Turquie – Israël : Je t’aime, moi non plus.

La République de Turquie et l’État d’Israël entretiennent aujourd’hui des relations assez froides. Ils s’opposent sur beaucoup de dossiers au Moyen-Orient et la conjoncture géopolitique mondiale actuelle participe au refroidissement des relations bilatérales entre Turcs et Israéliens. L’évolution politique interne de chaque État a aussi participé à cette prise de distance de part et d’autre. L’arrivée de la droite au pouvoir dans l’État hébreu (Likoud) et celle de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) en Turquie n’a fait qu’accentuer l’éloignement croissant des deux républiques. Mais les relations turco-israéliennes n’ont pas toujours été aussi mauvaises. La période de la Guerre Froide a été marquée par une coopération étroite entre les deux jeunes États. Alors, comment en sommes-nous arrivés là ? Quels ont été les événements et les bouleversements géopolitiques à l’origine de la dégradation des relations turco-israéliennes ?

I.            La coopération croissante israélo-turque : survivre en terrain hostile (1948 – 2000)

La Turquie a été le premier État musulman au Moyen-Orient à reconnaître Israël en 1948. La neutralité turque sur la question israélo-palestinienne jusqu’aux années 2000 a permis une étroite coopération entre les deux gouvernements. Cette coopération s’inscrivait aussi dans des logiques géostratégiques de part la convergence des intérêts de chacun dans la région.

A.  Une Turquie alignée, un Israël protégé : quand l’Occident est en Orient.

La période de la Guerre Froide marque un moment de convergence d’intérêts vitaux entre la Turquie et Israël. En effet, la République de Turquie représente le rempart du flanc Est des Puissances occidentales contre le communisme. Véritable pont entre l’Orient et l’Occident, la Turquie a servi à pérenniser la présence des Puissances mandataires (France et Grande-Bretagne) et étasunienne dans la région. Ce rôle s’inscrivait pleinement dans la volonté turque de bâtir un pays moderne et laïc sur les restes anatoliens de l’Empire ottoman. L’État hébreu quant à lui est la finalité du projet sioniste porté par l’Organisation sioniste (OS) depuis sa création en 1897. Véritable ONG transnationale, celle-ci a donné naissance à un véritable État ; cas unique et intrigant. Le projet sioniste a été soutenu et défendu par les Puissances occidentales durant tout son déroulement, des premières aliyah dès 1881 aux dernières sous mandat britannique. À l’avènement de l’État d’Israël, les États-Unis ont repris le flambeau des puissances mandataires dans la région et Israël est devenu l’allié principal des américains dans la région. La protection américaine, vitale, a permis à l’État hébreu de s’ériger comme une puissance majeure dans la région, cristallisateur de toutes les tensions.

B.  Vers une coopération stratégique au centre polémologique du monde

Les relations turco-israéliennes se sont, dans un premier temps, organisées de façon discrète. Il s’agissait pour la Turquie de ne pas trop froisser les voisins arabes dans la région en soutenant trop ouvertement Israël. Cette entente turco-israélienne était aussi importante pour des Américains attachés à l’absence russe dans la région pendant la Guerre Froide. Les accords secrets d’août 1958[1] entre Turcs et Israéliens montrent bien la volonté turque de ne pas trop exposer publiquement leur bonne entente avec l’État hébreux. Ces accords secrets ont mis en place un dialogue constant entre les deux États, afin qu’aucun d’eux n’empiète sur les intérêts de l’autre.

Cependant, la stérilité parlementaire turque des années 1970, sur fond de crise économique et sociale, avec une montée du parti islamiste dans le pays, a inquiété l’État israélien. La junte militaire au pouvoir en 1980 après le coup d’État, sous la direction de Kenan Evren, a toutefois confirmé à l’État hébreu que le parti islamiste du pays (alors très populaire) était sous contrôle[2]. Cela a rassuré Israël, surtout après la révolution islamique qui a eu lieu en Iran en 1979. Avec la chute de l’URSS en 1991 et la fin de la menace communiste, une véritable coopération stratégique a vu le jour entre la Turquie et Israël ; comme une révélation au grand jour d’une relation qui a toujours existé depuis la fondation d’Israël. Le partenariat stratégique turco-israélien[3] se met en place autour de quatre axes : coopération sécuritaire (1994), militaire (1996), économique (1997) et énergétique (2000). Un des exemples les plus marquants de coopération turco-israélienne est l’arrestation d’Abdullah Öcalan (leader du groupe terroriste PKK) au Kenya en 1999. En effet, après avoir mis la pression sur la Syrie qui a offert sa protection au leader du PKK, la Turquie a été aidée par le Mossad pour la capture d’Öcalan qui avait fuit au Kenya entre temps.

II.         La lente rupture des relations turco-israéliennes : quand le naturel revient au galop (2000 – aujourd’hui)

La mise en place de la coopération stratégique entre la Turquie et Israël n’a pas fait long feu. Dès le début des années 2000, les relations commencent à se refroidir sur la question palestinienne. Mais ce sont surtout les évolutions personnelles de chaque État qui vont finir par entériner la rupture des relations turco-israéliennes.

A.  Le fil directeur du refroidissement des relations turco-israéliennes : la cause palestinienne

La République de Turquie a beau se vouloir moderne et laïque, elle ne peut pas renier ces origines musulmanes. Sur la question palestinienne, les différents gouvernements turcs ont toujours souhaité ne pas trop se prononcer pour ne froisser aucune des parties belligérantes, Juifs et Arabes. C’est après la première Intifada à l’automne 2000 que les relations commencent à se tendre. Malgré la bonne entente avec Israël, la société civile et politique turque est touchée par la cause palestinienne et le gouvernement turc ne peut pas rester silencieux sur ces événements. Au problème israélo-arabe vient s’ajouter l’arrivée d’une nouvelle classe dirigeante en Turquie au tournant des années 2000. Le succès électoral de l’AKP (Parti pour la Justice et le Développement) en 2003, parti islamo-conservateur participe au refroidissement des relations turco-israéliennes.

Les premières divergences géopolitiques entre la Turquie et Israël sont visibles au travers du cas irakien. La Turquie refuse que son territoire soit utilisé pour l’intervention américaine en Irak en 2003. Or, Israël milite pour l’intervention américaine, afin d’ébranler l’unité irakienne, ce qui rendrait un Irak faible sur lequel l’Iran ne pourrait s’appuyer. Au contraire, la Turquie préfère un Irak fort et centralisé pour éteindre toute velléité autonomistes des Kurdes d’Irak. De nouvelles dissensions apparaissent lors de la seconde guerre du Liban en 2006 où Recep Tayyip Erdoğan charge publiquement les agissements israéliens, sans pour autant fragiliser encore plus les relations déjà tendues. En effet, le Premier Ministre turc nomme un général pro-américain à la tête des forces armées du pays.

B.  De la nécessaire et inévitable rupture des relations

Les relations turco-israéliennes vont continuer à se dégrader au rythme des succès électoraux de l’AKP. Au fur et à mesure que les dirigeants de l’AKP optent pour un discours religieux, anti-impérialiste et belliqueux, la Turquie prend ses distances avec ses origines modernes et laïques et s’éloigne des idéaux occidentaux ; un Occident principal allié d’Israël. De l’autre côté, l’obstination de l’État hébreu à refuser tout accord menant à une solution à deux États pour le conflit israélo-arabe laisse une faible place à toute entente cordiale avec les États arabes. Les événements de l’année 2009 finissent par briser sérieusement les relations turco-israéliennes. En effet, lors du forum économique de Davos du 29 janvier 2009, Recep Tayyip Erdoğan quitte le forum après avoir eu une vive altercation avec le président israélien de l’époque Shimon Pérès et l’avoir traité d’assassin.

De surcroît, un accident grave a eu lieu le 31 mai 2009[4]. En effet, la « flottille pour Gaza », un navire qui espère pouvoir porter assistance à Gaza, alors contraint à un blocus par Israël, se fait affréter par un commando d’élite israélien. Des morts des deux camps sont à déplorer. Les deux États vont sérieusement s’accuser mutuellement de participer à la montée des tensions. Cet épisode sonne la fin des relations turco-israéliennes, depuis glaciales.

De surcroît, les évolutions politiques internes des deux États participent au gel des relations bilatérales. Depuis les élections législatives de 2009, l’État hébreu est dirigé par la droite nationaliste représentée par Benyamin Netanyahu, qui a des positions très arrêtées sur la résolution de la question palestinienne et le dossier iranien par exemple. De son côté, la Turquie s’est tournée vers un renouveau de sa politique étrangère depuis 2010 et l’arrivée au ministère des Affaires Étrangères d’Ahmet Davutoğlu. La politique du « zéro problème avec les voisins » est lancée, mais ne porte pas ses fruits. D’abord un modèle pour les États arabes en reconstruction, la Turquie apparaît aujourd’hui comme belliqueuse et omniprésente dans les affaires internes des États arabes. Voulant prendre ses distances avec l’Occident, la Turquie se tourne vers les États du Moyen-Orient pour accroître son influence, au point de participer activement à plusieurs guerres dans la région (Lybie, Syrie, Irak, Haut-Karabagh).

Les évolutions politiques internes des deux États participent donc à l’éloignement des deux administrations. De plus, récemment, les deux États s’opposent aussi en Méditerranée orientale concernant la question du partage des hydrocarbures et de la définition des Zones Économiques Exclusives (ZEE) de chacun. Israël est même allé jusqu’à un accord avec la Grèce et Chypre, dans le but de minimiser les gains potentiels turcs dans la région.

Conclusion : une réconciliation impossible ?

Bien que les intérêts vitaux turcs et israéliens semblent liés, les deux États sont encore loin de retrouver la relation qu’ils ont pu développer dans la décennie 1990. Les projets des deux administrations sont clairement en concurrence et les deux États semblent avoir trouvé un moyen de remplacer l’autre. Israël a décidé, sous l’égide des États-Unis, de normaliser ses relations avec de nombreux pays arabes dans la région[5]. La Turquie de son côté devrait continuer de s’appuyer sur une critique du voisin israélien pour maintenir le cap concernant sa politique étrangère. Cependant, une petit lueur d’espoir semble visible. En effet, la Turquie et Israël participent au conflit du Haut-Karabagh en soutenant le camp azerbaïdjanais, l’un pour des questions culturelles et ethniques (Turquie), l’autre pour des questions militaires et énergétiques (Israël).


[1] Razoux Pierre, « Quel avenir pour le couple Turquie-Israël ? » in Politique étrangère, Institut français des relations internationales, n°1, 2010, pp. 25-39.

[2] Razoux Pierre, « Quel avenir pour le couple Turquie-Israël ? » in Politique étrangère, Institut français des relations internationales, n°1, 2010, pp. 25-39.

[3] Razoux Pierre, « Quel avenir pour le couple Turquie-Israël ? » in Politique étrangère, Institut français des relations internationales, n°1, 2010, pp. 25-39.

[4] https://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/israel-prend-le-controle-du-cargo-pour-gaza_897395.html

[5] https://www.ttcgroupe.com/la-guerre-civile-syrienne-change-les-relations-turco-israeliennes/

De Gaulle et le monde arabe

À l’occasion des 50 ans de la mort de Charles de Gaulle, le 9 novembre 1970, il est intéressant de rappeler le visionnaire qu’il fut, mais également le bâtisseur d’une politique arabe indépendante et consciente des réalités locales.

