La Confrérie des Frères Musulmans : de société secrète honnie à organisation d’influence mondiale

“It is the nature of Islam to dominate, not to be dominated, to impose its law on all nations and to extend its power to the entire planet” Hassan al-Banna, fondateur des Frères Musulmans

La Confrérie des Frères Musulmans est un sujet qui a fait – et continue – à faire couler beaucoup d’encre. Considérés comme une organisation terroriste dans certains pays, force est de constater que depuis leur fondation en 1928, les Frères Musulmans ont évolué, se sont développés et sont désormais présents et bien implantés dans de nombreux pays du globe.

Pourtant, cette société transnationale islamique reste difficile à identifier tant elle possède des ramifications diverses selon ses zones d’implantation. En France, on s’interroge sur les projets et la portée du mouvement, en Arabie Saoudite ou en Russie, les Frères sont interdits, au Qatar, l’organisation n’est pas reconnue mais très influente, en Tunisie, les Frères restent proche du pouvoir grâce au parti Ennahdha et la Turquie demeure un important fief frériste… Bref retour sur la nébuleuse des Frères Musulmans de leurs origines à leur développement international.

Historique de la Confrérie et implantation. Source : LaCroix Crédits : AFP

Frères Musulmans : une lente ascension nationale

            La Confrérie a longtemps été une société dite secrète et son évolution fut lente et ponctuée de rebondissements avant de devenir l’organisation transnationale que l’on connaît aujourd’hui.

Aux sources des Frères Musulmans 

C’est en 1928 que naît officiellement la Confrérie, en Egypte. L’objectif principal de cette Confrérie était alors de restaurer le califat, qui serait un gouvernement mondial, et de combattre les « incroyants ». En d’autres termes, les Frères Musulmans s’opposent à toute forme d’Etats laïcs et aux autres religions (christianisme, hindouisme, judaïsme)[1]. Ils sont également opposés à toute forme de civilisation occidentale car le modèle occidental est aux antipodes du modèle islamique qu’ils prônent. La Charî’a y tient un rôle central et dicte la vie sociale et civique au sein du califat imaginé par les Frères Musulmans.

Hassan al-Banna est élu guide des Frères Musulmans et il jette les bases structurelles de l’organisation. La Confrérie met par exemple en place des structures associatives afin d’éduquer les jeunes générations. Les idées fréristes s’exportent à l’étranger, notamment au Moyen-Orient. Mais au lendemain de l’échec égyptien lors de la première guerre israélo-arabe, les Frères Musulmans sont interdits[2]. Ils assassineront donc le Premier Ministre Mahmud Fahmi Nuqrashi en 1948. En retour, Hassan al-Banna sera exécuté par les autorités égyptiennes l’année suivante. La Confrérie connaît alors une période de creux et est persécutée. Contraints à l’exil sous Nasser, les Frères iront diffuser leurs idées et doctrine dans les pays où ils trouveront refuge. L’organisation restera interdite jusqu’en 1970 en Egypte, date d’arrivée au pouvoir du Président Sadate.

L’avènement de la Confrérie : l’élection de Mohamad Morsi

              Les Frères Musulmans connaissent un retour en force et une forme de consécration en 2012, dans leur terreau originel égyptien. Alors que le Président Moubarak démissionne en 2011 et que les forces armées prennent le pouvoir par intérim, un parti émerge. Il s’agit du Parti de la liberté et de la justice (PLJ), branche partisane de la Confrérie. Il est représenté par Mohamed Morsi qui fait face au général Ahmed Chafiq lors des élections de 2011. Le 24 juin, M. Morsi est déclaré vainqueur par la Haute Commission électorale[3]. Le long travail des partisans des Frères Musulmans finit donc par payer après deux années de campagne pour octroyer la victoire à leur candidat.  

Cette victoire des Frères Musulmans est sans doute le résultat d’une campagne bien menée avec l’argument religieux en premier plan et l’illustration de la volonté populaire d’en finir avec la mainmise militaire sur le pays. La prédication étant l’un des moyens de diffusion de l’idélogie frériste, les Frères sont parvenus à mobiliser leurs fidèles autour de l’idée que le vote était un élan collectif pour aider au façonnement d’une société plus égalitaire[4]. Le militantisme acharné des Frères finit donc par payer.

Le parti remporte aussi 49% des sièges lors des élections législatives de 2011-2012 et devient la première force politique du pays. Une revanche pour les Frères qui avaient tenté à quatre reprises d’obtenir l’autorisation d’établir un parti, sans succès. Le parti recevra d’ailleurs des ambassadeurs et diplomates étrangers afin d’asseoir leur statut d’acteur de premier plan[5]. La présence nouvelle des Frères dans l’arène officielle de la politique égyptienne ne sera pourtant pas une réussite. Néanmoins, l’Egypte est loin d’être le seul bastion de l’organisation qui dispose de nombreuses branches à l’étranger, et certains fiefs d’influence.

Une organisation au rayonnement mondial : un triomphe idéologique ?

Si l’on regarde les Frères Musulmans sous un prisme plus large, on s’aperçoit qu’en dépit de leur interdiction en Egypte pendant de nombreuses années et leur statut d’organisation terroriste dans certains pays actuellement, l’idéologie frériste jouit d’un rayonnement certain.  

Une organisation d’envergure mondiale : fiefs et zones d’influence

Alors que Nasser persécute les Frères dès les années 1950, les Frères Musulmans sont accueillis à bras ouverts dans les monarchies sunnites du Golfe. L’Arabie Saoudite en premier lieu, offre l’exil aux Frères qui serviront de professeurs à la jeunesse saoudienne. L’implantation des Frères en Arabie Saoudite donnera d’ailleurs naissance à l’idéologie de la Sahwa, l’Eveil. Il en va de même pour les Emirats arabes unis (EAU), qui avant même leur union au sein d’une Fédération, avaient accueilli les Frères[6]. Là encore, ces exilés sont très influents dans le domaine éducatif. La Confrérie est également présente à Bahreïn, au Koweït, au Yémen et entretient des liens étroits avec les gouvernants qatariens, bien que le pays ne reconnaisse pas les Frères Musulmans en tant que tels.

Les Frères Musulmans sont en réalité présents dans la grande majorité des pays musulmans, grâce à différentes « branches » du mouvement. La Turquie, souvent décrite comme très proche de l’idéologie des Frères, est sans doute l’un des principaux bastions de la Confrérie. Le pays n’avait par exemple, ironiquement, pas reconnu le coup d’Etat du Général Sissi en Egypte mais soutenu celui du Colonel putschiste Bachir au Soudan. Le premier ayant renversé M. Morsi, issu de la Confrérie, le second étant pro-Frères Musulmans.  On peut également citer l’Harakat Al-Islah en Somalie, l’Union islamique du Kurdistan en Irak, le Hamas en Palestine, le Front National islamique au Soudan, et la liste est encore longue. Tous ces partis ou ces organisations font partie de la nébuleuse des Frères Musulmans ou sont, a minima, largement inspirés de l’idéologie frériste.

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Source : Twitter. Crédits : IslamismMap
Groupes affiliés aux Frères Musulmans dans différents parlements

En outre, la Confrérie est également très influente en Europe. Le mouvement s’est implanté dans les années 1950 et officiellement en 1961, avec la fondation, par Saïd Ramadan, héritier d’el-Banna, du Centre islamique de Genève.  Sur le Vieux continent, la présence des Frères est pour beaucoup due à l’existence de sous-branches fréristes ou d’inspiration frériste. Au niveau européen, les Frères sont représentés par la Fédération des organisations islamiques en Europe (FOIE), basée à Bruxelles[7]. En France, l’association Musulmans de France (anciennement UOIF) est proche de la mouvance des Frères et est très influente. L’Europe est donc une importante zone d’implantation pour la Confrérie et les mouvances lui étant affiliées.

Des divisions internes pourtant nombreuses et profondes

En dépit de l’impressionnant nombres d’organisations, associations, partis, liés à la Confrérie, il ne faut pas oublier de « nuancer » cette présence mondiale. Samir Amghar, chercheur en sociologie, parle de trois « types » de courants d’expression : les autonomes, les dissidents et les organiques. Les autonomes sont les mouvances n’ayant jamais fait partie des Frères Musulmans mais qui s’en inspirent, les dissidents sont les groupes ayant été liés à la Confrérie mais ayant décidé de s’en démarquer ou s’en séparer. Enfin, les organiques sont les groupes rattachés à la maison mère[8]. Aussi, il n’est pas rare que soit estampillés « Frères Musulmans » des mouvements parfois très éloignés de l’idéologie originelle de la Confrérie.

En effet, les différends sont nombreux au sein des Frères Musulmans et l’unité de la Confrérie est toute relative. Le takfirisme par exemple est un mouvement islamiste radical né d’une scission avec les Frères Musulmans, inspiré de la pensée de Sayyid Qutb, membre dissident de la Confrérie. Le Hamas se distingue aussi puisqu’il a recours à des moyens d’une mouvance djihadiste. Sous l’appellation Frères Musulmans se cache en réalité de nombreux mouvements et mouvances parfois assez éloignés de la maison mère, voire en désaccord pur et simple avec elle. Certains grands penseurs et professeurs affiliés à la Confrérie ont, par exemple, en opposition aux Frères, choisi de légitimer des actions violentes au nom d’une fatwa permettant l’usage de la violence. Cette légitimation avait notamment pour but d’autoriser la violence à l’encontre du gouvernement du Général Sissi, qui avait renversé M. Morsi au pouvoir.

            Les Frères Musulmans sont donc bien implantés dans les pays musulmans mais également en Europe et disposent d’un certain nombre de ramifications plus ou moins influentes. Mouvement religieux et politique parfois qualifié d’organisation terroriste, la Confrérie a su s’exporter et s’implanter durablement. Pour autant, les divisons internes et la multiplication de mouvances dissidentes ou autonomes rappelle la fragilité de l’organisation qui peine à rassembler toutes ses mouvances autour d’un même projet unificateur. La Confrérie demeure complexe à appréhender et ses contours difficiles à déterminer. Quoique devenue une organisation officielle, l’aspect secret et les agissements « dans l’ombre » semblent toujours d’actualité. Et c’est peut-être cela qui inquiète et effraie : l’impossibilité de pouvoir la définir clairement ou de connaître l’étendue de son pouvoir effectif.


[1] Heggy, Tarek. « Ce que sont en réalité les Frères musulmans », Outre-Terre, vol. 29, no. 3, 2011, pp. 347-350.

[2] Anne-Lucie Chaigne-Oudin, « Frères Musulmans », Les Clés du Moyen-Orient, mars 2010. https://www.lesclesdumoyenorient.com/Freres-musulmans.html

[3] Collombier, Virginie. « Égypte : les Frères musulmans et la bataille pour le pouvoir », Politique étrangère, vol. automne, no. 3, 2012, pp. 615-628.

[4] Boussel, Pierre. « Les Frères Musulmans et le tempo de l’islam radical : un essai d’interprétation », Maghreb – Machrek, vol. 241, no. 3, 2019, pp. 17-36.

[5] Rogler, Lutz. « Les Frères musulmans, pragmatiques, ne sont pas ce que vous croyez », Outre-Terre, vol. 29, no. 3, 2011, pp. 351-363.

[6] La rédacton, « Les Frères musulmans dans la péninsule arabique », Orient XXI, novembre 2014.

[7] Amghar, Samir. « L’Europe, terre d’influence des Frères musulmans », Politique étrangère, vol. eté, no. 2, 2009, pp. 377-388.

[8] Idem.

Dissensions sunnites : Islams frères mais ennemis

Arabie Saoudite : les écueils des conflits religieux

“It is the nature of Islam to dominate, not to be dominated, to impose its law on all nations and to extend its power to the entire planet.” Hassan el Banna, fondateur des Frères Musulmans

“We will not waste 30 years of our lives dealing with extremist ideas; we will destroy them today.” Mohamed ben Salmane, prince héritier d’Arabie Saoudite

La volonté iranienne de constituer un « axe de la résistance » représente une menace pour l’Arabie Saoudite. Toutefois, s’arrêter à l’opposition chiite-sunnite incarnée par le conflit Iran-Arabie Saoudite serait réducteur puisque l’Iran reste esseulé diplomatiquement. Le Royaume saoudien entretient des relations parfois paradoxalement conflictuelles avec des ennemis de son « propre camp » : des groupes sunnites. Depuis quelques années, Riyad est en proie à une montée de l’islam politique qui pourrait le fragiliser. Il n’est en effet pas impossible qu’une révolte populaire éclate de la part de la minorité chiite saoudienne ou de la part d’une partie de la population galvanisée par l’idée d’une nouvelle forme de gouvernement.

On peut parler d’ironie du sort pour le pays qui a vu naître ou a accueilli en son sein certains courants de pensées, et qui se retrouve aujourd’hui confronté à ces derniers. À la lumière de l’Histoire des différentes idéologies sunnites et de l’évolution géopolitique de l’Arabie Saoudite, il est possible de comprendre pourquoi, aujourd’hui, la principale menace pour le Royaume des Al Saoud ne se résume plus uniquement au grand ennemi iranien.

