La Confrérie des Frères Musulmans : de société secrète honnie à organisation d’influence mondiale

“It is the nature of Islam to dominate, not to be dominated, to impose its law on all nations and to extend its power to the entire planet” Hassan al-Banna, fondateur des Frères Musulmans

La Confrérie des Frères Musulmans est un sujet qui a fait – et continue – à faire couler beaucoup d’encre. Considérés comme une organisation terroriste dans certains pays, force est de constater que depuis leur fondation en 1928, les Frères Musulmans ont évolué, se sont développés et sont désormais présents et bien implantés dans de nombreux pays du globe.

Pourtant, cette société transnationale islamique reste difficile à identifier tant elle possède des ramifications diverses selon ses zones d’implantation. En France, on s’interroge sur les projets et la portée du mouvement, en Arabie Saoudite ou en Russie, les Frères sont interdits, au Qatar, l’organisation n’est pas reconnue mais très influente, en Tunisie, les Frères restent proche du pouvoir grâce au parti Ennahdha et la Turquie demeure un important fief frériste… Bref retour sur la nébuleuse des Frères Musulmans de leurs origines à leur développement international.

Historique de la Confrérie et implantation. Source : LaCroix Crédits : AFP

Frères Musulmans : une lente ascension nationale

            La Confrérie a longtemps été une société dite secrète et son évolution fut lente et ponctuée de rebondissements avant de devenir l’organisation transnationale que l’on connaît aujourd’hui.

Aux sources des Frères Musulmans 

C’est en 1928 que naît officiellement la Confrérie, en Egypte. L’objectif principal de cette Confrérie était alors de restaurer le califat, qui serait un gouvernement mondial, et de combattre les « incroyants ». En d’autres termes, les Frères Musulmans s’opposent à toute forme d’Etats laïcs et aux autres religions (christianisme, hindouisme, judaïsme)[1]. Ils sont également opposés à toute forme de civilisation occidentale car le modèle occidental est aux antipodes du modèle islamique qu’ils prônent. La Charî’a y tient un rôle central et dicte la vie sociale et civique au sein du califat imaginé par les Frères Musulmans.

Hassan al-Banna est élu guide des Frères Musulmans et il jette les bases structurelles de l’organisation. La Confrérie met par exemple en place des structures associatives afin d’éduquer les jeunes générations. Les idées fréristes s’exportent à l’étranger, notamment au Moyen-Orient. Mais au lendemain de l’échec égyptien lors de la première guerre israélo-arabe, les Frères Musulmans sont interdits[2]. Ils assassineront donc le Premier Ministre Mahmud Fahmi Nuqrashi en 1948. En retour, Hassan al-Banna sera exécuté par les autorités égyptiennes l’année suivante. La Confrérie connaît alors une période de creux et est persécutée. Contraints à l’exil sous Nasser, les Frères iront diffuser leurs idées et doctrine dans les pays où ils trouveront refuge. L’organisation restera interdite jusqu’en 1970 en Egypte, date d’arrivée au pouvoir du Président Sadate.

L’avènement de la Confrérie : l’élection de Mohamad Morsi

              Les Frères Musulmans connaissent un retour en force et une forme de consécration en 2012, dans leur terreau originel égyptien. Alors que le Président Moubarak démissionne en 2011 et que les forces armées prennent le pouvoir par intérim, un parti émerge. Il s’agit du Parti de la liberté et de la justice (PLJ), branche partisane de la Confrérie. Il est représenté par Mohamed Morsi qui fait face au général Ahmed Chafiq lors des élections de 2011. Le 24 juin, M. Morsi est déclaré vainqueur par la Haute Commission électorale[3]. Le long travail des partisans des Frères Musulmans finit donc par payer après deux années de campagne pour octroyer la victoire à leur candidat.  

Cette victoire des Frères Musulmans est sans doute le résultat d’une campagne bien menée avec l’argument religieux en premier plan et l’illustration de la volonté populaire d’en finir avec la mainmise militaire sur le pays. La prédication étant l’un des moyens de diffusion de l’idélogie frériste, les Frères sont parvenus à mobiliser leurs fidèles autour de l’idée que le vote était un élan collectif pour aider au façonnement d’une société plus égalitaire[4]. Le militantisme acharné des Frères finit donc par payer.