Homme de discours, ses mots ont une temporalité qui dépasse de loin son vivant. Pour le général, « l’Orient compliqué » est une région en perpétuel bouillonnement. Il qualifie le monde arabe de « passionnel et démentiel », en quête de régénération.

Le général de Gaulle à Alger en 1960

Passionné par l’Orient 

Son éducation militaire le plonge rapidement dans les ramifications complexes de l’Orient. Ainsi, il lit Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, Une Enquête au pays du Levant et Un jardin sur l’Oronte de Barrès. Les nombreuses discussions avec son camarade Catroux, général d’armée et fin connaisseur du monde arabe, le captivent littéralement.

C’est au cours de ses trois années à Beyrouth de 1929 à 1931 ou il est affecté à l’État Major du Levant  qu’il se familiarise réellement avec la réalité du terrain. Il prend conscience de la problématique kurde, de l’émergence du nationalisme arabe et de la question épineuse d’un foyer de peuplement juif en Palestine.

La Syrie et le Liban sous mandat français depuis les accords de Sykes-Picot sont les deux premières régions à rejoindre le commandement de la France libre dès 1941. Le général de Gaulle s’appuie sur Catroux pour lutter contre les forces vichystes présentes en Orient.

Néanmoins, pris en étau par les revendications américano-britanniques de sape des intérêts français au Levant et la montée des nationalistes arabes, la France est contrainte d’abandonner le Liban en 1943 et la Syrie en 1945.

Libérateur de la nation française, de Gaulle veut inscrire son action dans la durée, celle d’une Histoire intemporelle et de la grandeur de la France. Or, les troubles politiques internes (l poids du Parti communiste français) et les ingérences extérieures (les Américains voulaient isoler de Gaulle) le poussent à la démission du poste de chef du gouvernement en 1946.

Sortir du « bourbier » algérien 

Lorsque le général revient au pouvoir en 1958, la France est en guerre contre les nationalistes algériens du Front de libération nationale (FLN). En soutien au peuple algérien, les pays arabes décident au fur et à mesure de couper leurs relations diplomatiques avec la France coloniale.

De Gaulle a conscience de l’épine que représente ce dossier. Il veut en finir. De surcroît, il sait que la France peut jouer un rôle crucial auprès du tiers-monde dans sa logique de non-alignement face aux blocs soviétique et américain. L’Algérie française est pour lui le problème et non la solution. Il s’empresse donc de résoudre ce conflit, ce qui lui permettra de mettre en place une réelle politique arabe.

Ainsi, avec la signature des accords d’Évian le 18 mars 1962, le général de Gaulle met fin à la guerre d’Algérie et permet au peuple algérien d’obtenir son indépendance. Par cet acte, il exprime clairement son souhait de bâtir une politique arabe.

La France redore peu à peu son image au Moyen-Orient et également auprès des pays nouvellement indépendants. De Gaulle est apprécié pour sa fermeté et son pragmatisme. Il est vu comme le libérateur de la France, à l’instar d’un Nasser pour l’Égypte ou d’un Ben Bella pour l’Algérie.

Malgré les inquiétudes israéliennes, la France ne devient pas pour autant « pro-arabe ».

La guerre des Six Jours : le tournant diplomatique

« L’ami et l’allié » israélien. C’est par ces mots que le général de Gaulle reçoit le Premier ministre israélien David Ben Gourion en 1960. Les deux pays entretiennent des relations amicales. Sous le gouvernement de Pierre Mendès France en 1956, la France a aidé Israël à obtenir la bombe nucléaire.

Le général de Gaulle reste bienveillant à l’égard d’Israël, qui obtient des avantages considérables sur les plans agricoles et militaires. En effet, à la fin de l’année 1966, son gouvernement fournit 50 Mirages V à l’armée israélienne. Le président français a conscience qu’Israël est entouré d’ennemis. Néanmoins, étant général, de Gaulle ne peut ignorer l’avantage militaire que possède Israël sur l’Égypte et la Syrie.

1967 est l’année de la discorde israélo-française. Toute l’opinion occidentale prend fait et cause pour Israël lors de la guerre des Six Jours. De surcroît, la presse française assimile Nasser à Hitler.

De Gaulle, quant à lui, reste neutre et avertit Israël des conséquences d’un conflit régional. Il aurait dit au journaliste et philosophe français Raymond Aron, au début des années 1960 : « Si l’existence d’Israël me paraît très justifiée, j’estime que beaucoup de prudence s’impose à l’égard des Arabes. Ce sont ses voisins et le sont pour toujours. »

Le pragmatisme et le flegme du général font de lui un homme d’État rationnel qui ne verse pas dans les sentiments. Il s’oppose frontalement aux visées expansionnistes israéliennes qui selon lui risquent de plonger la région dans un cycle interminable d’affrontements. Il prévient Israël qu’en cas de conflit, la France condamnera le camp qui aura ouvert les hostilités.

Le 5 juin 1967, Israël lance quand même l’offensive contre les troupes syriennes, jordaniennes et égyptiennes. De Gaulle condamne et accuse Israël d’être responsable de la guerre et impose un embargo sur les ventes d’armes, qui affecte l’armée israélienne.

À rebours des prises de positions occidentales, ce positionnement lui attire des critiques et des accusations d’antisémitisme.

« Les juifs, un peuple sûr de lui-même et dominateur »

Le 27 novembre 1967, le général de Gaulle tient une conférence de presse à l’Élysée. Comme à son habitude, le président aborde la politique intérieure, les crises qui opposent les deux blocs mais également la situation au Proche-Orient. Il prononce alors une phrase qui retiendra l’attention des journalistes, qualifiant les juifs de « peuple sûr de lui-même et dominateur ».

Sortie de son contexte, celle-ci sert de prétexte pour calomnier de Gaulle sur son prétendu antisémitisme. Tandis que les relations franco-israéliennes se tendent, le Général gagne en sympathie auprès de la rue arabe.

Lucide, le président français s’agace de l’agressivité d’Israël et de ses liens privilégiés avec les États-Unis, qui poussent les pays arabes à s’aligner sur l’Union soviétique. Partisan de la troisième voie, de Gaulle souhaite éviter ce face-à-face.

En décembre 1968, à la suite de bombardements israéliens sur la flotte libanaise, il prolonge l’embargo sur les ventes d’armes. La tonalité des discours du Général et la neutralité observée à l’égard du conflit israélo-arabe séduisent les dirigeants et les citoyens arabes. Les relations avec Nasser se réchauffent. Les deux hommes, tous deux militaires, s’entendent et se comprennent.

Un héritage gâché

L’expédition du canal de Suez en 1956 et le conflit algérien (1954-62) avaient terni l’image de la France auprès des pays arabes. Mais à son retour au pouvoir en 1958, le général de Gaulle s’était empressé de jeter les bases d’une politique arabe pragmatique. Soucieux de redorer l’image de la France, il avait conscience du changement d’époque et de paradigme.

Si la France ne pouvait en effet plus dominer par les armes, elle pouvait convaincre par sa diplomatie. Sa rhétorique, sa prestance militaire et son indépendance vis-à-vis des deux axes firent du général de Gaulle un personnage respecté tant par ses partisans que par ses détracteurs.

Qui, aujourd’hui, pourrait imaginer de la part d’un dirigeant européen un discours neutre et ferme sur la question israélo-palestinienne ? Les chefs d’États qui ont succédé au général ont fait le choix d’un alignement progressif sur la politique américaine. Malgré la parenthèse du président Chirac sur l’Irak en 2003 et les tentatives gaullistes d’Emmanuel Macron, la politique arabe de la France manque cruellement de vision et d’objectivité.

« Si nous voulons, autour de cette Méditerranée, construire une civilisation industrielle qui ne passe pas par le modèle américain, et dans laquelle l’homme sera une fin et non un moyen, alors il faut que nos cultures s’ouvrent l’une à l’autre. » Cette citation du général de Gaulle est plus que jamais d’actualité.

lien officiel : https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/de-gaulle-monde-arabe-algerie-israel-palestine

La paix avec Israël, ou le redécoupage du Moyen-Orient

« Après des décennies de divisions et de conflits, nous sommes témoins de l’aube d’un nouveau Moyen-Orient ». C’est par ces mots que le Président américain Donald Trump a salué, le 15 septembre dernier, les accords d’Abraham entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn. Les récentes normalisations entre le Soudan et l’État hébreu témoignent pour les États-Unis d’une réussite diplomatique forte qui arrive à point nommé pour un Donald Trump en pleine campagne présidentielle. Mais si l’intérêt américain est indiscutable, ce sont cependant les signataires qui en bénéficieront le plus. Des intérêts particuliers des États à la marginalisation de la cause palestinienne, en passant par la constitution d’un front contre l’Iran, ces accords semblent refléter le visage d’un Moyen-Orient en pleine mutation où les enjeux et les intérêts évoluent et tendent vers une reconfiguration régionale. 

À lire de droite à gauche « la normalisation », « Hier », « Aujourd’hui »

I.              Quels intérêts pour les États du golfe

Les accords d’Abraham semblent apporter de nombreux bénéfices à ses signataires. En abordant des domaines nombreux et variés, les traités visent à établir des accords bilatéraux stables. Les champs d’action couvrent ainsi un large panel d’activité : finance, investissements, aviation civile, visas, services consulaires, innovation, commerce, relations économiques, santé, science, technologie, énergie, télécommunications et agriculture[1]

Les principaux intérêts sont donc à la fois stratégiques, militaires et économiques. Stratégiques avec un renforcement régional contre les puissances voisines (notamment l’Iran et la Turquie). Militaires avec la possibilité pour les Émirats arabes unis de bénéficier, par exemple, d’armements américains. Enfin, économiques avec une simplification des échanges commerciaux préexistants, la création de nouveaux marchés, et la volonté de développer la donne touristique. Les différentes parties se disent « Déterminés à assurer une paix, une stabilité, une sécurité et une prospérité durables pour leurs deux États et à développer et à renforcer leurs économies dynamiques et innovantes »[2].

Les intérêts sont doubles dans ces accords, chacun pouvant profiter des atouts de l’autre partie, notamment dans les domaines de la sécurité et des d’hydrocarbures. Ainsi, Israël pourra fournir des systèmes de sécurité aux Émirats arabes unis et s’approvisionner en pétrole, alors même qu’en Méditerranée orientale, les tensions autour des hydrocarbures ne cessent de croître. 

Concernant les questions sécuritaires et économiques, quoi de plus avantageux que de bénéficier de la protection des États-Unis ? Le rapprochement avec Israël permet d’accroître la proximité avec la puissance américaine, c’est un argument de taille pour les pays signataires.

Les États-Unis savent aussi tirer profit de ces accords : malgré l’opposition d’Israël, ils se sont en effet engagés à vendre des avions de chasse F-35 aux Émirats arabes unis.

Si l’on définit la realpolitik comme une politique basée sur la recherche de l’efficacité au regard du seul champ des possibles, alors il est possible d’analyser le comportement des parties signataires en ce sens.

II.            L’Iran, ou l’ennemi commun

Nous l’avons vu, bon nombre d’acteurs régionaux ont intérêt à ce que ce genre d’accord de normalisation soit conclu. Les intérêts de ces États du Golfe dépendent, en arrière-plan, d’un contexte géostratégique très précis, qu’il convient de replacer dans le cadre des dissensions de longue date entre communautés sunnites et chiites. Ces dissensions permettent de mieux comprendre l’isolement qui est fait de l’Iran, et les enjeux pour les acteurs impliqués dans la mise en place de cet isolement. 