Naissance et diffusion du wahhabisme dans la péninsule arabique. Source et crédits : Slideplayer – https://slideplayer.fr/slide/12134702/

Wahhabisme et salafisme : origine et similitudes apparentes

En Arabie Saoudite, la majeure partie de la population est sunnite wahhabite. Historiquement, le wahhabisme naît au XVIIIème siècle dans la région de Nejd. Son fondateur, Mohammad Ben Abdel Wahhab, est un homme très pieux qui effectue de nombreux voyages dans la région. Au cours de ces voyages, il constate que des pratiques religieuses populaires et propres à chaque ville ou village ont remplacé les pratiques religieuses enseignées par le Coran[1]. Dès lors, Abdel Wahhab voudra imposer un retour aux fondements de l’Islam et pour se faire, créer une unicité religieuse autour d’une orthodoxie : le wahhabisme.

Le wahhabisme s’implantera graduellement et durablement en Arabie Saoudite suite à une alliance entre Abdel Wahhab et le chef tribal Mohammed Ibn Saoud[2]. Ensemble, ils fondent le premier royaume saoudien puis le deuxième ; à chaque fois détruits par l’Empire ottoman. Ce sont donc leurs descendants qui créent finalement le Royaume saoudien, fondé en grande partie sur la doctrine wahhabite. Cette doctrine rigoriste se base sur l’interprétation littérale du Coran et s’inspire également des écrits d’Ahmad Ibn Hanbal. Aussi, les Saoudiens sont souvent qualifiés de sunnites hanbalites plutôt que de wahhabites.

Pour ce qui est du salafisme, la pensée salafiste descendrait elle aussi du penseur Ibn Hanbal[3]. Alors que le wahhabisme se concentre sur son environnement régional – bien qu’il tente de s’importer – et sur l’éradication des pratiques dites déviantes, le salafisme a une volonté d’expansion plus marquée. Le salafisme quiétiste, c’est-à-dire focalisé sur l’éducation religieuse salafiste, peut être considéré comme un prolongement du wahhabisme[4]. Cependant, l’idéologie salafiste a également un pan « politique » aussi qualifié de « réformiste », qui implique une forme d’Islam politique, ainsi qu’un pan « djihadiste ».

Des visions différentes de la vie religieuse au service d’ambitions qui s’opposent

De ces différents pans d’application du salafisme découlent les principaux points de divergences. Bien souvent considérés comme semblables puisque prônant une orthodoxie, wahhabisme et salafisme ne sont pourtant pas interchangeables. Le wahhabisme a majoritairement évolué dans le terreau national saoudien et est intrinsèquement lié à la dynastie régnante des Al Saoud qui s’appuie très largement sur cette doctrine pour régner.

Le salafisme quiétiste à l’inverse, est purement spirituel et focalisé sur l’enseignement strict du Coran. Il s’est diffusé dans le monde entier, ne restant pas cantonné à un espace régional. Sous sa forme réformiste, le salafisme a une culture politique absente du wahhabisme ou du salafisme quiétiste. Cet Islam politique est incarné, entre autres, par la confrérie des Frères Musulmans, née en Egypte en 1928. Enfin, le salafisme djihadiste est lui bien plus récent puisque datant de la Guerre d’Afghanistan (1979-1989).

Le salafisme djihadiste entend instaurer des États islamiques et prône la lutte armée : djihad signifiant « effort ». Le djihad peut en réalité être strictement spirituel, mais le djihadisme contemporain tel que nous nous le représentons, revendique plutôt l’utilisation de la violence pour imposer sa vision de l’Islam et « purifier » ce dernier de l’influence étrangère. Toutes ces écoles de pensées sont donc en ce sens « sœurs » : elles ont beaucoup de caractéristiques communes puisque qu’elles partagent des fondements communs et s’inspirent les unes des autres.

Cependant, à la faveur d’une géopolitique régionale et mondiale complexe ces dernières années, de la vague des printemps arabes et de la prolifération des conflits, ces mouvements ont évolué et divergent dorénavant profondément quant à leur vision, leurs ambitions et leurs revendications. Alors que l’Arabie Saoudite avait soutenu le mouvement djihadiste afghan contre l’URSS ou s’était montrée amicale envers la Confrérie, le Royaume se confronte aujourd’hui aux Frères Musulmans et aux djihadistes salafistes de l’État islamique ou d’Al-Qaïda dont les idéologies menacent sa stabilité.

L’Islam politique des Frères Musulmans : l’impossible « Eveil » saoudien

Dans les années 1950, l’Arabie Saoudite a accueilli à bras ouverts des membres des Frères Musulmans, alors persécutés par les autorités égyptiennes qui voyaient en eux une menace pour le gouvernement en place. Riyad, à l’inverse, voyait en eux des alliés contre l’Egypte socialiste de Nasser[5] et voulait éduquer sa jeune population. Aussi, les Frères Musulmans faisaient figure de professeurs idéaux puisque très instruits et très conservateurs[6]. La bonne entente entre les Frères Musulmans et la dynastie saoudienne prend fin quand Riyad, déjà proche des Américains, accepte le déploiement des forces étrangères sur son sol pour contrer les visées expansionnistes de Saddam Hussein en 1990.

Hassan el Banna, fondateur des Frères Musulmans. Source : Herodote.net – https://www.herodote.net/26_aout_1966-evenement-19660826.php

L’Arabie Saoudite se retrouve donc avec une jeunesse largement formée par des penseurs des Frères Musulmans mais gouvernée par une dynastie wahhabite qui réprouve toute forme d’Islam politique. Le mélange des deux doctrines donne naissance au mouvement Sahwa, littéralement l’Eveil. Ce mouvement dissident s’oppose férocement à la présence américaine dans la péninsule et réclame une nouvelle forme de gouvernement avec une place plus importante pour le clergé, une politique transparente et le refus absolu d’une présence ou d’une influence occidentale.

Le pays connaît alors des mouvements de protestation d’inspiration frériste. De nombreux universitaires et même d’éminents cheikhs se revendiquent du mouvement Sahwa, et pourtant, l’Eveil saoudien en l’état actuel, est impossible car antinomique. Le Royaume, pour garantir ses intérêts nationaux, établit une forme de realpolitik en s’alliant aux Etats-Unis par exemple. Cette idée répugne les Frères Musulmans qui refusent l’idée même d’une alliance avec les Occidentaux ennemis.

Aussi, en mars 2014, l’Arabie Saoudite décrète que la Confrérie est une organisation terroriste alors même qu’elle fut le refuge de ses membres quelques décennies plus tôt. Au cours de cette lutte contre l’Islam politique, en 2017, le cheikh réformiste Salman al-Adwah, pionnier de la Sahwa, est arrêté dans le cadre de la lutte anti-corruption menée par Mohamed ben Salmane (MBS)[7]. Néanmoins, le salafisme des Frères Musulmans n’est pas l’unique forme d’islamisme (ou néo-salafisme) contre lequel le Royaume doit se prémunir. Et une fois encore, Riyad devra s’aligner sur l’Occident pour protéger ses intérêts vitaux.

Arabie Saoudite et djihadistes : entre relations ambiguës et alignement avec l’Occident

Ce qu’on appelle la « troisième vague de salafisme » désigne la radicalisation de la pensée salafiste, notamment avec Sayyid Qotb, ancien membre des Frères Musulmans. Cette vague se veut profondément anti-occidentale, anti-juive et souhaite imposer un Islam rigoriste dans les sociétés. Cette vague inspirera le salafisme djihadiste et par extension influera très certainement sur l’idéologie de l’État islamique. Officiellement, le gouvernement saoudien s’oppose fermement aux djihadistes et notamment à Daesh dont il condamne les actions et l’idéologie violentes.[8]

Pourtant, nombreux sont les chercheurs ou auteurs qui imputent à l’Arabie Saoudite l’essor de Daesh ou qui accusent le Royaume de soutenir des factions djihadistes. Les historiens Sophie Bessis et Mohamed Harbi ont par exemple écrit dans un article pour Le Monde :« Le djihadisme est avant tout l’enfant des Saoud »[9]. Il est vrai que les liens entre wahhabisme et salafisme sont réels, que les attentats du 11 septembre 2001 furent commis par une majorité de djihadistes d’origine saoudienne et que l’Arabie Saoudite a bel et bien soutenu financières et logistiquement des groupes djihadistes en Palestine, en Afghanistan en Irak et en  Syrie[10].  Mais la nature des relations entre l’Arabie Saoudite et les djihadistes est à nuancer.

Coalitions anti-djihadistes. Source : LaLibre.bre. Credits : AFP

Ce sont justement les attentats de 2001 qui placent le Royaume dans une position délicate et obligent les dirigeants à prendre des mesures radicales tandis que tous les regards se tournaient vers lui. Dès 2015, MBS lance une coalition islamique antiterroriste aux côtés d’autres pays, tous à majorité musulmane sunnite. De plus, le pays est engagé en Irak et en Syrie aux côtés des Etats-Unis pour combattre l’État islamique et le faire reculer dans le cadre d’une coalition internationale.

Les liens entre Riyad et les groupes djihadistes sont toujours ambigües mais le pays s’aligne avec l’Occident sur la question de la lutte anti-terroriste, tout du moins officiellement. L’Arabie Saoudite représente un allié de poids dans la région pour les Américains dans leur lutte contre l’influence iranienne et contre le terrorisme. Il en va des intérêts des dirigeants saoudiens eux-mêmes de lutter contre une présence djihadiste dans le Golfe. Il ne faut par ailleurs pas oublier que le pays subit des attentats, dont ceux de Riyad en 2003[11] et que la dynastie Al Saoud est l’une des cibles d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA).  

Conclusion :

Depuis 2015, le jeune MBS, l’homme fort du Royaume saoudien, semble emboiter le pas à son voisin émirien Mohamed ben Zayed (MBZ) en matière de lutte anti-terroriste et plus largement de lutte contre l’islamisme extrémiste. Si certains mouvements extrémistes ont pu s’inspirer du modèle wahhabite saoudien, l’État islamique ou encore AQPA ne sont pas des créations saoudiennes à proprement parler. Riyad a pourtant participé à l’émergence de ces groupes dont il a été le principal bailleur. Néanmoins aujourd’hui, ils représentent des menaces importantes pour le Royaume qui doit s’assurer de bonnes relations avec son allié vital occidental et refuse d’être vu comme un pays de fondamentalistes ultra-violents. Au contraire, l’Arabie Saoudite souhaite montrer l’image d’un Royaume qui se modernise, aspirant à un dialogue intra-religieux. Le levier religieux, toujours largement politisé, pourrait bien ébranler la puissance saoudienne déjà fragilisée par les choix politiques de ce même MBS, entre la guerre meurtrière au Yémen, la confrontation diplomatique avec le Qatar, l’obsession iranienne et les contestations populaires saoudiennes.

Ouvrage :

Billion Didier, Boniface Pascal (dir). « Géopolitique des mondes arabes », Eyrolles, 2018, pp.94-105


[1] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-wahhabisme-le-fondateur-la.html

[2] https://www.europe1.fr/international/quest-ce-que-le-wahhabisme-2644639

[3] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Salafisme-1-Origines-et-evolutions-doctrinales.html

[4] Bonnefoy, Laurent, et Stéphane Lacroix. « Le problème saoudien. Le wahhabisme, rempart ou inspirateur de l’État islamique ? », Revue du Crieur, vol. 3, no. 1, 2016, pp. 34-49.

[5] https://www.monde-diplomatique.fr/mav/135/GRESH/50456

[6] Commins, David. « Le salafisme en Arabie Saoudite », Bernard Rougier éd., Qu’est-ce que le salafisme ? Presses Universitaires de France, 2008, pp. 23-44.

[7] https://www.jeuneafrique.com/756774/societe/en-arabie-saoudite-les-cheikhs-qui-ne-suivent-pas-le-wahhabisme-sont-consideres-comme-des-gens-a-abattre/

[8] Seznec, Jean-François. « L’Arabie saoudite, l’Iran et Daech : un objectif de trop », Outre-Terre, vol. 44, no. 3, 2015, pp. 316-320.

[9] https://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/17/nous-payons-les-inconsequences-de-la-politique-francaise-au-moyen-orient_4811388_3232.html

[10] https://www.lesclesdumoyenorient.com/L-Arabie-saoudite-dans-la-lutte-contre-le-terrorisme.html

[11] https://www.nouvelobs.com/monde/20031108.OBS9425/attentat-de-riyad-al-qaida-revendique.html

L’opposition sunnites-chiites : le levier religieux au service d’une guerre d’influence entre l’Arabie Saoudite et l’Iran

Arabie Saoudite : les écueils des conflits religieux

L’Arabie Saoudite est le plus grand État de la péninsule Arabo-persique et une puissance régionale affirmée. Premier producteur mondial de pétrole, important acteur de l’industrie chimique, haut-lieu du tourisme religieux et puissance militaire surarmée, le Royaume de Salmane ben Abdelaziz Al Saoud dispose de nombreux leviers de puissance.

Pourtant, au cours de ces dernières années, le pays fait face à de nombreuses crises, internes comme externes et doit maintenir son influence fragilisée dans la région pour garantir son intégrité nationale. Le Royaume qui tente d’établir une hégémonie saoudienne dans la région se voit affaibli voire menacé par des différends politico-religieux. Depuis 1979, date de l’avènement de la République islamique d’Iran, ces conflits mutent en conflits armés ou en luttes d’influence qui pourraient profondément déstabiliser le géant du Golfe.