Le parti remporte aussi 49% des sièges lors des élections législatives de 2011-2012 et devient la première force politique du pays. Une revanche pour les Frères qui avaient tenté à quatre reprises d’obtenir l’autorisation d’établir un parti, sans succès. Le parti recevra d’ailleurs des ambassadeurs et diplomates étrangers afin d’asseoir leur statut d’acteur de premier plan[5]. La présence nouvelle des Frères dans l’arène officielle de la politique égyptienne ne sera pourtant pas une réussite. Néanmoins, l’Egypte est loin d’être le seul bastion de l’organisation qui dispose de nombreuses branches à l’étranger, et certains fiefs d’influence.

Une organisation au rayonnement mondial : un triomphe idéologique ?

Si l’on regarde les Frères Musulmans sous un prisme plus large, on s’aperçoit qu’en dépit de leur interdiction en Egypte pendant de nombreuses années et leur statut d’organisation terroriste dans certains pays actuellement, l’idéologie frériste jouit d’un rayonnement certain.  

Une organisation d’envergure mondiale : fiefs et zones d’influence

Alors que Nasser persécute les Frères dès les années 1950, les Frères Musulmans sont accueillis à bras ouverts dans les monarchies sunnites du Golfe. L’Arabie Saoudite en premier lieu, offre l’exil aux Frères qui serviront de professeurs à la jeunesse saoudienne. L’implantation des Frères en Arabie Saoudite donnera d’ailleurs naissance à l’idéologie de la Sahwa, l’Eveil. Il en va de même pour les Emirats arabes unis (EAU), qui avant même leur union au sein d’une Fédération, avaient accueilli les Frères[6]. Là encore, ces exilés sont très influents dans le domaine éducatif. La Confrérie est également présente à Bahreïn, au Koweït, au Yémen et entretient des liens étroits avec les gouvernants qatariens, bien que le pays ne reconnaisse pas les Frères Musulmans en tant que tels.

Les Frères Musulmans sont en réalité présents dans la grande majorité des pays musulmans, grâce à différentes « branches » du mouvement. La Turquie, souvent décrite comme très proche de l’idéologie des Frères, est sans doute l’un des principaux bastions de la Confrérie. Le pays n’avait par exemple, ironiquement, pas reconnu le coup d’Etat du Général Sissi en Egypte mais soutenu celui du Colonel putschiste Bachir au Soudan. Le premier ayant renversé M. Morsi, issu de la Confrérie, le second étant pro-Frères Musulmans.  On peut également citer l’Harakat Al-Islah en Somalie, l’Union islamique du Kurdistan en Irak, le Hamas en Palestine, le Front National islamique au Soudan, et la liste est encore longue. Tous ces partis ou ces organisations font partie de la nébuleuse des Frères Musulmans ou sont, a minima, largement inspirés de l’idéologie frériste.

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Source : Twitter. Crédits : IslamismMap
Groupes affiliés aux Frères Musulmans dans différents parlements

En outre, la Confrérie est également très influente en Europe. Le mouvement s’est implanté dans les années 1950 et officiellement en 1961, avec la fondation, par Saïd Ramadan, héritier d’el-Banna, du Centre islamique de Genève.  Sur le Vieux continent, la présence des Frères est pour beaucoup due à l’existence de sous-branches fréristes ou d’inspiration frériste. Au niveau européen, les Frères sont représentés par la Fédération des organisations islamiques en Europe (FOIE), basée à Bruxelles[7]. En France, l’association Musulmans de France (anciennement UOIF) est proche de la mouvance des Frères et est très influente. L’Europe est donc une importante zone d’implantation pour la Confrérie et les mouvances lui étant affiliées.

Des divisions internes pourtant nombreuses et profondes

En dépit de l’impressionnant nombres d’organisations, associations, partis, liés à la Confrérie, il ne faut pas oublier de « nuancer » cette présence mondiale. Samir Amghar, chercheur en sociologie, parle de trois « types » de courants d’expression : les autonomes, les dissidents et les organiques. Les autonomes sont les mouvances n’ayant jamais fait partie des Frères Musulmans mais qui s’en inspirent, les dissidents sont les groupes ayant été liés à la Confrérie mais ayant décidé de s’en démarquer ou s’en séparer. Enfin, les organiques sont les groupes rattachés à la maison mère[8]. Aussi, il n’est pas rare que soit estampillés « Frères Musulmans » des mouvements parfois très éloignés de l’idéologie originelle de la Confrérie.