Traditionnellement, l’Iran est le grand soutien des communautés chiites, face à l’Arabie Saoudite qui soutient les communautés sunnites. De ce positionnement découle une grande partie de la logique de soutien ou de défiance vis-à-vis de l’Iran concernant les acteurs régionaux. 

L’Arabie Saoudite, ennemie de longue date de l’Iran, ne peut que se satisfaire de cet isolement de plus en plus marqué. C’est en 1979 lors de la révolution islamique iranienne que de nombreux pays se désolidarisent définitivement de l’Iran. Cet événement renforce par la même occasion des tensions qui aujourd’hui, se font encore ressentir. 

Ainsi, depuis l’avènement de la République islamique d’Iran en 1979, les Etats-Unis cherchent à contenir l’influence iranienne dans la région en formant des alliances hétérogènes. Les États sunnites du Golfe et Israël considèrent l’Iran comme une menace existentielle. Ils ont donc décidé depuis plusieurs décennies de se rapprocher pour lutter conjointement contre Téhéran et ses alliés.

Cet isolement peut être comparé à la politique d’endiguement menée par les États-Unis et théorisée par George Frost Kennan dans les années 1940[4].

Nous pouvons observer ce principe du containment depuis de nombreuses décennies, et noter un dénominateur commun aux actions menées dans la région visant l’isolement de l’Iran : la peur. Les rapprochements régionaux et internationaux semblent dépendre de cette peur partagée et instrumentalisé, cette crainte que l’Iran sanctuarise ses alliances de Téhéran à Beyrouth en passant par Bagdad et Damas. 

En mauvaise posture sur le plan interne, l’Iran peut-il voir se réaliser ses ambitions dans la région ? Parallèlement, alors que l’isolement de l’Iran semble de plus en plus marqué, celui d’Israël ne cesse de diminuer, laissant de moins en moins de marge à la Palestine. 

III.          Quelle place pour la Palestine dans la reconfiguration du Moyen-Orient ?

Si la normalisation des relations israélo-arabes tend à réorganiser un nouveau Moyen-Orient au travers notamment de la formation d’une ligne face à l’ennemi commun iranien, force est de constater que la question palestinienne se retrouve rétrogradée à un rang purement symbolique, loin des nouveaux enjeux de la région.

En effet, malgré l’annonce d’une suspension des annexions israéliennes sur les territoires palestiniens, ces accords mettent en exergue une marginalisation de la question palestinienne. Le ministre émirien des Affaires étrangères[5] et le chef de la diplomatie de Bahreïn[6]  ont tous deux revendiqué un soutien de façade pour la cause palestinienne, en saluant notamment la suspension de l’annexion et en revendiquant une nouvelle fois une solution à deux États, condition sine qua non de la résolution du conflit. Cependant, le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou n’a cessé de revendiquer une simple « pause » dans l’annexion, mettant en avant les accords d’Abraham, capables selon lui de « mettre fin au conflit israélo-arabe »[7].

Le préambule du traité de paix israélo-émirati[8] aborde la question palestinienne en remémorant les accords préexistants entre Israël et le monde arabe (Égypte en 1979 et Jordanie en 1994)[9]. Le texte affirme une volonté de stabiliser un nouveau Moyen-Orient pacifique dans lequel « les défis ne peuvent être résolus efficacement que par la coopération et non par des conflits »[10]. Il est dès lors difficile d’imaginer comment les nouveaux alliés d’Israël pourraient contester une reprise des annexions, d’autant plus lorsque ces accords stipulent que des mesures doivent être prises pour « empêcher toute activité terroriste »[11], et ce dans une région ou résistance et terrorisme incarnent des mouvements vecteurs de confusions.

La question palestinienne semble de facto écartée de la table des négociations au profit d’une prédominance des intérêts israélo-arabes[12]. Aucune solution précise n’est apportée, hormis une référence à un « agenda stratégique pour le Moyen-Orient » coordonné par les États-Unis.

La Palestine, grande absente des accords, se retrouve dès lors évincée de toute discussion, sa cause réduite à un « épiphénomène » [13].

Le dialogue israélo-arabe ne semble dès lors plus polarisé par la question palestinienne. Les accords d’Abraham n’ont nécessité aucune concession israélienne, si ce n’est la suspension de l’annexion. Plus qu’une volonté coloniale, on peut se demander si l’annexion n’était pas simplement une stratégie diplomatique[14] visant à conclure les accords, tout en permettant aux pays concernés de les accepter sans compromettre leur image dans le monde arabe. La question palestinienne apparaît donc comme un sujet symboliquement fort, mais qui ne fédère plus le monde arabe comme ce fut le cas dans le passé.

Conclusion : Realpolitik, rapprochements et isolements … au regard des intérêts de chacun des acteurs dans la région, ces accords suivent une logique de redécoupage du Moyen-Orient, une redéfinition des centres d’attention, d’intérêt. Plus largement, c’est presque une logique d’éclatement qui apparaît : cette mosaïque d’acteurs et la compilation de leurs intérêts tendent à enterrer définitivement la cause panarabe, auparavant idéologie dominante. Ce n’est pas seulement une notion politique, idéologique qui s’étiole, c’est aussi tout un centre géographique qui se déplace : le golfe persique, aujourd’hui, se trouve bien au cœur des problématiques et enjeux du Moyen-Orient, laissant derrière lui la Palestine. Après le Soudan, on peut s’attendre à ce que de nouveaux États suivent la voie désormais ouverte vers la normalisation des relations avec Israël, renforçant ainsi la mutation évoquée.

[15]


[1] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Article 5 : « Coopération et accords dans d’autres domaines : Faisant partie intégrante de leur engagement en faveur de la paix, de la prospérité, des relations diplomatiques et amicales, de la coopération et de la pleine normalisation, les Parties s’efforceront de faire avancer la cause de la paix, de la stabilité et de la prospérité dans tout le Moyen-Orient et de libérer le grand potentiel de leurs pays et de la région. À cette fin, les parties concluent des accords bilatéraux dans les domaines suivants à la date prévue, ainsi que dans d’autres domaines d’intérêt mutuel, comme convenu: – Finances et investissement- Aviation civile- Visas et services consulaires- Innovation, Commerce et Relations économiques – Soins de santé – Science, technologie et utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique – Tourisme, culture et sport – Énergie – Environnement – Éducation – Arrangements maritimes – Télécommunications et poste – Agriculture et sécurité alimentaire – Eau – Coopération juridique »

[2] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Préambule

[3] https://www.lefigaro.fr/international/qui-sont-les-soutiens-de-l-iran-au-moyen-orient-20200104

[4] https://www-cairn-info.ezscd.univ-lyon3.fr/la-guerre-froide–9782707183248-page-5.htm

[5]  Cheikh Abdallah ben Zayed Al-Nahyane

[6] Abdel Latif al-Zayani

[7] Discours du premier ministre israéliens Benyamin Netanyahu à la Maison Blanche le 15 septembre 2020

[8] https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/abraham-accords-peace-agreement-treaty-of-peace-diplomatic-relations-and-full-normalization-between-the-united-arab-emirates-and-the-state-of-israel/

[9] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Préambule : « Rappelant les traités de paix entre l’État d’Israël et la République arabe d’Égypte et entre l’État d’Israël et le Royaume hachémite de Jordanie, et s’est engagé à travailler ensemble pour trouver une solution négociée au conflit israélo-palestinien qui réponde aux besoins et aux aspirations légitimes des deux peuples, et pour faire progresser la paix, la stabilité et la prospérité globales au Moyen-Orient »

[10] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Article 4 : « Ils s’engagent à prendre les mesures nécessaires pour empêcher toute activité terroriste ou hostile les uns contre les autres sur ou depuis leurs territoires respectifs, ainsi qu’à refuser tout soutien à de telles activités à l’étranger ou à permettre un tel soutien sur ou depuis leurs territoires respectifs »

[11] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Préambule : « Reconnaissant que les peuples arabes et juifs sont les descendants d’un ancêtre commun, Abraham, et inspiré, dans cet esprit, à promouvoir au Moyen-Orient une réalité dans laquelle les musulmans, les juifs, les chrétiens et les peuples de toutes confessions, croyances et nationalités vivent dans un esprit de coexistence, de compréhension mutuelle et de respect mutuel »

[12] Accord de paix d’Abraham : Traité de paix, relations diplomatiques et normalisation complète entre les Émirats arabes unis et l’État d’Israël : Préambule : « Reconnaissant que les peuples arabes et juifs sont les descendants d’un ancêtre commun, Abraham, et inspiré, dans cet esprit, à promouvoir au Moyen-Orient une réalité dans laquelle les musulmans, les juifs, les chrétiens et les peuples de toutes confessions, croyances et nationalités vivent dans un esprit de coexistence, de compréhension mutuelle et de respect mutuel »

[13] Sandrine Mansour, « La question palestinienne marginalisée » in « Le Moyen-Orient et le monde, Etat du monde 2021 », sous la direction de Dominique Vidal et Bertrand Badie, 2020

[14] https://fr.timesofisrael.com/laccord-israel-eau-bouleverse-la-diplomatie-ouvre-bel-et-bien-une-nouvelle-ere/ : « Nous ne saurons sans doute jamais si Netanyahu avait vraiment l’intention d’annexer la vallée du Jourdain et toutes les implantations de Cisjordanie, ou s’il menaçait simplement de le faire afin de capitaliser sur les bénéfices de l’avoir annulée ».

[15] https://twitter.com/Paltodaytv/status/1293965415056658437/photo/1

Déclarations de Bandar Ibn Sultan : reflet de la nouvelle diplomatie régionale saoudienne ?

Le 5 octobre dernier, Bandar Ibn Sultan, ancien chef des renseignements saoudiens, accordait une interview[1] à la chaîne saoudienne Al-Arabiya. Cette interview a généré de vives réactions notamment auprès des Palestiniens dont les dirigeants sont largement pointés du doigt par l’ancien ambassadeur saoudien à Washington. Il y dresse ainsi un bilan de la cause palestinienne et taxe les différents dirigeants palestiniens d’incompétence. Il déclare en effet que : « la cause palestinienne est une cause juste, mais ses défenseurs sont des échecs. La cause israélienne est injuste, mais ses défenseurs ont réussi »[2].

Il déplore également leur manque d’initiatives sensées en dépit des conseils saoudiens, affirmant : « Je crois que nous, en Arabie Saoudite, agissant sur notre bonne volonté, avons toujours été là pour eux [les Palestiniens et leurs représentants]. » Des déclarations fortes qui ont indigné les concernés. Saeb Erekat, membre de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), a estimé que ces déclarations dénigraient le peuple palestinien et sa « légendaire lutte »[3].

Dans le contexte actuel, cette interview a une résonnance particulière. Suite à la normalisation des relations entre les Emirats arabes unis (EAU), Bahreïn et Israël sous l’égide du plan de paix de Donald Trump, la monarchie saoudienne semble elle aussi se rapprocher de l’Etat hébreu et s’éloigner des dirigeants palestiniens. Cette interview relève-t-elle alors de la simple opinion personnelle de Bandar Ibn Sultan ou est-elle en réalité le reflet d’un changement de cap diplomatique pour l’Arabie Saoudite ?

