L’Iran et le conflit syrien: renforcement du « front de la résistance »

Depuis 2011, la Syrie est plongée dans une guerre civile à la suite du mouvement de contestation populaire du « Printemps arabe ». Cette contestation, initialement pacifique dégénère en guerre civile. Le conflit syrien s’étant internationalisé, une multitude d’acteurs régionaux et internationaux sont intervenus dans ce conflit. La République islamique d’Iran, fervent allié du régime syrien et acteur incontournable du conflit, défend à tout prix le régime de Bachar el-Assad au côté de la Russie. Cet article en deux parties a pour objectif d’analyser la politique syrienne de l’Iran et ses répercussions dans la région. L’implication iranienne soulève plusieurs interrogations aussi bien du côté des chercheurs que des politiciens.


Réalisation : Axel Schwoerer, 2020.                          
Sources : Hourcade, 2018 ; Piven, 2012 ; Renard, 2015.

Une alliance stratégique établie pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988)

L’alliance entre l’Iran et la Syrie remonte aux années 1980. Cette alliance stratégique s’explique par le rejet mutuel de l’Irak de Saddam Hussein (1937-2006). En 1979, la République islamique est proclamée par l’ayatollah Rouhollah Khomeyni (1902-1980) dont les fondements sont le rejet d’un nouvel ordre mondial, l’anti-américanisme et l’antisionisme. L’Iran s’est rapidement retrouvé isolé sur la scène régionale et internationale du fait de la nature de son régime politique, ses voisins craignant un export de son islam révolutionnaire, qui est l’une des doctrines phares de l’Iran khomeyniste.

Au lendemain de la Révolution islamique de 1979, la Syrie est le seul pays arabe qui soit allié de l’Iran. Dans un premier temps, cette alliance lui permet d’avoir un soutien politique contre l’Irak. Par la suite, le territoire syrien permet l’établissement d’une tête de pont idéologique, politique et militaire contre Israël et les rivaux de l’Iran (Arabie saoudite et États-Unis). Afin de contourner l’isolement international et régional, la lutte contre Israël était un moyen d’entrer dans le monde musulman (Dalle, Glasman, 2016, p. 246) faisant de la Syrie une porte d’entrée dans le Moyen-Orient arabe qui est d’une importance géopolitique dans la politique étrangère de l’Iran.

Des enjeux sécuritaires

Dès le début du conflit en 2011, l’Iran a été l’un des premiers acteurs étatiques à intervenir afin de sauver le régime de Bachar al-Assad, longtemps son seul allié dans la région. Le gouvernement iranien ne souhaitait pas l’avènement d’un pouvoir syrien favorable aux États-Unis ou à l’Arabie saoudite qui aurait pu compromettre les ambitions régionales de l’Iran. En effet, la Syrie est considérée par les politiciens iraniens comme une « province stratégique » (Hourcade, 2015) et la chute de Damas provoquerait ainsi la chute de Bagdad. Dans ce scénario, l’Iran se retrouverait « encerclé » par des pouvoirs politiques instables à ses frontières qui seraient hostiles au régime iranien. L’émergence de l’organisation Etat islamique (OEI) en 2014 confirmera la crainte des Iraniens faisant de la Syrie et de l’Irak une priorité absolue dans la politique étrangère iranienne.

La République islamique d’Iran se situe à la lisière entre le Moyen-Orient (arabe), l’Asie centrale (ex-soviétique) et l’Asie de l’Ouest. Avec 8731 km de frontières dont 2700 maritimes, la protection des frontières est la priorité du gouvernement iranien qui se trouve frontalier avec des pays instables comme l’Afghanistan et l’Irak. La stratégie régionale de l’Iran est de délocaliser les conflits vers l’extérieur du territoire iranien afin de préserver l’intégrité du territoire (Therme, 2020, p. 34) et la survie du régime. A partir de 2014, le gouvernement iranien légitime sa présence en Syrie en prônant la lutte contre l’OEI (qui est d’ailleurs profondément antichiite et donc hostile au régime iranien) et la protection des frontières pour justifier son interventionnisme dans la région, ce qui est inacceptable pour d’autres pays de la région comme l’Arabie saoudite et Israël. En effet, la rhétorique iranienne basée sur la protection des frontières se nourrit des guerres régionales qui se situent à ses frontières. L’Afghanistan subit une guerre destructrice depuis 2001 et fait office de plaque tournante pour le trafic de drogue. L’Irak est instable depuis l’invasion américaine de 2003 et l’émergence de l’OEI en 2014.

Suite à ces interventions militaires successives, l’Iran se retrouve débarrassé de ses rivaux (Saddam Hussein en Irak et les Talibans en Afghanistan). Cependant, il y a désormais une présence militaire américaine directement aux frontières de l’Iran qui accentuera la peur des Iraniens d’être envahi par l’armée américaine et de subir le même sort que l’Irak ou l’Afghanistan.

Une lutte pour le leadership régional : rivalité avec l’Arabie saoudite

Le conflit syrien est un théâtre d’affrontement où l’ensemble des puissances (régionale et mondiale) s’affrontent de manière interposée comme l’Arabie saoudite et l’Iran, deux pays qui se disputent l’hégémonie régionale.

En 2011, l’administration iranienne s’est réjouie et a soutenu les printemps arabes. Elle a vu en ces révolutions successives une occasion de changement politique pour leurs rivaux. Cependant, l’ancien président iranien Mahmoud Ahmedinejad (en fonction de 2005 à 2013) s’est rapidement retrouvé en porte-à-faux face à son allié syrien où il affirmera dans un premier temps que le soulèvement syrien est un « complot international » visant à casser « l’axe de la résistance » allant de Téhéran à Beyrouth, en passant par Bagdad et Damas(Dalle, Glasman, 2016, p. 249). En effet, la République islamique a été très critique envers l’Arabie saoudite lors de la répression de la Révolution en 2011 au Bahreïn mais est restée très silencieuse face à la répression exercée par le gouvernement syrien. La question syrienne a provoqué des clivages au sein du gouvernement iranien où Ahmadinejad s’est retrouvé affaibli face au Guide suprême Ali Khamenei, qui possède la plus haute autorité politique et religieuse dans le système politique iranien.

L’Arabie saoudite et ses alliés considèrent la politique régionale de l’Iran comme étant « expansionniste », voire même « hégémonique », (Levallois, Therme, 2016 p.12). Ainsi, la Syrie est un territoire parmi d’autres où s’affrontent les deux puissances et se disputent l’hégémonie régionale et le leadership principalement par le biais de groupes proxies (milices, groupes armés para-étatiques, etc.). Par ailleurs, l’Arabie saoudite tente en vain d’établir un front anti-iranien afin d’y affaiblir son influence, quitte à soutenir officieusement la nébuleuse djihadiste.

Les objectifs politiques de l’Iran et de l’Arabie saoudite divergent. L’Iran soutient la Syrie car elle est perçue comme opposée à Israël et à un ordre mondial dominé par les États-Unis, ce qui correspond aux orientations révolutionnaires de l’Iran (Djalili, Kellner, 2016, p. 16). Pour l’Arabie saoudite, il est impensable qu’un pays non arabe s’occupe des affaires d’un pays arabe majoritairement sunnite. Au même titre que l’Iran, l’Arabie saoudite ne peut tolérer qu’un régime proche de l’Iran soit à ses frontières ce qui renforce le sentiment d’un « encerclement chiite » pouvant déstabiliser le régime saoudien. Pour les politologues Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner, la défense de la Syrie « c’est en fin de compte la défense de l’arabité et du sunnisme face à la menace perse et chiite » (2016, p. 16). Néanmoins, la rivalité Iran / Arabie saoudite n’est pas d’ordre confessionnelle et culturelle. Elle est avant tout d’ordre politique où l’Arabie saoudite cherche à tout prix à conserver son leadership dans la région et empêcher un « retour » de l’Iran sur la scène internationale et régionale.

Bibliographie

DALLE I., GLASMAN W., (2016), Le cauchemar syrien, Paris, Fayard, 400 p.

DJALILI M.-R., KELLNER T., (2016), L’Iran en 100 questions, Paris, Tallandier, 382 p.

HOURCADE B., (2015), « Les fondements de la politique iranienne en Syrie », Orient XXI, [en ligne]. URL : https://orientxxi.info/magazine/les-fondements-de-la-politique-iranienne-en-syrie,1042,1042

HOURCADE B., (2018), « L’Iran se réinvente en puissance régionale, Le Monde diplomatique, [en ligne]. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2018/02/HOURCADE/58373

LEVALLOIS A., THERME C., (2016), « Iran, Arabie saoudite : la guerre froide », Confluences Méditerranée, vol. 97, n°2, pp. 9-13. URL : https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2016-2-page-9.htm

PIVEN B., (2012), « Map : US bases encircle Iran », Al Jazeera, [en ligne]. URL : https://www.aljazeera.com/news/2012/5/1/map-us-bases-encircle-iran

RENARD C., (2015), « Russie : la carte des bases militaires à l’étranger », France Culture, [en ligne]. URL : https://www.franceculture.fr/geopolitique/russie-la-carte-des-bases-militaires-l-etranger

THERME C., (2020), « La stratégie de l’Iran : entre Realpolitik et Révolution », Politique étrangère, vol. Printemps, n°1, pp. 33-42. URL : https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2020-1-page-33.htm

Le numéro 2 d’al-Qaïda meurt assassiné en Iran : quels liens entre la théocratie chiite et le groupe djihadiste ?

Vendredi 13 Novembre, Le New York Times publie un rapport citant quatre actuels et anciens responsables du renseignement américain, affirmant que le deuxième plus haut dirigeant d’Al-Qaïda a été tué en Iran trois mois auparavant.[1]

Abdullah Ahmed Abdullah, également connu sous le nom de guerre Abu Muhammad al-Masri, était accusé d’être l’un des cerveaux des attaques de 1998 contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie, faisant 224 morts et des milliers de blessés. Il était l’un des 22 membres à l’origine de la liste du FBI des terroristes les plus recherchés (Most Wanted Terrorists). Le FBI offrait 10 millions de dollars pour toute information menant à son arrestation.

Description : The F.B.I. wanted poster for Abdullah Ahmed Abdullah, who went by the nom de guerre Abu Muhammad al-Masri.
Poster de recherche du FBI pour Abdullah Ahmed Abdullah, ou al-Masri. Source: New York Times (https://www.nytimes.com/2020/11/13/world/middleeast/al-masri-abdullah-qaeda-dead.html)

Il a été abattu dans les rues de Téhéran par deux assassins à moto le 7 août, date anniversaire des attaques contre l’ambassade, en même temps que sa fille Miriam, la veuve du fils d’Oussama ben Laden, Hamza ben Laden. Ce dernier avait lui-même été tué l’année dernière lors d’une opération antiterroriste américaine dans la région de l’Afghanistan et du Pakistan.

Deux des responsables sur lesquels s’appuie le rapport du New York Times ont déclaré qu’al-Masri avait été tué sur ordre des Etats-Unis par Kidon, une unité de l’agence israélienne de renseignement extérieur du Mossad, prétendument responsable de l’assassinat de cibles de grande valeur. En hébreu, Kidon signifie baïonnette ou « pointe de lance ».[2]

La CIA et le bureau du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, qui supervise le Mossad, ont refusé de commenter. Le porte-parole du ministère iranien des affaires étrangères, Saeed Khatibzadeh, a pour sa part nié l’assassinat et « toute présence de membres d’Al-Qaïda » en Iran, et a affirmé que ces allégations font partie du “complot iranophobe” américain. Le ministère iranien des affaires étrangères a accusé les États-Unis et Israël de tenter d’établir des liens entre l’Iran et al-Qaïda, dont l’existence serait “le résultat des mauvaises politiques adoptées par les États-Unis et leurs alliés dans la région », “afin qu’ils n’aient pas à assumer la responsabilité des actions meurtrières de ce groupe terroriste et d’autres groupes ».[3]

Deux décennies d’accusations américaines de collaboration entre l’Iran et al-Qaïda…

Les propos de Khatibzadeh, bien que certainement non véridiques, traduisent néanmoins également l’exaspération iranienne envers l’acharnement vingtenaire des décideurs politiques américains à établir des liens entre la république Islamique et le groupe terroriste.

En 2002, le Département d’État américain affirme que les membres d’Al-Qaïda jouissaient « d’un refuge virtuel [en Iran] et pouvaient même bénéficier de la protection d’éléments du gouvernement iranien ».[4]

En 2011, le département du Trésor accuse les autorités iraniennes d’aider Al-Qaïda, affirmant que le gouvernement iranien a conclu un accord avec les agents du groupe terroriste et qu’il autorise l’utilisation du pays comme point de transit pour l’acheminement de l’argent et des personnes du Golfe Persique vers le Pakistan et l’Afghanistan.[5]

Plus récemment, lors de l’annonce du retrait des États-Unis de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, le président Trump affirme que « le régime iranien est le principal État à soutenir la terreur… », soulignant le soutien de l’Iran aux « mandataires et milices terroristes comme le Hezbollah, le Hamas, les Talibans et al-Qaïda ».[6] Dans sa liste de demandes de changements dans le comportement iranien, le secrétaire d’État Mike Pompeo appelle l’Iran à « mettre fin au soutien aux talibans et aux autres terroristes en Afghanistan et dans la région, et à cesser d’héberger les hauts dirigeants d’al-Qaïda ».[7]

… Reçues avec scepticisme par des analystes plus nuancés

Ce genre d’affirmation de la part des décideurs politiques américains est généralement reçu avec scepticisme, et les analyses de chercheurs sont plus partagées dans leurs évaluations. Certains considèrent l’Iran et Al-Qaïda comme des ennemis implacables, soulignant leurs profondes différences idéologiques et leurs objectifs régionaux contradictoires. D’autres chercheurs ont constaté que l’Iran et Al-Qaïda étaient prêts à s’engager dans des formes de coopération tactique de bas niveau malgré l’animosité qu’ils entretiennent.[8]

Revenir sur la vie d’al-Masri au sein du djihad nous permet de faire la lumière sur la nature de la relation entre la république et le groupe armé, qui oscille entre des périodes d’hostilité et d’accommodement prudent.

