Xe et le XIIIe siècle, l’Empire byzantin (330-1453), héritier de l’Empire romain antique, qui a pour capitale Constantinople, vit ses dernières heures de gloire tandis que des migrations de peuples turciques (turcs Oghouz) s’effectuent depuis l’Asie centrale vers l’Anatolie. Ces migrations ont donné naissance à deux Empires. Le premier est l’Empire seldjoukide (1037–1194), qui s’étend de l’ouest de l’Anatolie à l’Asie centrale, en passant par la côte levantine et le golfe Persique. Au XIIIe siècle, sa puissance s’étiole ; les ancêtres des sultans ottomans accomplissent alors leurs premiers faits d’armes. Il s’agit d’autres tribus turques qui se sont établies en marge des empires seldjoukide et byzantin, formant de petits royaumes que l’on nomme les Beylicats. Le beylik gouverné par le clan des Gazi se situe dans la région de l’actuelle Söğüt, au nord ouest de la Turquie. En 1299, leur chef de clan s’empare de la ville byzantine de Mocadène (actuelle Bilecik) et prend le titre d’Osman Ier ; l’Empire ottoman est né. Au début du XIVe siècle, la quasi-totalité de l’Anatolie est aux mains des Ottomans. [1] En 1326, ces derniers font de Brousse (Bursa) leur capitale. Dès 1354, les Ottomans atteignent la rive européenne, où ils prennent la ville de Gallipoli.

Sous le règne de Murat Ier (1359-1389), les troupes ottomanes poursuivent leur expansion. Elles entament la conquête des Balkans : l’actuelle Bulgarie, la Serbie et le Kosovo. Ce faisant, l’Empire se dote d’une autorité administrative : le Divan-u Hümayun, équivalent de notre conseil des ministres, placé sous la direction du Grand vizir.

Mais l’expansion ottomane connait un premier coup d’arrêt ; l’empire traverse, à la fin du XIVe siècle, une période de troubles nommée fetret (discorde, chaos). [2] En 1402, l’armée est ottomane est contrainte de capituler à Ankara face aux armées de Tamerlan (ou Timour) – fondateur d’un empire qui s’étend à son apogée de l’est de l’Anatolie à l’Asie centrale -, tient lieu d’élément déclencheur. Tamerlan se retire, épargnant le jeune Empire, qui s’avère cependant ébranlé : le sultan Bayezid Ier meurt prisonnier des forces timourides. Une violente guerre de succession oppose ses frères. Il faudra attendre le règne de Mourad II (1421-1451) pour que la situation se stabilise de nouveau et que les conquêtes reprennent ; face aux expéditions ottomanes, l’Empire byzantin affiche une résistance de moins en moins soutenue.

C’est au sultan Mehmet II dit le Conquérant (1451-1481) que revient enfin la prise de Constantinople, en 1453, actant la chute de l’Empire Byzantin, au grand dam des puissances européennes qui voient se rapprocher la menace ottomane. La ville est renommée Istanbul et faite capitale de l’Empire. Mehmet II achève la conquête des Balkans, confirmant l’ancrage ottoman sur le continent européen. Dès lors, l’Empire peut être considéré comme européen, son coeur politique se situant en Roumélie (ensemble des possessions européennes de l’Empire). Mehmet II se présente quant à lui comme kaiser (césar), dans la continuité des empereurs byzantins. Dans le même temps, il fait de l’Islam sunnite la religion d’Etat de l’Empire. Celui-ci oppose à l’Europe un islam conquérant. L’idéologie de la gaza (« guerre sacrée victorieuse ») galvanise les troupes ottomanes. Pour autant, l’Empire est d’emblée une entité multi-confessionnelle, compte-tenu du très grand nombre de non musulmans qui l’habitent. [3]

L’Ottoman aux portes de l’Europe : l’apogée de l’Empire.

Les successeurs de Mehmet II étendent l’Empire à l’Azerbaïdjan, aux territoires kurdes et aux provinces arabes : la Syrie, la Palestine et enfin l’Egypte, en 1517 [4]. La prise du Caire acte la chute du sultanat Mamelouk (1250-1517) qui s’étendait sur l’Égypte, le Levant et le Hedjaz. L’Empire, européen de par son centre géographique et musulman de confession, procède ainsi à un rééquilibrage en conquérant nombre de terres appartenant au monde arabe. Il s’ancre par ailleurs dans cet héritage et affirme la supériorité du sunnisme. Après avoir établit sa domination sur la Méditerranée orientale suite à une victoire contre la flotte vénitienne en 1503, l’Empire règne sans partage sur le monde musulman. Selim Ier dit « Le Terrible » (1512-1520) devient le premier calife, cependant que les villes saintes de l’Islam, la Mecque et Médine, ne sont pas encore placées sous contrôle ottoman. [5]

Empire safavide

Un opposant notoire émerge toutefois sur le front est de l’Empire : l’Empire safavide (1501–1736), situé à l’emplacement de l’actuel Iran. L’Etat persan et l’Empire ottoman s’affrontent du XVIe au XIXe siècle au cours de guerres récurrentes. On considère néanmoins que la frontière avec la Perse se stabilise dès 1514, à l’issue de la bataille de Çaldıran (actuelle province de Van, à l’extrémité est de la Turquie). La rivalité entre les deux puissances est non seulement territoriale mais également religieuse et idéologique ; le sunnisme ottoman s’oppose au chiisme safavide. [6]