      I.         L’Arabie Saoudite : une double casquette paradoxale difficile à assumer


Signature des Accords d’Abraham à la Maison Blanche le 15 septembre 2020. De gauche à droite : Dr Abdullatf bin Rshid Al-Zayani, Ministre des Affaires étrangères bahreïnien, Benyamin Netanyahu, Premier ministre israélien, Donald Trump, Président américain, et Abdullah bin Zayed al Nahyan, Ministre des affaires étrangères émirien. 
Source: Wikipédia

Les récentes normalisations israélo-arabes ont été vécues comme une incontestable réussite par D. Trump mais également par les Etats signataires des Accords d’Abraham[4]. Ils ont aussi été salués par l’Egypte et le sultanat d’Oman. Alors que les regards se tournent vers elle, l’Arabie Saoudite, de son côté, semble prise entre deux feux : ses ambitions régionales et ses intérêts vitaux.   

A.    Une volonté d’être le leader du monde sunnite

Historiquement, elle a toujours soutenu les Palestiniens. Et pour cause : eux aussi sont majoritairement des musulmans sunnites. En 1935, Abdelaziz ibn Saoud, roi d’Arabie Saoudite affirmait déjà la position de son Royaume en faveur de la cause palestinienne. Dès lors, le pays n’a eu de cesse d’organiser ou à défaut, de participer, à de nombreuses réunions et conférences afin de trouver une issue au conflit israélo-palestinien. Il sera même l’instigateur de l’initiative de paix proposée en mars 2002, à Beyrouth, lors d’un sommet de la Ligue Arabe[5].

Ce soutien diplomatique se couple à une aide financière conséquente et régulière. Ce soutien s’élèverait à 6.5 milliards de dollars versés au cours des vingt dernières années. En mai dernier, le Royaume a par exemple fait don de 2.66 millions de dollars pour aider les Palestiniens à faire face à la pandémie de Covid-19.[6]

Animé par la volonté d’être le leader du monde musulman sunnite par opposition à l’Iran chiite, l’Arabie Saoudite a donc longtemps eu l’image de « grand frère » des Palestiniens. La cause palestinienne a une importance idéologique pour Riyad : il en va de la crédibilité du Royaume et de son ambition hégémonique largement basée sur l’argument religieux de protéger un peuple à majorité musulmane des actions israéliennes.

B.    Des intérêts vitaux : la lutte contre l’Iran et l’essentiel soutien américain

Mais si l’Arabie Saoudite est une puissance régionale, elle le doit en partie à son allié historique américain. Et c’est là où le bât blesse. Depuis le Pacte de Quincy (14 février 1945), Etats-Unis et Arabie Saoudite sont de proches alliés économiques, militaires et diplomatiques.[7] La peur de l’arc chiite représenté par l’Iran et ses alliés (Hezbollah libanais, régime syrien, milices irakiennes et minorités chiites au Yémen…) lie Washington et Riyad.

Si l’administration Obama a inquiété l’Arabie Saoudite, notamment avec la signature des Accords de Vienne (Joint Comprehensive Plan of Action) le 14 juillet 2015 et le choix d’une diplomatie moins active au Moyen-Orient, l’administration Trump a changé la donne et rassuré les monarchies du Golfe. Il est d’ailleurs de notoriété publique que Jared Kushner, beau-fils de D. Trump et haut conseiller de ce dernier, entretient une très bonne relation avec Mohammed ben Salman (MBS), prince héritier d’Arabie Saoudite.

Allié historique et soutien inconditionnel d’Israël, les Etats-Unis souhaitent une paix régionale et donc une résolution du conflit israélo-palestinien en fonction de leurs intérêts. Le plan de paix pensé par D. Trump, largement favorable à Israël, est rejeté par les Palestiniens. Les normalisations israélo-arabes vont dans le sens de ce plan de paix. Pourtant, l’Arabie Saoudite nie pour l’instant vouloir normaliser ses relations avec Israël. Mais le Royaume tiendra-t-il longtemps ce discours ?

    II.         L’Arabie Saoudite et la question palestinienne : un changement de cap diplomatique risqué

Depuis 2015, MBS est l’homme fort du Royaume saoudien. En avril 2018, il estimait que les Palestiniens comme les Israéliens avaient « droit à leur propre terre » ; des propos qui avaient déjà étonné l’opinion publique arabe.

A.    Un soutien plus mesuré à la cause palestinienne

Les propos saoudiens à l’égard d’Israël sont de plus en plus neutres, laissant entrevoir un rapprochement entre les deux pays. Riyad comme Tel Aviv sont pragmatiques et comprennent l’intérêt d’un rapprochement économique (depuis 2005) et de faire front ensemble contre l’Iran. Si certains médias s’accordent à dire que l’Arabie Saoudite finira par signer un accord de normalisation, le prince Fayçal ben Farhane, ministre saoudien des Affaires étrangères a assuré qu’il n’y aurait pas d’accord israélo-saoudien tant qu’une paix ne serait pas concrétisée entre Israël et la Palestine[8].

Néanmoins, la normalisation entre Israël et Bahreïn ne se serait sans doute pas faite sans l’aval saoudien : la dynastie bahreïnienne des Al Khalifa étant étroitement liée à la dynastie des Al Saoud. Depuis 2018, le Royaume survit financièrement grâce à une aide de 10 milliards de dollars débloquée par Riyad et Abou Dhabi.[9] Si l’Arabie Saoudite consent à ce que Bahreïn normalise ses relations avec Israël, n’est-ce pas déjà là un premier pas de leur part en faveur d’un rapprochement israélo-saoudien ?

B.    Palestine : porte ouverte sur le Levant pour Ankara et Téhéran ?

Dans son interview, Bandar bin Sultan accuse également les dirigeants palestiniens de préférer Ankara et Téhéran aux monarchies sunnites du Golfe.[10] Une accusation qui se base sans doute sur la relation étroite entre l’Iran et certains groupes islamistes de Gaza ainsi que la bonne entente générale entre les autorités palestiniennes et la Turquie. Cet été par exemple, Mahmoud Abbas, président palestinien félicitait Recep Tayyip Erdogan de la découverte de réserves de gaz naturel en Méditerranée.[11]

Les bonnes relations entre les dirigeants palestiniens et Ankara et Téhéran ont de quoi ulcérer les Saoudiens. Cependant, peut-on s’étonner de ces rapprochements ? Au lendemain des accords de normalisation, seules les voix turques et iraniennes s’étaient réellement élevées pour condamner ces accords. Vécus comme une trahison, ils soulignent aussi et surtout le manque de réaction de la part des États arabes habituellement favorables à la cause palestinienne.

Une normalisation israélo-saoudienne dans le but de contrer l’arc chiite pourrait en réalité placer l’Iran en position de grâce aux yeux des Palestiniens. En outre, Ankara ne cache plus ses aspirations néo-ottomanes et multiplie sa présence à l’étranger. Le Président turc semble prêt à s’investir sur tous les théâtres possibles pour étendre son influence. Si Riyad signait des accords de paix avec Israël, nul doute que la Palestine se tournerait inéluctablement vers les alliés qui se présenteront à elle.

Les propos tenus par Bandar bin Sultan, éminent diplomate saoudien, amènent à questionner la position du Royaume saoudien face à la question palestinienne et face à Israël. Bien qu’il s’agisse d’une opinion personnelle, il n’est pas interdit de penser que certains dirigeants saoudiens partagent son point de vue. Ces déclarations pourraient alors être une manière de justifier un futur rapprochement israélo-saoudien qui pourrait bien bouleverser les alliances historiques et générer un nouvel échiquier diplomatique au Moyen-Orient.


[1] La retranscription écrite de l’interview est disponible : https://english.alarabiya.net/en/features/2020/10/05/Full-transcript-Part-one-of-Prince-Bandar-bin-Sultan-s-interview-with-Al-Arabiya

[2] L’équipe du Times of Israël, Un ancien chef des renseignements saoudiens blâme les dirigeants palestiniens, The Times of Israël, 6 octobre 2020. https://fr.timesofisrael.com/un-ancien-chef-des-renseignements-saoudiens-blament-les-dirigeants-palestiniens/

[3]L’équipe du Middle East Eye, Palestinians outraged by Saudi prince’s barbed criticism of leadership, Middle East Eye, 9 octobre 2020. http://www.middleeasteye.net/news/palestinian-officials-dismisses-saudi-prince-bandar-bin-sultan-statements-step-normalise-ties

[4] Les Accords d’Abraham ont été signés par Israël, Bahreïn et les Emirats arabes unis le 13 août 2020 à la Maison Blanche, Etats-Unis.

[5] Lisa Romeo, Il y a 10 ans : l’initiative de paix de la Ligue des Etats arabes, Les Clés du Moyen-Orient, mars 2012. https://www.lesclesdumoyenorient.com/Il-y-a-10-ans-l-initiative-de-paix.html

[6] Al Arabiya en anglais, Saudi Arabia among top aid providers for Palestinians, nearly $1 mln per day¸Al Arabiya, 15 août 2020. https://english.alarabiya.net/en/News/gulf/2020/08/15/Saudi-Arabia-remains-top-aid-provider-for-Palestinians-nearly-1-mln-per-day

[7] Alexandre Aoun, Le pacte de Quincy : l’ossature de la politique étrangère saoudienne depuis 1945 ? Mon Orient, 19 décembre 2019 https://www.monorient.fr/index.php/2019/12/19/le-pacte-quincy-lossature-de-la-politique-etrangere-saoudienne-depuis-1945/

[8] Le Figaro et AFP, Arabie Saoudite : pas de normalisation avec Israël sans paix avec les Palestiniens, Le Figaro, 19 août 2020. https://www.lefigaro.fr/flash-actu/arabie-saoudite-pas-de-normalisation-avec-israel-sans-paix-avec-les-palestiniens-20200819

[9] Blandine Lavigon, Bahreïn, le Royaume en situation de dépendance face à l’Arabie Saoudite, Le vent se lève, 25 mars 2020, https://lvsl.fr/bahrein-le-royaume-en-situation-de-dependance-face-a-larabie-saoudite/

[10] L’équipe du Middle East Eye, Palestinians outraged by Saudi prince’s barbed criticism of leadership, Middle East Eye, 9 octobre 2020. http://www.middleeasteye.net/news/palestinian-officials-dismisses-saudi-prince-bandar-bin-sultan-statements-step-normalise-ties

[11] Mourad Belhaj, La Palestine et l’Azerbaïdjan félicitent la Turquie pour sa récente découverte de gaz naturel, Agence Anadolu, août 2020. https://www.aa.com.tr/fr/monde/la-palestine-et-lazerba%C3%AFdjan-f%C3%A9licitent-la-turquie-pour-sa-r%C3%A9cente-d%C3%A9couverte-de-gaz-naturel-/1950065

Mohammed Assaf: la success story de Gaza

Après avoir analysé le marché du divertissement et le système économique et géopolitique dans lequel s’inscrivent les télé-crochets et émissions de télé-réalité, concentrons nous maintenant sur un cas précis, celui de Mohammed Assaf, symbole de la cause palestinienne.  Son histoire illustre le rôle éminemment politique que peuvent prendre ces programmes suivis par des millions de téléspectateurs dans le monde arabe. Ainsi ils deviennent tantôt des réceptacles à idées, tantôt des programmes cathartiques tirant les larmes aux spectateurs. Cette idée est d’autant plus valable dans le monde arabe où la radio et la télévision détiennent une place majeure dans les foyers depuis les années 1950, en tant que transmetteur du « soft power » artistique.