Al-Masri était l’un des membres fondateurs d’al-Qaïda. Il s’est en effet engagé dans la guerre d’Afghanistan de 1979-1989 comme mujahideen, et quand, à la fin de la guerre, l’Égypte interdit le retour des mujahideen, il reste en Afghanistan où il rejoint finalement Ben Laden dans le groupe qui allait devenir le noyau fondateur d’Al-Qaïda. Il est inscrit sur la liste du groupe comme le septième de ses 170 fondateurs.[9]

Ben Laden en 1989 avec des mujahideen alors qu’il recrute pour son groupe terroriste. Source New York Times (https://www.nytimes.com/2011/05/02/world/02osama-bin-laden-obituary.html)

Années 90 : Du rapprochement à la coopération à la tolérance passive

Durant l’hiver 1991-1992, Ben Laden déplace la base d’opérations de son organisation de l’Afghanistan vers la capitale soudanaise, Khartoum, sur invitation du politicien islamiste Hassan al-Tourabi. Al-Masri et Saif al-Adel, un autre dirigeant important d’al-Qaïda, commencent à former militairement les personnes associées à al-Qaïda en Somalie et au Soudan.

C’est à cette époque que les premiers contacts entre l’Iran et al-Qaïda commencent. Al-Tourabi accueille alors un large éventail de groupes islamistes au Soudan dans le but de créer une confédération internationale du djihad. Il souhaite donc persuader les groupes sunnites et chiites de mettre de côté leurs divisions et de lutter contre leurs ennemis communs, et il met en contact des agents d’al-Qaïda et d’Iran. Peu après, les membres d’al-Qaïda s’entraînent à la fois en Iran et dans la vallée de la Bekaa au Liban auprès du Hezbollah, milice sponsorisée par l’Iran. Ben Laden aurait été particulièrement intéressé par l’utilisation des camions piégés, innovation de l’époque du Hezbollah pour attaquer les Marines américains, les forces françaises et l’ambassade américaine à Beyrouth.[10]

Les résultats de cette formation sont évidents dans les attaques de 1998 contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie: al-Qaïda utilise les méthodes du camion piégé et d’événements simultanés et géographiquement séparés, tactiques qui étaient jusqu’alors uniquement employées par le Hezbollah.[11] Ces attaques sont planifiées par al-Masri, qui a été placé à la tête des cellules d’Afrique de l’Est en 1996 lorsque le commandement d’al-Qaïda retourne en Afghanistan. Le succès de l’attaque vaut à al-Masri d’être nommé l’un des neufs membres du conseil de la shu’ra, l’organe directeur de l’organisation.[12]

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La secrétaire d’État des États-Unis parle avec un membre du FBI devant l’ambassade en Tanzanie. On voit dans le fond le camion-citerne utilisé pour l’explosion. Source : CNN (https://edition.cnn.com/2013/10/06/world/africa/africa-embassy-bombings-fast-facts/index.html)

Le retour en Afghanistan s’accompagne également de la création d’une alliance entre al-Qaïda et les Talibans, alors ennemis jurés de l’Iran. Cette alliance est l’un des facteurs qui refroidit à nouveau les relations entre l’Iran et al-Qaïda. Il semble néanmoins que jusqu’en 2001 les membres d’al-Qaïda sont en mesure d’utiliser l’Iran comme voie de passage pour se rendre en Afghanistan. Les analystes ne sont pas certains si le gouvernement iranien lui-même permet cela, ou si des individus au sein du régime, appartenant plus spécifiquement à la branche des renseignements des Gardiens de la Révolution, facilitent le passage de leur propre chef sans que les échelons supérieurs donnent leur aval ou soient même au courant.[13]

Post attentats de 2001 : rapports de force et négociations pour échanges de prisonniers

À la suite de l’invasion américaine de l’Afghanistan en 2003, al-Masri, et de nombreux autres membres d’al-Qaïda s’enfuient en Iran et se cachent dans la ville de Shírāz. Ils sont rapidement arrêtés par les autorités iraniennes, qui déportent rapidement les soldats mais conservent la garde des personnalités les plus importantes, dont al-Masri et des membres de la famille de Ben Laden. Al-Masri n’est apparemment jamais interrogé – ce qui semble indiquer que l’Iran veut les détenir non pas pour des renseignements mais comme monnaie d’échange dans un effort pour contrôler la menace potentielle d’Al-Qaïda.[14]

Cette supposition est étoffée par le fait qu’en 2007 al-Qaïda ouvre des négociations avec l’Iran pour la libération des prisonniers. Cela conduit à la libération de plusieurs membres de la famille de Ben Laden en 2011, et de cinq dirigeants d’al-Qaïda – dont al-Masri et Saif al-Adel – en 2015. Chaque fois, les prisonniers sont échangés contre des diplomates iraniens enlevés par al-Qaïda.

Des dirigeants d’al-Qaïda restent en Iran, soutien d’individus isolés ou du gouvernement ?

Saif al-Adel et al-Masri décident de rester en Iran, et différents rapports d’intelligence ont confirmé que depuis leur libération, al-Masri et Saif al-Adel ont continué à exercer leurs rôles de décideurs de haut-rang pour al-Qaïda depuis l’Iran. Notamment un compte-rendu de l’Équipe des Nations-Unies chargée de surveiller les sanctions contre Daech et al-Qaïda, rapporte les faits suivants :

«Des États Membres signalent qu’Aiman al-Zawahiri [le chef d’al-Qaïda depuis l’élimination de Ben Laden], en partie par l’entremise de hauts responsables d’al-Qaïda basés en République islamique d’Iran, à savoir Abu Muhammad Al-Masri et Sayf Al-Adl (Qdi.001), est en mesure d’influer sur la situation dans le nord-ouest de la République arabe syrienne. »[15]

Cette volonté supposée de l’Iran de laisser al-Qaïda opérer sur son sol ne devrait pas être surprenante, car l’Iran a une longue histoire de soutien aux groupes militants qui ne partagent pas sa vision idéologique afin de répondre aux priorités opérationnelles, comme la lutte contre ses ennemis.[16] Des analystes estiment néanmoins que le gouvernement  iranien n’est lui-même probablement pas impliqué dans le soutien à al-Masri et al-Adel qui leur permet de continuer à opérer depuis le sol iranien, mais qu’il s’agit plutôt du fait d’individus sympathiques à l’organisation.

Al-Qaïda a toujours mis l’accent sur son désalignement idéologique avec Téhéran

Enfin, il est important de comprendre que stratégiquement, al-Qaïda ne peut de son côté pas se permettre de trop grands rapprochements avec l’Iran : les préceptes idéologiques d’al-Qaïda méprisent en effet les chiites. Si la lutte contre l’Iran et les chiites n’est pas une priorité des dirigeants d’al-Qaïda, certains des membres du groupe leur vouent une haine farouche, et les volontaires chercheraient d’autres dirigeants s’ils croyaient que les chefs d’al-Qaïda travaillaient étroitement avec la théocratie chiite iranienne. Par conséquent, al-Qaïda a toujours mis l’accent sur son désalignement idéologique avec Téhéran, et s’est toujours tenu à l’écart d’une collaboration trop étroite avec l’Iran.[17]

Conclusion : accommodation pragmatique limitée, probablement pas une réelle coopération

En suivant la vie d’al-Masri au sein d’al-Qaïda, de l’Afghanistan au Soudan et jusqu’en Iran, nous voyons donc que les seules occurrences connues de réelle coopération entre l’Iran et al-Qaïda datent d’avant 2001 et les attentats du 11 septembre – auxquels, faut-il le rappeler, aucun citoyen iranien n’a participé, contrairement à ce que le président Bush semblait alors croire. Depuis lors, l’animosité idéologique entre la république islamique et le groupe armé a repris le dessus, en témoigne l’arrestation des agents d’al-Qaïda en 2003. Un doute persiste sur le niveau de tolérance de l’Iran envers les activités sur son sol d’individus comme al-Masri depuis leur libération en 2015, mais il s’agirait au plus d’une accommodation pragmatique à des niveaux limités. On ne saurait donc parler de coopération, et encore moins de connivence.


[1] https://www.nytimes.com/2020/11/13/world/middleeast/al-masri-abdullah-qaeda-dead.html

[2] https://apnews.com/article/embassies-israel-iran-dar-es-salaam-tanzania-1df82848c97cb11f0d82f50055faf7b5

[3] https://en.mfa.ir/portal/NewsView/617038

[4] Bryce Loidolt (2020): Al-Qaeda’s Iran Dilemma: Evidence from the Abbottabad Records, Studies in Conflict & Terrorism, DOI: 10.1080/1057610X.2020.1780011

[5] https://www.nytimes.com/2011/07/29/world/29terror.html?

[6] https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/remarks-president-trump-joint-comprehensive-plan-action/

[7] https://www.state.gov/after-the-deal-a-new-iran-strategy/

[8] Loidolt (2020): Al-Qaeda’s Iran Dilemma, 1

[9] https://ctc.usma.edu/next-line-lead-al-qaida-profile-abu-muhammad-al-masri/

[10] Paul Hastert (2007) Al Qaeda and Iran: Friends or Foes, or Somewhere in Between?, Studies in Conflict & Terrorism, 30:4, 327-336, DOI: 10.1080/10576100701200132

[11] Ibid.

[12] https://ctc.usma.edu/next-line-lead-al-qaida-profile-abu-muhammad-al-masri/

[13] Hastert, Al Qaeda and Iran, 332

[14] https://ctc.usma.edu/next-line-lead-al-qaida-profile-abu-muhammad-al-masri/

[15] “Vingt-deuxième rapport de l’Équipe d’appui analytique et de surveillance des sanctions présenté en application de la résolution 2368 (2017) concernant l’État islamique d’Iraq et du Levant (Daech), Al Qaida et les personnes et entités qui leur sont associées”, S/2018/705, https://www.un.org/sc/ctc/news/document/s-2018-705-twenty-second-report-analytical-support-sanctions-monitoring-team-submitted-pursuant-resolution-2368-2017-concerning-isil-daesh-al-qaida-associated/

[16] Nelly Lahoud, Stuart Caudill, Liam Collins, Gabriel Koehler-Derrick, Don Rassler, and Muhammad al-Ubaydi, Letters from Abbottabad: Bin Ladin Sidelined? (West Point, NY: The Combating Terrorism Center, 2012)

[17] Loidolt (2020): Al-Qaeda’s Iran Dilemma, 4

Les Houthis: une milice chiite yéménite au service de l’Iran ? (Partie 2/2)

L’histoire du Yémen est un imbroglio religieux et politique, résultat d’une succession de guerres et de colonisations menées par différentes puissances. Jamais réellement uni, le pays le plus pauvre du Moyen-Orient, subit au gré des périodes les influences des différentes mouvances salafistes, marxistes et chiites révolutionnaires… Les Chiites du pays, en proie à la marginalisation à l’instar des Chiites libanais dans les années 70, ont oeuvré à la renaissance de leur communauté zaydite à travers une révolution culturelle et une présence politique.

De mouvement intellectuel dans les années 80-90, il s’est transformé en une redoutable milice armée suite aux différents affrontements contre le pouvoir central à partir de 2004. De surcroît, l’intervention de la coalition arabe au Yémen depuis 2015, menée par l’Arabie saoudite, se révèle être un véritable bourbier économique et militaire. Le but initial était de saper rapidement l’influence iranienne dans ce pays limitrophe. Or, aujourd’hui en raison de la durée du conflit, des bombardements aléatoires de la coalition et du mutisme des dirigeants occidentaux, l’opinion internationale s’émeut et se scandalise face à cette guerre sous médiatisée.

Arabie saoudite- Iran : guerre par procuration au Yémen …

Au lendemain des affrontements en 2010, le pouvoir central est déliquescent. La contagion du « Printemps arabe » arrive au Yémen. De surcroît, la majeure partie de la population se soulève pacifiquement pour contester le manque de légitimité du gouvernement de Sanaa. C’est une aubaine pour les Houthis. Dans un premier temps, ils se greffent à ce mouvement fédérateur afin de s’intégrer sur l’échiquier politique national. Or, le projet de dialogue national pour une transition politique s’effectue sous l’égide des pays du Golfe, donc profondément opposé aux rebelles houthis. Dès lors, Ansar Allah ne reconnaît pas l’autorité du nouveau Président Abdrabbo Mansour Hadi. De son côté, l’ancien Président Saleh se rallie à ses anciens ennemis pour récupérer le pouvoir. En effet, les partisans de ce dernier fournissent aux Houthis de nombreux équipements militaires. Ceci permet dès 2014, au mouvement zaydite de sanctuariser ses acquis territoriaux tout en progressant rapidement vers la capitale Sanaa. Le mouvement devient peu à peu une puissance militaire capable de se déployer et de contrôler plusieurs régions stratégiques.