Les rivalités entre l’Empire de Charles Quint et l’Empire de Soliman

Sous le règne de Soliman II (1520-1566), l’Empire atteint l’apogée de sa puissance. Une menace subsiste pourtant, l’Empire de Charles Quint, dont la puissance s’affirme à l’ouest de la Méditerranée. Fort de plusieurs victoires militaires, avec la prise de Belgrade (1521) puis la soumission de la Hongrie (1526), l’Ottoman fait face aux troupes de l’empereur du Saint-Empire aux portes de sa capitale, Vienne, en 1529. Soliman est vaincu et doit se retirer. C’est dans ce contexte que le sultan ottoman et le roi François Ier – également menacé par Charles Quint, qui cherche à prendre l’Italie – concluent une alliance historique. Le 4 février 1536, le traité dit des « Capitulations » est signé. Par ce traité, qui restera en vigueur jusqu’à la Première Guerre mondiale, le sultan offre aux navires français le privilège de faire du commerce avec tous les ports de l’empire ottoman. Il confie également au roi de France la protection des Lieux Saints et des populations chrétiennes de l’Empire. L’Empire, qui établie ainsi des relations privilégiées avec le royaume de France, commerce abondamment avec le monde occidental : Gênes, Venise, la Hollande et le Royaume-uni figurent parmi ses partenaires commerciaux. [7] En effet, l’action du sultan ne se limite pas au seul domaine militaire. Si les occidentaux le nomment Soliman « Le Magnifique », les Turcs lui préfèrent le qualificatif de « Législateur », pour avoir pourvu l’Empire de son code civil le plus abouti, le Kanun-i Osmani. En 1566, l’Empire a atteint sa superficie maximale. Il comprend les Balkans, l’Afrique du nord – exception faite du Maroc – et l’ensemble du Moyen-Orient jusqu’aux frontières de la Perse. Le sultan règne sur 21 millions d’âmes, soit 4,20% de la population mondiale de l’époque. [8]

L’Empire repoussé vers l’Asie ; le début d’un lent déclin.

A la suite du règne de Soliman, l’Empire entame un lent déclin, amorcé par la bataille de Lépante (1571), au nord de Péloponnèse. Cet affrontement historique oppose la flotte ottomane à celle de la Sainte-Ligue, une alliance fondée à l’initiative du pape Pie V et qui regroupe plusieurs Etats chrétiens occidentaux. La défaite ottomane marque la fin de la domination impériale sur la Méditerranée. Première grande victoire navale des forces chrétiennes sur les forces musulmanes, elle possède de plus une portée symbolique majeure. [9] A l’est, le souverain safavide Abbas Ier le Grand (1588-1629) repousse définitivement les ottomans hors de l’Iran occidental. A l’ouest, l’Europe se développe de manière exponentielle sur le plan économique, à la faveur de la récente découverte des Amériques et de l’ouverture d’une nouvelle route maritime vers les Indes. L’Empire ottoman, quant à lui, accumule le retard, aux prises avec des difficultés sur le plan de sa politique intérieure. En 1622, le sultan Osman II (1618-1622), désireux de réformer l’Empire, est assassiné. Son successeur, Ibrahim Ier (1640 à 1648), connait un sort similaire. [10]

Il faut attendre le règne de Mehmet IV (1648-1687) et le grand vizirat de Mehmet Koprülü (1575-1661), pour que l’Empire connaisse un nouveau sursaut. Entre 1656 et 1703, les membres de la famille Köprülü entreprennent son redressement sur les plans politique, économique et militaire. De nouvelles campagnes sont lancées vers l’Europe centrale, où l’Ottoman se heurte aux armées autrichiennes. En 1683, ses armées assiègent de nouveau Vienne, mais sont mises en déroute par les troupes menées par le roi de Pologne Jean III Sobieski. Les troupes européennes coalisées de la Sainte-Ligue poursuivent les troupes ottomanes dans leur retraite. Les deux armées se livrent une ultime bataille, la Grande guerre turque (1683-1699), dont l’enjeu est de bouter l’Ottoman hors d’Europe. Le conflit se solde par le traité de Karlowitz, au titre duquel de nombreux territoires européens sont retirés à l’Empire : le début d’un lent démembrement qui réduira, à terme, le géant ottoman à son coeur anatolien. [11]

Bibliographie :

[1] SCHMID Dorothée, La Turquie en 100 questions, Texto, Editions Tallandier, Paris, 2017, pp. 23-27

[2] BOZARSLAN Hamit, Histoire de la Turquie de l’Empire ottoman à nos jours, Texto, Tallandier, Paris, 2015, pp. 33-35

[3] SA, Empire ottoman, Encyclopédie Larousse en ligne

[4] CHAIGNE-OUDIN Anne-Lucie, l’Empire ottoman, Les Clés du Moyen-Orient, 01/12/10

[5] BILICI Faruk, L’Egypte ottomane, Dipnot, 01/12/15

[6] GHADERI-MAMELI Soheila, « L’histoire mouvementée des frontières orientales de la Turquie », Confluences Méditerranée, vol. 53, no. 2, 2005, pp. 91-102

[7] SOLNON Jean-François dir. « V. Les lys et le croissant », L’Empire ottoman et l’Europe, Éditions Perrin, 2017, pp. 121-144

[8] DIGNAT Alban, Soliman le Magnifique (1495 – 1566), un homme de la Renaissance, Hérodote, 22/02/20

[9] LARANE André, 7 octobre 1571, la flotte turque est détruite à Lépante, Hérodote, 21/06/19

[10] PIRONET Olivier, « Chronologie 1299-2013 », Le Monde diplomatique, Turquie : des ottomans aux islamistes, « Manière de voir » n.132, 12/2013 – 01/2014

[11] Lucrèce, Empire ottoman, de l’essor au déclin (XIVe-XIXe), Histoire pour tous de France et du monde, 27/03/20