L’Ukraine, énième pomme de discorde russo-turque ?

Engluée dans une guerre hybride depuis 2014 contre les séparatistes ukrainiens du Donbass, Kiev peine à concrétiser ses désirs de rapprochement avec l’Union européenne. De ce fait, l’Ukraine s’intéresse à son voisin du Sud, la Turquie. Moscou s’inquiète d’une coopération accrue entre les deux pays, notamment dans le domaine sécuritaire. Sur fond de rivalité russo-turque en Syrie, en Libye et dernièrement dans le Haut-Karabakh, l’Ukraine apparaît plus que jamais comme un acteur pivot dans ce contentieux opposant Ankara à Moscou. De son côté, le président turc Recep Tayyip Erdoğan étend ses vues sur la mer Noire et compte ainsi contrecarrer la position dominante russe comme au XIXe siècle.

https://www.geostrategia.fr/sultans-of-swing-quand-la-marine-turque-veut-tendre-vers-la-puissance-regionale/

La mer Noire : centre névralgique des tensions historiques russo-turques

Pour la Turquie, la mer Noire représente un prolongement de la mer Méditerranée. Au XVIe siècle, l’Empire ottoman contrôle toutes les rives de cette mer stratégique, de la Bulgarie à la Géorgie en passant par la Crimée. Dans sa logique néo-ottomane, le président turc avait évoqué avec émotion « les frontières de cœur » de la Turquie. Ainsi, il avait stipulé « On nous demande pourquoi on s’intéresse à l’Irak et à la Syrie, à l’Ukraine, à la Géorgie et à la Crimée, à l’Azerbaïdjan et au Karabakh (…) vous trouverez les traces de nos ancêtres. »

Or, dès le XVIIIe siècle, cette région devient le théâtre d’affrontements avec la Russie impériale. En effet, l’Empire russe étend ses territoires à l’est dès le XVe siècle. La volonté d’accéder aux mers chaudes est pour Moscou un impératif, et cela passe par des guerres l’opposant à l’Empire ottoman. La guerre de Crimée (1854-1856) est l’épicentre des tensions entre les deux empires. L’alliance tripartite, constituée de la France, de l’Angleterre et de l’Empire ottoman occupe Sébastopol et freine les visées russes dans la région. L’Empire ottoman, « l’homme malade de l’Europe », est artificiellement maintenu en vie pour empêcher Moscou d’asseoir ses intérêts en Méditerranée.

Au lendemain des deux conflits mondiaux, la Turquie fait le choix d’un alignement sur Washington en rejoignant l’Otan dès 1952. Ankara devient ainsi le maillon oriental de cette alliance atlantiste pour contrer l’influence russe en mer noire et au Proche-Orient. Aujourd’hui, le poids du passé est omniprésent dans les discours des deux puissances régionales. Chacune, à l’aide de discours nostalgique sur la grandeur passé, sur les liens fraternels avec les peuples voisins, veut restaurer l’ancienne influence. 

L’Ukraine : le chaînon nordique d’Erdoğan ?

Ankara reconnaît l’indépendance de l’Ukraine le 16 décembre 1991 et les relations diplomatiques sont établies le 3 février 1992. Les deux pays partagent une frontière maritime commune. La Turquie et l’Ukraine entretiennent également des liens culturels et commerciaux importants. Les touristes des deux pays voyagent sans visa depuis 2012 et sans passeport depuis 2017.

La crise de Crimée en 2014 et les mésententes russo-turques sur le dossier syrien concrétisent les bons rapports diplomatiques entre Kiev et Ankara. La Turquie a directement pris fait et cause pour « l’intégrité territoriale de l’Ukraine » en refusant de reconnaître l’annexion de la Crimée par Moscou. Pris en étau entre Moscou et l’Union européenne (et les Etats-Unis) Kiev choisit de se rapprocher d’Ankara.