En effet, les différends sont nombreux au sein des Frères Musulmans et l’unité de la Confrérie est toute relative. Le takfirisme par exemple est un mouvement islamiste radical né d’une scission avec les Frères Musulmans, inspiré de la pensée de Sayyid Qutb, membre dissident de la Confrérie. Le Hamas se distingue aussi puisqu’il a recours à des moyens d’une mouvance djihadiste. Sous l’appellation Frères Musulmans se cache en réalité de nombreux mouvements et mouvances parfois assez éloignés de la maison mère, voire en désaccord pur et simple avec elle. Certains grands penseurs et professeurs affiliés à la Confrérie ont, par exemple, en opposition aux Frères, choisi de légitimer des actions violentes au nom d’une fatwa permettant l’usage de la violence. Cette légitimation avait notamment pour but d’autoriser la violence à l’encontre du gouvernement du Général Sissi, qui avait renversé M. Morsi au pouvoir.

            Les Frères Musulmans sont donc bien implantés dans les pays musulmans mais également en Europe et disposent d’un certain nombre de ramifications plus ou moins influentes. Mouvement religieux et politique parfois qualifié d’organisation terroriste, la Confrérie a su s’exporter et s’implanter durablement. Pour autant, les divisons internes et la multiplication de mouvances dissidentes ou autonomes rappelle la fragilité de l’organisation qui peine à rassembler toutes ses mouvances autour d’un même projet unificateur. La Confrérie demeure complexe à appréhender et ses contours difficiles à déterminer. Quoique devenue une organisation officielle, l’aspect secret et les agissements « dans l’ombre » semblent toujours d’actualité. Et c’est peut-être cela qui inquiète et effraie : l’impossibilité de pouvoir la définir clairement ou de connaître l’étendue de son pouvoir effectif.


[1] Heggy, Tarek. « Ce que sont en réalité les Frères musulmans », Outre-Terre, vol. 29, no. 3, 2011, pp. 347-350.

[2] Anne-Lucie Chaigne-Oudin, « Frères Musulmans », Les Clés du Moyen-Orient, mars 2010. https://www.lesclesdumoyenorient.com/Freres-musulmans.html

[3] Collombier, Virginie. « Égypte : les Frères musulmans et la bataille pour le pouvoir », Politique étrangère, vol. automne, no. 3, 2012, pp. 615-628.

[4] Boussel, Pierre. « Les Frères Musulmans et le tempo de l’islam radical : un essai d’interprétation », Maghreb – Machrek, vol. 241, no. 3, 2019, pp. 17-36.

[5] Rogler, Lutz. « Les Frères musulmans, pragmatiques, ne sont pas ce que vous croyez », Outre-Terre, vol. 29, no. 3, 2011, pp. 351-363.

[6] La rédacton, « Les Frères musulmans dans la péninsule arabique », Orient XXI, novembre 2014.

[7] Amghar, Samir. « L’Europe, terre d’influence des Frères musulmans », Politique étrangère, vol. eté, no. 2, 2009, pp. 377-388.

[8] Idem.

Dissensions sunnites : Islams frères mais ennemis

Arabie Saoudite : les écueils des conflits religieux

“It is the nature of Islam to dominate, not to be dominated, to impose its law on all nations and to extend its power to the entire planet.” Hassan el Banna, fondateur des Frères Musulmans

“We will not waste 30 years of our lives dealing with extremist ideas; we will destroy them today.” Mohamed ben Salmane, prince héritier d’Arabie Saoudite

La volonté iranienne de constituer un « axe de la résistance » représente une menace pour l’Arabie Saoudite. Toutefois, s’arrêter à l’opposition chiite-sunnite incarnée par le conflit Iran-Arabie Saoudite serait réducteur puisque l’Iran reste esseulé diplomatiquement. Le Royaume saoudien entretient des relations parfois paradoxalement conflictuelles avec des ennemis de son « propre camp » : des groupes sunnites. Depuis quelques années, Riyad est en proie à une montée de l’islam politique qui pourrait le fragiliser. Il n’est en effet pas impossible qu’une révolte populaire éclate de la part de la minorité chiite saoudienne ou de la part d’une partie de la population galvanisée par l’idée d’une nouvelle forme de gouvernement.