Carte représentative des majorités et minorités religieuses musulmanes. Source et crédits : RTBF – https://www.rtbf.be/info/monde/moyen-orient/detail_iran-arabie-saoudite-conflit-religieux-ou-lutte-de-pouvoir-classique?id=9177055

Une opposition historique chiite-sunnite : quand politique et théologie se confondent

Pour bien appréhender la question religieuse, il est important de revenir aux sources. Au sein de l’Islam, on dénombre trois courants majeurs : le sunnisme, le chiisme et le kharidjisme. Le sunnisme, largement majoritaire en termes de croyants, est souvent opposé au chiisme. Le schisme entre les deux branches remonte à la genèse de l’Islam, quand deux clans s’affrontent pour savoir qui succèdera au Prophète Mahomet après sa mort en 632.

Ceux qui deviendront les futurs sunnites décident de reconnaître Mu’awiya comme successeur de Mahomet bien qu’il n’ait pas de liens de parenté avec lui tandis que les futurs chiites reconnaissent Ali, cousin du Prophète. Aussi, les chiites ne reconnaissent que la descendance de Ali et ils se basent sur les écrits et récits des imams et compagnons de Mahomet qu’on appelle les hadiths. Les imams chiites sont donc considérés comme des chefs spirituels incontestables et infaillibles. A l’inverse, les sunnites ne considèrent pas que les imams aient un statut divin. Ils refusent l’imamat et suivent la sunna, qui rapporte les faits et geste du Prophète[1].

D’ores et déjà, l’opposition était teintée d’un aspect politique avant que les questions d’ordre théologique ne soient soulevées. Car c’est bien la question du droit de succession qui posait problème. De nos jours, les deux courants sont toujours présentés en opposition, bien qu’encore une fois, l’opposition théologique relève également souvent d’une opposition politique. Le conflit opposant l’Arabie Saoudite sunnite à l’Iran chiite est le parfait exemple de ces différends politico-religieux.

Arbre généalogique de l’Islam avec quelques courants majeurs. Source et crédits : ethi.weebly.com

Le grand ennemi chiite iranien : bras de fer régional

En effet, l’Arabie Saoudite est une nation à grande majorité sunnite et berceau du wahhabisme. La nation voisine iranienne, quant à elle, est proportionnellement la plus grande nation chiite au monde. Les deux pays se ressemblent en termes de ressources, de superficie, et partagent le même environnement régional. Cependant, les deux géants s’affrontent sur de nombreux théâtres, luttant pour conserver ou accroître leur influence en s’appuyant très largement sur le levier religieux.

Depuis le 3 janvier 2016, les relations diplomatiques sont rompues entre Téhéran et Riyad suite à la décapitation du cheikh chiite saoudien Nimr Al-Nimr[2] et l’attaque contre l’ambassade saoudienne à Téhéran. Ces événements marquent un point de non-retour entre les deux puissances mais les dissensions sont bien plus nombreuses et antérieures à cette année 2016. En effet, les deux pays s’opposaient d’ores et déjà dans les années 1980 au sujet de la tutelle des lieux saints musulmans situés en Arabie Saoudite.[3]

Au cours des années 1970, les deux pays s’enrichissent grâce au pétrole et deviennent les deux plus importants membres de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP). Cependant, loin de devenir alliées contrairement à ce qu’auraient souhaité les puissances occidentales, les deux jeunes puissances enchaînent les désaccords : territoriaux avec l’indépendance du Bahreïn, financiers avec la manière de gérer leurs richesses énergétiques et le prix du pétrole, politiques avec l’interventionnisme régional de Téhéran à Oman par exemple[4].

Historiquement, les deux pays se sont toujours fait face pour des motifs géopolitiques, économiques, stratégiques, plus que pour des motifs simplement religieux[5]. Le levier religieux intervient au sein de ce conflit irano-saoudien parfois qualifié de « guerre froide » dans la mesure où l’Arabie Saoudite s’appuie largement sur la majorité sunnite et accuse les « hérétiques » chiites de tous les maux et guerres de la région. En réponse, l’Iran, s’appuie sur les minorités chiites et noue des alliances de circonstances avec d’autres minorités ethniques comme les chrétiens libanais et syriens – pour ne citer qu’eux – afin de maintenir une forme d’influence et éviter d’être totalement esseulé. De surcroît, Téhéran soutient le Hamas et tente ainsi d’avoir les bonnes grâces de la majorité sunnite pro palestinienne.

« Axe de résistance » formé par l’Iran et ses soutiens chiites, minoritaires ou majoritaires. Source et crédits : Courrier International – https://www.courrierinternational.com/article/2014/02/19/arabie-saoudite-le-royaume-dechu

Le cas bahreïnien : mainmise saoudienne ou poudrière chiite ?

Comme mentionné précédemment, l’indépendance bahreïnienne a été un point de discorde entre Téhéran et Riyad. Bahreïn, bien que gouverné par la dynastie sunnite des Al Khalifa, est une nation à majorité chiite[6]. En 1971, les Britanniques se retirent de la péninsule et le devenir de Bahreïn incarne l’une des premières pommes de discorde : l’Iran revendique le territoire tandis que l’Arabie Saoudite souhaite l’indépendance du pays. L’Iran finira par abandonner ses revendications territoriales sur Bahreïn mais refusera une présence étrangère dans le pays. Bahreïn se rapproche alors de l’Arabie Saoudite[7]. Plus récemment, en 2011, un soulèvement populaire a lieu au Bahreïn, faisant écho aux printemps arabes. Ce soulèvement résulte d’années de mécontentements pour les citoyens qui connaissent un fort taux de chômage et réclament une meilleure représentation politique[8].

Riyad, redoutant que ce soulèvement ne menace son propre équilibre national, prend la décision d’intervenir sous l’égide du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) pour restaurer l’ordre et maintenir le pouvoir en place. Il faut savoir que l’Arabie Saoudite exerce une forme de tutelle sur Bahreïn puisqu’elle est son garant vital. En outre, les deux nations partagent un puits de pétrole offshore exclusivement utilisé par l’Arabie Saoudite qui reverse ensuite la moitié des bénéfices au Bahreïn. Ce puits représente une importante partie des profits nationaux bahreïniens[9].  

Violemment réprimé, le mouvement populaire bahreïnien illustre une nouvelle fois l’importance du paramètre religieux. L’Arabie Saoudite craint que la majorité chiite du Bahreïn ne renverse le gouvernement sunnite allié, inspirant sa propre minorité chiite nationale à faire de même. Bien que Manama n’entretienne pas de relation particulière avec Téhéran, elle accuse l’Iran de s’ingérer dans ses affaires nationales. Ce schéma stratégique se décline dans plusieurs autres pays où Téhéran et Riyad se font la guerre par procuration dans le cadre de guerres plus formelles.

Les guerres par procuration : marque de fabrique du conflit irano-saoudien

L’une des guerres d’influence majeure entre l’Iran et l’Arabie Saoudite se déroule en Irak. Bagdad n’entretenait auparavant que peu de relations diplomatiques avec l’Arabie Saoudite. Sa proximité avec l’Iran et son invasion du Koweït en 1990 sont autant d’arguments expliquant le désintérêt saoudien. La donne change à partir de 2014 avec la menace grandissante que représente l’État islamique (Daesh) et l’influence grandissante iranienne appuyée par la majorité chiite[10]. L’Irak est en effet proche de Téhéran : les deux pays sont liés par de nombreux accords et une bonne entente diplomatique.

En 2011, c’est au tour de la Syrie de connaître elle aussi une révolte populaire. Alliée historique de Téhéran dans la région et lieu de pèlerinage chiite, la Syrie a une situation géographique intéressante puisqu’elle permet d’accéder à la Méditerranée[11]. Alors que l’Iran avait soutenu certains printemps arabes, notamment au Maghreb, Téhéran n’apprécie pas la révolte syrienne. Le gouvernement iranien soutient ouvertement Damas pour maintenir son influence dans le pays, seul vrai pilier étatique qu’il possède dans la région[12]. Comme en Irak, l’Arabie Saoudite qui entretenait des relations distantes décide de soutenir la révolte syrienne, aidant les rebelles syriens en leur fournissant des armes.  

Il existe encore d’autres exemples dans la région de cette guerre d’influence entre l’Arabie Saoudite et l’Iran qui soutiennent tantôt les gouvernements officiels, tantôt les rebelles, choisissant immanquablement une position diplomatique opposée l’un à l’autre. Au Liban, l’Iran soutient largement le Hezbollah, parti chiite libanais créé en 1982. Allié de poids, le Hezbollah place le Liban dans l’« axe de résistance»[13] et renforce l’influence iranienne. Tandis que l’Arabie saoudite finance et soutient la communauté sunnite libanaise.

Depuis 2015, l’intervention d’une coalition arabe actuellement menée par l’Arabie Saoudite au Yémen contre l’insurrection Houthiste (chiite) plonge le Yémen au cœur d’une guerre irano-saoudienne. Le schéma reste sensiblement le même : l’Arabie Saoudite qui redoute que la révolte ne fragilise son équilibre et ses frontières avec le Yémen, soutient le gouvernement en place. De son côté, l’Iran soutient financièrement et militairement les Houthis bien que ces derniers soient de confession zaïdite, une vision de l’Islam éloignée de la vision iranienne.

Terrains d’affrontements entre l’Iran chiite et l’Arabie Saoudite sunnite. Source et crédits : OuestFrance – https://www.ouest-france.fr/monde/arabie-saoudite/crise-iran-et-arabie-saoudite-de-multiples-terrains-daffrontement-3954247

Conclusion

Les théâtres d’affrontement sont multiples et se déclinent au gré des politiques étrangères iranienne et saoudienne. Cet affrontement entre les deux géants d’une sphère régionale où pullulent les conflits s’inscrit dans une guerre d’opposition bien plus large. Riyad, largement soutenu par les Américains dont il est l’allié historique[14], use de l’argument religieux sunnite pour s’attirer les soutiens de la majorité de la population. En face, Téhéran n’a qu’un seul allié étatique et maintient difficilement son influence régionale grâce aux minorités chiites et aux alliances avec d’autres groupes minoritaires. Là où l’Arabie Saoudite accuse les chiites, l’Iran préfère s’attaquer au petit et au grand « Satan », les Etats-Unis et Israël, sans jamais accuser frontalement les sunnites. Cependant, les récents événements en faveur d’une normalisation des relations israélo-arabes accentuent cette fracture: Téhéran est-il, finalement, le dernier soutien des Palestiniens, alors même que les chancelleries du Golfe semblent les abandonner ?  


[1] Sfeir, Antoine. « Sunnites, Chiites. Dissensions de toujours, guerre de demain ? », Études, vol. tome 408, no. 6, 2008, pp. 741-752.

[2]https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2016/01/03/qui-etait-le-cheikh-al-nimr-execute-par-l-arabie-saoudite_4841032_3218.html

[3] Da Lage, Olivier. « L’apparence du religieux », Confluences Méditerranée, vol. 97, no. 2, 2016, pp. 43-52.

[4] Castiglioni, Claudia. « The Relations between Iran and Saudi Arabia in the 1970s », Confluences Méditerranée, vol. 97, no. 2, 2016, pp. 143-153.

[5] Billion Didier, Boniface Pascal (dir). « Géopolitique des mondes arabes », Eyrolles, 2018, pp.30-31

[6] https://www.liberte-religieuse.org/bahrein/

[7] Therme, Clément. « La nouvelle « guerre froide » entre l’Iran et l’Arabie saoudite au Moyen-Orient », Confluences Méditerranée, vol. 88, no. 1, 2014, pp. 113-125.

[8] https://orientxxi.info/magazine/bahrein-2011-retour-sur-une-revolte-populaire,1246

[9] Louër, Laurence. « Le soulèvement au Bahreïn », Tumultes, vol. 38-39, no. 1, 2012, pp. 213-227.

[10] https://orientxxi.info/magazine/bagdad-enjeu-regional-majeur,3174

[11] https://www.diploweb.com/Le-facteur-chiite-dans-la-politique-etrangere-de-l-Iran.html

[12] https://www.diploweb.com/Le-volet-syrien-des-rivalites.html

[13] https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/paglia_tourret_proxys_iran_2020.pdf

[14] https://www.monorient.fr/index.php/2019/12/19/le-pacte-quincy-lossature-de-la-politique-etrangere-saoudienne-depuis-1945/

Naissance du Qatar : un petit État qui voulait devenir grand

« Lorsque je voyageais en Europe du temps où j’étais jeune, dans les aéroports, les policiers me demandaient sans cesse : mais c’est où, le Qatar ? » Cheikh Hamad Bin Khalifa Al-Thani

Niché au cœur du Golfe persique, le Qatar peut se targuer d’être une puissance régionale grâce aux ressources énergétiques dont il jouit. Pétromonarchie sunnite ambitieuse, le Qatar est entre autres membre du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) aux côtés de ses puissants voisins émiriens et saoudiens et possède le PIB par habitant le plus élevé du monde en 2017 selon le Fonds Monétaire International (FMI). Pourtant, le petit émirat demeure un très jeune État, que rien – ou presque – ne prédestinait à devenir pareille puissance.

En effet, si le pays est aujourd’hui l’un des plus riches du globe, il a longtemps été une terre décrite comme « oubliée de Dieu ».  Contrairement au Bahreïn par exemple, le Qatar ne possède aucune nappe phréatique et a longtemps vécu du commerce de perles et de la pêche. L’histoire récente du Qatar est singulière mais permet de comprendre le façonnement de la nation qatarienne qui conditionne aujourd’hui les choix politiques et idéologiques de la classe dirigeante.  