  • Une aubaine pour l’armement turc

En 2019, les autorités ukrainiennes avaient fait l’achat de six drones de combat Bayraktar TB2. Ces drones ont prouvé leur efficacité en Libye et auprès des troupes azéris dans le Haut Karabakh. De ce fait, Kiev s’apprête à en commander 48 de plus. Il est également question du futur achat par l’Ukraine de frégates turques. La double visite du président ukrainien Volodymyr Zelensky en Turquie en août et en octobre 2020 confirme le réchauffement des relations bilatérales. En plus de la vente d’armes, Erdoğan avait annoncé une aide de 205 millions de livres turques à l’armée ukrainienne. Les deux pays visent également à augmenter le volume des échanges commerciaux tout en espérant de conclure un traité de libre échange.

En contrepartie, la Turquie continue la traque de ses opposants. En effet, la présence avérée de l’organisation de Fetullah Gülen, ou encore des activistes kurdes du PKK en Ukraine préoccupe Ankara. Les services de renseignement des deux pays agissent conjointement pour arrêter les opposants. Vlodymyr Zelensky a déclaré en février dernier devant le président turc en déplacement à Kiev « Au sujet de ces organisations (…), j’ai reçu aujourd’hui des dossiers et des faits détaillés du président Erdoğan, ainsi que des noms. J’ai transféré toutes ces informations au directeur du SBU [Service de Sécurité d’Ukraine], qui devrait s’en occuper ».

  • Les Tatars de Crimée : un prétexte d’ingérence pour la Turquie

Les Tatars de Crimée sont une population d’origine turque et de confession musulmane installée en mer Noire depuis le XIIIe siècle. Ils ont été un soutien de poids à l’Empire ottoman. Aujourd’hui, Erdoğan s’appuie sur cette population pour entretenir des liens avec les autorités ukrainiennes. Dès la crise de Crimée, les Tatars s’opposent à l’annexion russe et deviennent de ce fait des interlocuteurs privilégiés pour l’Occident et un levier d’influence pour Ankara. Dans une logique opportuniste, la Turquie joue les médiateurs entre Kiev et les Tatars au sujet des populations déplacées. La présence musulmane en Crimée sert d’argument à la rhétorique néo-ottomane d’Erdoğan.

  • Contrebalancer la domination russe dans la région

Comme le précise Igor Delanoë, spécialiste des questions stratégiques en mer Noire et directeur adjoint du think tank Observatoire franco-russe « Avec l’annexion de la Crimée, la fortification de la péninsule et la modernisation de la flotte de la mer Noire, les Turcs ont vu le dispositif russe se resserrer, et je pense que pour eux, ce rapprochement avec Kiev relève d’une logique de désencerclement ». Ainsi, la Turquie voit en l’Ukraine un pays pivot dans sa stratégie d’influence. Par ce rapprochement, le président Erdoğan fait d’une pierre deux coups. La première à l’Union européenne avec qui la Turquie est en froid et de la seconde à la Russie pour tenter de gêner la politique russe dans son « étranger proche ». Ankara profite de la fébrilité et de la faiblesse des autorités ukrainiennes pour imposer ses vues. Quant à elle, Kiev cherche coûte que coûte à diversifier ses partenaires.

Plus étonnamment, la Turquie sous l’égide du patriarcat de Constantinople a aidé l’Ukraine dans la reconnaissance et l’obtention d’une Église orthodoxe autonome. Véritable pied de nez à Moscou, après quatre siècles sous l’influence du clergé russe, l’Ukraine obtient l’indépendance canonique avec l’aval d’Erdoğan.

Les relations entre la Turquie et l’Ukraine répondent donc à des intérêts d’ordre stratégique et historique. Kiev peine à assurer son indépendance et devient ainsi le centre des intérêts des grandes puissances régionales. Le président turc profite de la division et de l’impuissance des autorités ukrainiennes pour asseoir un peu plus ses visées en mer Noire. Entre Ankara, l’axe occidental et Moscou, l’Ukraine est plus que jamais sujette à un jeu d’équilibriste.

Bibliographie :

Méditerranée orientale: Le droit au centre des contestations, la force à son service

Terre et Mer, depuis toujours convoitées, ont nécessité au fil du temps, de la découverte de leurs ressources et de leurs enjeux, une règlementation, plus ou moins claire et établie selon les périodes et le contexte politique, mais également géographique. En effet, les constructions politiques se heurtent parfois à des réalités géographiques indéniables, qui empêchent le consensus sur le long terme.

En quoi les intérêts énergétiques dépendent des batailles juridiques ?