 En septembre 2014, les Houthis contrôlent plusieurs quartiers de la capitale. Le Président Hadi est contraint de fuir à Aden puis de se réfugier en Arabie saoudite. La situation est délétère. La mouvance terroriste (Al-Qaïda au Yémen ainsi que Daech) s’immisce durablement dans les affaires internes du pays. Elle diligente des attentas dans les mosquées zaydites pour se débarrasser de « ces chiites hérétiques ».

De plus, les évènements régionaux ont un impact sur la situation locale. L’accord sur le nucléaire iranien en juillet 2015 contrarie durement les desseins saoudiens. Pour eux, il faut impérativement lutter contre toute forme d’influence iranienne au Moyen-Orient, quitte à financer la nébuleuse djihadiste. C’est à partir de cette époque, qu’une coalition arabe regroupant 9 pays (Arabie saoudite, Bahreïn, Égypte, les Émirats Arabes Unis, Jordanie, Koweït, Maroc et Soudan) intervient militairement pour mettre fin à la rébellion houthis. Cette coalition reçoit l’aide matérielle et logistique non négligeable des Etats-Unis, de l’Angleterre, de la France et d’Israël. Les nombreux bombardements aléatoires sur les villages zaydites poussent de nombreuses tribus à rejoindre le mouvement houthis.

En raison de la durée des combats et de l’urgence de la situation humanitaire sur place, l’ancien Président Saleh se rapproche de l’Arabie saoudite pour tenter de négocier. Véritable pied de nez aux Houthis, il est assassiné en décembre 2017 lors d’un attentat, commis assurément par la rébellion zaydite.

À l’échelle régionale, les Houthis rejoignent « l’axe de la résistance » formé par l’Iran, les milices irakiennes chiites, l’armée syrienne de Bachar Al-Assad, le Hezbollah libanais et la résistance palestinienne. Les discours d’Abdul Malik Al-Houthi, leader du mouvement, corroborent cette analyse. L’idéologie anti-impérialiste iranienne s’enracine durablement dans les couches populaires zaydites. C’est dans une logique de chiisme politique révolutionnaire que l’Iran pérennise un réseau d’alliance hostile aux Etats-Unis, à Israël et à l’Arabie saoudite. De son côté, la coalition arabe, menée par Riyad, est engluée dans une guerre interminable qu’elle ne peut gagner. Les investissements massifs dans les armements européens contrastent avec le manque de résultat sur le terrain. Au contraire, ce sont mêmes les Houthis qui infligent de lourds dégâts à la coalition. C’est une défaite psychologique et militaire pour les principaux pays du Golfe.  Récemment, devant l’enlisement de la situation, ils ont été contraints d’envoyer une délégation pour négocier avec la rébellion.

Sur fond de rivalité irano-américaine

Grand allié de l’Arabie saoudite, Washington veut saper l’influence iranienne au Moyen-Orient, et cela passe par un soutien inconditionnel à l’offensive de Riyad contre les Houthis.  Néanmoins, cette guerre est plus longue et plus couteuse que prévue. La coalition arabe est embourbée au Yémen, les objectifs ne sont pas atteints, et pire encore, la rébellion yéménite inflige de nombreux dégâts aux troupes saoudiennes. Ansar Allah arrive même à bombarder des infrastructures pétrolières d’Aramco à Jeddah[1].

Plus l’Arabie saoudite s’enlise dans ce conflit, plus les Houthis sanctuarisent leurs acquis territoriaux. Ces derniers profitent des faiblesses de leurs ennemis régionaux pour avancer leurs pions. Perçus comme le bras armé de l’Iran, cette milice a pourtant une logique yéménite nationaliste. Compte tenu des ingérences extérieures et des nombreux bombardements, plusieurs tribus adhérent et soutiennent la résistance houthistes dans leur lutte pour la défense de la souveraineté nationale[2].

À l’échelle régionale, les récents accords entre les Émirats arabes unis et Israël confirment la rhétorique d’Ansar Allah comme quoi ils combattent « l’ennemi sioniste ». Washington a récemment déclaré son intention de placer la rébellion yéménite sur la liste des organisations terroristes[3]. Officieusement, c’est un moyen pour justifier la durée des combats et donc la vente d’armes à Abu Dhabi et à Riyad.

Aujourd’hui, force est de constater que la résistance Houthis est devenu un acteur incontournable de la scène régionale. En raison du mutisme des grands médias, ce mouvement est souvent assimilé au bras armé de l’Iran au Yémen, à l’instar du Hezbollah au Liban. Or, pour comprendre les desseins politiques de l’organisation, il faut se plonger dans l’histoire du zaydisme jusqu’à la révolution de 1962.

À la suite de la révolution iranienne en 1979, l’Iran parrainait cette communauté sous le prisme d’un éveil intellectuel et spirituel. Au gré des évènements et des tensions avec le pouvoir central, cette communauté s’est muée en une milice défendant son histoire et son identité pour l’intégrer sur l’échiquier national.

L’intervention de la coalition arabe déclenchée en 2015 est désastreuse. Elle a fait plus de 100 000 morts. La situation humanitaire est catastrophique. Cependant, les Houthis en sont les grands vainqueurs au détriment d’une coalition, menée par Riyad, de plus en plus critiquée par l’opinion internationale. En effet, Ansar Allah contrôle un quart du pays, et à peu près les deux tiers du « Yémen utile ». Les différents partis souhaitent dominer la zone du golfe d’Aden et le port d’Hodeidah, véritables zones stratégiques pour l’activité économique de la région. Or, l’issue du conflit semble incertaine tant les initiatives militaro-diplomatiques restent tributaires des exigences contradictoires des nombreux belligérants.

Le succès des Houthis résulte donc plus de l’incompétence de ses ennemis intérieurs et extérieurs que du prétendu et affirmé « soutien iranien ».

Bibliographie:

– Saoud El Mawla, « Le mouvement houthite au Yémen: d’une minorité politico-religieuse à une stratégie d’hégémonie », Maghreb-Machrek, 2018, p. 69-103

– François Frison-Roche, « Yémen: imbroglio politico-juridique, désastre humanitaire, impasse militaire », Institut français des relations internationales, 2017, p. 91-101

– Camille Verleuw, « Le chiisme paramilitaire », sécurité globale, 2017, p. 35-157


[1] https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20201124-arabie-saoudite-les-rebelles-houthis-revendiquent-l-attaque-d-une-installation-p%C3%A9troli%C3%A8re

[2] https://orientxxi.info/magazine/yemen-avec-de-tels-ennemis-les-houthistes-n-ont-pas-besoin-d-amis,4247

[3] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1751352/yemen-etats-unis-houthis-terroristes-donald-trump

La tournée de Mike Pompeo au Moyen-Orient : dernier coup de Trump contre l’Iran ?

L’administration américaine ne cache pas sa volonté d’isoler l’Iran et de l’asphyxier économiquement. Les Etats-Unis s’apprêtent à durcir encore un peu plus les sanctions contre Téhéran et ses alliés syriens et libanais[1]. Depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison blanche en janvier 2017, plusieurs mesures coercitives ont été prises. Dans une logique « d’endiguement » des intérêts iraniens au Proche et au Moyen-Orient, Washington a multiplié les sanctions et a rendu officiel ce qui était officieux. En effet, le rapprochement de plusieurs pays arabes avec Israël était le souhait de Donald Trump lui-même. Une pacification de la région selon les intérêts américains et israéliens pousse automatiquement l’Iran et ses principaux alliés à redouter la prochaine tournée du secrétaire d’État des Etats-Unis, Mike Pompeo au Moyen-Orient.

Alors que Donald Trump a admis pour la première fois sa défaite à l’élection présidentielle, cette visite de Mike Pompeo dans la région semble être la dernière avant l’investiture du nouveau Président Joe Biden. Serait-elle le prélude à une nouvelle montée des tensions avec l’Iran ?

https://fr.timesofisrael.com/netanyahu-va-rencontrer-pompeo-au-portugal/

Les accords Abraham : une pierre deux coups pour les Etats-Unis

Le 13 août 2020 un accord prévisible, première partie des accords dits d’Abraham, a été convenu entre Israël et les Émirats arabes unis. Cet accord, annoncé par Donald Trump, est le premier accord de normalisation entre Israël et un pays arabe depuis plus de 25 ans, et le troisième au total – après l’Égypte en 1979 puis la Jordanie en 1994. Celui-ci, signé le 15 septembre 2020, concerne plusieurs domaines dont le tourisme, l’établissement des vols directs et la sécurité.[1] L’importance de cet accord par rapport aux précédents est que les Émirats sont le premier pays du Golfe persique à normaliser ses relations avec l’État hébreu, ce qui risque de modifier définitivement le théâtre géopolitique de la région, notamment quant au rôle et à la présence de l’Iran – le principal ennemi d’Israël – dans cette zone. Un accord similaire a été conclu entre Israël et Bahreïn à la même date. Cette normalisation se concrétise alors que les tensions entre l’Iran et les Etats-Unis, Israël et certains pays arabes – notamment l’Arabie Saoudite – sont à leur paroxysme. Depuis l’assassinat du général iranien Qassem Souleimani le 3 janvier 2020, Washington a accentué la pression sur l’Iran, faisant craindre une énième guerre par procuration entre les deux belligérants.

De plus, le 24 octobre dernier, le Président américain Donald Trump annonce un accord de normalisation entre le Soudan et Israël. Ainsi, cette série d’accords permet aux Etats-Unis de sanctuariser encore un peu plus leurs intérêts dans la région.

Les accords de normalisation et l’Iran

Si l’accord de normalisation entre le Soudan et Israël n’a pas de réel impact sur l’économie iranienne, les accords avec les Émirats arabes unis sont quant à eux, problématiques pour la sécurité et l’économie de l’Iran.

En réaction aux accords d’Abraham – appelés une « paix historique » par Donald Trump – l’Iran a fortement réagi dans un communiqué du ministère des affaires étrangères. Celui-ci déclare que « la République islamique d’Iran considère la manœuvre honteuse d’Abu Dhabi de normalisation des relations avec le régime sioniste illégitime et anti-humain comme une mesure dangereuse, met en garde contre toute interférence du régime sioniste dans la région du Golfe persique, et déclare que le gouvernement émirati ainsi que les autres gouvernements qui prennent son parti doivent accepter la responsabilité de toute conséquence de cette manœuvre. ».[2] De plus, le Guide suprême a déclaré que « les EAU ont trahi à la fois le monde de l’islam, les nations arabes, les pays de la région, mais aussi, et surtout la Palestine. C’est une trahison qui ne durera pas longtemps bien que la stigmatisation en accompagne toujours les Émirats. » et il espère que « les Émiratis se réveilleront le plus tôt possible et compenseront ce qu’ils viennent de commettre ».[3]

Il convient de noter les raisons pour lesquelles cet accord, conclu sous l’égide des États-Unis, est si important pour la région. D’abord, l’Iran réalise que, cette fois-ci, c’est Israël qui s’approche de ses frontières. Compte tenu que le Golfe persique et surtout le détroit d’Ormuz est l’un des endroits les plus stratégiques pour l’Iran, la présence d’Israël – le principal ennemi de l’Iran – risque d’accentuer la tension dans cette zone, ce qui pourrait affecter le commerce international, particulièrement le prix du pétrole. En outre, malgré les sanctions imposées par les États-Unis, les Émirats entretiennent des échanges commerciaux avec l’Iran, mais ces échanges ont connu des hauts et des bas ces dernières années. Pour preuve, les Émirats arabes unis sont le deuxième partenaire commercial le plus important de l’Iran, avec 15,8 % du total des échanges. Donc l’apparition de tensions, ou la mise en place de limitations pour le commerce iranien par leur gouvernement du fait de la présence d’Israël risque d’affaiblir l’économie de la République islamique. Au demeurant, à cause des sanctions américaines, l’économie de l’Iran est en chute libre, donc ce dernier n’est pas en mesure de dépenser des masses d’argent afin de maintenir sa présence dans la région. Téhéran risque fortement de diminuer son investissement en Irak et en Syrie afin de pouvoir protéger ce nouveau front.

Si les accords entre Israël et les pays arabes – déjà signés avec Bahreïn – continuent, comme l’a évoqué Donald Trump[4], l’Iran serait de plus en plus sous pression, principalement dans le domaine économique. L’affaiblissement de l’Iran aura des conséquences importantes sur l’« axe de la résistance » dont il est un membre fondateur et crucial. En d’autres termes, le rôle, la présence et l’efficacité de l’Iran diminueraient dans la région, tandis qu’Israël développera sa mainmise sur cette région stratégique.

Une visite symbolique ou capitale ?

Après avoir été reçu par le Président français Emmanuel Macron à l’Élysée, Mike Pompeo s’apprête à faire une tournée au Moyen-Orient, au cours de laquelle il se rendra en Turquie, en Georgie, en Israël, aux Émirats arabes unis, au Qatar et en Arabie Saoudite.

Beaucoup d’observateurs pensent que le secrétaire d’État des Etats-Unis veut accentuer la pression sur l’ennemi iranien, afin de compliquer la tâche des négociations pour la future administration de Joe Biden. Par cette tournée, Washington entend rassurer ses alliés historiques dans la région, notamment Israël. En effet, Mike Pompeo sera le premier secrétaire d’État américain à se rendre dans le Golan[2]. Ce territoire est annexé militairement pour les Israéliens depuis 1981 et n’est pas reconnu par la communauté internationale. Par cet acte symbolique fort, il veut également montrer à Damas que ce territoire est non-négociable. En effet, depuis plusieurs décennies, cette parcelle montagneuse a fait l’objet de nombreuses négociations pour arriver à la signature d’un accord de paix entre Israël et la Syrie.