Genèse du Qatar : rivalités tribales et double contrôle extérieur

L’histoire moderne du Qatar semble débuter au XVIIIème siècle avec les récits de l’explorateur danois Carsten Niebhur[1]. De nombreuses tribus vivaient sur le territoire de l’actuel Qatar, formant des confédérations tribales à la généalogie et aux liens de parentés complexes. Les éminents membres de la famille Al-Khalifa se trouvaient à Zoubara, sur la côte nord-ouest du pays et dominaient également le Bahreïn. Rapidement, des rivalités éclatèrent avec une autre tribu Outoub et le territoire du Qatar sert de champ de bataille aux deux familles. Mohammed ibn Khalifa finit par l’emporter, faisant du Qatar une province du Bahreïn.

Cependant l’instabilité règne dans la province : les relations entre le gouverneur (wali) du Qatar et la population se détériorent. Bahreïn décide alors de détruire plusieurs villes qatariennes pour donner une leçon au peuple en dépit du traité de 1861 signé avec les Britanniques qui stipulait que Bahreïn s’engageait à ne pas mener de guerre ou avoir un quelconque comportement belliqueux. Les Britanniques se voient alors obligés d’intervenir et sanctionnent Bahreïn. En parallèle, ils tissent d’étroits liens avec l’homme fort du Qatar : Mohammed ibn Thani, qui dirige la province.

Tandis qu’auparavant les traités signés entre le Royaume-Uni et Bahreïn faisaient état des dépendances de ce dernier, le traité de 1880 ne mentionne aucunement les provinces de Bahreïn. Cette absence de mention au titre de dépendance ouvre une brèche vers la voie de l’indépendance pour le Qatar qui reste néanmoins sous influence étrangère. En 1922, et grâce à une alliance wahhabite[2], les Ottomans sont chassés de la péninsule. Le Qatar noue alors des liens commerciaux et stratégiques d’autant plus poussés avec les Britanniques, sous le statut de protectorat, afin de se prémunir d’attaques de la part des pays voisins.

La découverte de ressources énergétiques : un facteur économique aux conséquences politiques

L’histoire du Qatar prend un tournant crucial à la fin des années 1930, début des années 1940, quand des gisements de pétrole sont découverts sur le territoire. Les premiers gisements sont découverts à Dukhan, sur la côte sud-est. Néanmoins, l’exportation à proprement parler ne débute qu’en 1949, puisqu’en parallèle de cette découverte éclate la Seconde Guerre mondiale, qui accapare les forces et les esprits des pays du monde entier, le Royaume-Uni en première ligne.[3] Cette même année sont découverts des gisements gaziers qui auront un rôle central dans l’enrichissement futur du Qatar.

Gisements pétroliers et gaziers au Qatar (en 2010). En vert, les gisements de pétrole dont le South Pars Field partagé entre le Qatar et l’Iran. En rouge, les gisements de gaz naturel. Source : geoexpro.com Crédits : Rasoul Sorkhabi

Avec la découverte de ces richesses inespérées, le pays s’enrichit considérablement. Le territoire désertique et pauvre, ballotté de tutelle en tutelle, devient une zone hautement stratégique et convoitée.  Pour cette raison, le Qatar connaît d’importants différends territoriaux avec l’Arabie Saoudite jusqu’en 1965 et surtout avec Bahreïn jusqu’en 2001[4]. Le pays parvient à garantir son intégrité territoriale, dirigé par la puissante dynastie Al-Thani, s’incarnant en la personne des émirs au pouvoir génération après génération.

L’enrichissement du pays conduit à une modernisation politique, bien que la majorité du pouvoir reste entre les mains de l’émir. Dans les années 1960, un vice-président est nommé pour assister l’émir et des ministres sont nommés pour les Finances, l’Education ainsi qu’un Directeur général du gouvernement. D’autres départements seront créés graduellement et une première Constitution provisoire est écrite en 1972 par l’émir Khâlifa ibn Hamad Al-Thani. Son fils lui succède et engage un processus de démocratisation et de modernisation avec par exemple la création de la très célèbre chaîne Al-Jazeera en 1996, organe central de l’actuel soft power qatarien. L’actuelle Constitution est votée par référendum en 2003 et est en vigueur depuis le 8 juin 2004[5].  

L’échec d’une union des émirats arabes : naissance officielle du Qatar

Avant de parvenir à cette Constitution, le Qatar participa à la Conférence de Dubaï en 1968 avec les autres « Etats de la Trêve ». Cette conférence réunissait les anciens protectorats britanniques de la région du Golfe qui tentèrent de s’organiser au sein d’une fédération d’émirats arabes unis. En effet, les Britanniques s’étant officiellement désengagés politiquement du Golfe, il apparut nécessaire aux différents émirats de préserver leur identité et de mettre en place une défense commune. En dépit des discussions et de l’instauration d’un Conseil provisoire de la fédération, de nombreux points de discordes subsistent entre les émirats.

Bahreïn réclame que la capitale soit à Manama, avançant des arguments démographiques, Abou Dhabi préfèrerait une fédération plus poussée et travaillée : les dissensions sont nombreuses. Le débat ne porte pas ses fruits et le Qatar se désengage du processus des émirats arabes unis et, suivant les pas de son voisin bahreïnien, déclare son indépendance le 3 septembre 1971[6]. A la suite de cette indépendance, le nouvel Etat est rapidement intégré aux différentes instances internationales telles que l’Organisation des Nations Unies (ONU) ou la Ligue arabe. Aujourd’hui, le Qatar est pleinement intégré et reconnu internationalement. Le pays, bien qu’entretenant actuellement des relations tendues avec ses voisins émiriens et saoudiens, peut compter sur de nombreux alliés tels que les Etats-Unis, la France ou encore l’Iran.

Plaquette du « Qatar National Vision 2030 ». Source : Bureau de la Communication de l’Etat du Qatar.

Ambitions politiques et religieuses : le Qatar seul contre tous ?

En somme, le Qatar jouissait d’une relative autonomie bien avant que son indépendance ne soit proclamée. Sous tutelle étrangère pendant de nombreuses années, le pays entend aujourd’hui devenir une puissance à part entière et se lance des paris audacieux : miser sur le gaz naturel liquéfié (GNL) plutôt que sur le pétrole, diversifier son économie en s’appuyant sur un soft power surprenant et ériger le pays au rang de puissance internationale avec, en figure de proue, le très ambitieux plan Qatar National Vision 2030[7].

Le Qatar se définit comme une nation singulière souvent qualifiée de paradoxale dans ses choix politiques et stratégiques. Paradoxe que l’on retrouve dans le soutien que le pays apporte aux Frères musulmans que l’on oppose souvent aux wahhabites, mouvement dont le berceau originel se trouve être l’Arabie Saoudite.  Cette ambiguïté affichée depuis les Printemps arabes a entraîné de profonds différends entre les pays le Golfe Arabo-persique. Le Qatar s’étant attiré les foudres de ses voisins arabes à majorité wahhabite, est régulièrement isolé par ces derniers, économiquement, politiquement et diplomatiquement.

Cette volonté de faire germer un islam politique a cependant permis au Qatar de se rapprocher d’une autre nation sunnite soutenant les Frères Musulmans : la Turquie. Les deux pays partagent de nombreuses positions diplomatiques en Egypte, en Somalie, en Libye et en Syrie ainsi qu’une volonté semblable de s’imposer comme les meneurs du monde sunnite tel qu’ils le définissent et d’étendre leurs influences.

A la lumière de son histoire et de son développement, cette volonté qatarienne d’exister et d’être leader semble pourtant faire sens. Le petit émirat a encore de nombreux défis à relever démographiquement, économiquement et en terme de respect des droits de l’homme[8]. Pour autant, son impressionnante ascension a de quoi susciter l’intérêt mais aussi les craintes de la communauté internationale qui s’intéresse de plus en plus au cas qatarien.

Bibliographie

Hamzi, Lofti et Marie Herny, Gérard. « Qatar, la puissance contrariée », Studyrama, 2015.

Lavandier, Jérôme. « Le Qatar : une volonté au prisme de l’histoire », Confluences Méditerranée, vol. 84, no. 1, 2013, pp. 17-28.


[1] https://originsofdoha.wordpress.com/history-of-doha/historical-references-to-doha-and-bidda-before-1850/

[2] Le wahhabisme est une doctrine islamique sunnite rigoriste et fondamentaliste.

[3] https://www.gulf-times.com/story/526227/Looking-back-to-how-oil-exploration-started-in-Qatar

[4] https://www.icj-cij.org/files/case-related/87/7028.pdf Résumé des arrêts relatifs à la délimitation maritime entre Bahreïn et le Qatar

[5] https://www.gco.gov.qa/fr/propos-du-qatar/la-constitution/

[6] https://www.lesclesdumoyenorient.com/La-fondation-des-Emirats-arabes-unis-1968-1971

[7] https://www.gco.gov.qa/fr/propos-du-qatar/plan-qatar-national-vision-2030/

[8] https://www.lemonde.fr/mondial-2018/article/2018/07/17/au-qatar-le-sort-preoccupant-des-ouvriers-du-mondial-2022_5332642_5193650.html

À l’aube d’un conflit aux multiples facettes entre la Turquie et l’Égypte ?

En juin dernier, le Général Abdel Fattah al-Sissi, Président de la République arabe d’Égypte, menace d’une intervention directe de l’armée égyptienne en Libye si le Gouvernement d’Union Nationale (GNA), soutenu par la République de Turquie, continue son avancée et atteint la ville de Syrte désignée comme « Ligne rouge[1] » à ne pas dépasser.

Cette escalade en Libye participe à la montée générale des tensions en Méditerranée orientale à la suite de la politique agressive menée par la Turquie et son Président Recep Tayyip Erdoğan et aux enjeux importants que représente le contrôle de cette zone maritime.

Sur fond de bataille diplomatique, idéologique et de confrontation indirecte, la Turquie et l’Égypte apparaissent comme au premier plan des enjeux en Méditerranée orientale.

Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Quelles sont les raisons des tensions entre ces deux puissances régionales ?

Turquie-Égypte : des relations déjà tendues

La dégradation des relations turco-égyptiennes ne date pas d’aujourd’hui. En effet, la Turquie et l’Égypte ont pris leurs distances à la suite au coup d’État qui a causé le départ de Mohamed Morsi en 2013[2], alors Président de l’Égypte. Membre des Frères Musulmans, organisation transnationale islamique sunnite fondée en 1928 en Égypte, qui a pour objectif de lutter contre « l’emprise occidentale » dans les pays anciennement sous tutelle ottomane, Morsi avait la sympathie du président turc et représentait un véritable allié de la Turquie dans la région. Qualifiée de putsch par Ankara, la prise de pouvoir du Général al-Sissi marque la véritable rupture des relations entre les deux puissances régionales. La réaction virulente turque pousse l’Égypte à expulser l’ambassadeur turc, Hüseyin Avni Botsalı, en novembre 2013. De surcroît, les tensions entre les deux États débouchent sur un non-renouvellement des accords de libre-échange en automne 2014. Cependant, l’affiliation idéologique entre l’Égypte de Morsi et la Turquie d’Erdoğan est à modérer, comme le rappel Amr Bahgat, assistant du représentant de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) en Égypte, Jordanie, Liban, Syrie et Libye[3].

Sur fond de combat pour la démocratie et de protection des droits de l’Homme, la réaction turque est avant tout compréhensible par des réalités géostratégiques et l’histoire singulière de la Turquie. Sur le plan géostratégique, la perte de l’allié égyptien représente une détérioration de la situation turque dans la région. Loin de faire l’unanimité dans le monde arabe, la Turquie compte sur les États gérés par la confrérie des Frères Musulmans pour étendre son influence dans la région ; le tout faisant partie de la nouvelle politique étrangère menée par Erdoğan, qui prône un rapprochement avec les pays arabes longtemps snobés par la vision kémaliste des relations internationales. De plus, les deux pays ont des visions différentes sur les dossiers du Moyen-Orient. En Syrie, la Turquie prônait un règlement du conflit qui nécessite le départ de Bachar el-Assad ; tandis que l’Égypte n’était pas fermée à une résolution dont Assad ferait parti. Le dossier libyen est aussi une source de tensions entre les deux puissances régionales. Dès le début des hostilités entre le Général Khalifa Haftar, à la tête de l’armée nationale libyenne, et le GNA, la Turquie et l’Égypte ont choisi deux camps opposés. La Turquie accorde son soutien au GNA, reconnu par les Nations Unies, tandis que l’Égypte soutient le dissident Haftar.

Cette opposition sur ces différents dossiers marque une réorganisation des alliances en Méditerranée orientale. Allié de la Turquie jusqu’à lors, l’Égypte organise une réunion au Caire le 8 novembre 2014 avec Chypre et la Grèce. Cette réunion menée par le Général al-Sissi marque la volonté du pouvoir égyptien de mettre la pression sur la Turquie et ses projets en Méditerranée orientale. L’Égypte s’allie donc aux deux États directement affectés par les manœuvres turques dans la région, et qui, de surcroît, sont des rivaux historiques de la Turquie. Les trois États réclament des avancées concernant la question chypriote et appellent la Turquie à cesser toutes ces opérations de recherche d’hydrocarbures dans la ZEE (Zone Économique Exclusive) chypriote[4]. Cette nouvelle alliance entre l’Égypte et le duo gréco-chypriote matérialise l’isolation progressive de la Turquie dans la région.

