De Gaulle et le monde arabe

À l’occasion des 50 ans de la mort de Charles de Gaulle, le 9 novembre 1970, il est intéressant de rappeler le visionnaire qu’il fut, mais également le bâtisseur d’une politique arabe indépendante et consciente des réalités locales.

Homme de discours, ses mots ont une temporalité qui dépasse de loin son vivant. Pour le général, « l’Orient compliqué » est une région en perpétuel bouillonnement. Il qualifie le monde arabe de « passionnel et démentiel », en quête de régénération.

Le général de Gaulle à Alger en 1960

Passionné par l’Orient 

Son éducation militaire le plonge rapidement dans les ramifications complexes de l’Orient. Ainsi, il lit Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, Une Enquête au pays du Levant et Un jardin sur l’Oronte de Barrès. Les nombreuses discussions avec son camarade Catroux, général d’armée et fin connaisseur du monde arabe, le captivent littéralement.

C’est au cours de ses trois années à Beyrouth de 1929 à 1931 ou il est affecté à l’État Major du Levant  qu’il se familiarise réellement avec la réalité du terrain. Il prend conscience de la problématique kurde, de l’émergence du nationalisme arabe et de la question épineuse d’un foyer de peuplement juif en Palestine.

La Syrie et le Liban sous mandat français depuis les accords de Sykes-Picot sont les deux premières régions à rejoindre le commandement de la France libre dès 1941. Le général de Gaulle s’appuie sur Catroux pour lutter contre les forces vichystes présentes en Orient.

Néanmoins, pris en étau par les revendications américano-britanniques de sape des intérêts français au Levant et la montée des nationalistes arabes, la France est contrainte d’abandonner le Liban en 1943 et la Syrie en 1945.

Libérateur de la nation française, de Gaulle veut inscrire son action dans la durée, celle d’une Histoire intemporelle et de la grandeur de la France. Or, les troubles politiques internes (l poids du Parti communiste français) et les ingérences extérieures (les Américains voulaient isoler de Gaulle) le poussent à la démission du poste de chef du gouvernement en 1946.

Sortir du « bourbier » algérien 

Lorsque le général revient au pouvoir en 1958, la France est en guerre contre les nationalistes algériens du Front de libération nationale (FLN). En soutien au peuple algérien, les pays arabes décident au fur et à mesure de couper leurs relations diplomatiques avec la France coloniale.

De Gaulle a conscience de l’épine que représente ce dossier. Il veut en finir. De surcroît, il sait que la France peut jouer un rôle crucial auprès du tiers-monde dans sa logique de non-alignement face aux blocs soviétique et américain. L’Algérie française est pour lui le problème et non la solution. Il s’empresse donc de résoudre ce conflit, ce qui lui permettra de mettre en place une réelle politique arabe.

Ainsi, avec la signature des accords d’Évian le 18 mars 1962, le général de Gaulle met fin à la guerre d’Algérie et permet au peuple algérien d’obtenir son indépendance. Par cet acte, il exprime clairement son souhait de bâtir une politique arabe.

La France redore peu à peu son image au Moyen-Orient et également auprès des pays nouvellement indépendants. De Gaulle est apprécié pour sa fermeté et son pragmatisme. Il est vu comme le libérateur de la France, à l’instar d’un Nasser pour l’Égypte ou d’un Ben Bella pour l’Algérie.

Malgré les inquiétudes israéliennes, la France ne devient pas pour autant « pro-arabe ».

La guerre des Six Jours : le tournant diplomatique

« L’ami et l’allié » israélien. C’est par ces mots que le général de Gaulle reçoit le Premier ministre israélien David Ben Gourion en 1960. Les deux pays entretiennent des relations amicales. Sous le gouvernement de Pierre Mendès France en 1956, la France a aidé Israël à obtenir la bombe nucléaire.

Le général de Gaulle reste bienveillant à l’égard d’Israël, qui obtient des avantages considérables sur les plans agricoles et militaires. En effet, à la fin de l’année 1966, son gouvernement fournit 50 Mirages V à l’armée israélienne. Le président français a conscience qu’Israël est entouré d’ennemis. Néanmoins, étant général, de Gaulle ne peut ignorer l’avantage militaire que possède Israël sur l’Égypte et la Syrie.

1967 est l’année de la discorde israélo-française. Toute l’opinion occidentale prend fait et cause pour Israël lors de la guerre des Six Jours. De surcroît, la presse française assimile Nasser à Hitler.