La visite dans les pays du Golfe sera suivie de très près. À la suite des accords d’Abraham, Donald Trump avait stipulé que 5 prochains pays arabes suivront cette logique de normalisation avec l’État hébreu. Néanmoins, il est très peu envisageable que le Qatar, d’obédience frères musulmans, décide de normaliser ses relations avec Israël. Quant à L’Arabie saoudite, dont les liens avec Tel-Aviv sont de plus en plus officiels compte tenu de leurs intérêts communs dans la région, la question de la normalisation semble envisageable. Or, gardien des lieux saints de l’Islam, Riyad s’attirerait la critique du monde musulman.

Cette tournée orientale du secrétaire d’État américain préoccupe le Moyen-Orient quant à sa teneur et à son but recherché. Que compte faire Mike Pompeo lors de sa dernière visite diplomatique ? Il est fort à parier que l’administration Trump voudra entraver toute future négociation avec Téhéran pour la prochaine administration. Mais il est également peu certain que les Etats-Unis veuillent entreprendre une quelconque action militaire contre des sites nucléaires iraniens. Le choix des pays visités n’est pas anodin, il faut marquer les esprits et faire pression sur les ennemis de Washington. Une fois de plus, l’Iran et ses alliés (la Syrie et le Hezbollah) sont au cœur des discussions. L’axe Washington Tel-Aviv avec les principales monarchies du Golfe sanctuarisent leurs intérêts régionaux, ce qui pousse Téhéran à se méfier des probables intimidations des prochaines semaines.


[1] https://www.la-croix.com/Monde/Iran-Etats-Unis-preparent-nouvelles-sanctions-2020-11-13-1201124383

[2] https://www.lorientlejour.com/article/1241131/les-enjeux-de-la-tournee-de-mike-pompeo-en-europe-et-au-moyen-orient.html


[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/08/13/israel-et-les-emirats-arabes-unis-annoncent-une-normalisation-de-leurs-relations-diplomatiques_6048887_3210.html

[2] https://en.mfa.gov.ir/portal/newsview/606638

[3] https://french.khamenei.ir/news/12372

[4] https://www.leparisien.fr/international/cinq-minutes-pour-comprendre-l-accord-historique-entre-israel-et-les-emirats-arabes-unis-14-08-2020-8367912.php

Trump ou Biden: rupture ou continuité au Moyen-orient ?

« La différence entre le politicien et l’homme d’État est la suivante : le premier pense à la prochaine élection, le second à la prochaine génération. », James Freeman Clarke, théologien et écrivain américain du 19ème siècle.

Cette phrase prononcée deux siècles plus tôt nous permet d’éclairer sur la situation actuelle aux États-Unis. En effet, avec une fin de mandat clairement destinée à mettre en valeur les différentes mesures prises lors de celui-ci, Donald Trump rappelle sans cesse son bilan pour justifier une réélection. De son côté, Joseph Biden semble plus enclin à mettre l’accent sur les dangers que peuvent avoir les mesures dictées par l’administration Trump pour l’avenir de la nation américaine. Sur fond de déchirements internes, les élections américaines revêtent aussi une importance géostratégique mondiale.

En ce qui concerne la politique étrangère américaine au Moyen-Orient, le mandat de Trump s’est inscrit dans la continuité de désengagement amorcé sous la présidence de Barack Obama. Le dossier afghan en est le plus parlant. En effet, l’accord du 29 février 2020 entre les États-Unis et les Talibans matérialise ce désengagement. Les Américains effectuent un retrait immédiat de 40% de leurs troupes sur place, et un retrait total d’ici avril 2020. Cet accord pose quelques problèmes inédits en relations internationales, comme la reconnaissance juridique qu’obtiennent les Talibans ou encore la place future que vont occuper les Américains dans la région, suite à la politique du « pivot asiatique » menée depuis la présidence Obama. Cette politique du « pivot asiatique » consiste à faire de ce continent le centre de la politique étrangère américaine. Si cette stratégie de l’administration Obama s’inscrivait dans un esprit de profiter du boom économique de la région, l’administration Trump se concentre beaucoup sur le besoin de contrer la volonté d’hégémonie de la République Populaire de Chine (RPC).

La politique étrangère américaine dans la région suit donc depuis le début des années 2008 la voie du désengagement américains des différents théâtres de la région (Afghanistan, Syrie, Irak…). Mais, le Département d’État américain est conscient que la première puissance mondiale doit continuer à jouer un rôle dans la région et dans les différents dossiers en cours. Entre normalisation croissante des relations israélo-arabes, divergences et avec la République Islamique d’Iran et nécessité de se positionner sur les ambitions turques : comment va se positionner la nouvelle administration en place ?

I.            La normalisation israélo-arabe : inéluctable aboutissement

Comme depuis la prise en main du Moyen-Orient par les États-Unis d’Amérique, au moment du départ des Empires coloniaux (France, Grande-Bretagne), Israël a toujours eu le soutien de son fidèle allié. Appui matériel, financier, idéologique et diplomatique ont permis à l’État hébreu d’être de nos jours une des puissances les plus importantes au Moyen-Orient. Le cas israélien suscite aux États-Unis un consensus bipartisan entre Républicains et Démocrates. Par conséquent, depuis son avènement, Israël a toujours été soutenue par l’Establishment en place. En effet, même pour l’administration Obama, qui n’a pas hésité à critiquer la politique de colonisation menée par le région israélien, elle n’a jamais pu aller plus loin concernant ces invectives. Géostratégiquement ultra-important, Israël est au centre de la politique étrangère américaine dans la région.

C’est dans cette optique de défense et d’intérêt pour l’État hébreu que les États-Unis plaident pour sa pleine intégration dans le système diplomatique régional au Moyen-Orient. La diplomatie américaine s’est donc muée en médiateur entre les États arabes et Israël afin de normalisation des relations déjà présentes. Cependant, cette normalisation n’est pas récente. Dès 1979, les relations sont normalisées entre l’Égypte et Israël[1], puis avec la Jordanie[2] en 1994. Les normalisations récentes sont donc dans la lancée des précédentes, et ce n’est donc pas un fait de l’administration Trump à part entière. En effet, les relations d’Israël avec Bahreïn, les Émirats Arabes Unies et le Soudan en 2020 ont été normalisées. Vendues comme une grande réussite de sa part, ces accords ne vont que dans la continuité des mouvement diplomatiques et géostratégiques dans la région. Ainsi, les relations israélo-arabes aujourd’hui se nouent autour d’une stratégie commune d’isolement de la République Islamique d’Iran.

II.         Le retour du multilatéralisme dans le dossier iranien ?

Le dossier iranien pourrait faire partie de ceux qui bénéficieraient d’un changement d’administration américaine. En effet, la période Donald Trump marque l’omniprésence du chaos diplomatique dans ce dossier. Malgré l’accord sur le nucléaire signé le 14 juillet 2015, marqueur d’un apaisement des relations entre l’Iran et les puissances occidentales, l’administration Trump a balayé celui-ci d’un revers de la main dès son arrivée dans le bureau ovale. De surcroît, les tensions ont été telles qu’une guerre ouverte était envisageable entre les États-Unis et l’Iran. Le pic de la crise entre les deux États se situe au moment de l’assassinat du général Qassem Soleimani[3] par l’armée américaine le 3 janvier 2020 à Bagdad. Véritable maillon essentiel du système de milices iraniennes dans la région, le général Soleimani était important pour les ambitions iraniennes. Cet événement marque une rupture dans la façon de mener les affaires internationales entre l’administration Obama et l’administration Trump. En effet, Trump a opté pour l’unilatéralisme dans ces différents mouvements internationaux, à l’opposé du multilatéralisme de la période Obama. L’assassinat du général Soleimani est dans ce cas révélateur de ceci, sachant que les alliés traditionnels américains n’étaient pas prévenus. De surcroît, cette opération s’inscrit totalement dans l’idéologie néo-conservatrice dont il se revendique. En effet, les néo-conservateurs ont connu leur apogée à la période Bush fils, avec comme outil la « guerre préventive » dont la guerre d’Irak de 2003 est représentative. L’opération contre Soleimani était donc pour Trump une « action préventive ».

L’avènement à la Maison Blanche de Joe Biden devrait permettre de renouer avec le multilatéralisme. Sans faire de concessions à l’Iran, Joe Biden est favorable a une reprise du dialogue, sans pour autant perdre de vue l’objectif principal : ne pas laisser la République islamique accéder à l’arme nucléaire. Mais, ce retour au multilatéralisme permettrait surtout une retombée des tensions entre les deux pays. De surcroît, l’arrivée de Biden dans le bureau ovale devrait marquer une réintroduction des États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien datant du 14 juillet 2015.

Donc, même si les méthodes employées devraient différer entre les deux administrations, l’objectif reste le même. À l’inverse, les ambitions turques dans la région devraient être traitées de manière différentes.

III.      Le dossier turc : d’une passivité contrôlée à une fermeté diplomatique ?

La République de Turquie se trouve aujourd’hui au centre des enjeux géostratégiques de la région. En effet, elle ambitionne de rayonner dans toutes les anciennes provinces de l’Empire ottoman. Entre le dossier libyen[4], le bourbier syrien, l’imbroglio du Haut-Karabagh[5] ou encore les tensions[6] en Méditerranée orientale[7] ; la Turquie est sur tous les fronts. Mais surtout, la Turquie inquiète ses alliés traditionnels. En effet, membre de l’OTAN, la Turquie commence à se rapprocher de la Russie sur plusieurs dossiers de la région. Le rapprochement russo-turc a été matérialisé par la commande de la Turquie de systèmes de missiles S-400[8], livrés et testés le 16 octobre 2020. Cette commande a déjà été sanctionnée par les États-Unis par le retrait de la Turquie du projet d’avion militaire F-35. Mais cette alliance russo-turc, à l’opposé de toute logique géostratégique, tant les deux États ont des intérêts concurrents sur tous les fronts. Donc, si l’alliance russo-turc est vouée à être éphémère ce qui inquiète le plus est le raidissement des relations entre l’Union Européenne et la Turquie. En effet, les tensions en Méditerranée orientale concernant les exploitations de gisements de gaz, sur fond de revendication turque de renégociation des limites de la ZEE entre elle et ses voisins frontaliers, ont raidis des relations déjà tendues entre l’Union Européenne et la Turquie. Cependant, la réaction américaine a été quasi inexistante concernant les manœuvres turques contraires au droit international. Cela est dû à la proximité relationnelle entre Donald Trump et Recep Tayyip Erdogan, basé sur un respect mutuel entre les deux hommes.

Mais, cela devrait changer avec l’arrivée de Joe Biden dans le bureau ovale. En effet, celui-ci prône un rapprochement des États-Unis avec leurs alliés traditionnels européens. Ceci devrait positionner les États-Unis plus fermement concernant les dérives turques. C’est donc le dossier turc qui devrait connaître un réel bouleversement de la position américaine, en adéquation avec un changement d’administration.

La réelle question est de savoir quelle méthode va adopter la nouvelle administration : des menaces, des sanctions, ou même une intervention ? Si la dernière option parait très peu plausible, les deux autres sont réalistes et très envisageables. Le problème principal réside dans le fait que la Turquie représente pour l’OTAN un allié géostratégique essentiel dans le cadre de l’opposition face à la Russie, une Russie qui prend de plus en plus de poids dans la région, à l’instar d’Américains absents. De surcroît, les limites de la Turquie résident dans le fait qu’elle est dépendante des capitaux étrangers, et donc des sanctions américaines et européennes, qui enfonceraient la Turquie encore plus dans la crise économique interne dans laquelle elle se trouve, devraient suffire à faire reculer la Turquie.

Conclusion

Pour conclure : aboutissement, retour et avancée. Un changement d’administration américaine ne devrait pas foncièrement modifier les objectifs américains dans le région. En effet, le dossier israélien, faisant consensus au sein des élites américaines, arrive tout naturellement à un aboutissement qui ne dépend pas de la couleur du bureau ovale. Le dossier iranien, central dans la politique étrangère américaine dans la région, devrait être géré de manière multilatérale sans pour autant changer d’objectif principal américain. La Turquie devrait être la plus impactée par les élections, de par la proximité entre Trump et Erdogan qui a amené une certaine tolérance vis-à-vis des agissements turcs dans la région. Le changement d’administration et le retour au multilatéralisme via un rapprochement avec les européens devrait durcir le ton des États-Unis vis-à-vis de la Turquie.

En somme, malgré des élections américaines qui laissent présager de grands changements internes, la politique étrangère américaines au Moyen-Orient devrait suivre les mêmes axes définis les années antérieures.