Cependant, la réaction turque vis-à-vis du coup d’État en Égypte est aussi à analyser par le prisme de l’histoire turque[6]. Celle-ci est marquée par une série de coup d’État ayant nourris une certaine dualité entre pouvoir civil et pouvoir militaire. Justifiant ces actions par son rôle de garant de la démocratie, l’armée turque a mené plusieurs putschs dans l’histoire du pays (1960, 1971, 1980, 1997) dont un ayant échoué en juillet 2016. Les putschs ayant été suivis d’arrestations massives et parfois arbitraires, le pouvoir civil et l’opinion turque ont été marqués par ces évènements. Cette dualité tourne aujourd’hui à l’avantage du pouvoir civil via la politique de subordination du pouvoir militaire menée par Erdoğan depuis les récents évènements. L’histoire singulière de la Turquie l’amène donc à se méfier de tout coup d’État militaire.

Le chaos libyen, facteur de rupture des relations turco-égyptiennes et marqueur des enjeux en Méditerranée orientale

Les relations turco-égyptiennes étant tendues depuis quelques années, le récent chaos libyen a fini d’achever les maigres espoirs de réconciliation entre les deux puissances régionales. Sur fond d’enjeux économiques et énergétiques, le dossier libyen clive au plus haut point les puissances moyen-orientales.

Description : Description de cette image, également commentée ci-après
Situation libyenne juin 2020 [7]
En vert: les territoires contrôlés par les troupes d’Al-Sarraj
En rouge: les territoires contrôlés par les troupes d’Haftar

Déjà implantée en Afrique via des aides humanitaires et de multiples relations économiques, la Turquie profite de la mauvaise position du GNA dirigé par Fayez el-Sarraj pour accentuer sa présence en Méditerranée orientale[8]. Financé par l’Égypte, les E.A.U et l’Arabie Saoudite, le dissident Haftar a rapidement pris le dessus sur le GNA au début des hostilités. Cependant, l’arrivée de troupes turques, à la suite de l’approbation d’une motion par le Parlement turc le 4 janvier 2020, rabat les cartes dans le dossier libyen. L’aide militaire turque fait pencher le rapport de force en Libye et permet au GNA de résister à Haftar et même de le repousser ; d’où les menaces[9] du général Al-Sissi sur cette fameuse « Ligne rouge[10] » que représente Syrte[11].

L’Égypte considère que l’engagement turc est une atteinte directe aux intérêts du pays, compte tenu de l’importance stratégique que constitue la région. De plus, l’envoi de troupes turques en Libye intervient quelques jours avant la Conférence de Berlin censée se pencher sur une solution de paix et éviter une multiplication des acteurs sur le terrain. Erdoğan arrive donc en position de force à la Conférence, qui n’hésite pas à rappeler l’embargo sur les armes en direction de la Libye. N’en déplaise à la Communauté Internationale, Erdoğan soutient militairement le GNA et participe à l’escalade des tensions. L’engagement turc, outre le fait de marquer une rupture des relations turco-égyptiennes, met en lumière l’impuissance de la Communauté Internationale et des Puissances Occidentales à trouver une solution pacifique aux tensions présentes. De plus, avec le développement que connait le dossier syrien en fond, l’on assite à une prédominance des Puissances orientales (Turquie, Russie…) comme régulateurs des conflits au Moyen-Orient en lieu et place des Occidentaux.

L’accord militaire et maritime du 27 novembre 2019 entre le GNA et la Turquie montre les objectifs de cette dernière dans la région mais aussi son changement idéologique concernant sa perception des relations internationales. Via cet accord, la Turquie se donne le droit d’augmenter sa ZEE de 30% via des droits sur l’exploitation des hydrocarbures dans la ZEE libyenne et espère diversifier ces importations de gaz, trop dépendantes de la Russie. Cette infiltration turque ne plaît pas à l’Égypte, qui a elle aussi des intérêts dans la zone. De plus, ce qui est marquant, c’est que la Turquie justifie son intervention en Libye comme une « intervention par invitation », ce qui fait référence aux principes eurasiatiques. Cela marque encore une fois une modification idéologique dans la vision turque des relations internationales, en rupture avec la vision classique « à l’occidentale ».

Conclusion

La dégradation des relations turco-égyptiennes, loin d’être nouvelle, est donc marquée par une rupture idéologique étant donné le départ des Frères Musulmans d’Égypte, mais aussi par des dissensions au niveau géostratégique et économique. Le dossier Libyen représente quant à lui le théâtre des tensions entre les deux États, sur fond d’intérêts énergétiques et de leadership régional.


[1] https://www.ouest-france.fr/monde/libye/libye-les-menaces-du-caire-sont-une-declaration-de-guerre-selon-le-gouvernement-6877453

[2] https://ovipot.hypotheses.org/11116

[3] « S’il est vrai que les Frères musulmans ont inspiré tous les mouvements islamistes dans la région, dont la mouvance islamiste turque, cette dernière a suivi un parcours spécifique. […] La parenté idéologique entre l’AKP et les Frères musulmans semble donc davantage historique que contemporaine. […] Le déroulement de la visite de Recep Tayyip Erdoğan, en Égypte, en septembre 2011, témoigne bien de cet écart idéologique. Il a été accueilli en héros par les Frères musulmans, mais dès qu’il a osé parler de laïcité, les islamistes égyptiens ont rapidement pris leur distance, en critiquant vertement le leader turc. » https://ovipot.hypotheses.org/11130

[4]https://www.mfa.gr/fr/actualite/depeches/declaration-du-caire-lissue-de-la-reunion-au-sommet-tripartite-egypte-grece-et-chypre-le-caire-08112014.html

[5]https://www.la-croix.com/Economie/Monde/En-Mediterranee-orientale-eaux-discorde-2020-02-19-1201079236

[6] https://ovipot.hypotheses.org/11130

[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Deuxi%C3%A8me_guerre_civile_libyenne#/media/Fichier:Libyan_Civil_War.svg

[8] https://ovipot.hypotheses.org/15635

[9] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/libye-le-parlement-d-accord-pour-une-intervention-de-l-armee-egyptienne-en-cas-de-menace-20200714

[10] https://www.ouest-france.fr/monde/libye/libye-les-menaces-du-caire-sont-une-declaration-de-guerre-selon-le-gouvernement-6877453

[11] https://www.aa.com.tr/fr/afrique/al-sissi-nous-ne-resterons-pas-les-bras-crois%C3%A9s-face-%C3%A0-une-attaque-contre-syrte-/1913149

La saga de Sainte Sophie

Au gré de l’Histoire, Sainte Sophie (Hagia Sophia qui signifie en grec la « sagesse divine ») n’a de cesse de se mouvoir au rythme des bouleversements régionaux. Cette bâtisse représente la puissance et le pouvoir de Constantinople et d’Istanbul. Une fois de plus, elle se retrouve au cœur des débats suite à sa restitution au culte musulman. Dans une logique de réislamisation de la société, le Président turc Recep Tayyip Erdogan fait de Sainte Sophie un symbole politique.

Cet article retrace la longue et tumultueuse histoire de cet édifice hors norme. Converti en mosquée après la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, il fut transformé en musée en 1934 par Mustafa Kemal Atatürk. Ce dernier justifie cette mesure comme « une offrande à  l’humanité ». Les récents évènements nous démontrent que Sainte Sophie demeure un sujet sensible qui attise les passions régionales.

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L’ère chrétienne

Après la conversion de l’Empereur romain Constantin au christianisme en 312, la société toute entière se christianise. Ainsi, débute la construction d’une basilique sur les ruines d’un temple d’Apollon au IVe siècle. Les travaux s’achèvent en 360. En raison des troubles internes la bâtisse est incendiée. Elle est reconstruite par l’Empereur Théodose II en 415. Mais une fois de plus, des émeutiers pillent et brûlent l’édifice religieux en 532.

La même année, l’Empereur byzantin Justinien veut affirmer la puissance de son Empire en construisant un monument à la gloire du Christ. Son nom vient du grec Hagia Sophia qui signifie littéralement la « sagesse divine ». L’édifice est consacré en 537, 6 ans après le début des travaux. C’est une prouesse architecturale et technique pour l’époque, ayant nécessité le labeur de 10 000 ouvriers[1]. De ce fait, Justinien prouve la centralité de Constantinople qui supplante la domination de Rome, déchue en 476 par les invasions barbares. Gloire de l’Empire, cet édifice a été conçu avec des matériaux provenant de tout le pourtour méditerranéen. De surcroît, lieu de pouvoir, cette basilique monumentale reçoit les cérémonies impériales et les empereurs s’y font couronner.

Plusieurs fois au cours de son histoire, la basilique est endommagée par des tremblements de terre en 557, en 740, en 869 et en 989. De plus, la splendeur et la grandeur de l’Église attisent la convoitise des chrétiens d’Occident. Durant la 4ème croisade en l’an 1204, les croisés latins font une halte à Constantinople pour se réapprovisionner. Au lieu de continuer vers l’Orient, ils saccagent la ville et pillent l’église Sainte Sophie. L’autel est détruit et les principaux ornements sont récupérés. La ville subit une fois de plus des séismes qui dégradent plusieurs façades.

Essuyant les assauts répétitifs des troupes ottomanes, l’Empire byzantin se voit amputé de l’Asie mineure. Il se concentre uniquement sur les rives du Bosphore. Puissant et conquérant, l’Empire ottoman lorgne sur Constantinople.

L’ère musulmane

Chancelant et déliquescent, l’Empire romain d’Orient vit ses dernières heures. Le 6 avril 1453, les troupes ottomanes de Mehmet II lancent le siège de la ville de Constantinople. La ville est littéralement prise en étau. Malgré l’aide octroyée principalement par les villes italiennes de Venise et de Gênes, les Byzantins cèdent « la cité sacrée » le 29 mai 1453, date marquant la fin de l’Empire romain d’Orient.

Le Sultan Mehmet II s’empresse de convertir la basilique en mosquée, symbolisant la conquête et l’hégémonie d’un nouvel Empire aux portes de l’Europe chrétienne. Contrairement aux autres monuments officiels, Sainte Sophie est épargnée par les pillages. L’édifice s’islamise peu à peu, les minarets remplacent le clocher de l’Église, des constructions particulières intègrent l’espace de la mosquée : une fontaine d’ablutions ainsi qu’une madrasa (école coranique) et une bibliothèque voient le jour. Le monument prend le nom turc de « Aya Sofia ».

Mehmet II prend bien soin de ne pas recouvrir les fresques chrétiennes à l’intérieur de la mosquée. Il veut tout simplement témoigner de la domination musulmane au détriment de l’ancienne puissance chrétienne. Néanmoins, avec la poussée des religieux au XIXe siècle, l’Empire ottoman s’oriente vers une politique panislamiste. De ce fait, l’intérieur de la mosquée subit de nombreux changements. Sous le règne du sultan Abdülmecid, 8 panneaux circulaires sont accrochés aux principaux lustres intérieurs avec les inscriptions d’Allah, du prophète Mahomet ainsi que les quatre premiers califes de l’Islam Abu Bakr, Omar, Uthman et Ali et les deux petits enfants du prophète Hassan et Hussein. Les principales mosaïques chrétiennes sont recouvertes de plâtres. Située sur une zone sismique, la mosquée est plusieurs fois rénovée au cours de l’histoire ottomane.

À son tour, l’Empire ottoman est au centre des convoitises des puissances européennes. À l’issue du premier conflit mondial, la Turquie est occupée en 1918. Certains projettent même de dynamiter Sainte Sophie en cas de partition du territoire turc[2]. La chute de l’Empire ottoman en 1923 et la création de la Turquie moderne proche de l’Occident propulsent l’édifice religieux dans une nouvelle ère.

Un lieu pour « l’humanité »

À son accession au pouvoir, le premier Président turc Mustafa Kemal Atatürk décide de poursuivre la restauration de Sainte Sophie. Laïc et universaliste, il transforme le lieu de culte en un musée en 1934 pour ainsi l’offrir à « l’humanité »[3]. Les inscriptions musulmanes sont décrochées et le lieu est ouvert au public la même année. Cependant dès 1951, elles sont remises par le gouvernement Menderes.

Constatant l’érosion des façades, l’effritement du plâtre et l’endommagement des peintures, l’UNESCO renforce ses efforts pour la rénovation de l’édifice dès 1993. Inscrite au patrimoine mondial de l’humanité, Sainte Sophie se dote de capteurs sismiques en raison de ses antécédents.

Lieu touristique par excellence, Sainte Sophie accueille en moyenne 3 millions de visiteurs par an. Néanmoins, sous la pression des franges conservatrices de la société turque, des partis islamistes et nationalistes font campagne afin que le musée redevienne une mosquée. Ils organisent des prières sous la coupole byzantine.   

Un symbole politique

Lors de sa campagne municipale de 2019, le Président turc Recep Tayyip Erdogan avait déclaré qu’il était temps que le musée redevienne une mosquée. Il stipule que l’acte de 1934 n’a pas de valeur juridique. Par un décret datant du 10 juillet 2020, le conseil d’État annonce la transformation de Sainte Sophie en mosquée. Elle sera ouverte aux prières musulmanes dès le vendredi 24 juillet 2020.