Mohammed Assaf vainqueur de l’édition 2013 d’Arab Idol

La « roquette palestinienne » devenue diplomate

Originaire d’un camp de réfugiés de Khan Younis, dans la bande de Gaza, il remporte la 2ème saison d’Arab Idol en 2013. Il fut le premier candidat palestinien à ouvrir la porte des télé-crochets et toute sa réussite a reposé sur la revendication de cette identité.

La Palestine n’avait plus connu de meilleur diplomate, et ce pour différentes raisons. Dans un monde globalisé, dont justement la Palestine, et plus encore l’enclave gazouie sont exclues Mohammed Assaf a su véhiculer une autre réalité. La réalité d’une jeunesse imprégnée des standards très occidentaux[i] : visionnage des émissions tv, utilisation des réseaux sociaux… alors même que l’enclave connaît une situation sanitaire catastrophique. En effet, les représentations mentales associés à la bande de Gaza sont souvent l’image de la pauvreté et de la barbarie. Mohammed Assaf a donc donné à son peuple, le droit de rêver au-delà des frontières de Gaza. En effet, Israël contrôle les entrées et sorties de la population et n’accorde que très rarement les permis de circulation en raison du blocus mis en place il y a 12 ans. Sortir, chercher du travail hors de Gaza ( qui connaît par ailleurs un taux de chômage élevé : environ 70 % des jeunes n’ont pas d’emploi)[ii], rendre visite à de la famille hors du territoire sont des activités impossibles pour ces personnes qui possèdent le statut de réfugiés. Dans ce contexte, l’accès aux écrans est la seule passerelle vers l’extérieur ce qui renforce le soutien de l’opinion publique vis à vis du chanteur[iii] et en particulier de la jeunesse. Ainsi, le soir de la finale, plus d’un million de votes en sa faveur ont été comptabilisés depuis Gaza, rappelant l’importance de ces moyens de communication dans un contexte de vie sous blocus. 

                  Par ailleurs, Mohammed Assaf est vu comme le porte-parole qui transmet et revalorise l’identité palestinienne au reste du monde arabe mais aussi au monde à travers la musique et ses passages à la télévision[iv].  Cette diplomatie culturelle est, plus qu’importante, nécessaire, dans un contexte de conflit où l’État hébreu tente de réduire drastiquement la portée de la culture palestinienne. En ce sens, l’interprétation de chansons patriotiques et la reprise de symboles particuliers est marquante : à chaque passage sur scène dans l’émission, Mohammed Assaf portait tantôt un Keffieh sur l’épaule, tantôt un drapeau palestinien. Aussi pouvait-on le voir haranguer la foule en dansant le Dabkeh sur scène, entraînant avec lui le jury et le public lors de son interprétation d’ « A3ly el koufiyeh »[v], lève ton keffieh, lève le. La chanson contient plusieurs références palestiniennes et levantines.

La difficile contribution à un rapprochement politique 

                  L’autorité palestinienne a, dès le début du programme, exprimé son soutien à Mohammed Assaf et l’a intensifié. Mahmoud Abbas, président du Fatah a par exemple contacté le jeune homme au début du programme, et l’a finalement rencontré lors de son retour en Palestine, un signe fort. D’autres institutions rattachées ont suivi : La Banque de Palestine a lancé une campagne de soutien au chanteur pour encourager les Palestiniens à voter pour lui, intitulée « ton vote et le vote de la Banque de Palestine font deux votes »[vi]. Ainsi, ils ont financé 100 000 votes chaque semaine pour Mohammed puis 130 000 le soir de la finale. Par ailleurs, ils ont subventionnés des affiches géantes en Cisjordanie, prônant là encore l’importance de la diplomatie culturelle et la contribution du chanteur au rayonnement de la cause Palestinienne dans son acception la plus pure. Et c’est la toute sa réussite : unir tous les Palestiniens.

Cependant le Hamas, à l’inverse a adopté des positions ambivalentes, tiraillé entre son projet, ses valeurs politiques radicales et l’engouement autour du jeune chanteur patriote[vii]. Le mouvement a par exemple condamné le chanteur pour avoir interprété un hymne pro-Fatah le soir de la finale[viii] (3aly el kouffiyeh), et aussi le caractère non islamique et pervers de télé-crochets comme Arab Idol, tout en gardant une position prudente et distante, suivant l’idée que le succès du chanteur peut servir la cause palestinienne.[ix] Finalement, au lendemain de sa victoire il a été accueilli officiellement à Gaza.

Mohammed Assaf reçut par le chef de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas

Ainsi, cet évènement met en avant la bicéphalie du pouvoir[x] dans les Territoires palestiniens. Des deux côtés la récupération est de mise, notamment au vu de la perte de vitesse des pouvoirs en place et de la méfiance populaire envers le Hamas et le Fatah. En effet, du côté de l’Autorité palestinienne ce soutien a compensé, masqué ce que certains considéreront comme un laxisme politique. En effet, dans les mois qui ont suivi la montée en puissance d’Assaf sur Arab Idol, se tenaient aussi les reprises de négociations de paix entre Israël et l’Autorité palestinienne, gelées depuis trois ans. Le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu s’est vanté d’avoir fait « tomber de l’arbre des concessions » le leadership palestinien. La promesse faite de ne pas construire de nouvelles colonies n’a pas été respectée et à l’été 2013, un projet de 1200 logements à Jérusalem-est fut lancé.[xi] 
Les banques, les institutions privées, et l’autorité du Fatah ont pleinement participé et financé la campagne médiatique de Mohammed Assaf voulant aussi affirmer leur ancrage dans la promotion d’un mode de vie libéralisé et ouvert sur le reste du monde, contrairement au Hamas. C’est aussi un moyen de mettre en lumière un nouveau type de réussite sociale qui correspond au contexte actuel. En effet, comme Mohammed Assaf, des milliers de jeunes vivent  dans les camps de réfugiés. Selon l’UNWRA ( Office de Secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), 87 816 personnes vivent actuellement dans le camp de Khan Younis.[xii]

 Mohammed Assaf s’est complètement ancré dans ce système politique et agit comme un véritable médiateur. Ainsi, il a été nommé, après sa victoire, ambassadeur de la jeunesse pour les réfugiés palestiniens par l’UNWRA. Il a également reçu le titre d’ambassadeur de la culture et des arts par le gouvernement palestinien et s’est vu offrir un poste avec « statut diplomatique »[xiii]. D’une part pour l’UNWRA ce scénario semble parfait puisque Mohammed Assaf est un pur « produit » de ce système, il l’a d’ailleurs évoqué plusieurs fois en interview. Sa mère était professeure dans le camp de Khan Younis et Mohammed Assaf est allé à l’école UNWRA. L’agence n’a d’ailleurs pas manqué de vanter ses mérites après la victoire, rappelant l’importance de l’organisation dans la région.

La portée du message politique

 On peut s’interroger sur le fait que ce message politique dépasse les frontières du monde arabe. D’une part grâce aux réseaux sociaux et à internet : les candidats qui marquent les esprits dans les télé crochets grâce à leurs talents font très rapidement le tour de la toile mondiale. Ainsi, le chanteur est suivi par environ 10 millions de personnes sur Facebook, et il rallie lors de ses concerts en Europe autant les curieux que les diasporas palestiniennes et arabes.  D’autre part, la promotion d’une« story telling » qui accompagne le succès de l’artiste est importante. Le message est plus percutant. Le chanteur a un parcours atypique qui réactualise une cause humanitaire souvent délaissée au profit des vicissitudes politiques.

Nouvel outil de propagande ou représentant d’une jeunesse palestinienne qui cherche à réaffirmer son identité par de nouveaux moyens, quoiqu’il en soit Mohammed Assaf incarne toujours l’espoir d’une jeunesse, au-delà du rôle politique qu’il a accepté.


[i] Al-Rawi, A. (2018). Regional Television and Collective Ethnic Identity: Investigating the SNS Outlets of Arab TV Shows. Social Media + Society. https://doi.org/10.1177/2056305118795879

[ii] https://apps.who.int/gb/ebwha/pdf_files/WHA67/A67_INF4-fr.pdf

[iii]   Al-Rawi, A. (2018). Regional Television and Collective Ethnic Identity: Investigating the SNS Outlets of Arab TV Shows. Social Media + Society. https://doi.org/10.1177/2056305118795879

[iv] Miladi, Noureddine Transformative pan-Arab TV: National and cultural expression on reality TV programmes, Journal of Arab & Muslim Media Research, Volume 8, Number 2, 1 June 2015, pp. 99-115(17)

[v]  https://www.youtube.com/watch?v=Aj-pyJF6ckU 

[vi]  https://bankofpalestine.com/ar/media-center/newsroom/details/293?fbclid=IwAR1Tp29Ms4-MJA9Vt4sRMlwZKR9V5eFbGdB_Ss6YgjS6evS4x-h2OTqc240

[vii] https://www.france24.com/fr/20130624-arab-idol-mohammad-assaf-hamas-fatah-abbas-chanson-musique

[viii] idem

[ix] https://www.thenational.ae/world/arab-idol-hamas-silent-as-gaza-cheers-mohammed-assaf-s-victory-1.575603

[x] Formule reprise à Olivier Danino, chercheur au sein de l’Institut Français d’Analyse Stratégique.

[xi] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-implantations-israeliennes-en-Cisjordanie-2-histoire-d-une-colonisation.html

[xii] https://www.unrwa.org/Assaf

[xiii] https://www.alquds.co.uk/الامم-المتحدة-تمنح-محمد-عساف-جواز-سفر-د/

La Cisjordanie : de la colonisation à l’annexion ?

Le 1er juillet 2020, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, devait dévoiler  le détail de son projet d’annexion des territoires occupés. Annonce remise à plus tard, en raison paraît-il de la pandémie du Covid-19. De la théorie à la pratique, ce projet est prévisible depuis l’annonce de « l’accord du siècle », officialisé par Donald Trump en janvier dernier. Ainsi, le gouvernement israélien, avec l’appui des Etats-Unis, continue en toute impunité sa logique de dépècement de la Palestine. Tel-Aviv s’apprête à annexer illégalement 30% de la Cisjordanie (Judée-Samarie), dont la majeure partie de la vallée du Jourdain. Une fois de plus, le sort des Palestiniens ne fait l’objet d’aucune réaction. Israël profite donc de la faiblesse de la Ligue arabe, de la mésentente au sein l’Union européenne et du silence de la communauté internationale pour poursuivre ses desseins expansionnistes.

Esseulés et désabusés, les Palestiniens sont renvoyés à leur propre et triste sort.

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Les prémices d’une annexion

Changement d’époque, changement de paradigme[1]. Lors de la création de l’État d’Israël en 1947, les pays arabes prônent une guerre totale pour récupérer l’intégralité du territoire palestinien. Au fur et à mesure des défaites arabes (1948, 1956, 1967 et 1973) leurs gouvernements rétropédalent et admettent les frontières de 1967, donc de facto ils sont prêts à reconnaître l’État hébreu.

Or, compte tenu de la supériorité militaire israélienne et de l’appui inconditionnel américain, les Arabes ne sont pas en mesure de négocier la restitution des terres. De surcroît, le sionisme de gauche est évincé au profit d’un courant politique de droite, plus intransigeant et partisan d’un durcissement de la politique de colonisation dans les territoires occupés[2].