On peut parler d’ironie du sort pour le pays qui a vu naître ou a accueilli en son sein certains courants de pensées, et qui se retrouve aujourd’hui confronté à ces derniers. À la lumière de l’Histoire des différentes idéologies sunnites et de l’évolution géopolitique de l’Arabie Saoudite, il est possible de comprendre pourquoi, aujourd’hui, la principale menace pour le Royaume des Al Saoud ne se résume plus uniquement au grand ennemi iranien.

Naissance et diffusion du wahhabisme dans la péninsule arabique. Source et crédits : Slideplayer – https://slideplayer.fr/slide/12134702/

Wahhabisme et salafisme : origine et similitudes apparentes

En Arabie Saoudite, la majeure partie de la population est sunnite wahhabite. Historiquement, le wahhabisme naît au XVIIIème siècle dans la région de Nejd. Son fondateur, Mohammad Ben Abdel Wahhab, est un homme très pieux qui effectue de nombreux voyages dans la région. Au cours de ces voyages, il constate que des pratiques religieuses populaires et propres à chaque ville ou village ont remplacé les pratiques religieuses enseignées par le Coran[1]. Dès lors, Abdel Wahhab voudra imposer un retour aux fondements de l’Islam et pour se faire, créer une unicité religieuse autour d’une orthodoxie : le wahhabisme.

Le wahhabisme s’implantera graduellement et durablement en Arabie Saoudite suite à une alliance entre Abdel Wahhab et le chef tribal Mohammed Ibn Saoud[2]. Ensemble, ils fondent le premier royaume saoudien puis le deuxième ; à chaque fois détruits par l’Empire ottoman. Ce sont donc leurs descendants qui créent finalement le Royaume saoudien, fondé en grande partie sur la doctrine wahhabite. Cette doctrine rigoriste se base sur l’interprétation littérale du Coran et s’inspire également des écrits d’Ahmad Ibn Hanbal. Aussi, les Saoudiens sont souvent qualifiés de sunnites hanbalites plutôt que de wahhabites.

Pour ce qui est du salafisme, la pensée salafiste descendrait elle aussi du penseur Ibn Hanbal[3]. Alors que le wahhabisme se concentre sur son environnement régional – bien qu’il tente de s’importer – et sur l’éradication des pratiques dites déviantes, le salafisme a une volonté d’expansion plus marquée. Le salafisme quiétiste, c’est-à-dire focalisé sur l’éducation religieuse salafiste, peut être considéré comme un prolongement du wahhabisme[4]. Cependant, l’idéologie salafiste a également un pan « politique » aussi qualifié de « réformiste », qui implique une forme d’Islam politique, ainsi qu’un pan « djihadiste ».

Des visions différentes de la vie religieuse au service d’ambitions qui s’opposent

De ces différents pans d’application du salafisme découlent les principaux points de divergences. Bien souvent considérés comme semblables puisque prônant une orthodoxie, wahhabisme et salafisme ne sont pourtant pas interchangeables. Le wahhabisme a majoritairement évolué dans le terreau national saoudien et est intrinsèquement lié à la dynastie régnante des Al Saoud qui s’appuie très largement sur cette doctrine pour régner.

Le salafisme quiétiste à l’inverse, est purement spirituel et focalisé sur l’enseignement strict du Coran. Il s’est diffusé dans le monde entier, ne restant pas cantonné à un espace régional. Sous sa forme réformiste, le salafisme a une culture politique absente du wahhabisme ou du salafisme quiétiste. Cet Islam politique est incarné, entre autres, par la confrérie des Frères Musulmans, née en Egypte en 1928. Enfin, le salafisme djihadiste est lui bien plus récent puisque datant de la Guerre d’Afghanistan (1979-1989).

Le salafisme djihadiste entend instaurer des États islamiques et prône la lutte armée : djihad signifiant « effort ». Le djihad peut en réalité être strictement spirituel, mais le djihadisme contemporain tel que nous nous le représentons, revendique plutôt l’utilisation de la violence pour imposer sa vision de l’Islam et « purifier » ce dernier de l’influence étrangère. Toutes ces écoles de pensées sont donc en ce sens « sœurs » : elles ont beaucoup de caractéristiques communes puisque qu’elles partagent des fondements communs et s’inspirent les unes des autres.