Le droit de la mer: l’éternel contesté

À ce titre, nous pouvons évoquer l’exemple des zones économiques exclusives (ZEE), et plus particulièrement celles relatives à la Turquie et à la Grèce, dans le cadre des fortes tensions en Méditerranée Orientale, tensions de (très) longue date …

En 1923, le traité de Lausanne[1] délimite les frontières de la Turquie, et précise notamment les îles qui lui appartiendront, ainsi que celles qui reviendront à la Grèce. Par principe (article 6), « les frontières maritimes comprennent les îles et îlots situés à moins de 3 000 miles de la côte ». Mais de façon habituelle en droit, à tout principe son exception … L’article 15 dudit traité dénombre des îles vis-à-vis desquelles la Turquie a renoncé à ses droits. Parmi elles, Rhodes, Kos, Castellorizo, des entités aujourd’hui grecques[2] relativement proches des côtes Turques, et se situant, pour Castellorizo, directement sur son plateau continental. Ici se trouve le nœud du problème, qu’il convient d’éclairer en retraçant la chronologie des évènements, dès leur origine.

Le 10 août 1976 déjà, la Grèce avait introduit auprès de la Cour Internationale de Justice une instance contre la Turquie à ce sujet, dont le nom était bien révélateur de la source de la problématique : « Plateau continental de la mer Égée – Grèce c. Turquie ». Plus de 2 ans plus tard, le 19 décembre 1978, la Cour a déclaré qu’elle n’était pas compétente pour résoudre ce litige[3], comme l’affirmait la Turquie.

La communauté internationale, quant à elle, tentait déjà de poser un cadre juridique depuis le milieu des années 1950. En 1956 s’est tenue la première conférence de l’ONU sur le droit de la mer, débouchant sur plusieurs traités, suivie par la deuxième en 1960, puis par la troisième en 1973, traitant notamment de l’exploitation des ressources de la mer. Nous comprenons donc ici l’important enjeu de cette règlementation, mais à ce stade, plusieurs remarques.

Tout d’abord, cette dernière conférence a abouti, le 10 décembre 1982, à la signature de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer[4], laquelle en l’espèce, a bien été signée par la Grèce … mais pas par la Turquie qui n’est donc, juridiquement, pas liée par ce texte. Ensuite, le droit de la mer est un droit relativement récent, dont les textes ont mis du temps à être appliqués, ladite convention n’étant entrée en vigueur qu’en 1994.

Plusieurs notions de ce droit récent et une petite synthèse de ceux-ci sont nécessaires afin d’éclairer le flou autour du conflit entre la Grèce et la Turquie.

L’article 15 de la Convention introduit la notion de délimitation de la mer territoriale, laquelle se conforme donc à la Convention, sauf en raison notamment « de l’existence de titres historiques », rendant ainsi nécessaire une autre délimitation. Les articles 46 et 49 évoquent le cas des archipels, point très important dans notre cas d’étude. Ces archipels sont qualifiés comme tels lorsqu’ils « forment intrinsèquement un tout géographique, économique ou politique, ou qui sont historiquement considérés comme tels ».

Enfin, les articles 56 et 57, confrontés aux articles 77 et 79, posent notre problématique principale. Les premiers fixant l’étendue de la ZEE à 200 milles marins[5], les seconds évoquant le plateau continental. Dans les faits, mais aussi donc juridiquement, par la détention d’îles relativement proches des côtes turques, la ZEE grecque s’étend sur le plateau continental turc, lequel plateau, propriété individuelle de la Turquie, lui donne notamment le droit d’y « poser des câbles et des pipelines sous-marins ».

Délimitation des différentes zones territoriales et maritimes
La différence des étendues entre la ZEE théorique Turque et celle revendiquée

Juridiquement grec mais historiquement contestable ? Ces articles nous démontrent une chose : la construction politique s’oppose ici à la réalité géographique, et nous amènent à questionner le rapport du droit et de la nature, en y mêlant une donnée historique non négligeable, elle-même mentionnée tout au long de la Convention.

La force : outil de (re)négociation politique

La question juridique, centrale dans la compréhension et la possible résolution de ce conflit, nous amène alors à nous questionner sur toute la tension qui règne dans la région. En effet, depuis août 2019 notamment, le ton monte entre la Grèce et la Turquie à un niveau incroyable. De plus, le conflit s’étend via l’assistance qu’apporte la France à la Grèce. Pourquoi les États en question optent-ils pour un rapport de force ? Est-ce la bonne méthode ?