Ainsi, la colonisation débute après la guerre des Six Jours en 1967. En plus d’avoir conquis la Cisjordanie, l’armée israélienne occupe le Sinaï égyptien et le Golan syrien. Cette victoire écrasante de 1967 permet à Tel-Aviv de négocier la paix en échange des territoires occupés. C’est le cas de l’Égypte en 1979 avec la signature des accords de Camp David. En échange de la rétrocession du Sinaï, Anouar Al-Sadate signe la paix avec Israël. Malgré les nombreuses négociations et pressions diplomatiques, la Syrie de Hafez Al-Assad refuse tout accord de paix.

La colonisation devient petit à petit un fait accompli de la politique israélienne. Dès 1967, les premiers colons s’installent à Jérusalem Est et en Cisjordanie. Au gré des gouvernements de droite ou de gauche, la colonisation s’intensifie[3]. En 1989, 200 000 colons israéliens sont présents dans les territoires occupés. Malgré les accords d’Oslo en 1993 qui prévoyaient entre autre le « gel de la colonisation », l’implantation des colons s’accentue.

En dépit des promesses de décolonisation du Premier ministre israélien Ehud Olmert dans les années 2000, l’arrivée de Benyamin Netanyahu au pouvoir en 2009 change la donne. Partisan de la légalisation de la colonisation, il s’appuie notamment sur le puissant lobby américain pro-israélien (AIPAC) pour asseoir sa politique. En 2019, ce sont 630 000 colons qui résident en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Après sa victoire aux élections législatives en septembre 2019, Benyamin Netanyahu, chef du Likoud, annonce sa volonté d’annexer une partie de la Cisjordanie.

Le plan de paix américain pour la résolution du conflit israélo-palestinien intitulé « accord du siècle », dévoilé officiellement en janvier dernier, prévoit la légalisation de la colonisation et l’annexion par Israël de la vallée du Jourdain en Cisjordanie. Quant à eux, les Palestiniens hériteraient d’un État morcelé et démilitarisé.

Le « fardeau » palestinien des pays arabes

L’effritement du soutien arabe à la cause palestinienne est consubstantiel à la dépendance financière et militaire vis-à-vis de Washington. Aujourd’hui, la logique schmitienne prédomine en Orient. L’ennemi de mon ennemi est mon allié. Les chancelleries arabes délaissent petit à petit la cause palestinienne en s’alignant sur la politique israélienne afin de contrer l’influence iranienne dans la région.

Malgré les discours de façade pour rassurer une rue foncièrement pro-palestinienne, les dirigeants peinent à s’opposer à ce projet d’annexion. Les Émirats arabes unis, par la voix de leur ambassadeur aux Etats-Unis ont fait part de leur inquiétude et ont prévenu « qu’une annexion risque d’entraver le processus de normalisation entre Israël et le monde arabe »[4]. L’Égypte, absorbée par le dossier libyen et éthiopien, est restée discrète sur le sujet. La Syrie et le Liban, englués dans une crise économique sans précédent, ne peuvent réagir. La Jordanie, seul pays arabe avec l’Égypte ayant conclu un accord de paix avec l’État hébreu en 1994, a menacé de repenser ses relations bilatérales avec Tel-Aviv. Selon Amman, l’annexion est un danger. Le roi Abdallah II craint l’afflux massif de réfugiés palestiniens dans son pays[5].

Auparavant fédératrice, aujourd’hui la cause palestinienne divise. Récemment, les Émirats arabes unis ont signé un accord de coopération avec l’État hébreu pour lutter contre la pandémie du coronavirus. Ainsi, les pétromonarchies du Golfe cachent de moins en moins leurs intentions de se rapprocher d’Israël. Profitant de la position de l’Union européenne et de l’ONU qui s’opposent à cette annexion, l’Iran se pose en champion de la défense de la cause palestinienne. Son discours embrasse une sémantique fédératrice et consensuelle à l’échelle de la région. L’Iran sait que la Palestine monopolise les débats. En soutenant cette cause, Téhéran cherche à étendre sa zone d’influence idéologique en Orient[6]. De plus, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan menace Israël et clame qu’Ankara « ne permettra pas l’annexion de la Cisjordanie »[7].

Si ce projet d’annexion voit le jour, il est fort à parier que le peuple palestinien rentrera dans une désobéissance généralisée contre l’occupant israélien.

Vers une nouvelle Intifada ?

Si exécutée, cette annexion constitue une grave violation du droit international et réduit les possibilités de reprise des négociations. Le danger pour Israël ne provient pas de l’extérieur. Ses principaux ennemis subissent de plein fouet le poids des sanctions américaines. Le Hezbollah, l’Iran et la Syrie sont durement impactés par les pressions économiques et financières. Le danger est en interne, incarné par la rue palestinienne. Au gré des divers rebondissements, les Palestiniens descendent dans la rue pour réclamer le respect de leur droit. En Cisjordanie, ce soulèvement populaire se cantonne souvent à une rébellion sociale. Or, compte tenu de l’humiliation, le spectre de la radicalisation n’est jamais bien loin, prémices notamment à une explosion de la rue arabe[8].  

De plus, le Hamas, mouvement islamiste de la bande de Gaza, a menacé le 25 juin dernier les autorités israéliennes qu’une annexion de pans de la Cisjordanie constituerait « une déclaration de guerre ». Habitué à une sémantique guerrière, le Hamas surfe sur l’intransigeance de la politique israélienne. En intensifiant la colonisation, Israël procure une légitimité supplémentaire au mouvement islamiste dans sa résistance et accroît de fait sa popularité[9].

De façon surprenante,  une partie de la société civile israélienne ne soutient pas ce projet. Plusieurs personnalités publiques de gauche craignent qu’Israël dérive vers un État d’Apartheid. L’ONU exhorte l’État hébreu d’abandonner l’annexion. L’échec de la diplomatie et des négociations font redouter une recrudescence des tensions israélo-palestiniennes. L’administration israélienne minore ce risque. Or désespérés et esseulés, les Palestiniens se tourneront vers les partis radicaux.

L’annonce prévisible de l’annexion de la vallée du Jourdain ranime les débats et replace le conflit israélo-palestinien au centre de l’actualité. Benyamin Netanyahu profite des divisions régionales et internationales pour avancer ses pions, au détriment d’une population palestinienne lésée par des décennies d’humiliations.


[1] https://www.lorientlejour.com/article/1223989/cisjordanie-pourquoi-lannexion-refermerait-la-parenthese-de-1967.html

[2] https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/annexionisraelienne95

[3] Dominique Vidal, « L’annexion de la Cisjordanie est en marche », Le Monde diplomatique, manière de voir Février-Mars 2018

[4] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/06/13/les-emirats-arabes-unis-mettent-en-garde-israel-sur-l-annexion_6042746_3210.html

[5] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/06/26/embarras-arabe-sur-le-projet-d-annexion-en-cisjordanie_6044265_3210.html

[6] https://www.atlantico.fr/decryptage/3590737/l-annexion-de-la-cisjordanie-par-israel-ou-le-retour-de-l-iran-comme-champion-de-la-cause-palestinienne-ardavan-amir-aslani

[7] https://fr.timesofisrael.com/la-turquie-ne-permettra-pas-lannexion-en-cisjordanie-previent-erdogan/

[8] https://www.la-croix.com/Debats/Forum-et-debats/pays-arabes-ont-ils-abandonne-cause-palestinienne-2020-06-30-1201102657

[9] https://www.lefigaro.fr/international/le-hamas-avertit-que-toute-annexion-de-pans-de-la-cisjordanie-equivaudrait-a-une-declaration-de-guerre-20200628

Il y a 20 ans, l’armée israélienne abdiquait au Sud-Liban

Au lendemain de la création de l’État d’Israël en 1948, le Liban participe brièvement avec les armées jordaniennes, égyptiennes, syriennes et irakiennes à la première guerre israélo-arabe. Conscientes des risques d’une guerre face à l’État hébreu, les autorités libanaises se risquent à une posture d’équilibriste. Prenant ses distances avec les milieux panarabes, Beyrouth obtient les bonnes grâces de Washington pour ses réformes libérales.

Or compte tenu de la conjoncture, le pays du Cèdre se retrouve soumis aux soubresauts de l’Histoire régionale dans la décennie 70. L’arrivée des réfugiés palestiniens et les desseins de l’administration israélienne font du Liban le théâtre d’une confrontation aux multiples facettes. Dans sa politique jusqu’au-boutiste, Tel-Aviv lorgne sur le territoire libanais au point d’intervenir à maintes reprises. En raison d’une farouche opposition, l’armée de Tsahal s’enlise au Sud-Liban.

Retour sur les 3 décennies d’intervention israélienne au Liban.

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Les raisons de l’occupation israélienne

Suite à la première défaite arabe de 1948, 150 000 palestiniens s’installent au Sud-Liban[1]. Ils sont accueillis par des populations majoritairement chiites, politiquement proches des milieux nassériens et panarabes. Au fur et à mesure des débâcles arabes, l’exode palestinien se poursuit et s’accélère vers les pays frontaliers. Cette zone devient peu à peu le terreau des mouvements pro-palestiniens. Plusieurs milices se forment dans les années 60. De surcroît, selon les accords du Caire de 1969, les groupes armés palestiniens peuvent mener des opérations contre Israël depuis le Sud-Liban. C’est à cette époque que le Liban devient l’épicentre des tensions israélo-palestiniennes. 

Or, cette présence étrangère ébranle la cohésion nationale. L’armée libanaise s’oppose tant bien que mal aux différents groupes palestiniens. De son côté, Israël fait pression sur les autorités libanaises afin qu’elles mettent fin aux actions de ces milices. Ainsi, l’aviation israélienne commence à pilonner méthodiquement les infrastructures du Liban pour accentuer la coercition. Au sein même de la société libanaise, la division se consomme, entre d’une part les partisans et sympathisants des milices palestiniennes et d’autre part certains groupes chrétiens, farouches adeptes de l’indépendance du Liban[2].

Peu à peu, le pays du Cèdre sombre dans une guerre inévitable en 1975 entre factions opposées, où les puissances étrangères soufflent consciencieusement sur les braises[3]. Après plusieurs assassinats ciblés et plusieurs frappes aériennes, l’armée israélienne intervient une première fois en 1978 (Opération Litani) pour mater les groupes pro-palestiniens à la frontière. En effet, la cause palestinienne s’enracine dans les esprits et les consciences des habitants du Sud qui apportent une aide non négligeable aux Fedayins (combattants palestiniens). De ce fait, Israël va s’appuyer massivement sur l’Armée du Sud Liban (ASL), fondée en 1976, pour stopper les salves palestiniennes. En effet, constituée en majeure partie de Chrétiens du Sud du pays, cette armée suit les directives de Tel-Aviv.

L’adoption de la résolution 425 du Conseil de sécurité des Nations unies, stipule l’envoi de la FINUL en 1978 pour sécuriser le Sud Liban, en créant une zone démilitarisée. Malgré ce dispositif international, les tensions s’accentuent.