Plus qu’un symbole, cet acte est hautement politique. Par cette annonce, le Président turc provoque ses alliés européens de l’OTAN et notamment la Russie de Vladimir Poutine. Opposés sur les dossiers syriens et libyens, les deux pays s’affrontent par milices interposées. Historiquement proche des chrétiens orthodoxes, Moscou s’inquiète des intentions turques et regrette que les millions de chrétiens n’aient pas été entendues[4].  Cependant, la Russie met en garde contre les ingérences dans les affaires turques et juge que cet acte est une affaire intérieure[5].

De surcroît, la transformation d’Aya Sofia en mosquée est une consécration pour la politique islamo-ottomane de Recep Tayyip Erdogan[6]. Cette action hautement symbolique participe à la refonte de l’identité ottomane, fer de lance des desseins du Président turc. C’est un événement prévisible compte tenu de la rhétorique d’Istanbul ces dernières années. Erdogan continue l’islamisation de la société turque, s’adressant aux ultraconservateurs et faisant fi des reproches de ses alliés occidentaux.

La longue histoire de Sainte Sophie, inscrite au patrimoine de l’humanité, connaît un énième rebondissement. Après avoir enduré les flammes, les tremblements de terre et les appétences des différents empires, cet édifice revêt ses habits d’antan : un objet politique et de pouvoir.


[1] https://www.la-croix.com/Journal/Sainte-Sophie-dIstanbul-2017-09-16-1100877233

[2] https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/12/12/sainte-sophie-fait-de-la-politique_4333435_3214.html

[3] https://www.cairn.info/magazine-l-histoire-2014-3-page-21.htm

[4] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/sainte-sophie-l-eglise-russe-regrette-que-des-millions-de-chretiens-n-aient-pas-ete-entendus-20200710

[5] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/sainte-sophie-une-affaire-interieure-de-la-turquie-pour-moscou-20200713

[6] https://www.middleeasteye.net/fr/decryptages/turquie-reconversion-sainte-sophie-ayasofya-mosquee-erdogan-akp

Qu’est-ce-que le monde arabe ?

Le monde arabe est une aire géographique mal définie, aux contours souvent inexacts. Il ne constitue aucunement un ensemble homogène. Au gré de l’histoire, la notion même d’arabité évolue, s’agrandit, on y intègre les populations dites « arabisées » par les conquêtes musulmanes. Le monde arabe se définit et se structure dans le temps en opposition à d’autres civilisations. Néanmoins, cet ensemble de l’Atlantique à l’Euphrate représente un bloc hétéroclite, la langue arabe est elle-même subdivisée en plusieurs dialectes. Des traditions, des cultures et des pratiques religieuses divergent en fonction des zones géographiques. Le monde arabe est souvent assimilé à tort au monde musulman. De surcroît, on y englobe des pays qui ne sont pas arabes, à l’instar de l’Iran et de la Turquie.  Aujourd’hui encore, malgré l’appartenance de 22 pays au sein de la Ligue arabe, certaines populations se définissent à l’aune de leurs particularismes locaux.

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Une langue commune ?

La langue arabe est antérieure à l’avènement de l’Islam. Issue du nabatéen, celle-ci aurait été parlée pour la première fois par une communauté chrétienne du Yémen en 470 de notre ère. Or, l’expansion de l’arabe classique est consubstantielle avec les conquêtes musulmanes du VIIe et VIIIe siècle. Une fois les territoires conquis, les souverains musulmans se servaient de l’arabe pour mieux islamiser les populations locales. En effet, l’arabe est la langue du Coran.

L’arabe est considéré comme la langue officielle des 22 pays membres de la Ligue arabe. Néanmoins chaque pays, chaque région dispose de son propre dialecte plus ou moins éloigné de l’arabe littéraire. Ces dialectes sont le résultat d’interactions historiques et culturelles avec d’autres peuples. Ce faisant, d’un dialecte à un autre, il est possible de ne pas se comprendre. Un Syrien ne comprend pas le dialecte algérien, alors que l’inverse n’est pas exact.

L’arabe littéraire ou classique demeure la langue de la littérature, des médias, de la constitution et des discours officiels. Cependant, l’usage de l’arabe dialectal est employé au quotidien. Il est rare d’entendre deux personnes communiquer en littéraire. Compte tenu du fort taux d’analphabétisme, l’arabe littéraire lu et écrit n’est pas maîtrisé dans plusieurs régions.  

L’idée d’arabité basée sur le critère linguistique est problématique. Ce critère ne définit que partiellement l’identité arabe.

Une géographie bien définie ? 

Selon Edward Said, universitaire américain d’origine palestinienne, l’Occident a créé l’Orient. Le monde arabe est perçu comme un bloc homogène bien distinct, en opposition aux valeurs et traditions occidentales. Cette logique simpliste est durement critiquée par l’auteur de « L’orientalisme ». Il décrit ainsi un Orient figé dans l’espace et dans le temps, résultat d’une assimilation de la pensée occidentale.

Pourtant, le monde arabe ne constitue pas un ensemble géographique similaire du Maroc à l’Irak. On y distingue communément 4 parties majeures : le Maghreb (l’Afrique du Nord), la vallée du Nil, le Machrek (le Levant) et le Khalij (le Golfe). Ces zones sont elles-mêmes divisées en une multitude d’entités géographiques, fruit d’influences culturelles et historiques berbères, andalouses, ottomanes, arabes, perses et européennes. 

Au Maghreb, on ressent la prédominance des traditions berbères. En Libye, la faible centralisation du pouvoir central est due à la tribalisation de la société. En Égypte, le poids omnipotent du Nil influe et structure la vie des habitants. En Syrie et au Liban, la dichotomie est également géographique entre les habitants du littoral, tournés vers le commerce avec l’Occident et les habitants des montagnes majoritairement paysans. La péninsule arabique, auparavant dominée par des systèmes claniques, connaît une récente polarisation du pouvoir. Quant à l’Irak, il porte encore les traces de son histoire bédouine et de ses divisions religieuses.

À l’image de sa géographie et son histoire, le monde arabe est disparate. On peut disserter sur un ou plusieurs mondes arabes. Les éléments naturels, tels que le désert du Sahara, la Cyrénaïque ou le Golfe, les montagnes syro-libanaises, les fleuves du Nil et de l’Euphrate, les terres pétrolifères d’Algérie, d’Arabie saoudite et d’Irak façonnent la société et le mode de vie des habitants de la région.

Une région multiconfessionnelle

Le monde arabe ne constitue pas un ensemble religieux homogène. Contrairement à ce que l’on pense, tous les Arabes ne sont pas musulmans. Les Arabes peuvent être chrétiens et juifs. Des minorités chrétiennes sont présentes en Égypte, en Palestine, en Syrie, au Liban, en Jordanie et en Irak. Ils parlent et communient essentiellement en arabe. Berceau du christianisme, l’Orient était une terre chrétienne avant l’avènement de la religion musulmane au VIIe siècle.

Les musulmans du monde arabe sont en majorité sunnites. Néanmoins, des chiites sont présents en Irak et au Liban, des ibadites à Oman, des zaydites au Yémen, des druzes au Liban, en Syrie et en Palestine, voire des alaouites et des ismaéliens en Syrie. De son côté, le Maghreb connaît une relative homogénéité religieuse contrairement à l’Orient.

Le critère religieux demeure le marqueur principal dans une région ultra-confessionnalisée. Au gré de l’histoire, les puissances européennes ont exploité les failles religieuses pour s’immiscer dans les affaires internes. La Russie et la France ont soutenu les Chrétiens d’Orient alors que l’Empire britannique s’est appuyé sur la communauté sunnite. Aujourd’hui encore, les divisions sont visibles et constituent la principale grille de lecture de cette région. Le conflit inter-musulman oppose les chiites principalement affiliés à l’Iran aux sunnites majoritairement soutenus par les pays du Golfe. Cette dualité aggrave l’instabilité politique de la région.

Une entité politique ?

En dépit de la création de la Ligue arabe en 1945, l’unité politique du monde arabe semble irréalisable tant les conceptions idéologiques sont opposées d’une région à une autre[1]. D’un point de vue politique, le monde arabe est divisé. Les Arabes n’utilisent pas le terme de monde arabe (Al Alam Al Arabi) mais favorisent celui de nation arabe (Al-Watan Al-Arabi) pour laisser transparaître cette notion de solidarité et d’union entre les 22 pays membres.

Au lendemain de la période de décolonisation, le panarabisme de Gamal Abdel Nasser séduit les foules arabes. Sa politique socialisante et laïque outrepasse de loin les appartenances religieuses. Mais sa vision s’oppose au panislamisme des chancelleries du Golfe, qui prônent l’idée d’une unité au sein même de la  communauté musulmane, faisant fi des frontières nationales. De surcroît, chaque région a ses vues, sa propre définition du nationalisme avec l’influence d’un particularisme local. En effet, au Liban certains chrétiens font référence aux Phéniciens pour renier leur arabité. En Syrie, sous la houlette du Parti social nationaliste syrien, les partisans souhaitent la réunification du Bilad el Cham (Irak, Syrie, Liban, Jordanie et Palestine). Foncièrement nationalistes, Bagdad et Damas se sont disputées le leadership arabe. Au Maghreb, les jeunes nations s’affrontent pour des raisons territoriales (Sahara occidental).

Par ailleurs, chaque nation arabe entretient des rapports différents avec les grandes puissances. Dans cette logique d’alliance militaire et économique, toutes les nations arabes ne partagent pas les mêmes aspirations. On distingue deux axes bien distincts. D’un côté, des pays sunnites s’alignent sur la politique américaine et d’autres sont proches de la politique iranienne. Ces deux groupes sont eux-mêmes divisés selon des ramifications idéologiques, religieuses et géopolitiques.

Entité géographique complexe, le monde arabe n’est pas un et indivisible. De part son héritage historique, ses interactions culturelles et ses influences extérieures, chaque région s’harmonise et se singularise. À l’aune des tensions régionales, le monde arabe apparaît plus que jamais divisé.


[1] Égypte, Soudan, Algérie, Maroc, Tunisie, Mauritanie, Liban, Syrie, Irak, Jordanie, Palestine, Oman, Yémen, Libye, Somalie, Djibouti, Comores, Qatar, Koweït, Bahreïn, Émirats arabes unis, Arabie saoudite 

Partie II : Les Croisades (1095-1291) : le choc des civilisations ?

L’arrivée des croisés en Orient à la fin du XIe siècle chamboule les équilibres préétablis. La création des États latins au Levant et les exactions commises poussent les musulmans à se restructurer militairement. Initialement désunis, ils se rassemblent et se fédèrent sous la houlette des figures telles que Salah Al-Din, d’Al-Âdil, d’Al-Kâmil ou encore de Baybars. Par l’entremise de négociations, de sièges et de batailles, les troupes musulmanes reprennent peu à peu les territoires conquis. De leur côté, les croisés n’ont pas les moyens de leurs ambitions. Ils s’enlisent dans une entreprise coûteuse et périlleuse.

Cette période de chamboulement recèle d’interactions culturelles, religieuses et économiques. En dépit des antagonismes et des affrontements, l’Occident chrétien et l’Orient musulman se « découvrent ». À ce jour, les Croisades constituent le maillon initial d’une histoire tumultueuse entre les deux rives de la Méditerranée.

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La riposte musulmane 

Après l’humiliation de la première croisade et l’établissement des 4 États latins au Levant, le monde arabo-musulman renoue avec la notion de Djihad (guerre sainte) contre l’occupant. Dès 1144, le comté d’Édesse tombe entre les mains de l’émir Zanki, de la dynastie Seldjoukides. Cette perte importante fragilise l’économie et la cohésion des différents États chrétiens en Orient. Elle entraîne le déclenchement de la deuxième croisade, prêchée notamment par le moine Bernard de Clairvaux.

Cette seconde croisade est conduite par le roi de France Louis VII et l’empereur germanique Conrad III. Ils empruntent la même route terrestre que lors de la première croisade. L’objectif est de reprendre le comté d’Édesse aux Seldjoukides. Mais face à la résistance musulmane, les croisés décident de faire le siège de Damas, cité très riche et d’une importance stratégique. La ville est dirigée par la dynastie turque des Bourides, qui avait initialement refusé de s’opposer aux croisés. Malgré la dureté du siège, les habitants damascènes résistent et obligent les troupes franques à rebrousser chemin en 1148. Cette tentative se solde par un échec cuisant.

Auréolé de cette victoire, le monde musulman se fédère peu à peu et veut récupérer Jérusalem, troisième ville sainte de l’Islam. Néanmoins, l’Orient reste divisé. Sous la houlette de Noureddine, fils de l’émir Zanki, la Syrie est unifiée. Il envoie le jeune Salah Al-Din (connu en Occident sous le nom de Saladin) mettre fin à la dynastie fatimide en Égypte. Cette dynastie disparaît en 1171. Suite à la mort de Noureddine en 1174, Saladin s’autoproclame sultan et entend devenir le maître incontesté de l’Orient musulman. D’origine kurde d’Irak, il devient le fondateur de la dynastie des Ayyoubides.