[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/09/11/trump-annonce-un-accord-de-paix-entre-bahrein-et-israel_6051876_3210.html

[2] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/09/11/trump-annonce-un-accord-de-paix-entre-bahrein-et-israel_6051876_3210.html

[3] https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/presidentielle/donald-trump/assassinat-de-qassem-soleimani-qui-etait-le-general-iranien-vise-par-donald-trump_3770059.html

[4] https://www.monorient.fr/index.php/2020/07/23/a-laube-dun-conflit-aux-multiples-facettes-entre-la-turquie-et-legypte/

[5] https://www.monorient.fr/index.php/2020/10/06/la-question-du-haut-karabagh-entre-conflit-ethno-territorial-et-centre-nevralgique-des-tensions-regionales/

[6] https://www.monorient.fr/index.php/2020/09/22/montee-des-tensions-en-mediterranee-orientale-quand-le-gaz-accentue-les-desaccords-regionaux/

[7] https://www.monorient.fr/index.php/2020/09/23/mediterranee-orientale-le-droit-au-centre-des-contestations-la-force-a-son-service/

[8] https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/armee-et-securite/test-de-missiles-russes-le-pentagone-menace-la-turquie-de-consequences-graves_4153683.html

L’ombre des élections américaines sur l’avenir de la République islamique d’Iran

Le monde s’impatiente. La première puissance mondiale est sur le point d’élire son nouveau Président. Qui de Donald Trump ou de Joe Biden remportera l’élection ? Une chose est sûre, cette campagne présidentielle anime toutes les craintes et les attentes au Moyen-Orient. L’Iran attend impatiemment le résultat final sans pour autant espérer de réel changement. L’image de Téhéran reste négative aux Etats-Unis auprès des républicains et des démocrates réunis. Quoiqu’il arrive, la République islamique d’Iran restera l’ennemi, le pays qu’il faudra contraindre à négocier par le biais des pressions économiques et diplomatiques.

Finalement, cette posture isolationniste à l’égard du régime des Mollahs pousse encore un peu plus l’Iran dans l’aire d’influence sino-russe.

I-Les relations américano-iraniennes : le lourd poids des décisions américaines sur l’Iran

L’Accord de Vienne en 2015 : un court espoir pour l’Iran et la communauté internationale:

Le 14 juillet 2015, l’Iran et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies, plus l’Allemagne, ont signé, un accord sur le programme nucléaire iranien à Vienne. Les principaux objectifs de l’accord sont la mise en place de restriction et un contrôle strict du programme nucléaire iranien afin d’assurer qu’il reste pacifique. En contrepartie, ces pays s’engagent à lever progressivement les sanctions imposées contre l’Iran depuis 1995. À l’occasion de cet accord historique, l’Iran et les États-Unis ont procédé à des négociations bilatérales pour la première fois depuis la rupture de leurs relations en 1980. Ces accords laissaient alors espérer une ouverture, un premier pas vers de futures négociations entre l’Iran et les Etats-Unis. Pour preuve, le chef de la diplomatie iranien avait alors déclaré : « Nous sommes prêts à ouvrir de nouveaux horizons pour affronter les défis importants et communs. Aujourd’hui, la menace commune est le développement de l’extrémisme violent et de la barbarie sans limites »[1]. Ban Ki-Moon, le secrétaire général de l’ONU à l’époque, avait confirmé cette vision dans une déclaration : « J’espère et je crois même que cet accord conduira à une meilleure compréhension mutuelle et à une coopération sur les nombreux graves problèmes de sécurité au Moyen-Orient. Comme tel, il pourrait servir de contribution essentielle à la paix et la stabilité à la fois dans la région et au-delà. » Mais l’Accord Vienne n’aura finalement pas duré…

  • L’ère D. Trump : retour des sanctions et regain de tensions

Car dès son arrivé au pouvoir, D. Trump bouleverse tous les espoirs de la communauté internationale. Ce dernier avait critiqué à de nombreuses reprises l’Accord de Vienne et avait d’ores et déjà annoncé sa volonté de retirer les Etats-Unis de cet accord au cours de sa campagne électorale. Ce sera chose faite le 8 mai 2018, quand il annonce le retrait des Etats-Unis en informant l’établissement de nouvelles sanctions et le retour des précédentes qui existaient avant 2015. Lors de son intervention, il a notamment estimé qu’« il s’agissait d’un abominable accord unilatéral qui n’aurait jamais dû être conclu. »[3]

Depuis le désengagement de D. Trump de l’accord sur nucléaire iranien, de nouvelles sanctions sont imposées à la République islamique. Lors de la signature de l’ordre présidentiel, le Président américain a déclaré que lui et son administration allaient « instituer le plus haut niveau de sanctions économiques »[4] et que « tout pays qui aidera l’Iran dans sa quête d’armes nucléaires pourrait aussi être fortement sanctionné par les Etats-Unis. »[5] Ces sanctions ont évolué au fil de temps, visant les principales sources de revenus de l’Iran : la banque centrale, les secteurs de pétrolier et de l’énergie, la finance. L’administration de Trump se base largement sur un politique de « pression maximale » contre l’Iran afin de soumettre le pays. De son côté, l’Iran qualifie ces sanctions de « terrorisme économique ». Actuellement, l’Iran se retrouve donc très esseulé diplomatiquement et financièrement.

II-Elections américaines : quand l’Iran s’en mêle

En effet, dans la région, les Etats-Unis sont les alliés vitaux de nombreuses puissances comme les Emirats arabes unis ou l’Arabie Saoudite. Les puissances régionales se plient aux volontés américaines et érigent régulièrement l’Iran comme la grande menace à abattre. L’approche des élections pourrait néanmoins changer la donne, puisque J. Biden ne suivrait pas forcément la politique étrangère de D. Trump.

Trump ou Biden : ce qu’en pensent les Iraniens

A en croire les différents médias internationaux, les élections américaines en Iran, « on ne parle que de ça ».[6] Selon un sondage réalisé par l’Iran Students Polling Agency Poll, 56,6% de la population iranienne estime que les élections américaines auront un impact sur leur pays.[7] Tout logiquement, les Iraniens préfèreraient voir J. Biden élu (36,7 %)[8] et non voir D. Trump briguer un second mandat. J. Biden étant un Démocrate et l’ancien Vice-Président de B. Obama qui avait permis la signature de l’Accord de Vienne, tout laisse penser qu’il serait en effet plus à même d’être favorable à l’Iran et à une détente de la pression maximale. Ce dernier a affirmé qu’il existait une façon plus subtile d’être sévère à l’encontre de l’Iran,[9] laissant encore une fois présager des mesures moins strictes.

Pour autant, les Iraniens n’affichent pas clairement leur soutien à J. Biden. Ils savent que s’ils soutenaient publiquement le candidat démocrate, cela pourrait faire gagner des voix à D. Trump. Bien que les Américains ne soutiennent pas tous la politique menée par celui-ci au Moyen-Orient et donc en Iran, l’image de l’Iran dans l’imaginaire collectif américain reste plutôt négative et biaisée par les médias occidentaux. Les élections législatives iraniennes de février dernier largement gagnées par les conservateurs n’ont sans doute pas aidé à donner une image plus modérée de l’Iran.

À la veille des élections, les incertitudes subsistent

Dans ce contexte déjà complexe, difficile de prédire qui sera élu et quelles seront les conséquences pour l’Iran et plus largement le Moyen-Orient. Les récentes normalisations israélo-arabes rappellent combien les pays sunnites de la région redoutent l’Iran, surtout depuis la levée des sanctions sur les armes. Aussi, même si J. Biden venait à être élu, il y a de fortes probabilités que la situation en Iran ne s’améliore pas. Les Etats du Golfe resteront farouchement opposés à l’Iran et à l’idée de commercer avec Téhéran (excepté le Qatar) et l’arrivée au pouvoir des conservateurs n’aidera pas la République islamique à apparaître comme un partenaire de confiance sur les marchés asiatiques ou européens.

Enfin, le jeudi 22 octobre, les Etats-Unis ont annoncé des sanctions à l’encontre des Gardiens de la Révolution (principalement la Force Al-Qods) et des médias iraniens (dont le Bayan Rasaneh Gostar Institute) pour « tentative d’ingérence » dans les élections américaines.[10] John Ratcliffe, Directeur du renseignement national américain, a annoncé avoir des preuves que l’Iran et la Russie détenaient séparément des informations sur les électeurs américains et s’en étaient servi pour influencer les votants. Il a affirmé par exemple que des e-mails menaçants avaient été envoyés à des électeurs démocrates, signés par les Proud Boys[11], leur ordonnant de voter pour D. Trump. Téhéran a rapidement démenti toute implication.

Aujourd’hui le 3 Novembre se tiennent les élections présidentielles américaines, dans des conditions quelque peu particulières à cause de la Covid-19 et des votes par correspondance. Les résultats pourraient donc se faire attendre, laissant encore le Moyen-Orient, mais surtout l’Iran dans l’incertitude. Si une réélection de D. Trump ne présage rien de bon pour l’Iran, il n’est pas certain qu’une victoire démocrate change réellement la donne. Téhéran devrait au contraire plutôt se reposer sur ses alliés, certes disparates, pour tenter d’établir des liens économiques avec des pays moins réfractaires à son gouvernement. Les récents rapprochements avec la Chine pourraient également permettre à l’Iran de sortir progressivement de son isolement.  


[1] Yves-Michel Riols, « Accord historique sur le nucléaire iranien », Le Monde, le 14 juillet 2015

[3] Le Monde, « Donald Trump annonce le retrait des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien », Le Monde, le 8 mai 2018.

[4] M. L.W. et AFP, « Nucléaire iranien : Trump annonce le retrait des Etats-Unis de l’accord », Le Parisien, le 8 mai 2018.

[5] Ibid.

[6] AFP, « La présidentielle américaine ? A Téhéran, on ne parle que de ça », The Time of Israël, le 9 octobre 2020

[7] CET, « La République islamique d’Iran à l’épreuve de l’élection présidentielle américaine », The Conversation, 29 octobre 2020

[8] Ibid

[9] “There’s a smarter way to be tough on Iran” prononcé par Joe Biden

[10] AFP, « Washington annonce des sanctions après une « tentative d’ingérence » électorale iranienne », L’Orient le Jour, le 23 octobre 2020

[11] Groupuscule ultra-nationaliste américain

Liban-Israël : les frontières de la discorde

« Périmètres de l’exercice d’une souveraineté et l’un des paramètres de l’identité politique en tant que cadre de la définition d’une citoyenneté, les frontières sont des marqueurs symboliques, nécessaires aux nations en quête d’un dedans pour interagir avec un dehors ».[1] De tous temps et en tous lieux, les frontières terrestres, maritimes, et même aériennes, ont été enjeu essentiel pour la cohabitation entre les États. Donnée absolument prioritaire, la délimitation du territoire permet de fixer un cadre juridique, de contrôler au mieux les flux de population, le commerce, ainsi que les ressources … Ce dernier élément est aujourd’hui encore crucial, dans un monde où celles-ci tendent à se raréfier, leur possession en devenant parfois indispensable sur les plans économique et politique.

Le Liban et Israël incarnent dans leurs relations toute la complexité de l’articulation entre la délimitation des espaces et l’exploitation des ressources. Le 14 octobre 2020 à Naqoura[2], sous le regard de l’ONU[3], ces deux rivaux de longue date ont achevé la première partie de négociations concernant la délimitation de leurs frontières maritimes.

Comment le gaz force-t-il deux ennemis à négocier ?

https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20180226-liban-reve-exportateur-gaz-petrole-israel-trace-hoff-carte

I – Quand les oppositions historiques croisent les intérêts …

Pour saisir les enjeux qui entourent la problématique desdites frontières maritimes, un retour synthétique en arrière s’impose.

Après la création d’Israël en 1948, le Liban participe brièvement aux côtés des autres armées arabes à la première guerre israélo-arabe. Puis, adoptant une neutralité officielle sur le conflit, elle observe impuissante l’arrivée sur son territoire de très nombreux réfugiés palestiniens, prémices d’un conflit civil inévitable. Lors de la guerre civile libanaise de 1975 à 1990, Israël a envahi le Liban en 1978, puis en 1982, et malgré une brève tentative d’apaisement des tensions en 1983[5], les tensions se sont poursuivies jusqu’au retrait d’Israël du Sud Liban le 25 mai 2000. Pour que ce retrait soit total, il a fallu l’intervention de l’ONU qui, en 2000, a fixé avec l’aide de la FINUL[6] une ligne de partage, une frontière, nommée la « ligne bleue ». Cette « ligne bleue » représente la tentative de la communauté internationale d’apaiser les tensions par la délimitation claire de ces deux territoires. Cependant, l’armée israélienne continue d’occuper illégalement les fermes de la Chebaa, territoire libanais situé au Nord du Golan. Cette occupation sert de prétexte au Hezbollah pour continuer ses activités de « résistance » pour lutter contre Israël.

Malgré tout, le conflit israélo-libanais n’est pas clos. En 2006, un nouveau conflit armé éclate au Liban, que l’on nomme parfois la « guerre des trente-trois jours ». A l’origine de ce conflit, l’enlèvement par le Hezbollah de 2 militaires israéliens afin de procéder à un échange de prisonniers. Israël répond militairement et bombarde les positions du parti chiite ainsi que toutes les infrastructures du pays. Néanmoins, l’armée israélienne n’arrive pas à atteindre son objectif et est défaite sur le plan militaire. Ce conflit provoque de nombreuses pertes civiles du côté libanais[7]. Malgré la relative stabilité à la frontière, les tensions restent vives. De manière sporadique, les deux partis cherchent à se dissuader l’un et l’autre. Le centre névralgique des affrontements s’est déplacé vers la Syrie où Israël cible régulièrement les casernes du Hezbollah.