De Gaulle, quant à lui, reste neutre et avertit Israël des conséquences d’un conflit régional. Il aurait dit au journaliste et philosophe français Raymond Aron, au début des années 1960 : « Si l’existence d’Israël me paraît très justifiée, j’estime que beaucoup de prudence s’impose à l’égard des Arabes. Ce sont ses voisins et le sont pour toujours. »

Le pragmatisme et le flegme du général font de lui un homme d’État rationnel qui ne verse pas dans les sentiments. Il s’oppose frontalement aux visées expansionnistes israéliennes qui selon lui risquent de plonger la région dans un cycle interminable d’affrontements. Il prévient Israël qu’en cas de conflit, la France condamnera le camp qui aura ouvert les hostilités.

Le 5 juin 1967, Israël lance quand même l’offensive contre les troupes syriennes, jordaniennes et égyptiennes. De Gaulle condamne et accuse Israël d’être responsable de la guerre et impose un embargo sur les ventes d’armes, qui affecte l’armée israélienne.

À rebours des prises de positions occidentales, ce positionnement lui attire des critiques et des accusations d’antisémitisme.

« Les juifs, un peuple sûr de lui-même et dominateur »

Le 27 novembre 1967, le général de Gaulle tient une conférence de presse à l’Élysée. Comme à son habitude, le président aborde la politique intérieure, les crises qui opposent les deux blocs mais également la situation au Proche-Orient. Il prononce alors une phrase qui retiendra l’attention des journalistes, qualifiant les juifs de « peuple sûr de lui-même et dominateur ».

Sortie de son contexte, celle-ci sert de prétexte pour calomnier de Gaulle sur son prétendu antisémitisme. Tandis que les relations franco-israéliennes se tendent, le Général gagne en sympathie auprès de la rue arabe.

Lucide, le président français s’agace de l’agressivité d’Israël et de ses liens privilégiés avec les États-Unis, qui poussent les pays arabes à s’aligner sur l’Union soviétique. Partisan de la troisième voie, de Gaulle souhaite éviter ce face-à-face.

En décembre 1968, à la suite de bombardements israéliens sur la flotte libanaise, il prolonge l’embargo sur les ventes d’armes. La tonalité des discours du Général et la neutralité observée à l’égard du conflit israélo-arabe séduisent les dirigeants et les citoyens arabes. Les relations avec Nasser se réchauffent. Les deux hommes, tous deux militaires, s’entendent et se comprennent.

Un héritage gâché

L’expédition du canal de Suez en 1956 et le conflit algérien (1954-62) avaient terni l’image de la France auprès des pays arabes. Mais à son retour au pouvoir en 1958, le général de Gaulle s’était empressé de jeter les bases d’une politique arabe pragmatique. Soucieux de redorer l’image de la France, il avait conscience du changement d’époque et de paradigme.

Si la France ne pouvait en effet plus dominer par les armes, elle pouvait convaincre par sa diplomatie. Sa rhétorique, sa prestance militaire et son indépendance vis-à-vis des deux axes firent du général de Gaulle un personnage respecté tant par ses partisans que par ses détracteurs.

Qui, aujourd’hui, pourrait imaginer de la part d’un dirigeant européen un discours neutre et ferme sur la question israélo-palestinienne ? Les chefs d’États qui ont succédé au général ont fait le choix d’un alignement progressif sur la politique américaine. Malgré la parenthèse du président Chirac sur l’Irak en 2003 et les tentatives gaullistes d’Emmanuel Macron, la politique arabe de la France manque cruellement de vision et d’objectivité.

« Si nous voulons, autour de cette Méditerranée, construire une civilisation industrielle qui ne passe pas par le modèle américain, et dans laquelle l’homme sera une fin et non un moyen, alors il faut que nos cultures s’ouvrent l’une à l’autre. » Cette citation du général de Gaulle est plus que jamais d’actualité.

lien officiel : https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/de-gaulle-monde-arabe-algerie-israel-palestine

Les accords Sykes-Picot en 1916 : partage franco-anglais du Proche-Orient

À partir du XIXe siècle, chancelant et moribond, l’Empire ottoman devient peu à peu « l’Homme malade de l’Europe ». Français et Britanniques lorgnent sur les territoires levantins de l’Empire déliquescent. Depuis plusieurs décennies déjà, les Européens nouent des contacts avec les différentes communautés autochtones (Chrétiens notamment) pour assurer leurs sécurités et ainsi prétexter un droit de regard.   