Saladin se lance à l’assaut de la ville de Tibériade pour mettre fin aux exactions du baron Renaud de Châtillon. Ce dernier prévoyait même une expédition à la Mecque. Face à la débâcle des croisés, Guy de Lusignan, roi de Jérusalem, décide de venir en aide aux Francs. Conséquemment, Jérusalem se retrouve sans défense. Les troupes croisés et musulmanes se rencontrent à Hittîn. Les troupes franques sont encerclées et massacrées. Ainsi, Saladin entre victorieux à Jérusalem le 2 octobre 1187. Les chroniqueurs de l’époque mentionnent le comportement chevaleresque du souverain musulman ainsi que sa bonhommie[1]. En effet, il aurait laissé la vie sauve aux habitants chrétiens de la ville sainte. Il rétablit le culte musulman tout en conservant le culte chrétien. La reconquête de Jérusalem par les troupes musulmanes justifie l’appel à la troisième croisade.

Le sursaut des croisés

À l’annonce de la chute de Jérusalem en 1187, l’Angleterre, l’Allemagne et la France participent à une nouvelle expédition au Levant. Au cours de la traversée, l’empereur germanique Frédéric Ier Barberousse se noie dans les eaux d’un fleuve de Cilicie (Asie mineure), entraînant la dispersion de ses troupes.

Contrairement aux précédentes, la troisième croisade (croisade des rois) emprunte la voie maritime. Les navires italiens transportent les troupes et les cargaisons vers l’Orient[2]. Sous le commandement du roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion et du roi de France Philippe Auguste, les troupes franques se dirigent vers Saint Jean d’Acre. Faisant le siège, les croisés finissent par s’emparer de la ville. S’ensuivent plusieurs négociations pour la libération des prisonniers musulmans en échange d’une forte rançon et de la rétrocession de la relique de la Vraie Croix. Essayant de gagner du temps pour rassembler le butin, Saladin impatiente Richard Cœur de Lion qui finit par massacrer les prisonniers. Quant à lui, le roi de France décide de retourner en Occident, laissant sur place 10 000 chevaliers[3].

Désormais seul, le roi d’Angleterre se lance à la conquête de Jérusalem. Or, Saladin entrave fortement sa progression avec la technique de la terre brûlée, obligeant ainsi Richard Cœur de Lion à négocier avec son frère Al-Âdil. Selon les chroniqueurs arabes, ces négociations voient naître une amitié entre les deux protagonistes. Les longues discussions aboutissent à une trêve militaire. Celle-ci stipule que la ville sainte reste aux mains des musulmans, qui s’engagent à garantir la liberté de pèlerinage. Quant à eux, les croisés contrôlent un territoire allant de Tyr à Jaffa. À la mort de Saladin en 1193, son frère Al-Âdil prend le pouvoir et instaure des relations plus ou moins pacifiques avec les États latins. Son fils Al-Kâmil épouse la même politique jusqu’en 1238.

La parenthèse de la quatrième croisade

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Cette croisade confirme les antagonismes et les contentieux entre les chrétiens d’Occident et les chrétiens d’Orient. Depuis plusieurs décennies, Venise s’impose comme une ville commerçante et entend accroître ses prérogatives sur la côte adriatique. Malgré l’objectif initial d’atteindre le Levant et de libérer le Saint Sépulcre, la quatrième croisade s’adonne au sac de Constantinople en 1204 et s’empare de la ville. De fait, les Byzantins sont chassés et se replient vers Nicée et Trébizonde.

Cette quatrième expédition parachève la division entre les deux églises. Elle ternit également l’image pieuse et intègre du chevalier croisé.

Le grand chamboulement

Lancée en 1215 par le pape Innocent III, cette cinquième croisade rassemble le duc d’Autriche et le roi de Hongrie. Ils décident d’attaquer Damiette, située à l’embouchure est du Nil. Les croisés veulent affaiblir l’Égypte avant de récupérer Jérusalem. La ville de Damiette tombe aux mains des croisés. Face à cette débâcle, le souverain Malik Al-Kâmil propose de restituer aux Latins l’ancien royaume de Jérusalem à l’exception de la Transjordanie. Forts de leur victoire, les croisés refusent et décident de marcher vers le Caire. Piégés par la crue du Nil, ils sont finalement contraints de rendre Damiette aux Ayyoubides.  

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La sixième croisade est le fait d’arme de l’empereur germanique Frédéric II en 1228. Après plusieurs négociations et contacts diplomatiques avec Al-Kâmil, il obtient la ville de Jérusalem, de Bethléem et de Nazareth sans avoir versé une goutte de sang. Jérusalem est reconnue ville sainte pour les deux religions. Néanmoins, ce succès n’est pas reconnu en Occident pour cause d’excommunication de l’empereur par le pape. À cette époque naît un contentieux avec le groupe des Templiers. Initialement ce groupe de moines combattants, fondé en 1118, devait défendre les pèlerins allant à Jérusalem. Peu à peu, ils constituent un contre pouvoir en s’arrogeant des fonctions financières et commerciales.

En 1244, la ville de Jérusalem est finalement reprise par les Khwarezmiens, tribu d’Asie centrale. La perte de la ville sainte déclenche la septième croisade en 1248. Sous le commandement du roi de France Louis IX, les troupes croisées tentent d’assiéger une seconde fois Damiette en Égypte. La ville se rend finalement le 6 juin 1248. Or atteint du typhus, le roi défait est contraint d’abandonner la ville et fut prisonnier. Il est libéré contre une importante rançon. À défaut d’avoir pu reconquérir Jérusalem, il se dirige à Saint Jean D’acre en 1250 où il réorganise les défenses de la ville avant de repartir en France, suite au décès de sa mère Blanche de Castille en 1254.

Les résidus des États latins sont peu à peu pris en étau par l’arrivée des hordes mongoles d’Hulagu (petit fils de Gengis Khan) qui pillent tout sur leur passage (sac de Bagdad en 1258) et par l’avènement de la nouvelle dynastie musulmane des Mamelouks. Le souverain mamelouk Baybars fait preuve d’intransigeance vis-à-vis des États latins qui l’ont pourtant aidé à repousser les Mongols lors de la bataille d’Aïn Jalout en Galilée en 1260. Le sultan Baybars reconquiert petit à petit toutes les possessions croisés. Nazareth, Bethléem, Césarée puis la place des Templiers à Beaufort tombent une à une.

La huitième et dernière croisade n’y change rien. Louis IX repart en expédition en 1270 et s’arrête à Tunis, où il compte christianiser le territoire et se servir de cette base arrière pour attaquer l’Égypte. Mais victime de la peste ou dysenterie (selon différentes sources), le roi de France meurt en 1270 à Tunis. Le souverain Baybars reprend son entreprise de dépossession des places croisés. Il conquiert la forteresse du Krac des Chevaliers. De plus, son successeur rase et massacre la ville de Tripoli. Le territoire croisé ne se limite plus qu’à la ville de Saint Jean D’acre. La dernière expédition militaire italienne rompt la trêve négociée avec les musulmans en 1272. Elle s’adonne aux massacres et rappelle les exactions et les crimes commis lors de la première croisade. Les croisés italiens tuent toutes les personnes portant une barbe, musulmans et chrétiens orientaux confondus.

Ce faisant, le sultan mamelouk Al-Achraf Al-Khalil fait le siège de Saint Jean D’Acre, poussant les derniers templiers et les derniers croisés à quitter la ville le 18 mai 1291. Dans l’empressement, ils se ruent sur les embarcations vénitiennes. Pleines, elles s’échouent sur les rivages. C’est ainsi, que se clôture l’épopée des croisades.

Cette rencontre, cette confrontation entre deux mondes demeure un souvenir douloureux pour l’Orient. L’image d’un Occident agresseur est entretenue au gré des époques. Les croisades nourrissent ainsi un sentiment de défiance entre les deux rives de la Méditerranée. Malgré les antagonismes et les affrontements, cette période constitue tout de même un enrichissement mutuel dans le commerce, les sciences et en théologie.

Bibliographie :

  • Michel Balard, « Croisades et Orient latin, XI- XIV siècle, Armand Colin, 2001
  • Anne-Marie Edde et Françoise Micheau, « L’Orient au temps des croisades », Flammarion, 2002
  • Amine Maalouf, « Les Croisades vues par les Arabes », J’ai lu, 1983

[1] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-Croisades-1096-1291-le-choc-de-la-rencontre-entre-deux-mondes-2-3.html

[2] https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1967_num_10_39_1418?q=croisades

[3] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-Croisades-1096-1291-le-choc-de-la-rencontre-entre-deux-mondes-3-3.html

Partie I : Les Croisades (1096-1291) : le choc des civilisations ?

Même si les Croisades datent du XIe siècle, elles demeurent un sujet de discordes et de controverses. Cette rencontre entre deux mondes, deux religions et deux cultures, ceux de l’Occident chrétien et de l’Orient musulman, continue d’attiser les passions et de susciter les craintes. Cette période constitue un bouleversement dans les consciences. En Orient, le souvenir des Croisades perpétue l’image d’un Occident agresseur. En Occident, ces expéditions guerrières répondent à une menace et sont justifiées et motivées officiellement pour la reconquête de Jérusalem et la protection des pèlerins.

Au Moyen-Orient, ce souvenir douloureux est actualisé au gré des interventions occidentales. On se souvient tous de Georges W. Bush  invoquant une croisade contre le terrorisme, au lendemain des attentas du 11 septembre 2001. Néanmoins, en dépit des actions militaires qui ont secoué le bassin oriental de la Méditerranée pendant deux siècles, cette période a vu naître des interactions culturelles et économiques.

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À la veille des Croisades :

À la veille des Croisades, le pourtour méditerranéen est divisé en 3 régions distinctes et subdivisées : l’Empire byzantin, l’Occident et le monde arabo-musulman.

L’Empire byzantin constitue la partie orientale de l’ancien Empire romain, déchu en 476. Depuis l’avènement de la nouvelle religion musulmane au VIIe siècle, l’Empire byzantin perd peu à peu les territoires orientaux. Affaibli, il se recentre sur l’Anatolie et la mer Égée. La défaite de Mantzikert en 1071, aux confins de la Turquie actuelle, parachève l’expansion des Turcs Seldjoukides en Orient et confirme le repli et l’affaiblissement des Byzantins[1]. De surcroît, la chrétienté ne forme pas un bloc homogène. En Orient, plusieurs églises répondent à une liturgie et une théologie différentes en s’interrogeant sur la nature divine. Or, la division est consumée avec l’Occident en 1054 suite au Grand schisme. Le contentieux sur la primauté du pape rompt l’unité de l’Église. Ainsi, deux groupes distincts s’opposent : les Orthodoxes d’Orient et les Catholiques d’Occident.

De son côté, l’Occident se compose d’une multitude de seigneuries et royaumes à superficie variable au gré des conquêtes. Après la chute de l’Empire romain en 476, les différents seigneurs se tissent des fiefs. Ils s’enorgueillissent tous d’être sous la protection de l’Église, qui incarne le pouvoir centralisateur et omnipotent de l’époque. À la veille des Croisades, la peur de l’An Mil s’empare de l’Occident. Il représente le millénaire de la mort du Christ (1033), censé punir le monde chrétien pour ses pêchés. Cette lecture exagérée fédère la chrétienté contre un potentiel ennemi commun.

Pour sa part, le monde arabo-musulman est en pleine expansion depuis l’avènement de la nouvelle religion. Après avoir conquis la péninsule arabique à la mort de Mahomet en 632, les troupes musulmanes s’emparent de la Syrie, de la Palestine et de l’Égypte. Jérusalem est conquise en 638. Ces conquêtes territoriales s’accompagnent généralement d’une islamisation des populations autochtones. Néanmoins, plusieurs minorités chrétiennes demeurent sur place. C’est le cas des maronites, des melkites, des syriaques, des chaldéens et des coptes. L’expansion territoriale est fulgurante. En l’espace d’un siècle, les musulmans sont aux portes de l’Occident chrétien à Poitiers en 732. Après l’apogée des premières dynasties Omeyades et Abbassides, le monde musulman est en proie à des divisions internes. À partir de 969, un califat fatimide, de confession chiite, voit le jour en Égypte et en Syrie. Ailleurs, les territoires sont morcelés en diverses entités politico-territoriales[2]. De plus, l’arrivée de populations nomades turcophones chamboule l’équilibre préétabli. Ces derniers embrassent le sunnisme et deviennent de redoutables adversaires de l’Empire byzantin. Ils forment la dynastie des Seldjoukides. Ainsi à la veille des croisades, une fracture très nette s’installe dans le monde musulman. Le pouvoir religieux est aux mains du Calife arabe de Bagdad, quant au pouvoir militaire, il est l’apanage du Sultan Seldjoukides.    

Les raisons officielles et officieuses des Croisades :

Pour justifier une telle entreprise, il est courant de citer l’appel à la Croisade du pape Urbain II en 1095 lors du concile de Clermont Ferrand. En analysant ce texte, on se rend compte que la partie dédiée à la lutte contre « l’infidèle » (le musulman) ne représente qu’une infime partie. En effet lors de ce concile, le pape met l’accent sur le respect du dogme, sur la conduite des prêtres et l’obligation du jeûne. Néanmoins, cet événement demeure le prétexte officiel et direct au début des Croisades[3].