Autre point de friction : l’espace aérien. Frontières terrestres impliquent frontières aériennes, ainsi la violation régulière de l’espace aérien libanais par des avions de l’armée de l’air israélienne, ne cessent d’accroitre les tensions qui impliquent elles aussi la Syrie voisine. Les accrochages à la frontière donnent lieu à des déclarations guerrières et des menaces de la part des autorités israéliennes qui pointent du doigt la responsabilité du Hezbollah. Quant à lui, le parti de Dieu se fait de plus en plus discret compte tenu du durcissement des sanctions économiques qui entrave ses plans.

II – … Quand l’intérêt devient plus fort que les oppositions historiques

Le Liban refuse assez clairement tout acte, toute initiative laissant penser qu’une éventuelle normalisation des relations serait entamée avec Israël, qui n’est pas encore reconnu par le Liban … ainsi, les récentes négociations sur les frontières maritimes sont effectuées avec grandes précautions quant à la forme et à l’image que celles-ci renvoient.

Techniquement, le Liban et Israël sont donc encore en état de guerre. Pourtant, il semblerait que l’attraction que représentent les gisements gaziers soit plus forte encore que l’absolue nécessité de fixer ses frontières avec ses voisins. Realpolitik pure ? Si pour certains parler de frontières, quelle qu’en soit la nature, revient à reconnaitre juridiquement l’entité territoriale à laquelle on fait face, pour d’autres, cela relève d’une pure logique d’intérêt économiques et politiques.

En l’occurrence, il convient de replacer ces négociations dans un contexte géopolitique très particulier, croisant les enjeux qui entourent les ressources en hydrocarbures à un besoin urgent de relancer la dynamique économique du Liban notamment, plongée depuis de nombreux mois dans une grave crise sociale, politique et économique.

Ici encore, comme dans le conflit opposant la Turquie et la Grèce, il est question de Zone Économique Exclusive (ZEE). C’est en 1982 dans la convention de Montego Bay[8] (aussi appelée convention des Nations Unies sur le droit de la mer) qu’est avancé cet outil de délimitation des droits souverains que peut exercer un État sur un espace maritime. Parmi ces droits, l’un des plus cruciaux dans cette affaire, celui d’y effectuer des recherches et d’exploiter les ressources qui s’y trouvent. Ainsi, après la découverte de gisements de gaz d’une grande importance en Méditerranée Orientale, le bloc 9 (le gisement Léviathan en particulier), le Liban et Israël ne parvenaient pas à s’accorder sur l’attribution d’une parcelle de 860km2, sur laquelle déborde le bloc 9, et vis-à-vis de laquelle Israël affirme qu’elle se trouve sur sa ZEE.

Et pour cause : le gisement Léviathan représenterait un total de 453 milliards de mètres cubes, l’exploitation ne serait-ce que d’une partie de celui-ci permettrait au Liban, en faillite, de se relancer sur la scène de l’économie en développant une nouvelle industrie. 

III – Accords frontaliers : 1 frontière, de multiples acteurs

Alors que les États proches du Liban avancent de plus en plus sur le terrain de l’exploitation du gaz, cette donnée devient également nécessaire et presque vitale pour le Liban. Si ces enjeux économiques de premier ordre poussent à la conclusion d’accords frontaliers, il n’en demeure pas moins que d’autres acteurs sont impliqués dans ces négociations, y voyant eux aussi leurs intérêts particuliers …

Plus qu’un simple découpage maritime ?

Ce n’est pas à la faveur du Hezbollah que les États-Unis s’impliquent corps et âme dans ce dossier, puisque la volonté plus ou moins affichée de Donald Trump en la matière est d’aboutir à une véritable normalisation des relations entre les deux pays. Ainsi, officiellement sous l’égide de l’ONU via la FINUL, ce sont les États-Unis qui guident ces négociations et ce qu’elles impliquent sur le plan géopolitique, tant au niveau régional qu’international.

A la veille des élections américaines qui se tiendront début novembre et après avoir imposé des sanctions, les États-Unis isolent encore un peu plus l’Iran via ces négociations, après des accords de normalisation des relations entre plusieurs États arabes. Cette volonté de « pacifier » la région ne se fait donc pas sans arrière-pensée au regard des intérêts propres à la politique américaine.

Par ailleurs, il est important de noter comment Israël entend faire de cet accord une sorte de monnaie d’échange. Tel-Aviv reprend la stratégie des années 70-80 « terre contre paix » avec l’Égypte et la Jordanie. Il en est de même pour les négociations avec la Syrie au sujet du Golan. Ainsi, pour l’État israélien dont la reconnaissance ne fait pas l’unanimité dans la région comme sur la scène internationale, les concessions concernant les territoires maritimes visent directement le gouvernement libanais. Quoi de plus rassurant que de montrer patte blanche pour amener son ennemi à normaliser les relations et, éventuellement, aboutir à une reconnaissance de l’État ? Cette stratégie du « marchandage politique » ne fait pas forcément écho de l’autre côté de l’échiquier. Du côté du Liban, c’est une fermeté affichée qui est mise en avant sur cette question. Tout d’abord, la délégation libanaise insiste sur le caractère purement technique de ces négociations et sur le respect du droit international. Pas question pour le gouvernement d’y voir autre chose qu’un accord sur les frontières, qui comme nous l’avons dit est une donne essentielle pour la cohabitation des États … cohabitation ne signifiant pas reconnaissance, et inversement. Voilà qui explique qu’aucune photo de cette rencontre n’ait été prise, afin d’éviter que ne s’échauffent les esprits concernant la symbolique de cette rencontre, trahison pour certains, pratique pour d’autres.

Conclusion 

« Nous vivons donc dans un monde resté westphalien dans ses ressorts, avec ses revendications territoriales, sa compétition juridique pour les ressources »[9].

Le Liban, plus que jamais dans le besoin de relancer son économie, de relever le pays tout entier, s’engage dans des négociations dont la finalité, indéniablement, a une portée bien plus importante que la seule fixation des frontières. Une nouvelle dynamique, mais à quel prix ? Si Israël entrevoit la possibilité de grandir son influence via une reconnaissance, le Liban ne semble pas encore prêt à lui accorder. Nouvelle impasse ou avancée envisageable ?


[1] https://www-cairn-info.ezscd.univ-lyon3.fr/revue-pouvoirs-2018-2-page-5.htm

[2] Ville située au sud du Liban, proche de la frontière (« ligne bleue ») avec Israël, elle abrite notamment les quartiers généraux de la FINUL (force intermédiaire des Nations Unies au Liban), impliquée dans les récentes négociations sur les frontières maritimes entre le Liban et Israël.

[3] Officiellement sous le regard de l’ONU, officieusement sous la pression des États-Unis

[4] https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20180226-liban-reve-exportateur-gaz-petrole-israel-trace-hoff-carte

[5] Accord israélo-libanais du 17 mai 1983

[6] Force Intermédiaire des Nations Unies au Liban

[7] https://www-cairn-info.ezscd.univ-lyon3.fr/liban-une-guerre–9782707150998-page-5.htm

[8] http://www.justice.mg/wp-content/uploads/textes/1TEXTES%20NATIONAUX/DROIT%20PUBLIC/Transports/Transport%20maritime/montego.pdf

[9] https://www-cairn-info.ezscd.univ-lyon3.fr/revue-pouvoirs-2018-2-page-5.htm

La paix avec Israël, ou le redécoupage du Moyen-Orient

« Après des décennies de divisions et de conflits, nous sommes témoins de l’aube d’un nouveau Moyen-Orient ». C’est par ces mots que le Président américain Donald Trump a salué, le 15 septembre dernier, les accords d’Abraham entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn. Les récentes normalisations entre le Soudan et l’État hébreu témoignent pour les États-Unis d’une réussite diplomatique forte qui arrive à point nommé pour un Donald Trump en pleine campagne présidentielle. Mais si l’intérêt américain est indiscutable, ce sont cependant les signataires qui en bénéficieront le plus. Des intérêts particuliers des États à la marginalisation de la cause palestinienne, en passant par la constitution d’un front contre l’Iran, ces accords semblent refléter le visage d’un Moyen-Orient en pleine mutation où les enjeux et les intérêts évoluent et tendent vers une reconfiguration régionale. 

À lire de droite à gauche « la normalisation », « Hier », « Aujourd’hui »

I.              Quels intérêts pour les États du golfe

Les accords d’Abraham semblent apporter de nombreux bénéfices à ses signataires. En abordant des domaines nombreux et variés, les traités visent à établir des accords bilatéraux stables. Les champs d’action couvrent ainsi un large panel d’activité : finance, investissements, aviation civile, visas, services consulaires, innovation, commerce, relations économiques, santé, science, technologie, énergie, télécommunications et agriculture[1]

Les principaux intérêts sont donc à la fois stratégiques, militaires et économiques. Stratégiques avec un renforcement régional contre les puissances voisines (notamment l’Iran et la Turquie). Militaires avec la possibilité pour les Émirats arabes unis de bénéficier, par exemple, d’armements américains. Enfin, économiques avec une simplification des échanges commerciaux préexistants, la création de nouveaux marchés, et la volonté de développer la donne touristique. Les différentes parties se disent « Déterminés à assurer une paix, une stabilité, une sécurité et une prospérité durables pour leurs deux États et à développer et à renforcer leurs économies dynamiques et innovantes »[2].

Les intérêts sont doubles dans ces accords, chacun pouvant profiter des atouts de l’autre partie, notamment dans les domaines de la sécurité et des d’hydrocarbures. Ainsi, Israël pourra fournir des systèmes de sécurité aux Émirats arabes unis et s’approvisionner en pétrole, alors même qu’en Méditerranée orientale, les tensions autour des hydrocarbures ne cessent de croître. 

Concernant les questions sécuritaires et économiques, quoi de plus avantageux que de bénéficier de la protection des États-Unis ? Le rapprochement avec Israël permet d’accroître la proximité avec la puissance américaine, c’est un argument de taille pour les pays signataires.

Les États-Unis savent aussi tirer profit de ces accords : malgré l’opposition d’Israël, ils se sont en effet engagés à vendre des avions de chasse F-35 aux Émirats arabes unis.

Si l’on définit la realpolitik comme une politique basée sur la recherche de l’efficacité au regard du seul champ des possibles, alors il est possible d’analyser le comportement des parties signataires en ce sens.

II.            L’Iran, ou l’ennemi commun

Nous l’avons vu, bon nombre d’acteurs régionaux ont intérêt à ce que ce genre d’accord de normalisation soit conclu. Les intérêts de ces États du Golfe dépendent, en arrière-plan, d’un contexte géostratégique très précis, qu’il convient de replacer dans le cadre des dissensions de longue date entre communautés sunnites et chiites. Ces dissensions permettent de mieux comprendre l’isolement qui est fait de l’Iran, et les enjeux pour les acteurs impliqués dans la mise en place de cet isolement. 

Traditionnellement, l’Iran est le grand soutien des communautés chiites, face à l’Arabie Saoudite qui soutient les communautés sunnites. De ce positionnement découle une grande partie de la logique de soutien ou de défiance vis-à-vis de l’Iran concernant les acteurs régionaux. 

L’Arabie Saoudite, ennemie de longue date de l’Iran, ne peut que se satisfaire de cet isolement de plus en plus marqué. C’est en 1979 lors de la révolution islamique iranienne que de nombreux pays se désolidarisent définitivement de l’Iran. Cet événement renforce par la même occasion des tensions qui aujourd’hui, se font encore ressentir. 

Ainsi, depuis l’avènement de la République islamique d’Iran en 1979, les Etats-Unis cherchent à contenir l’influence iranienne dans la région en formant des alliances hétérogènes. Les États sunnites du Golfe et Israël considèrent l’Iran comme une menace existentielle. Ils ont donc décidé depuis plusieurs décennies de se rapprocher pour lutter conjointement contre Téhéran et ses alliés.

Cet isolement peut être comparé à la politique d’endiguement menée par les États-Unis et théorisée par George Frost Kennan dans les années 1940[4].

Nous pouvons observer ce principe du containment depuis de nombreuses décennies, et noter un dénominateur commun aux actions menées dans la région visant l’isolement de l’Iran : la peur. Les rapprochements régionaux et internationaux semblent dépendre de cette peur partagée et instrumentalisé, cette crainte que l’Iran sanctuarise ses alliances de Téhéran à Beyrouth en passant par Bagdad et Damas. 

En mauvaise posture sur le plan interne, l’Iran peut-il voir se réaliser ses ambitions dans la région ? Parallèlement, alors que l’isolement de l’Iran semble de plus en plus marqué, celui d’Israël ne cesse de diminuer, laissant de moins en moins de marge à la Palestine. 

III.          Quelle place pour la Palestine dans la reconfiguration du Moyen-Orient ?

Si la normalisation des relations israélo-arabes tend à réorganiser un nouveau Moyen-Orient au travers notamment de la formation d’une ligne face à l’ennemi commun iranien, force est de constater que la question palestinienne se retrouve rétrogradée à un rang purement symbolique, loin des nouveaux enjeux de la région.

En effet, malgré l’annonce d’une suspension des annexions israéliennes sur les territoires palestiniens, ces accords mettent en exergue une marginalisation de la question palestinienne. Le ministre émirien des Affaires étrangères[5] et le chef de la diplomatie de Bahreïn[6]  ont tous deux revendiqué un soutien de façade pour la cause palestinienne, en saluant notamment la suspension de l’annexion et en revendiquant une nouvelle fois une solution à deux États, condition sine qua non de la résolution du conflit. Cependant, le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou n’a cessé de revendiquer une simple « pause » dans l’annexion, mettant en avant les accords d’Abraham, capables selon lui de « mettre fin au conflit israélo-arabe »[7].