Cependant, à la faveur d’une géopolitique régionale et mondiale complexe ces dernières années, de la vague des printemps arabes et de la prolifération des conflits, ces mouvements ont évolué et divergent dorénavant profondément quant à leur vision, leurs ambitions et leurs revendications. Alors que l’Arabie Saoudite avait soutenu le mouvement djihadiste afghan contre l’URSS ou s’était montrée amicale envers la Confrérie, le Royaume se confronte aujourd’hui aux Frères Musulmans et aux djihadistes salafistes de l’État islamique ou d’Al-Qaïda dont les idéologies menacent sa stabilité.

L’Islam politique des Frères Musulmans : l’impossible « Eveil » saoudien

Dans les années 1950, l’Arabie Saoudite a accueilli à bras ouverts des membres des Frères Musulmans, alors persécutés par les autorités égyptiennes qui voyaient en eux une menace pour le gouvernement en place. Riyad, à l’inverse, voyait en eux des alliés contre l’Egypte socialiste de Nasser[5] et voulait éduquer sa jeune population. Aussi, les Frères Musulmans faisaient figure de professeurs idéaux puisque très instruits et très conservateurs[6]. La bonne entente entre les Frères Musulmans et la dynastie saoudienne prend fin quand Riyad, déjà proche des Américains, accepte le déploiement des forces étrangères sur son sol pour contrer les visées expansionnistes de Saddam Hussein en 1990.

Hassan el Banna, fondateur des Frères Musulmans. Source : Herodote.net – https://www.herodote.net/26_aout_1966-evenement-19660826.php

L’Arabie Saoudite se retrouve donc avec une jeunesse largement formée par des penseurs des Frères Musulmans mais gouvernée par une dynastie wahhabite qui réprouve toute forme d’Islam politique. Le mélange des deux doctrines donne naissance au mouvement Sahwa, littéralement l’Eveil. Ce mouvement dissident s’oppose férocement à la présence américaine dans la péninsule et réclame une nouvelle forme de gouvernement avec une place plus importante pour le clergé, une politique transparente et le refus absolu d’une présence ou d’une influence occidentale.

Le pays connaît alors des mouvements de protestation d’inspiration frériste. De nombreux universitaires et même d’éminents cheikhs se revendiquent du mouvement Sahwa, et pourtant, l’Eveil saoudien en l’état actuel, est impossible car antinomique. Le Royaume, pour garantir ses intérêts nationaux, établit une forme de realpolitik en s’alliant aux Etats-Unis par exemple. Cette idée répugne les Frères Musulmans qui refusent l’idée même d’une alliance avec les Occidentaux ennemis.

Aussi, en mars 2014, l’Arabie Saoudite décrète que la Confrérie est une organisation terroriste alors même qu’elle fut le refuge de ses membres quelques décennies plus tôt. Au cours de cette lutte contre l’Islam politique, en 2017, le cheikh réformiste Salman al-Adwah, pionnier de la Sahwa, est arrêté dans le cadre de la lutte anti-corruption menée par Mohamed ben Salmane (MBS)[7]. Néanmoins, le salafisme des Frères Musulmans n’est pas l’unique forme d’islamisme (ou néo-salafisme) contre lequel le Royaume doit se prémunir. Et une fois encore, Riyad devra s’aligner sur l’Occident pour protéger ses intérêts vitaux.

Arabie Saoudite et djihadistes : entre relations ambiguës et alignement avec l’Occident

Ce qu’on appelle la « troisième vague de salafisme » désigne la radicalisation de la pensée salafiste, notamment avec Sayyid Qotb, ancien membre des Frères Musulmans. Cette vague se veut profondément anti-occidentale, anti-juive et souhaite imposer un Islam rigoriste dans les sociétés. Cette vague inspirera le salafisme djihadiste et par extension influera très certainement sur l’idéologie de l’État islamique. Officiellement, le gouvernement saoudien s’oppose fermement aux djihadistes et notamment à Daesh dont il condamne les actions et l’idéologie violentes.[8]

Pourtant, nombreux sont les chercheurs ou auteurs qui imputent à l’Arabie Saoudite l’essor de Daesh ou qui accusent le Royaume de soutenir des factions djihadistes. Les historiens Sophie Bessis et Mohamed Harbi ont par exemple écrit dans un article pour Le Monde :« Le djihadisme est avant tout l’enfant des Saoud »[9]. Il est vrai que les liens entre wahhabisme et salafisme sont réels, que les attentats du 11 septembre 2001 furent commis par une majorité de djihadistes d’origine saoudienne et que l’Arabie Saoudite a bel et bien soutenu financières et logistiquement des groupes djihadistes en Palestine, en Afghanistan en Irak et en  Syrie[10].  Mais la nature des relations entre l’Arabie Saoudite et les djihadistes est à nuancer.