De l’occupation à l’enlisement

La lutte contre les milices palestiniennes sert de prétexte direct et officiel à l’armée israélienne pour intervenir au Liban. Or, cette opération militaire est dictée par des impératifs d’ordre territorial, hydraulique mais également politique. En 1982, Oded Yinon un journaliste et fonctionnaire israélien écrit un article intitulé « Une stratégie pour Israël dans les années 80 »[4]. Il y théorise la volonté israélienne de dislocation du tissu social des pays voisins, notamment l’Irak, la Syrie et le Liban. Ainsi, par l’entremise de groupes opposés, Israël doit promouvoir la division au sein de ces États. S’agissant du Liban, les autorités israéliennes tissent des liens avec des partis chrétiens et attisent les tensions communautaires. De plus, Israël ne cache guère sa volonté d’occuper le fleuve Litani au Liban. Contrairement à l’État hébreu, le Liban est pourvu d’importantes ressources hydrauliques. À cette époque, la stratégie israélienne réside également sur l’occupation d’une zone stratégique afin de négocier la paix (Cf le Golan syrien et le Sinaï égyptien).

Suite à une tentative d’assassinat de l’ambassadeur israélien à Londres, l’armée israélienne lance le 6 juin 1982 l’opération Paix en Galilée. Celle-ci a pour butde museler l’appareil militaire des groupes palestiniens de Yasser Arafat, présents au Sud-Liban et à Beyrouth. Cette intervention militaire est également conditionnée par un impératif géopolitique, celui de contrecarrer l’influence syrienne au Liban. En quelques semaines, les troupes israéliennes sont à Beyrouth. Acculés, les miliciens de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) sont obligés de fuir vers Tunis. C’est une réelle démonstration de force de la part de Tsahal. De surcroît, le gouvernement israélien noue des liens avec les Forces libanaises de Bachir Gemayel en vue d’un futur accord de paix entre les deux pays. Finalement, une fois nommé Président de la République libanaise, Bachir Gemayel est probablement assassiné pour son positionnement pro-israélien. En représailles, les Forces libanaises se livrent à un massacre de masse dans le camp palestinien de Sabra et Chatilla en septembre 1982, avec la complicité de l’armée israélienne.

En réponse à cette intervention illégale, la communauté chiite du Sud du pays se structure et commence à s’imposer sur l’échiquier politico-militaire libanais. En effet, suite à l’occupation partielle du Liban par les forces israéliennes, une partie de la population décide de prendre les armes et de former une résistance locale. Avec l’aide de l’Iran, les habitants du Sud du pays et de la Bekaa s’organisent et reçoivent du matériel militaire. C’est en 1982, suite à l’occupation israélienne du Sud-Liban que le puissant parti chiite Hezbollah voit le jour. Israël venait de « créer » son prochain ennemi pour les prochaines décennies[5].   

Le Hezbollah harcèle méthodiquement les troupes israéliennes et l’ASL, en se livrant à une véritable guérilla. L’affrontement et la désobéissance sont permanents tant l’occupation est perçue comme une opprobre par les habitants de la région. Le Hezbollah gagne peu à peu ses lettres de noblesse pour sa résistance face à Tsahal. La popularité du mouvement chiite est consubstantielle avec l’enlisement israélien. Au Moyen-Orient, le Hezbollah devient la première armée à véritablement mettre en échec la première puissance militaire de la région.

Les conséquences d’un retrait programmé

Dès 1985, l’armée israélienne entame un relatif retrait de ses forces du Liban. Malgré la fin de la guerre civile en 1990, Tel-Aviv reste secondée par l’ASL pour quadriller une zone tampon à la frontière. Le Hezbollah, quant à lui, multiplie les actions militaires pour repousser l’ennemi hors des frontières du Liban. Dans une logique souveraine, le mouvement chiite participe à la refonte de l’État libanais post guerre civile[6]. Face à l’harcèlement constant du Hezbollah, l’armée du Sud Liban perd du terrain.

Suite à des tirs de roquettes à la frontière, Israël lance une énième opération contre la milice libanaise en 1996. Intitulée Raisins de la Colère, cette intervention se solde par plusieurs bombardements, notamment ceux d’un camp de réfugiés de l’ONU à Cana au Liban. Devant l’impossibilité de contenir et de désarmer le Hezbollah et face aux pressions internationales, Israël n’atteint pas ses objectifs.

Les troupes israéliennes annoncent officiellement le retrait de leurs forces du Sud-Liban le 25 mai 2000. Affaiblie et isolée, l’ASL s’effondre. Le 25 mai 2000 est la date de libération du Sud-Liban. C’est également un jour férié et fêté dans l’ensemble du pays. Néanmoins, l’armée israélienne occupe toujours illégalement les fermes de Chebaa et ce, malgré la résolution 425 de l’ONU.

De 1978 à 2000, l’armée israélienne a occupé illégalement une partie du Liban. En 22 ans, elle a atteint le fleuve Litani, a chassé les miliciens de l’OLP, s’est alliée à une frange de la communauté chrétienne, mais a surtout contribué à l’émergence du Hezbollah. Engluée dans des difficultés, l’armée israélienne est contrainte d’abandonner ses visées sur le territoire libanais. Elle laisse derrière elle un pays meurtri par plusieurs années d’occupation, des villages rasés, des milliers de victimes civils et militaires ainsi que d’innombrables dégâts matériels.


[1] Xavier Baron, « Histoire du Liban », Tallendier, 2017

[2] Nadine Picaudou « La déchirure libanaise », Editions Complexe, 1992

[3] Hervé Amiot « La guerre du Liban (1975-1990) : entre fragmentation interne et interventions extérieures », Les clés du Moyen-Orient, 2013/ www.clesdumoyentorient.com

[4] https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2007-2-page-149.htm

[5] Dominique Avon et Anaïs-Trissa Khatchadourian, « Le Hezbollah : de la doctrine à l’action », Seuil, 2010

[6] Sabrina Mervin « Le Hezbollah, état des lieux », Sindbad, 2008

La grande révolte arabe de 1936-1939 : naissance du nationalisme palestinien

Au lendemain de la première guerre mondiale, la Grande-Bretagne et la France participent activement à la refonte du Moyen-Orient selon leurs propres intérêts. Officiellement maître de la Palestine mandataire en 1922, Londres opte pour une politique sioniste au détriment de la population locale. Après avoir promis « un Foyer national juif » en 1917 lors de la déclaration Balfour, le gouvernement britannique fait face à une colère populaire. Exploités et humiliés, les Arabes font de la Palestine le cœur de même de l’arabité. Face à l’érosion de leurs droits et aux confiscations de leurs terres, émerge un sentiment d’identité et de nationalité palestinienne, prélude d’une longue et surprenante histoire de la résistance.

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Les prémices d’un soulèvement

Au lendemain de la déclaration Balfour en 1917, encourageant l’émigration juive, les contestations des Palestiniens se font de plus en plus vives. En effet, cette déclaration unilatérale légifère sur la création d’un foyer national juif en Palestine. Des émeutes éclatent partiellement en 1920, 1921 et 1929 pour réclamer la fin du mandat britannique, et surtout s’opposer farouchement au projet sioniste.

La Palestine devient progressivement le cœur battant de l’arabité face au sionisme[1]. Les deux idéologies s’opposent par l’entremise de factions armées. Des organisations paramilitaires se forment. Lors des nombreux troubles de la décennie 1920, plusieurs attaques sont commises de part et d’autre. La Couronne britannique favorise logiquement le projet sioniste, alors que les Palestiniens reçoivent l’appui moral, financier et militaire des Arabes du Proche-Orient [2].

L’arrivée d’Adolf Hitler à la tête de l’Allemagne en 1933 accentue la crise en Palestine. En effet, en raison de l’idéologie nazie, plus de 135 000 juifs émigrent en Palestine à cette période[3]. Incapables de se structurer politiquement face à une menace commune, cet afflux massif de personnes et de capitaux renforce l’inquiétude palestinienne. En proie à des divisions claniques et mouvements rivaux, les Palestiniens sont désunis. Entre les partisans d’une entente avec les Britanniques et les nationalistes adeptes d’une lutte totale, les leaders palestiniens peinent à fédérer.

Face aux connivences avérées anglo-sionistes et à la volonté du nationaliste sioniste David Ben Gourion de fonder un futur État juif en Palestine, certains nationalistes palestiniens n’hésitent pas à se rapprocher de l’Allemagne nazie. Cette initiative répond à un impératif de survie. En tant qu’ennemi de Londres, Berlin fait office d’allié de circonstance pour certains Arabes. L’affrontement semble inévitable et ce, en dépit des nombreux efforts britanniques pour trouver une solution pacifique.

En 1935, Izz al-Din al-Qassam, prédicateur musulman d’origine syrienne, affronte avec ses partisans les opposants sionistes et britanniques. Il meurt lors d’une bataille contre l’armée anglaise le 20 novembre 1935[4]. Son action politico-militaire fait de lui l’un des pères fondateurs du nationalisme palestinien. Il sera considéré comme le premier martyr de la cause palestinienne. En prônant le djihad contre l’occupant, Izz al-Din al-Qassam éveille une prise de conscience populaire, quant à la possibilité d’une lutte armée pour soutenir les revendications politiques.

De la grève à la révolte

Les troupes britanniques s’évertuent à rétablir l’ordre en Palestine mandataire. Les autochtones palestiniens sont de plus en plus virulents et exigent qu’on respecte leurs droits. Dans ce contexte houleux et vindicatif, 2 juifs sont assassinés par des extrémistes arabes le 15 avril 1936. En représailles, un groupe sioniste ôte la vie à deux Arabes, et 9 Juifs sont tués à Jaffa. Acculés, les Anglais décrètent immédiatement l’état d’urgence et imposent un couvre-feu.

Sous la houlette du mufti de Jérusalem Amin al-Husseini, également chef du haut comité arabe (Al-Hay’a al-Arabîya al-Ulya) formé le 12 avril 1936, la Palestine entre en grève générale contre l’occupant. Les produits anglais et sionistes sont boycottés. Les Palestiniens refusent de payer l’impôt. Divers pans de la société sont paralysés (ports, écoles, justice…) et les entreprises palestiniennes sont fermées. Par l’entremise de ces actions politico-sociales[5], les chefs palestiniens espèrent arracher des concessions à l’Empire britannique en s’attaquant méthodiquement à leurs sources de revenus. S’ensuivent des attaques menées par des insurgés arabes, partisans d’Al-Qassam. Ils sabotent les chemins de fer ou le pipeline reliant Kirkouk à Haïfa[6]. Face à l’étendue de cette grève généralisée et la montée de la violence, les Anglais envoient une commission pour étudier les revendications palestiniennes.

La commission Peel constate que Juifs et Arabes ne peuvent vivre au sein d’un même État. Elle décide par l’intermédiaire de lord Peel de découper la Palestine en deux États bien distincts : la Galilée et l’ensemble du littoral formeraient un État juif et le reste du territoire jusqu’à la Transjordanie (actuel Jordanie) constituerait un État arabe. Les sionistes, dirigés par David Ben Gourion, sont favorables à ce plan. Les Arabes le rejettent catégoriquement et préconisent la création d’un État indépendant qui garantirait les droits fondamentaux des minorités juives. Devant l’échec des négociations, la contestation reprend et s’intensifie. Le commandant Andrew, gouverneur anglais chargé de la Galilée, est assassiné. La communauté druze, historiquement proche des Anglais, est également prise pour cible.

La Palestine devient de facto un véritable bourbier pour les troupes anglaises. La Grande-Bretagne décide d’accentuer sa répression sélective et s’attaque aux chefs nationalistes et aux notables arabes. Au summum de la crise, Londres envoie jusqu’à 20 000 hommes supplémentaires pour mater la révolte. Amin al-Husseini est obligé de s’exiler à Beyrouth où il prend contact avec des dirigeants nazis. Le bilan de cette grande révolte arabe de 1936-1939 en Palestine mandataire est élevé. 5 000 Arabes, 200 Britanniques et 500 Juifs sont morts et près de 9 000 Arabes sont emprisonnés.