Le préambule du traité de paix israélo-émirati[8] aborde la question palestinienne en remémorant les accords préexistants entre Israël et le monde arabe (Égypte en 1979 et Jordanie en 1994)[9]. Le texte affirme une volonté de stabiliser un nouveau Moyen-Orient pacifique dans lequel « les défis ne peuvent être résolus efficacement que par la coopération et non par des conflits »[10]. Il est dès lors difficile d’imaginer comment les nouveaux alliés d’Israël pourraient contester une reprise des annexions, d’autant plus lorsque ces accords stipulent que des mesures doivent être prises pour « empêcher toute activité terroriste »[11], et ce dans une région ou résistance et terrorisme incarnent des mouvements vecteurs de confusions.

La question palestinienne semble de facto écartée de la table des négociations au profit d’une prédominance des intérêts israélo-arabes[12]. Aucune solution précise n’est apportée, hormis une référence à un « agenda stratégique pour le Moyen-Orient » coordonné par les États-Unis.

La Palestine, grande absente des accords, se retrouve dès lors évincée de toute discussion, sa cause réduite à un « épiphénomène » [13].

Le dialogue israélo-arabe ne semble dès lors plus polarisé par la question palestinienne. Les accords d’Abraham n’ont nécessité aucune concession israélienne, si ce n’est la suspension de l’annexion. Plus qu’une volonté coloniale, on peut se demander si l’annexion n’était pas simplement une stratégie diplomatique[14] visant à conclure les accords, tout en permettant aux pays concernés de les accepter sans compromettre leur image dans le monde arabe. La question palestinienne apparaît donc comme un sujet symboliquement fort, mais qui ne fédère plus le monde arabe comme ce fut le cas dans le passé.

Conclusion : Realpolitik, rapprochements et isolements … au regard des intérêts de chacun des acteurs dans la région, ces accords suivent une logique de redécoupage du Moyen-Orient, une redéfinition des centres d’attention, d’intérêt. Plus largement, c’est presque une logique d’éclatement qui apparaît : cette mosaïque d’acteurs et la compilation de leurs intérêts tendent à enterrer définitivement la cause panarabe, auparavant idéologie dominante. Ce n’est pas seulement une notion politique, idéologique qui s’étiole, c’est aussi tout un centre géographique qui se déplace : le golfe persique, aujourd’hui, se trouve bien au cœur des problématiques et enjeux du Moyen-Orient, laissant derrière lui la Palestine. Après le Soudan, on peut s’attendre à ce que de nouveaux États suivent la voie désormais ouverte vers la normalisation des relations avec Israël, renforçant ainsi la mutation évoquée.

[15]


[1] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Article 5 : « Coopération et accords dans d’autres domaines : Faisant partie intégrante de leur engagement en faveur de la paix, de la prospérité, des relations diplomatiques et amicales, de la coopération et de la pleine normalisation, les Parties s’efforceront de faire avancer la cause de la paix, de la stabilité et de la prospérité dans tout le Moyen-Orient et de libérer le grand potentiel de leurs pays et de la région. À cette fin, les parties concluent des accords bilatéraux dans les domaines suivants à la date prévue, ainsi que dans d’autres domaines d’intérêt mutuel, comme convenu: – Finances et investissement- Aviation civile- Visas et services consulaires- Innovation, Commerce et Relations économiques – Soins de santé – Science, technologie et utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique – Tourisme, culture et sport – Énergie – Environnement – Éducation – Arrangements maritimes – Télécommunications et poste – Agriculture et sécurité alimentaire – Eau – Coopération juridique »

[2] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Préambule

[3] https://www.lefigaro.fr/international/qui-sont-les-soutiens-de-l-iran-au-moyen-orient-20200104

[4] https://www-cairn-info.ezscd.univ-lyon3.fr/la-guerre-froide–9782707183248-page-5.htm

[5]  Cheikh Abdallah ben Zayed Al-Nahyane

[6] Abdel Latif al-Zayani

[7] Discours du premier ministre israéliens Benyamin Netanyahu à la Maison Blanche le 15 septembre 2020

[8] https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/abraham-accords-peace-agreement-treaty-of-peace-diplomatic-relations-and-full-normalization-between-the-united-arab-emirates-and-the-state-of-israel/

[9] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Préambule : « Rappelant les traités de paix entre l’État d’Israël et la République arabe d’Égypte et entre l’État d’Israël et le Royaume hachémite de Jordanie, et s’est engagé à travailler ensemble pour trouver une solution négociée au conflit israélo-palestinien qui réponde aux besoins et aux aspirations légitimes des deux peuples, et pour faire progresser la paix, la stabilité et la prospérité globales au Moyen-Orient »

[10] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Article 4 : « Ils s’engagent à prendre les mesures nécessaires pour empêcher toute activité terroriste ou hostile les uns contre les autres sur ou depuis leurs territoires respectifs, ainsi qu’à refuser tout soutien à de telles activités à l’étranger ou à permettre un tel soutien sur ou depuis leurs territoires respectifs »

[11] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Préambule : « Reconnaissant que les peuples arabes et juifs sont les descendants d’un ancêtre commun, Abraham, et inspiré, dans cet esprit, à promouvoir au Moyen-Orient une réalité dans laquelle les musulmans, les juifs, les chrétiens et les peuples de toutes confessions, croyances et nationalités vivent dans un esprit de coexistence, de compréhension mutuelle et de respect mutuel »

[12] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Préambule : « Reconnaissant que les peuples arabes et juifs sont les descendants d’un ancêtre commun, Abraham, et inspiré, dans cet esprit, à promouvoir au Moyen-Orient une réalité dans laquelle les musulmans, les juifs, les chrétiens et les peuples de toutes confessions, croyances et nationalités vivent dans un esprit de coexistence, de compréhension mutuelle et de respect mutuel »

[13] Sandrine Mansour, « La question palestinienne marginalisée » in « Le Moyen-Orient et le monde, Etat du monde 2021 », sous la direction de Dominique Vidal et Bertrand Badie, 2020

[14] https://fr.timesofisrael.com/laccord-israel-eau-bouleverse-la-diplomatie-ouvre-bel-et-bien-une-nouvelle-ere/ : « Nous ne saurons sans doute jamais si Netanyahu avait vraiment l’intention d’annexer la vallée du Jourdain et toutes les implantations de Cisjordanie, ou s’il menaçait simplement de le faire afin de capitaliser sur les bénéfices de l’avoir annulée ».

[15] https://twitter.com/Paltodaytv/status/1293965415056658437/photo/1

Guerre moderne, guerre privée : le mercenarisme en Irak

La pratique du mercenarisme associe la guerre au profit. Le mercenaire est payé pour combattre, il est un acteur privé qui défend les intérêts militaires d’autrui en échange d’argent. Le recours au mercenarisme est une pratique courante dans l’Histoire de la guerre. Cette utilisation privée de la violence est délégitimisée par le processus de rapprochement entre l’État et la Nation, qui attribue à l’État la notion wébérienne du monopole de la violence légitime. Dans l’État-nation, la violence est une capacité publique, qui est utilisée exclusivement par la structure étatique. La conceptualisation intellectuelle du mercenarisme devient négative, puisqu’elle va à l’encontre du fonctionnement des pouvoirs régaliens. Cependant, les pratiques de privatisation des acteurs de la guerre ne disparaissent pas pour autant.

Un vide juridique

La privatisation du militaire révèle dans les guerres contemporaines les failles des systèmes juridiques nationaux et internationaux. Les sociétés militaires privées fonctionnent de la même façon qu’une société privée, en remplissant des missions liées à une activité militaire. Elles sont embauchées via des contrats par des gouvernements nationaux ou des multinationales qui cherchent à protéger leurs intérêts. Ce mercenarisme moderne reflète une évolution des pratiques belligérantes, où le recours à la force s’effectue à travers des contrats signés avec des groupes privés, qui détachent ainsi les employeurs de toute responsabilité quant aux crimes et combats menés sur le terrain. La délégation effectuée par les gouvernements met en valeur la perte progressive du monopole de la violence légitime, et l’attractivité d’un marché qui s’expand rapidement, en raison de l’importance des gains qui y sont générés.

La présence massive des SMP en Irak

L’invasion en Irak au début des années 2000 a révélé l’importance du nombre de mercenaires, appelés aussi contractors, embauchés pour des missions militaires par des gouvernements ou des multinationales. Le CBO (Congressionnal budget office)[1] estime le ratio entre militaire américain et contractors à 1 pour 1, ce qui signifie qu’il y avait sur place autant d’employés privés que publics. On estime à plus de cent milliards de dollars le montant des contrats entre les sociétés militaires privées américaines présentes sur le territoire irakien et le gouvernement américain[2] entre 2003 et 2008, soit l’équivalent de trois années de financement de l’armée française. Si l’identité, la nationalité, et le rôle de ces contractors sont très variés, ce chiffre révèle l’importance quantitative de leur présence. L’enjeu de ces sociétés concerne le vide juridique qu’implique leurs contrats. Dans la structure légale et institutionnelle, l’utilisation de la force est réservée à l’État, qui est engagé à respecter certaines lois nationales et internationales. Ces mêmes lois ne s’appliquent pas à des sociétés privées, qui échappent à tout contrôle.

La naissance de Blackwater

Blackwater apparait en 1997. Erik Prince, son fondateur, est un ancien des SEAL de la US Navy, les forces spéciales de la marine de guerre américaine. Les membres des SEAL sont entraînés à opérer sur tous les terrains, grâce à des entraînements rigoureux et exigeants. Erik Prince est ainsi un fin connaisseur des différents terrains d’opérations armées, qu’elles soient conventionnelles ou non. Son expérience lui permet également d’avoir un réseau étendu, notamment au sein de l’establishment américain. Blackwater décroche son premier contrat avec l’armée américaine en 1999 suite à la fusillade du lycée de Columbine, l’entreprise est alors chargée de la formation de policiers. Le nombre de contrats et l’importance stratégique des missions augmentent alors avec le temps. Elle n’est pas la seule société américaine du type, mais reste emblématique pour la place qu’elle a eu dans l’occupation de l’Irak après l’invasion de 2003.

Blackwater et le massacre de la place Nissour

Parmi les sociétés américaines employées en Irak et en Afghanistan, le nom de Blackwater revient ainsi de façon récurrente. La société est engagée plusieurs fois par le gouvernement américain, notamment pour protéger l’ambassade américaine à Bagdad pendant l’occupation américaine. La société fait tristement parler d’elle en septembre 2007, en raison d’une fusillade violente que certains de ses employés provoquent dans les rues de Bagdad[3]. Au cours du massacre de la place Nissour, six contractors de la société sont alors chargés de protéger un convoi du département d’État ont ouvert le feu à coup de balles et de grenades, tuant 17 civils Irakiens non armés. La violence de l’événement a permis à la justice américaine, après de nombreux jugements en non-lieu d’ouvrir les yeux sur les risques de dérive qu’encourent ces contrats armés[4]. Un rapport d’octobre 2007 adressé au Comité de surveillance et de réforme américain relève 195 « escalades de force »[5] armée en Irak provoquées par Blackwater, entre 2005 et 2007. Parmi ces événements, 80% des premiers tirs sont attribués à la société privée. Les conséquences juridiques pour les employés de Blackwater, auteurs de multiples meurtres de civils, ont été très limitées. En effet, Paul Bremer, administrateur de l’invasion américaine en Irak depuis 2003, publie le décret de « l’Ordre 17 », qui empêche les tribunaux irakiens de poursuivre en justice les contractors, jouant sur le vide juridique des sociétés militaires privées. Trois agents de Blackwater ont été condamnés à trente années de prison par les tribunaux américains pour les crimes commis place Nissour, avant de voir leur peine réduite de moitié en 2019. L’agent accusé d’avoir débuté les coups de feu a été condamné à la prison à perpétuité.

Un budget militaire américain réduit

Le recours par le gouvernement américain aux sociétés militaires privées en 2003 est dû à un contexte particulier. La professionnalisation de l’armée américaine, poussée par les remises en question des pratiques belligérantes du pays pendant la guerre du Vietnam réduisent drastiquement son effectif militaire. L’intervention américaine en Afghanistan marque, dès 2001 un tournant dans la privatisation de la guerre. L’envoi de contractors privés limite dans l’opinion publique le nombre de victimes lors d’un conflit, puisque ceux-ci ne se battent pas directement sous la direction du gouvernement américain. Les enjeux électoraux orientent complètement les choix stratégiques des dirigeants. Les SMP offrent de nouvelles perspectives : maintenir une influence militaire à l’étranger tout en évitant les scandales qui ont pu éclater pendant la guerre du Vietnam par exemple.

La proximité des néo-conservateurs américains avec les leaders des SMP

La composition de l’environnement du président Bush au début des années 2000 joue également dans le choix d’embaucher des acteurs privés en Irak. Le rôle par exemple de Dick Cheney, vice-président de Georges Bush à l’époque de l’invasion américaine n’est pas négligeable[6]. Il occupe le poste de secrétaire à la défense dans les années 1990, où il réduit le budget de l’armée tout en signant les premiers contrats avec des SMP, débutant une privatisation logistique de l’institution militaire américaine. Les sociétés militaires privées sont très proches des milieux néo-conservateurs américains. Face à un sénat réticent à déployer de larges moyens pour l’invasion en Irak, et à une réduction drastique du budget de l’armée dans les années 1990, sous les ordres de Dick Cheney, les influences du pouvoir américain orientent l’intervention vers le recours aux sociétés privées, ce qui permet de contourner les limites budgétaires imposées par l’assemblée.