Au discours guerrier et provocateur du président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdogan[9], Emmanuel Macron a décidé d’entrer dans le rapport de force. En effet, ce dernier a dépêché des frégates et des Rafales en mer Égée, pour soutenir Athènes. Le point de rupture entre la France et la Turquie se situe le 10 juin 2020, lorsque la frégate « Courbet » a été illuminée trois fois par des navires turcs, dernier rappel avant de faire feu. Mais ce point de rupture est à nuancer. La Turquie et la France s’opposent déjà sur plusieurs dossiers dans la région et les politiques étrangères de chacune se croisent et se superposent. Effectivement, entre le dossier syrien, libyen, libanais et la question kurde ; l’heure est à l’opposition entre les deux États. Il devait donc forcément y avoir un point de rupture qui marque la montée des tensions entre les deux pays.

Outre les questions régionales, cette montée des tensions bénéficie finalement aux deux protagonistes. Depuis son élection, Emmanuel Macron veut se démarquer comme le leader géopolitique de l’Union Européenne, la place de leader économique étant occupée par l’Allemagne. Fervent défenseur de la « Souveraineté européenne », celui-ci milite également aussi une graduelle autonomie stratégique européenne[10]. Dans cette stratégie d’unité européenne, la politique agressive turque vis-à-vis de l’Europe est une aubaine pour le président français : l’ennemi est désigné[11]. Dans le camp d’en face, l’engagement français joue dans le sens du discours du pouvoir en place : l’Europe veut empêcher la Turquie de grandir. Du côté d’Ankara, le but est de devenir le leader du Moyen-Orient. Toute la politique étrangère turque de ces dernières années s’est construite autour de cette idée. Se donnant les moyens de ces ambitions, la Turquie arbore donc une gestuelle offensive sur le plan international. De surcroît, en toile de fond, cette montée des tensions révèle des problèmes plus généraux : la métamorphose turque et le rôle de l’OTAN.

Lors de son arrivée au pouvoir en 2003, le leader turc Erdogan jouissait d’une importante popularité au niveau national comme international. En effet, beaucoup le voyait comme un facteur de stabilité dans la région, de par ses positions dites modérées. La forte croissance économique qu’a connu la Turquie a conforté ses positions en interne et sa popularité a grimpé en flèche. Cependant, l’échec de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne et les évènements de 2013 ont fini par faire pencher la balance. En effet, les forces occidentales ont décidé de s’appuyer sur la branche syrienne du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), le PYD (Parti de l’Union Démocratique), pour combattre l’État islamique. Cette aide militaire a été vécue comme une véritable trahison par Erdogan dont les tensions avec la minorité kurde ont resurgi ces dernières années.

Depuis ces évènements, les désaccords sont de plus en plus profonds entre Ankara et Paris, deux membres très importants de l’OTAN. Déjà désigné par Macron comme étant en « état de mort cérébrale », l’OTAN doit maintenant gérer des tensions entre ses membres. Consciente de son importance dans l’alliance, la Turquie n’hésite pas à provoquer la France et la Grèce ; ce qui débouche sur une superposition d’échelles : l’Europe ou le monde occidental ? La modération visible dans les propos de la Maison Blanche, qui appelle à la désescalade, montre bien l’importance géostratégique de la Turquie ; tandis que les ambitions françaises et grecques sont d’ordre européennes et nationales. La complexité de ce dossier montre bien le chemin qu’il va falloir emprunter pour sa résolution : la diplomatie[12]. Même si la tension est à son maximum dans la région, les intérêts géopolitiques globaux ne permettent pas un affrontement militaire entre membres de l’OTAN.

La représentation géographique de la doctrine de la « Patrie Bleue ».

Les tensions en Méditerranée orientale sont donc le résultat d’un rapport de force entre différents États qui veulent protéger leurs intérêts. Entre projet de « Patrie Bleue »[13] pour certains et recherche d’autonomie stratégique pour d’autres ; le rapport de force permet de définir des positions avant de s’asseoir à la table des négociations. La force se retrouve donc ici comme un outil du droit, et non une fin en soi.