Faisant le choix de s’allier à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie durant la première guerre mondiale, l’Empire ottoman devient de facto un ennemi de Paris et de Londres. Lors de longues tractations et négociations, Anglais et Français décident conjointement de se partager les provinces arabes du Moyen-Orient en fonction de leurs intérêts respectifs. Aujourd’hui encore, les accords Sykes-Picot représentent une humiliation à l’échelle régionale dont les conséquences sont encore visibles.

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Le contexte d’un démembrement

Dès la fin du XIXe siècle, les territoires de l’Empire ottoman se réduisent comme peau de chagrin. Après avoir perdu la Grèce en 1830, « la Sublime porte » est contrainte d’abandonner ses possessions européennes avec les indépendances de la Roumanie, de la Bulgarie, de la Serbie et du Monténégro.

Confronté à des difficultés économiques et sociales et face aux visées coloniales européennes, l’Empire ottoman est obligé de céder peu à peu ses régions africaines. Il perd successivement l’Algérie puis la Tunisie qui passent sous protectorat français, à partir de 1882 la Grande-Bretagne administre l’Égypte et la Libye devient une colonie italienne en 1911. À l’agonie, l’Empire se recentre sur le Levant et l’Anatolie. Or au sein même de ses provinces arabes, un sentiment national émerge contre le joug ottoman. Les nationalismes arabe et kurde revendiquent plus d’autonomie vis-à-vis du pouvoir central. Anglais et Français attisent conjointement cette colère pour faire imploser cet empire vacillant.

Conscient des desseins franco-anglais au Moyen-Orient et espérant reconquérir ses anciennes possessions, l’Empire ottoman décide de s’allier à l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie durant la première guerre mondiale (1914-1918). Parallèlement, le Sultan Mehmed V lance un appel au Djihad en Novembre 1914 à tous les citoyens musulmans pour contrer les troupes franco-anglaises[1]. Or, cet appel se heurte aux revendications nationalistes arabes toutes confessions confondues. En effet, les difficultés économiques et la répression brutale des élites arabes par le pouvoir central ottoman (pendaison des nationalistes sur les places publiques, famine du Mont Liban, massacre systématiques des communautés chrétiennes orthodoxes) poussent les populations locales à se rapprocher de Londres et de Paris. En échange de ce soutien, une promesse d’indépendance est faite aux Arabes.

Cependant, au détriment de ces promesses initiales, les deux puissances européennes entendent sanctuariser des zones d’influences au Moyen-Orient. À ces promesses d’Arabie indépendante, la France veut consolider son rôle dans une « Grande Syrie » francophone et francophile. Quant à l’Empire britannique, il veut sécuriser une voie de passage vers les Indes et s’intéresse à l’approvisionnement des hydrocarbures en Irak.

Les dessous de l’accord

Dès Novembre 1915, Français et Anglais entament des négociations secrètes pour se partager les provinces arabes de l’Empire ottoman. Après plusieurs mois de relations épistolaires entre le diplomate anglais Mark Sykes et le diplomate français François Georges-Picot, un accord est signé le 16 Mai 1916 par Paul Cambon, ambassadeur de France à Londres, et Edward Grey, secrétaire d’État au Foreign Office[2].

Cet accord secret prévoit à terme le découpage des provinces arabes de l’Empire ottoman en aires d’influences françaises et anglaises. Cette coopération franco-anglaise reçoit l’aval de l’Empire russe et de l’Italie. Le Proche-Orient est de fait découpé en 5 zones bien distinctes[3]:

  • une zone française d’administration directe comprenant le Liban actuel et la Cilicie (province turque)
  • une zone d’influence française comprenant une bonne partie de la Syrie avec la province de Mossoul
  • une zone anglaise d’administration directe formée par le Koweït et une partie de l’Irak jusqu’à Bagdad
  • une zone d’influence anglaise composée de l’actuel Jordanie, de la Palestine mandataire et du Sud de la Syrie
  • une zone d’administration internationale comprenant Saint Jean d’Acre, Haïfa et Jérusalem

Cependant, cet accord ne demeure pas secret bien longtemps. Lors de la révolution bolchévique de 1917, l’administration russe dévoile au grand jour les conclusions du traité. De plus, les Etats-Unis du Président Wilson, veulent contrecarrer les plans franco-anglais dans la région en théorisant sur l’autodétermination des peuples. Cet accord est finalement parachevé à la conférence de San Remo en 1920[4]. Conférence au cours de laquelle la France cède la province de Mossoul à l’administration britannique en contrepartie d’une participation aux bénéfices pétroliers de la région irakienne de Kirkouk[5]. La même année lors du traité de Sèvres, l’Empire ottoman vivant ses dernières heures, renonce officiellement et définitivement à ses provinces arabes et maghrébines.