Or, les raisons sont plus profondes. Depuis l’avènement de la nouvelle religion musulmane et sa fulgurante expansion vers l’Europe, l’Islam est un sujet de préoccupation pour l’Occident chrétien. Ce dernier entend défendre les frontières naturelles de la chrétienté. Les troupes musulmanes sont présentes en Corse, en Sicile, dans les Baléares et dans la péninsule ibérique où ils commettent plusieurs razzias[4]. De surcroît, l’empereur byzantin Alexis Comnène alerte l’Occident sur les dangers des troupes turques et arabes. En effet, depuis la défaite de Mantzikert en 1071, les pèlerins chrétiens ne peuvent plus se rendre dans la ville sainte de Jérusalem. Il informe également l’Occident sur le pillage et la destruction de l’Église du Saint-Sépulcre en 1009 par le calife fatimide Al-Hakim[5].

Face à cette menace existentielle, le pape Urbain II promet à ceux qui porteront la croix et qui participeront à ce pèlerinage armé l’absolution de leurs pêchés. La raison première invoquée est sans nul doute le recouvrement des droits pour le pèlerinage à Jérusalem. Or, la défense de la ville Sainte sert également de prétexte à une entreprise plus large, celle de lutter et de stopper l’expansion musulmane. De ce fait, prédicateurs et prêtres prêchent la guerre sainte dans les villages européens pour grossir les armées.

Cette notion de « croisade » n’est connue qu’à partir du XIIIe siècle. À l’époque, on parle de « voyage à Jérusalem » ou de « pèlerinage » en reprenant une sémantique guerrière et de conquête contre un ennemi (l’infidèle). À cheval et surtout à pied, l’aventure s’avère périlleuse. Par amateurisme et par excès de zèle, bon nombre de croisés perd la vie sur le chemin de l’Orient.

La création des États latins d’Orient :

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Très vite, l’annonce d’un pèlerinage en terre Sainte prend de l’ampleur en Occident. De nombreuses familles pauvres délaissent leurs conditions miséreuses et espèrent un avenir meilleur en Orient. Guidée par le prédicateur Pierre l’Ermite, la croisade des pauvres commet des massacres sur les populations juives en Europe centrale. Une fois arrivée en Anatolie, ils sont massacrés par les troupes turques[6].

La première croisade débute réellement en 1096 avec la participation de barons et chevaliers de renoms, à l’instar de Godefroy de Bouillon, de Baudoin de Boulogne ou encore de Raymond de Saint Gilles. Ils font une halte à Constantinople auprès de l’empereur byzantin, en lui promettant que les futurs territoires conquis seront sous son autorité. La croisade se transforme en une réelle entreprise de conquête. Une fois sur place, ils ne tiennent pas compte des accords passés avec l’empereur. En effet, ils se créent des États indépendants en Orient. Le comté d’Édesse est administré par Baudoin de Boulogne et la principauté d’Antioche est fondée par Bohémond de Tarente[7].

La ville de Jérusalem tombe aux mains des croisés le 15 juillet 1099. Selon les chroniqueurs de l’époque, les chevaliers chrétiens s’adonnent à des massacres, ne faisant aucune distinction entre les chrétiens orientaux et les musulmans. Godefroy de Bouillon s’empare du royaume de Jérusalem. Le dernier État latin à être fondé est le comté de Tripoli sur la côte libanaise. Aidé par des chrétiens maronites, Raymond de Saint Gilles érige une citadelle au cœur de la ville.

Ce faisant, la première croisade est une réussite politique et territoriale pour les croisés. En repoussant les musulmans dans les terres, ils se sont accaparés une bande littorale allant de l’Anatolie à Gaza. La survie de ces micros États dépend de l’aide matérielle et humaine envoyée par l’Occident. Ainsi plusieurs générations naissent en Orient, ils s’imprègnent de la culture locale, on les nomme les « Poulains ». Par méconnaissance de la région et de la culture, les nouveaux arrivants commettent plusieurs exactions qui dissuadent la majorité de leurs coreligionnaires orientaux de les rejoindre.

De leur côté, les troupes musulmanes, surprises par la première croisade, se sentent humiliées par un ennemi extérieur[8]. Depuis l’avènement de l’Islam, les musulmans n’avaient pas connu semblable défaite sur leur terre. C’est ainsi que la notion de Djihad refait surface. En opposition aux croisades, une lutte armée contre l’infidèle (le chrétien) est prônée. Conséquemment, deux mondes ultra-confessionnalisés se font face. L’un et l’autre se considèrent et se perçoivent comme des ennemis naturels. La période des croisades voit naître et se consolider des antagonismes politiques, territoriaux et religieux.


[1] Vincent Déroche, Vincent Puech, « Le monde byzantin 750-1204 », Atlande, 2007

[2] https://www.cairn.info/croisades-et-orient-latin–9782200264987-page-171.htm

[3] https://www.persee.fr/doc/efr_0223-5099_1997_act_236_1_6047

[4] https://www.persee.fr/doc/efr_0223-5099_1997_act_236_1_6067

[5] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-Croisades-1096-1291-le-choc-de-la-rencontre-entre-deux-mondes-1-3.html

[6] https://www.persee.fr/doc/efr_0223-5099_1997_act_236_1_6067

[7] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-Croisades-1096-1291-le-choc-de-la-rencontre-entre-deux-mondes-2-3.html

[8] Amin Maalouf, « Les croisades vues par les Arabes », J’ai lu, 1983

Ibn Battûta : « le voyageur de l’Islam »

Ibn Battûta est méconnu en Occident. Or, il s’agit bien du voyageur, de l’explorateur le plus connu du monde arabe. Il a consacré toute sa vie aux voyages. Il a voulu démontrer l’unicité du monde musulman en arpentant méthodiquement chacune de ses provinces de l’Afrique du Nord, au Moyen-Orient en passant par l’Afrique Australe et l’Extrême Orient entre 1325 et 1355. Ses récits ont donné naissance à une littérature d’un genre nouveau, le Rihla (le voyage en arabe).

À l’instar de Marco Polo, la figure d’Ibn Battûta cristallise toutes les légendes et les controverses autour de la véracité des informations sur ses prétendues pérégrinations.

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Le Voyageur :

Né en 1304 à Tanger, Ibn Battûta fait des études de droit coranique et décide de faire son premier pèlerinage à la Mecque (le Hajj) en 1325 à 21 ans. Il longe la mer Méditerranée en passant par Alger et Alexandrie. Il compte rejoindre la Mecque par la mer Rouge, mais en raison des instabilités politiques de l’époque, il décide de remonter le Nil et de séjourner en Palestine et en Syrie. Finalement, il rejoint une caravane de pèlerins à Damas qui le conduit vers les villes saintes de l’Islam, Médine et la Mecque.

Une fois son pèlerinage effectué en 1326, il remonte vers l’Irak et la Perse, puis il retourne à la Mecque pour y résider 2 ans. En 1330, il entreprend son second voyage à destination du golfe d’Aden et des côtes de l’actuelle Tanzanie. Il passe par Mogadiscio, Mombasa avant de contourner le Golfe persique pour revenir séjourner à la Mecque. Il entreprend son troisième voyage en 1332, au cours duquel il repasse par la Syrie et la Palestine, avant de remonter vers l’Anatolie et la ville de Constantinople. Il décide d’aller vers l’Inde en arpentant les routes d’Asie centrale du Turkestan et d’Afghanistan. Il arrive à Dehli en 1334. Il y réside 8 ans et est employé par le Sultan de la ville comme qadi (juge). Il est ensuite missionné par son supérieur pour se rendre en Chine. Or, le navire s’échoue au cours de la traversée au Sud-Ouest de l’Inde, il en profite pour voyager entre les Maldives et le Sri Lanka (Ceylan).

Puis, il reprend la mer en 1345 par ses propres moyens pour atteindre la Birmanie et le Sud-Est de la Chine. Il prétend être allé jusqu’à Pékin, cependant cette information est contestée par ses contemporains. Ibn Battûta décide de retourner une dernière fois à la Mecque avant de rentrer dans son pays natal, le Maroc. Sur la route, il est confronté à des tensions entre bédouins en Tunisie, ce qui l’oblige à accoster en Sardaigne pour une courte durée.

Il rentre finalement à Fès en 1349, 24 ans après son départ. Mais, il décide tout de même de remonter vers l’Espagne pour explorer la ville de Grenade. Il s’engage dans son dernier voyage en parcourant le Soudan et le Mali avant de revenir dans sa ville natale de Tanger. Au total, Ibn Battûta a couvert près de 120 000km en moins de 30 ans. En 1356, sur ordre du souverain du Maroc, un jeune érudit andalou Ibn Juzzay, retranscrit toutes les aventures d’Ibn Battûta. Ses récits sont traduits en français, en anglais et en allemand à partir de du XIXe siècle, soit 5 siècles après son incroyable épopée.

Fort de sa connaissance de la langue arabe, de la religion musulmane et doté d’une surprenante capacité d’adaptation, Ibn Battûta noue facilement des liens avec les gouverneurs locaux. De surcroît, il rencontre au cours de ses nombreuses expéditions des caravanes ou des navires marchands qui lui facilitent ses déplacements.

Le Musulman : 

L’Islam occupe une place primordiale dans son ouvrage. Ses nombreux périples dans le monde islamique (dar al-islam en arabe) convergent vers un seul but : malgré les nombreuses divisions théologiques au gré des époques et des conflits fraternels, Ibn Battûta veut prouver que la religion musulmane reste une et indivisible sous le prisme de ses valeurs.

En raison de ses connaissances théologiques et juridiques de l’Islam, Ibn Battûta est toujours reçu comme un invité prestigieux. Il est tour à tour employé comme conteur, qadi, conseiller et même ambassadeur auprès des gouvernants locaux.

Ses nombreux voyages loin de son pays natal confirment la centralité et l’omniprésence de l’Islam. Il n’est jamais considéré comme étranger. D’ailleurs, il est reconnu comme un connaisseur de l’Islam ce qui lui permet de voyager librement. Il est uniquement confronté à des populations chrétiennes en Palestine et en Syrie, mais ces dernières sont gouvernées par un pouvoir musulman. Il rencontre également des populations non-musulmanes en Chine.

Issu d’un rite musulman malékite (rite originel de l’Islam), il est très vite attiré par l’apprentissage du soufisme en contact avec les populations de Perse, d’Asie centrale mais surtout d’Inde. Le soufisme regroupe des pratiques mystiques de l’Islam, par le biais de rites d’initiation ou d’élévation spirituelle en petit groupe. Ce penchant pour cette branche déviante de l’Islam ne l’empêche pas de faire à plusieurs reprises son pèlerinage à la Mecque.

Une description fastidieuse des palais, des sanctuaires et des lieux de culte nous aide à nous familiariser avec le contexte politico-religieux du monde musulman du XIVème siècle. Or, compte tenu de la richesse des informations fournies, la lecture de ses récits peut sembler inintelligible pour le lecteur ordinaire.

Le géographe et l’anthropologue  

Plus qu’un aventurier, Ibn Battûta est un sociologue. Il décrit tout ce qu’il voit et enregistre tout ce qu’il entend. Il s’intéresse particulièrement à l’étude des comportements et aux différents modes de gouvernance.

Ses récits sont une mine d’informations pour l’époque du XIVe siècle. Il détaille le commerce des pierres précieuses et des peaux sauvages en Asie centrale, l’esclavage dans les pays arabes, les échanges des épices en Inde. Il dépeint les coutumes du chiisme notamment en Syrie avec les pratiques mortuaires, les rites du soufisme en Perse. Il affectionne particulièrement l’étude des sociétés avec la place de la femme. En effet, il est outré de constater le rôle principal joué par la femme aux Maldives. Il nous apprend également sur l’utilisation des pigeons voyageurs en Orient, les chiens de traîneaux en Asie centrale.

Il dépeint et analyse les us et coutumes des sociétés tribales. Plus qu’un témoin oculaire de l’époque, ses récits nous informent sur la grandeur et la décadence des royaumes visités, sur les fastes et l’hospitalité de ces contrées lointaines. Par ailleurs, au cours de ses voyages, il vante ses mérites auprès de la gente féminine. Il épouse autant de femmes qu’il en répudie. Nous n’avons que très peu de détails sur sa vie privée.

Cependant, nombre d’historiens doutent de la véracité de ses descriptions et de ses voyages. En effet, quand il rentre de son épopée en 1356, il retranscrit de mémoire ses récits avec une incroyable et surprenante précision. Les descriptions méticuleuses de la Syrie, de la Palestine ou des lieux saints sont similaires à celles faites par Ibn Jubair, voyageur du XIIe siècle. De surcroît, son récit en Chine fait plus que jamais l’objet d’une controverse sur l’authenticité de cette expédition. Il s’est sans doute basé sur les écrits des voyageurs du siècle précèdent.

Il n’en demeure pas moins qu’Ibn Battûta, à l’instar de Marco Polo en Occident, fascine et alimente tous les mythes du voyageur et de l’explorateur. Ses récits nous font voyager dans le monde musulman complexe du XIVème siècle.

Bibliographie :

  • Ibn Battûta, « Voyages, I- De l’Afrique du Nord à la Mecque », La Découverte, 2012
  • Ibn Battûta, « Voyages, II- De la Mecque aux steppes russes et à l’Inde », La Découverte, 2012
  • Ibn Battûta, « Voyages, III- Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan », La Découverte, 2012
  • Gabriel Martinez-Gros, « Ibn Battûta ou le goût du voyage », l’Histoire 2009/12 (n°348)