[1] https://jusmundi.com/fr/document/treaty/fr-traite-de-paix-traite-de-lausanne-1923-traite-de-paix-traite-de-lausanne-tuesday-24th-july-1923

[2] Elles appartenaient à l’époque à l’Italie

[3] https://www.icj-cij.org/files/case-related/62/11760.pdf

[4] https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/20040579/201110050000/0.747.305.15.pdf

[5] A partir des lignes de base, donc à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale (article 57)

[6] https://www.la-croix.com/Monde/Le-jeu-dangereux-Turquie-Mediterranee-2020-08-13-1201108970

[7] https://pierrickauger.files.wordpress.com/2016/07/de_limitations-maritimes.png

[8] https://cdn.unitycms.io/image/ocroped/2001,2000,1000,1000,0,0/GiJ8fZtwJxk/1eUI9oKk47CAPhWE2wA4kT.jpg

[9] https://www.liberation.fr/planete/2020/09/09/le-gaz-fait-monter-la-pression-entre-paris-et-ankara_1799034

[10] https://www.lefigaro.fr/vox/monde/face-a-la-menace-turque-la-france-s-engage-sur-la-voie-de-l-independance-geostrategique-20200917?utm_medium=Social&utm_source=Facebook&fbclid=IwAR0l6xFBtH7wrDb-Jk2CptuUqsxzFQiQfw0nJ-CJn6Q-lLzK0hsO1HkCFwg#Echobox=1600365767

[11] https://www.nouvelobs.com/monde/20200913.OBS33245/erdogan-menace-macron-la-grece-commande-des-rafales-a-la-france-la-crise-en-mediterranee-orientale-en-questions.html

[12] https://www.nouvelobs.com/monde/20200623.OBS30413/comment-erdogan-tente-d-imposer-une-pax-turca-en-mediterranee-orientale.html

[13] https://www.le1.ma/la-patrie-bleue-la-doctrine-souverainiste-de-la-turquie-en-mediterranee/

[14] https://www.google.com/search?q=Mavi+Vatan&tbm=isch&ved=2ahUKEwjNmbLb1vLrAhUONBoKHdJ2CF8Q2-cCegQIABAA&oq=Mavi+Vatan&gs_lcp=CgNpbWcQAzIECCMQJzICCAAyAggAMgIIADIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjoFCAAQsQM6BAgAEEM6CAgAELEDEIMBUPpSWO1hYLBjaABwAHgAgAF6iAG_CJIBAzIuOJgBAKABAaoBC2d3cy13aXotaW1nwAEB&sclient=img&ei=QqRkX83wMY7oaNLtofgF&bih=731&biw=1536&rlz=1C1CHBF_frFR906FR906#imgrc=EtX5os5wGmc-YM

La Turquie: allié indispensable de l’OTAN ?

La Turquie du Président Receip Tayyip Erdogan est au cœur des tensions régionales. Pourtant au début de la décennie 2010, l’ancien ministre des Affaires étrangères turc Ahmet Davutoglu avait théorisé la doctrine de « zéro problème avec les voisins ». Aujourd’hui, la Turquie est sur tous les fronts. De la Libye à la Syrie, en passant par l’Asie centrale et les Balkans, sa politique étrangère est tentaculaire. Nostalgique de la gloire de l’Empire ottoman, le Président turc avance ses pions et intervient illégalement dans plusieurs pays souverains.

Membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) depuis 1952, la Turquie n’est pas isolée. Ses gesticulations guerrières et ses discours menaçants servent les intérêts des puissances occidentales. La Turquie n’est ni plus ni moins que le cheval de Troie de l’Otan au Moyen-Orient.

Chars turcs dans la province d’Idlib

La Turquie à la conquête de l’Islam politique

Dans une région majoritairement musulmane, la Turquie cherche des alliés de poids.

Au Moyen-Orient, l’idéologie et la religion sont les deux composantes qui outrepassent de loin l’appartenance nationale et l’ethnicité. La Turquie n’est pas un pays arabe, mais elle peut compter sur l’influence des Frères musulmans pour se constituer un réseau d’alliance qui supplante l’arabité. Avec le Qatar, Erdogan adopte une posture conciliante à l’égard des « printemps arabes » en Égypte, en Tunisie, en Libye et surtout en Syrie. Ils savent que l’idéologie « frériste » fourmille dans les franges populaires de la communauté musulmane sunnite.