Coalitions anti-djihadistes. Source : LaLibre.bre. Credits : AFP

Ce sont justement les attentats de 2001 qui placent le Royaume dans une position délicate et obligent les dirigeants à prendre des mesures radicales tandis que tous les regards se tournaient vers lui. Dès 2015, MBS lance une coalition islamique antiterroriste aux côtés d’autres pays, tous à majorité musulmane sunnite. De plus, le pays est engagé en Irak et en Syrie aux côtés des Etats-Unis pour combattre l’État islamique et le faire reculer dans le cadre d’une coalition internationale.

Les liens entre Riyad et les groupes djihadistes sont toujours ambigües mais le pays s’aligne avec l’Occident sur la question de la lutte anti-terroriste, tout du moins officiellement. L’Arabie Saoudite représente un allié de poids dans la région pour les Américains dans leur lutte contre l’influence iranienne et contre le terrorisme. Il en va des intérêts des dirigeants saoudiens eux-mêmes de lutter contre une présence djihadiste dans le Golfe. Il ne faut par ailleurs pas oublier que le pays subit des attentats, dont ceux de Riyad en 2003[11] et que la dynastie Al Saoud est l’une des cibles d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA).  

Conclusion :

Depuis 2015, le jeune MBS, l’homme fort du Royaume saoudien, semble emboiter le pas à son voisin émirien Mohamed ben Zayed (MBZ) en matière de lutte anti-terroriste et plus largement de lutte contre l’islamisme extrémiste. Si certains mouvements extrémistes ont pu s’inspirer du modèle wahhabite saoudien, l’État islamique ou encore AQPA ne sont pas des créations saoudiennes à proprement parler. Riyad a pourtant participé à l’émergence de ces groupes dont il a été le principal bailleur. Néanmoins aujourd’hui, ils représentent des menaces importantes pour le Royaume qui doit s’assurer de bonnes relations avec son allié vital occidental et refuse d’être vu comme un pays de fondamentalistes ultra-violents. Au contraire, l’Arabie Saoudite souhaite montrer l’image d’un Royaume qui se modernise, aspirant à un dialogue intra-religieux. Le levier religieux, toujours largement politisé, pourrait bien ébranler la puissance saoudienne déjà fragilisée par les choix politiques de ce même MBS, entre la guerre meurtrière au Yémen, la confrontation diplomatique avec le Qatar, l’obsession iranienne et les contestations populaires saoudiennes.

Ouvrage :

Billion Didier, Boniface Pascal (dir). « Géopolitique des mondes arabes », Eyrolles, 2018, pp.94-105


[1] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-wahhabisme-le-fondateur-la.html

[2] https://www.europe1.fr/international/quest-ce-que-le-wahhabisme-2644639

[3] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Salafisme-1-Origines-et-evolutions-doctrinales.html

[4] Bonnefoy, Laurent, et Stéphane Lacroix. « Le problème saoudien. Le wahhabisme, rempart ou inspirateur de l’État islamique ? », Revue du Crieur, vol. 3, no. 1, 2016, pp. 34-49.

[5] https://www.monde-diplomatique.fr/mav/135/GRESH/50456

[6] Commins, David. « Le salafisme en Arabie Saoudite », Bernard Rougier éd., Qu’est-ce que le salafisme ? Presses Universitaires de France, 2008, pp. 23-44.

[7] https://www.jeuneafrique.com/756774/societe/en-arabie-saoudite-les-cheikhs-qui-ne-suivent-pas-le-wahhabisme-sont-consideres-comme-des-gens-a-abattre/

[8] Seznec, Jean-François. « L’Arabie saoudite, l’Iran et Daech : un objectif de trop », Outre-Terre, vol. 44, no. 3, 2015, pp. 316-320.

[9] https://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/17/nous-payons-les-inconsequences-de-la-politique-francaise-au-moyen-orient_4811388_3232.html

[10] https://www.lesclesdumoyenorient.com/L-Arabie-saoudite-dans-la-lutte-contre-le-terrorisme.html

[11] https://www.nouvelobs.com/monde/20031108.OBS9425/attentat-de-riyad-al-qaida-revendique.html