Conséquences et répercussions

Malgré les promesses d’indépendance, les Arabes de la région se retrouvent soumis à la tutelle d’une puissance tierce. Le Liban et la Syrie sont administrés par la France, la Jordanie, l’Irak et la Palestine par la Grande-Bretagne.

Le gouvernement français entend faire du protectorat syro-libanais un pont pour la culture et la langue française[6]. Paris s’appuie majoritairement sur les communautés chrétiennes (notamment les Maronites) avec qui elle avait déjà noué des liens par le passé. En 1920, la France participe activement à la création d’un « Grand Liban » indépendant et autonome vis-à-vis de son voisin syrien. De ce fait, la présence française se heurte à une vive opposition en Syrie où plusieurs manifestations sont matées. Paris régionalise consciencieusement les différentes provinces syriennes en fonction de leurs appartenances religieuses. Cette politique coloniale française est hasardeuse. Elle crée les soubassements des tensions et des conflits ultérieurs.

De son côté, l’Empire britannique, maître d’un territoire allant de la Palestine au Golfe arabo-persique, participe activement à la mise en place d’un oléoduc transportant le pétrole irakien vers la Méditerranée[7]. De surcroît, cette présence au Proche Orient lui assure une meilleure sécurisation des routes commerciales vers les Indes. À l’instar des Français, les troupes anglaises sont également confrontées à de nombreuses révoltes. L’Irak, pays tribal et multiconfessionnel, est difficilement administrable. De ce fait, la militarisation de la présence anglaise s’intensifie dans la région. De plus, depuis le traité Balfour de 1917, stipulant la création d’un foyer national juif en Palestine, les autorités britanniques font face à de nombreuses contestations de la part des populations locales palestiniennes.

Le façonnement des frontières du Proche Orient, bravant les différentes ethnies et religions des populations locales, est perçu comme une humiliation par les Arabes, à qui on avait promis un État indépendant. Or, il faut savoir que cette époque est une période de domination coloniale, de partages territoriaux entre grandes puissances et de négociations secrètes faisant fi des volontés autochtones. Tout comme le congrès de Berlin en 1885, prévoyant le partage de l’Afrique, les accords de Sykes-Picot ont modelé les frontières d’une région selon les intérêts européens.

Depuis, ces frontières « artificielles » résistent à l’épreuve du temps. Même le nationalisme arabe des années 50-60 n’arrive pas à les gommer. En effet, l’ancrage politique et souverain de ces nouveaux États s’inscrit bon an mal an dans la durée, parachevant de fait les frontières coloniales de 1916. Ces accords sont « menacés » par Daech en 2014, qui veut redéfinir les frontières du Moyen-Orient selon ses propres conceptions et théories[8].

Aujourd’hui encore, les accords Sykes-Picot font l’objet de nombreuses critiques. Certains analystes jugent qu’ils sont la cause du chaos actuel. Les signataires ont inventé « une paix qui ressemble à la guerre ». Ces frontières héritées de la période coloniale sont soumises aux soubresauts de l’Histoire. Les multiples conflits, « les printemps arabes » et les menaces terroristes rabattent les cartes des acquis territoriaux. Au gré de la conjoncture, le Proche-Orient est une région mouvante et instable où chaque population ou communauté peut et veut revendiquer son propre territoire (cf les Kurdes et les Palestiniens).


[1] https://www.cairn.info/revue-etudes-2016-5-page-17.htm

[2] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Accords-Sykes-Picot.html

[3] Jean-Paul Chagnollaud et Sid-Ahmed Souiah, « Les frontières au Moyen-Orient », L’Harmattan, 2004

[4] https://orientxxi.info/documents/glossaire/accords-de-sykes-picot,0678

[5] https://www.monde-diplomatique.fr/2003/04/LAURENS/10102

[6] James Barr, « Une ligne dans le sable », Tempus Perrin, 2017

[7] Ibid

[8] http://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20160516-accords-sykes-picot-redessinaient-moyen-orient-syrie-irak-siecle