Par l’entremise des mosquées, des écoles coraniques et de nombreuses associations caritatives et éducatives, les Frères musulmanes tissent leurs réseaux. Le Qatar en est le principal bailleur alors que la Turquie constitue le chaînon militaire de cette alliance. Le territoire turc est devenu le pays hôte de tous les Frères musulmans condamnés et rejetés dans leur pays d’origine[1].

Cette idéologie ressemble au panislamisme de la fin du XIXe siècle. En effet, l’Empire ottoman avait adopté cette doctrine pour conquérir et attirer tous les musulmans de l’Empire. Aujourd’hui, la doctrine des Frères musulmans est plus qu’une idéologie, c’est un moyen de s’immiscer durablement dans les affaires des pays arabes, comme au temps de l’Empire ottoman avec le panislamisme.

Le prosélytisme turc s’enracine dans plusieurs villes du Moyen-Orient. Dernièrement, en raison de l’intensité des combats à Idlib, la ville de Tripoli au Liban arborait en masse le drapeau turc. Sous couvert de doctrine religieuse, cette idéologie des Frères musulmans permet assurément à la Turquie d’étendre ses desseins de politique étrangère, notamment en Syrie. Cette ingérence politique se couple avec une intervention militaire de moins en moins officieuse qui alimente la nébuleuse djihadiste anti-Assad.

Une aide aux djihadistes d’Idlib

Depuis les accords d’Adana en 1998 entre le Syrie et la Turquie, Istanbul peut pénétrer à 5 km à l’intérieur du territoire syrien pour lutter contre toute menace « terroriste »[2]. Ce texte permet aujourd’hui à Erdogan de justifier ses interventions en Syrie, notamment contre les groupuscules kurdes dans le Nord-Est syrien.

Dès le début du conflit en Syrie en 2011, la Turquie et le Qatar ont fortement contribué à la formation de l’Armée syrienne libre (ASL), principale force d’opposition à Damas. En rendant la frontière syrienne poreuse, la Turquie a permis à des milliers de djihadistes étrangers en provenance du Caucase, d’Asie centrale et d’Europe de pénétrer en Syrie pour gonfler les rangs de l’ASL et de Daesh. Cette politique d’affaiblissement du pouvoir syrien, avec le consentement et l’appui des chancelleries occidentales, sert les intérêts d’Istanbul. En soutenant logistiquement et militairement les groupes djihadistes, la Turquie devient le parrain officiel de la rébellion syrienne.

Depuis 2018, Idlib est le dernier bastion djihadiste en Syrie. La Turquie quadrille la ville avec une douzaine de postes d’observations. Suite à la reprise de nombreuses localités autour d’Idlib par l’armée gouvernementale syrienne avec l’appui de l’aviation russe, la Turquie riposte en envoyant des troupes terrestres pour appuyer les djihadistes issus de la mouvance salafiste à l’instar de Hayat Tahrir Al-Cham[3]. Depuis, les affrontements se sont intensifiés entre la Turquie et la Syrie. Tour à tour, les deux pays revendiquent la récupération d’une parcelle de terrain ou l’abattement d’un avion ou d’un drone ennemi.

Cet appui avéré aux différents groupes djihadistes aggrave encore un peu plus la guerre en Syrie. Son intervention n’a fait l’objet d’aucune critique de la part des chancelleries occidentales. Au contraire, leur silence peut être interprété comme un feu vert accordé à la Turquie. Avec le retrait progressif et en ordre dispersé des Américains, Washington a permis à la Turquie de déloger les Kurdes et de s’enraciner dans le Nord-Est de la Syrie. La bataille d’Idlib est vitale pour le régime syrien. La récupération de cette ville est cruciale pour la stabilité des provinces voisines de Lattaquié et d’Alep. L’aide turque aux djihadistes prolongera la guerre mais n’en changera pas le résultat[4], tant que la Russie se porte garante de Bachar Al-Assad. En raison de l’escalade militaire, Ankara s’efforce d’obtenir un soutien occidental et menace l’Europe d’ouvrir ses frontières aux réfugiés.