Les SPM sont ainsi un moyen de contourner plusieurs contraintes qui découlent de l’envoi de troupes pour des opérations à l’étranger. Parmi celles-ci, on retrouve le droit international, qui de façon générale interdit aux Etats d’intervenir militairement hors du territoire national, mais aussi les contraintes budgétaires et politiques. La libéralisation de la violence entraîne cependant un manque de contrôle des groupes envoyés, qui ne sont alors régulés que par les lois du profit et du marché, sans forcément porter attention au terrain et aux populations qui sont la cible des interventions. On l’a vu avec la place Nissour, le manque de responsabilité légale des États détache totalement l’opération de l’impact humain qu’elle a sur place. 


[1] https://www.cbo.gov/sites/default/files/110th-congress-2007-2008/reports/08-12-iraqcontractors.pdf

[2] Danet, D. (2009). Guerre d’irak et partenariats public-privé : des partenariats public-privé controversés. Revue française d’administration publique, 130(2), 249-262. doi:10.3917/rfap.130.0249.

[3] https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/07/11/au-proces-blackwater-le-recit-accablant-du-massacre-de-bagdad-en-2007_4455267_3218.html

[4] Bruyère-Ostells, W. (2011). Le commerce de la guerre. Dans : , W. Bruyère-Ostells, Histoire des mercenaires (pp. 213-232). Paris: Tallandier.

[5] https://images.derstandard.at/20071005/Additional_Information_about_Blackwater_USA.pdf

[6] https://www.lesechos.fr/2009/07/blackwater-une-armee-tres-privee-474501

Le Liban dans l’impasse politique

« La position confessionnelle au Liban est un phénomène de structure ; aucune violence n’y changera rien ; c’est le temps seul qui la modifiera, ou qui ne la modifiera pas »[1].

Août 2020. Après la terrible explosion au port de Beyrouth et plus d’un an de protestations contre les conditions sociaux-économiques, et majoritairement dirigées contre un système politique plus que jamais décrié, le Président du Conseil des Ministres, Hassan Diab démissionne[2]. Puis ce fut le tour de Mustapha Adib[3]. Ensuite, le flou, sur tous les plans. D’abord, sur celui d’une pratique du pouvoir qui relève d’une tradition presque indéracinable. Ensuite, sur celui de l’avenir plus qu’incertain du gouvernement, et enfin sur celui de la colère de la population et de son action, laquelle se mue en intervention plus largement régionale, voire internationale.

Entre tentatives de sanctuarisation des acquis, intérêts régionaux et ingérence internationale : le Liban serait-il face à une impasse politique insoluble ?

Le confessionnalisme politique libanais : gestion d’une réalité démographique …

Le Liban, environ 10 400 km2, aujourd’hui près de 5,5 millions d’habitants, et 18 confessions. C’est au regard de ces données là qu’en 1926 la structure politique s’est faite de manière à s’adapter à une population multiconfessionnelle et à des réalités socioculturelles particulières.

Afin de représenter le plus équitablement possible ces différentes communautés, cette adaptation est passée par le confessionnalisme politique, c’est-à-dire une répartition du pouvoir en fonction de différentes confessions religieuses. La Constitution de 1926 prône très clairement cette pratique[4], instaurée à l’origine uniquement pour la chambre des députés[5]. Aujourd’hui et depuis les années 40, le Président « doit » être chrétien maronite, le Premier Ministre musulman sunnite et le Président de la chambre des députés, musulman chiite.

Ainsi, on partait du principe qu’il était nécessaire de maintenir un certain équilibre entre la composition du tissu social et la composition du corps politique représentant celui-ci. C’est pourquoi en 1943, un pacte oral est venu étendre l’application du confessionnalisme à d’autres fonction, celle de Président de la République Parlementaire du Liban ainsi que celle de Président du Conseil des Ministres. Bien qu’oral, ce pacte instaure presque une « coutume » et est toujours en vigueur aujourd’hui.

C’est ici qu’il convient de préciser une donnée importante : dès 1948[6] les musulmans commencent à être majoritaires en termes de population, et parallèlement les tensions communautaires grimpent.

40 ans plus tard, la donne se complique encore un peu plus. Le 30 septembre 1989, les accords de Taëf mettent fin à la guerre civile survenue en 1975, en réorganisant le partage des pouvoirs entre les confessions. Le Président cède ainsi certaines de ces prérogatives au Premier Ministre, musulman sunnite, qui dispose finalement de plus de marge d’action que le Président lui-même. Préciser ici la confession du Premier Ministre permet de comprendre l’absence d’unanimité sur cet accord, les chrétiens se sentaient trahis.

« Ce n’est pas parce qu’on a mérité un poste qu’on l’obtient, c’est d’abord parce qu’on appartient à une communauté »[7].

Le dernier recensement ayant eu lieu en 1932, il n’y a pas eu d’adaptation de le représentativité vis à vis des évolutions confessionnelles de la société, dont tous les membres se définissent d’abord par l’appartenance communautaire, l’« assabiya » (esprit communautaire) primant sur l’identité nationale. 

[8]

Un effacement des barrières communautaires est-il envisageable ?

Le confessionnalisme a traversé au Liban des crises de toutes natures, mais est-il aujourd’hui à bout de souffle ? Les uns prônent un maintien du statu-quo, les autres rêvent d’une laïcité à l’orientale. 

… devenu outil de conservation d’intérêts partisans à la source d’une inévitable impasse politique

Depuis plus d’un an, les manifestations retentissantes du peuple libanais visent non seulement la crise des services publics mais plus largement le système confessionnel, dont l’« omniprésence est un échappatoire »[9]. Son maintien arrange, et il convient de comprendre cette impasse politique sous l’angle des intérêts de la classe politique et des enjeux de leur maintien, auquel un changement de règlementation risquerait de mettre fin. Aujourd’hui, plus que jamais, le Liban sombre dans un manichéisme politique. Le poids de l’influence du Hezbollah est le sujet de discorde.

Le « tandem chiite »[10] adopte ici un discours et une posture révélateurs de ce qu’ils « risquent » : le parti Amal et le Hezbollah ont le regard porté tout particulièrement sur le ministère des finances. La régulation des informations financières représenterait en effet un atout majeur pour les acteurs bénéficiant de larges intérêts via un système habitué aux actes de corruption. Mais plus encore, le Hezbollah, via l’acquisition de ce ministère, espère avoir la possibilité de contourner les sanctions américaines, lesquelles depuis plusieurs mois visent directement ou indirectement le parti Hezbollah, considéré comme parti terroriste par les États-Unis.

Le Courant patriotique libre (CPL) de Gebran Bassil, se démarque dans cette bataille « sous terraine » en ne considérant pas l’attribution du ministère des finances au tandem chiite comme une évidence, et penche plutôt du côté de la nécessité de sortir rapidement et efficacement de cette impasse politique, tout en gardant comme objectif, lui aussi, le maintien de ses intérêts.

De manière générale, il convient de replacer ce blocage politique dans le cadre des divergences entre les partis traditionnels, qui eux aussi, se divisent sur la composition du gouvernement à venir. L’alliance du 14 mars, qui représente l’opposition, ne souhaite pas que le nouveau gouvernement soit sous influence du Hezbollah. Selon les ramifications politiques libanaises, les partis traditionnels veulent garder leurs prérogatives. Dernièrement, l’évocation de la nomination des anciens Premiers ministres à la tête du gouvernement est symptomatique de la crise politique au Liban : vouloir le changement pour finalement ne rien changer.

Ce véritable « chantage des intérêts » fait fi de la chute d’un peuple, mais au-delà, démontre bien que la naissance d’un nouveau gouvernement stable et solide sur le long terme est compromise, puisque celui-ci devra d’ores et déjà se battre avec de très nombreux acteurs politiques qui cherchent par tous les moyens à s’assurer une véritable sanctuarisation de leurs acquis.

Comment en est-on arrivé à une impasse si irréductible ? Il est important de rappeler qu’à plusieurs reprises, l’idée d’une éventuelle sortie de ce système a été évoquée, étudiée du moins, sans véritable application … Mahdi Amil, assassiné en 1987 par une milice chiite, aurait souhaité viser une « dépassement du système communautaire »[11].

Déjà en 1926, Maurice Sarrail a fait face au blocage des grands notables libanais[12], qui cherchaient déjà le maintien des privilèges, et qui tentaient déjà d’adopter une argumentation structurée afin d’appuyer leurs revendications[13]. L’ancien Premier ministre Mustapha Adib, face à ces revendications, n’a pas souhaité entamer des négociations avec le tandem chiite.

Il est donc très clair que cette impasse met en exergue le jeu de l’ensemble des partis politiques du Liban, lesquels sont le reflet de la population multiculturelle et multiconfessionnelle. Cependant, les acteurs internes ne sont pas les seuls à être impliqués. En effet, la participation et l’implication des acteurs régionaux et internationaux accentuent la pression sur les dirigeants libanais.

Ingérence à l’échelle régionale et internationale : une problématique multidimensionnelle

Si le Hezbollah reste l’outil privilégié de l’Iran afin de maintenir son influence au Levant, d’autres pays s’ingèrent au Liban en fonction de leurs propres intérêts.

Tout d’abord, les États-Unis, dont l’omniprésence dans la région reste forte, à travers sanctions,  négociations et présence militaire. Dernièrement, la loi César, rentrée en vigueur en juin 2020, vise officiellement Damas et ses principaux alliés, dont le Hezbollah. Les entreprises libanaises commerçant avec la Syrie sont ainsi sanctionnées. L’agenda politique américain au Liban est consubstantiel à la lutte contre l’axe iranien, donc contre l’influence du Hezbollah au Liban.

De surcroît, les négociations concernant les frontières maritimes entre le Liban et Israël, les États-Unis se posent en négociateurs dans cette bataille autour des blocs 8 et 9[14] du gisement Léviathan en Méditerranée Orientale. Allié historique d’Israël, Washington privilégie la version israélienne sur ce dossier au détriment du droit de la mer.  Le territoire libanais est donc le théâtre d’une lutte d’influence entre l’Iran et les États-Unis.  

La France, quant à elle, forte de son héritage historique au Liban, souhaite conserver cette influence et cette implication. Après deux visites en moins d’un mois à Beyrouth, le Président Macron tente d’imposer une politique très dirigiste couplée à une politique de sanction. En effet, il impose aux dirigeants libanais de former le plus rapidement possible un gouvernement selon une feuille de route bien précise. Le vocabulaire employé lors de ses discours laisse bien entrevoir cette prise de position et démontre le choix très affirmé de prendre les choses en main : « trahison », « honte », « responsabilité », « dernière chance », « obligation », « question de confiance ». Le Secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah approuve l’initiative française mais désapprouve la forme et le langage employé.

Une problématique soulève alors des questions : la communauté internationale est au chevet du Liban depuis la double explosion du port le 4 août dernier. Or, l’aide internationale est conditionnée à la bonne formation d’un gouvernement et à sa viabilité sur le long terme. Ce sont les populations, qui, pour l’instant, souffrent de l’absence de cette aide … Aide qui, pour l’Arabie Saoudite, ne verra pas le jour si le Hezbollah est au pouvoir.  

Conclusion : changement nécessaire mais impossible ?

La population libanaise est politisée et parrainée par une puissance extérieure. Les Chrétiens se réfèrent principalement à la France, les Sunnites comptent sur la Turquie et l’Arabie Saoudite et les Chiites reçoivent l’aide de l’Iran. Ainsi, chaque communauté s’enracine dans une logique partisane. Bien que souhaité durant les manifestations, un changement de pouvoir est-il pour autant réalisable au pays du Cèdre ? Les causes profondes de ce blocage remontent à près d’un siècle, les coutumes étant enracinées dans la Constitution de 1926. L’immense diversité qui compose le pays semble rendre le consensus impossible, chacun cherchant le maintien de ce à quoi il est attaché, tant au niveau des partis politiques qu’au niveau de la population. Les premiers pensant en termes d’intérêts, les seconds en termes d’attachement communautaire.


[1] https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-l-orient-2013-4-page-25.htm

[2] Il annonce la démission de son gouvernement le 10 août 2020, presque une semaine après les violentes explosions qui ont frappé Beyrouth.

[3] Il renonce à la formation d’un nouveau gouvernement le 26 septembre 2020, face aux tensions et à l’impossible consensus sur la question de l’attribution des ministères.

[4] Article 95 de la Constitution de la République parlementaire du Liban : http://www.cc.gov.lb/sites/default/files/La%20Constitution%20Libanaise.pdf

[5] Article 24 de la Constitution : http://www.cc.gov.lb/sites/default/files/La%20Constitution%20Libanaise.pdf

[6] Année de l’indépendance d’Israël

[7] https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/liban/explosions-a-beyrouth/larticle-a-lire-pour-comprendre-pourquoi-le-systeme-politique-libanais-est-a-bout-de-souffle_4073431.html

[8] https://www.youtube.com/watch?v=OvH12P3Paz4

[9] https://www.youtube.com/watch?v=OvH12P3Paz4

[10] Terme désignant le Hezbollah et le parti Amal

[11] https://www.monde-diplomatique.fr/1997/03/CORM/4657

[12] https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-l-orient-2013-4-page-25.htm

[13] Ibid.

[14] Ces 2 blocs représentent un champ gazier, le « Léviathan », en méditerranée orientale