Le cessez le feu obtenu à Moscou qui est entré en vigueur dans la nuit du 5 au 6 mars éternise une nouvelle fois le conflit.

Les réfugiés : le chantage d’Erdogan

En 2016, Ankara avait négocié avec l’Union européenne un pacte migratoire. En contrepartie d’une aide de 6 milliards d’euros, la Turquie devait contenir l’arrivée de réfugiés vers l’Europe.

De nouveau, la Turquie exige de l’Union européenne et de l’Otan une compensation financière pour accueillir les réfugiés et la soutenir dans sa nouvelle guerre. Sa revendication doit être prise en considération. En effet, l’afflux massif des réfugiés déstabilise l’économie turque et créé des tensions au sein même de la société. Devant les atermoiements des pays européens, Erdogan a mis sa menace à exécution en ouvrant sa frontière avec la Grèce. Athènes, exsangue économiquement, ne peut accueillir ce flux massif. L’Union européenne veut aider le gouvernement grec en lui octroyant une aide de 700 millions d’euros, et ne cède pas à ce chantage[5].

Les chancelleries occidentales se lamentent d’être prises en otage. Or, en soutenant systématiquement militairement et logistiquement l’opposition à Bachar Al-Assad, l’Union européenne est en partie responsable de la catastrophe migratoire en cours.

La Turquie endosse le rôle de victime tout en étant la principale fautive de la situation dans laquelle elle se trouve. Sans son intervention en Syrie et son soutien aux djihadistes, Bachar Al-Assad aurait pu récupérer l’intégralité de son territoire et éviter cette crise migratoire qui hante les Européens. Malgré les récentes rencontres bilatérales entre la Russie et la Turquie le 5 mars[6], la solution réside dans le positionnement de l’OTAN.

La Turquie : perturbateur utile de l’Otan

 La Turquie est membre de l’Organisation du traité Atlantique Nord depuis 1952. Cette intégration surprenante de la Turquie dans un axe regroupant les puissances occidentales s’explique par l’obligation de lutter contre l’expansion du communisme au lendemain de la seconde guerre mondiale. La Turquie devenait de facto, le cheval de Troie de la politique américaine en Orient. Dès 1955, Ankara permet à l’Otan d’installer une base aérienne à Incirlik pour ses opérations extérieures.

En 1991, en raison de la dislocation de l’Union soviétique, l’Otan n’a plus vocation à exister. Dès lors, l’organisation est repensée, restructurée à l’aune des nouvelles menaces du XXIe siècle. En effet, la lutte contre le terrorisme sert de tremplin à l’alliance qui va pouvoir intervenir au Moyen-Orient. La Turquie devient de fait, un élément central. Depuis 2011, le gouvernement turc est actif sur le terrain syrien avec le consentement et l’appui des forces de l’Otan.

Beaucoup de journalistes et d’experts prétendent à tord que la Turquie est isolée. Or selon l’article 5 de l’Otan, il est stipulé que : « Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord. »[7]

Finalement, Erdogan est conscient des avantages que lui octroie l’Otan. En agitant la menace de la question migratoire, il veut former une communauté de destin avec les chancelleries occidentales. De surcroît, le Président turc répond à leurs attentes : empêcher la Syrie de récupérer la totalité de son territoire et contenir l’influence russe dans la région[8].


[1] http://fmes-france.org/linfluence-des-freres-musulmans-sur-la-politique-regionale-de-la-turquie-pana-pouvreau/

[2] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Historique-des-relations-entre-la-Turquie-et-la-Syrie-depuis-la-fin-de-la

[3] https://twitter.com/syriaintel/status/1235323665622994945

[4] https://www.deep-news.media/2020/02/28/idleb-solutions/

[5] https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/dorothee-schmid-refugies-une-arme-de-dissuasion-erdogan

[6] http://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20200305-sommet-vladimir-poutine-recep-tayyip-erdogan-russie-turquie-syrie-apaiser-idle

[7] https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_17120.htm

[8] https://www.lemonde.fr/syrie/article/2018/04/14/syrie-l-otan-defend-une-operation-ciblee-et-proportionnee_5285625_1618247.html