Les conséquences à court terme

Compte tenu de la colère arabe et de l’incapacité britannique à administrer la Palestine, les Anglais promulguent un troisième Livre blanc en 1939. L’immigration juive doit être freinée. La vente des terres arabes aux Juifs est limitée et réglementée. Ce Livre blanc  dispense également aux Arabes palestiniens des concessions politiques avec la promesse d’indépendance dans les 10 ans.

Cette période de tensions communautaires a vu s’enraciner dans le paysage politico-militaire de la Palestine des groupes paramilitaires. L’organisation sioniste Haganah (qui signifie défense en hébreu) bien entraînée, a excellé contre les groupes palestiniens, plus brouillons et plus anarchiques dans leurs méthodes. Ce groupuscule sert de supplétif à l’armée britannique. De surcroît, le groupe armé nationaliste Irgoun prend de l’ampleur avec la contestation arabe de 1936. Cette organisation militaire s’impose également comme une puissante force politique, prônant un sionisme révisionniste[7]. Elle est partisane d’un État juif sur les deux rives du Jourdain, faisant fi des revendications palestiniennes.

Quant aux Palestiniens, bien que désorganisés et divisés sur le plan militaire et politique, ils embrassent majoritairement le nationalisme et préconisent la lutte contre l’occupant. Malgré la défaite, cette grande révolte jette les bases d’une organisation politique patriotique, soutenue par l’ensemble de la région. De ce fait, Arabes et Juifs campent sur des positions diamétralement opposées où le compromis semble inenvisageable. D’un côté comme de l’autre, les revendications se durcissent. Les autorités britanniques sont dépassées par les évènements.

Dans ce jeu de billard à trois bandes, les Anglais ont le rôle d’arbitre. Conciliants et bienveillants à l’égard des Juifs, ils indisposent les Arabes. La politique coloniale britannique et le pari sioniste plongent la région dans un cycle de tensions communautaires et territoriales. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les Palestiniens doivent une fois de plus céder une partie de leurs droits pour des crimes qu’ils n’ont pas commis.


[1] https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_2012_num_182_1_4393

[2] https://www.aljazeera.com/archive/2003/12/2008410112850675832.html

[3] https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1954_num_63_335_14349

[4] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Revolte-arabe-de-1936-1938.html

[5] https://www.monde-diplomatique.fr/1985/01/SANBAR/38384

[6] Ilan Pappe, « Une terre pour deux peuples, Histoire de la Palestine », Fayard, 2004

[7] James Barr, « Une ligne dans le sable », Perrin, 2017

La déclaration Balfour de 1917 : prélude à la création de l’État d’Israël

Parallèlement au dépècement méthodique des provinces arabes de l’Empire ottoman par les puissances coloniales anglaises et françaises, Londres « envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un Foyer national juif » pour satisfaire les desseins de l’idéologie sioniste. Cet événement marquant du 2 novembre 1917 est connu sous le nom de « Déclaration Balfour », du nom du ministre anglais des Affaires étrangères de l’époque. Or, cette déclaration totalement en contradiction avec ses engagements initiaux assène un coup fatal aux aspirations arabes du Proche et Moyen-Orient. En effet, après les accords secrets de Sykes-Picot en mai 1916 et la fausse promesse d’indépendance suite à la Grande révolte arabe de 1916-1918, la politique coloniale britannique plonge la région dans les soubresauts de l’histoire, dont les conséquences sont encore visibles…

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L’émergence du mouvement sioniste

La notion de sionisme date de la fin du XIXe siècle. La lente et difficile intégration des populations juives dans les pays européens poussent certains penseurs juifs à théoriser un concept sur la nation juive. De surcroît, en raison de la montée des théories antisémites en Europe de l’Est, notamment dans la Russie tsariste et les répressions violentes au sein des pogroms de la fin du XIXe, des Juifs veulent s’émanciper et favoriser le renouveau de l’identité juive. Dès lors, certains prônent déjà l’émigration des juifs en Palestine. Or à cette époque, le sionisme ne s’enracine pas dans les esprits et les consciences de la majorité. C’est un courant radicalement opposé à leurs identités européennes et aux préceptes du judaïsme.

L’attachement de la communauté juive à la Palestine n’est pas nouveau. Il s’explique par le fait que les juifs habitaient en Terre Sainte avant d’être chassés par les Romains en 135 après J-C[1]. De plus, le mot sionisme fait référence à Sion, une colline de Jérusalem. Les références à Sion sont nombreuses dans la liturgie et dans les prières juives. Néanmoins, les Juifs pratiquants attendent la venue du Messie pour retourner en Terre Promise.

Il faut attendre les écrits du journaliste juif d’origine hongroise Théodor Herzl afin que le sionisme s’inscrive dans la durée. Il conceptualise le sionisme politique à une époque où l’antisémitisme fait rage en Europe. Dans le contexte de l’affaire Dreyfus en France et face à l’impossibilité de l’assimilation des populations juives, Théodor Herzl écrit en 1896 « Der Judenstaat » (l’État des juifs). L’année suivante, il préside l’Organisation sioniste mondiale. Cependant, il hésite sur le lieu de ce futur foyer national juif. Initialement, il envisage l’Ouganda ou l’Argentine avant de se focaliser sur la Palestine.

Théodor Herzl se rapproche  des puissances financières juives (notamment la famille Rothschild), pour asseoir et donner du poids à son projet. Dès le début du XXe siècle, les riches financiers juifs achètent des terres en Palestine pour l’établissement des futurs colons (les Kibboutz). De ce fait, les idées de Herzl se diffusent rapidement en Europe et outre-Atlantique.

En 1882, 20 000 juifs[2] sont présents en Palestine. Ils ne représentent que 3% de la population qui compte 600 000 musulmans et chrétiens. Avec l’émergence du sionisme, l’émigration juive en Palestine se déroule en plusieurs étapes. Lente au départ, en raison de la méfiance de l’Empire ottoman et des réticences des Juifs européens, elle s’accélère et devient exponentielle avec la déclaration Balfour de 1917.

Les dessous de la déclaration Balfour

Durant la première guerre mondiale, la Grande-Bretagne participe activement à la refonte du Moyen-Orient selon ses propres intérêts. Après les accords secrets de Sykes-Picot en 1916 et la fausse promesse d’indépendance faite aux Arabes, Londres voit dans le mouvement sioniste une opportunité à saisir. En mauvaise posture sur le front européen et oriental, les Britanniques cherchent à canaliser les aspirations sionistes pour s’assurer un soutien de poids au Proche-Orient contre l’Empire ottoman. En effet, la Grande-Bretagne entend sanctuariser le Canal de Suez pour son commerce vers les Indes en sécurisant l’Égypte et la Palestine[3].

Bien que touchant simplement une minorité, le mouvement sioniste est soutenu par d’influentes personnalités juives en Europe et en Amérique. En défendant les revendications sionistes, Londres s’assure un soutien économique. Les motivations anglaises sont donc d’ordre commercial, financier et territorial. Dès lors, les contacts entre le gouvernement anglais et les différentes organisations du mouvement s’intensifient. Arthur Balfour, ministre des Affaires étrangères britannique, rencontre Lord Rothschild et Chaïm Weizman, vice-président de la fédération sioniste de Grande-Bretagne. Leurs négociations doivent aboutir à un accord, indiquant que le gouvernement britannique est favorable à la création en Palestine « d’un Foyer national juif ».

Après cinq versions, Arthur Balfour publie le 2 novembre 1917 une lettre à Lord Rothschild[4] :

« Le Gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un Foyer national pour les Juifs et fera tout ce qui est en son pouvoir pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte soit aux droits civiques et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, soit aux droits et au statut politique dont les Juifs disposent dans tout autre pays. »

Les mots de cette déclaration sont choisis avec minutie. Arthur Balfour emploie le terme de « Foyer » et non d’État, pour « rassurer » les populations autochtones sur les desseins sionistes. Néanmoins, les Arabes ne sont pas véritablement nommées, il les désigne par « les communautés non juives ». En une lettre, le cours de l’Histoire régionale se trouve bouleversé et plongé dans un cycle infernal de tensions communautaires et territoriales, dont l’Empire britannique en est le principal coupable et responsable.

Les conséquences régionales…

Cette déclaration est rendue publique le 9 novembre 1917. Les Arabes syriens et égyptiens, toutes confessions confondues s’opposent farouchement au futur établissement d’un foyer national juif en Palestine. Cette déclaration coloniale sonne le glas d’une nation arabe unifiée. Le rêve d’indépendance est brisé. En l’espace de deux ans, les Arabes passent d’une tutelle ottomane à une tutelle européenne. De surcroît, impuissants et humiliés, ils assistent à l’arrivée d’une population étrangère sur leur terre.

Les nations européennes emboitent le pas et s’alignent sur les positions britanniques. De fait, c’est une victoire pour le mouvement sioniste qui s’internationalise et obtient une garantie juridique. Dès lors, s’ensuit une période de confrontation idéologique entre deux courants diamétralement opposés, le sionisme contre le nationalisme arabe.

Dès 1914, l’écrivain palestinien chrétien Khalil Sakakini écrit sur le danger que représente le sionisme pour les habitants de la région : « les sionistes veulent mettre la main sur la Palestine (…) Ils entendent briser ce maillon et diviser la nation arabe afin d’empêcher son unité et sa cohésion (…) Si vous voulez mettre un peuple à mort, coupez-lui la langue, saisissez ses terres, c’est précisément ce que veulent faire les sionistes avec nous »[5].

La Palestine est officiellement sous mandat britannique suite à la conférence de San Remo en 1920. Désabusés et une fois de plus lésés, les Arabes cachent difficilement leurs inquiétudes vis à vis du projet sioniste[6]. La déclaration Balfour de 1917 reste l’un des documents diplomatiques les plus importants du XXe  siècle. Elle entérine et légifère sur la présence juive en Palestine, ouvrant la voie à la future création de l’État d’Israël en 1948. Ce document dégradant est la source d’un conflit aux multiples facettes qui se prolonge à ce jour, avec le démembrement progressif et inique de ce qu’était la Palestine.

En tant qu’instigatrice de cette déclaration, la Grande-Bretagne bafoue le droit des Palestiniens à disposer d’eux-mêmes. Comme le dit à juste titre Arthur Koestler, journaliste juif d’origine hongroise : « Une nation (la Grande Bretagne) a solennellement promis à une seconde (le peuple juif) le territoire d’une troisième (le peuple palestinien). »


[1] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Sionisme-et-creation-de-l-Etat-d.html

[2] https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1954_num_63_335_14349

[3] https://blogs.mediapart.fr/mongi-benali/blog/301217/une-nation-solennellement-promis-une-seconde-le-territoire-dune-troisieme

[4] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Declaration-Balfour.html

[5] Le Monde diplomatique, Manière de voir « Palestine : un peuple, une colonisation », Février-Mars 2018, p-91

[6] Henry Laurens, « La Question de Palestine tome premier, 1799-1922, L’invention de la Terre sainte », Fayard, 1999

Les accords Sykes-Picot en 1916 : partage franco-anglais du Proche-Orient

À partir du XIXe siècle, chancelant et moribond, l’Empire ottoman devient peu à peu « l’Homme malade de l’Europe ». Français et Britanniques lorgnent sur les territoires levantins de l’Empire déliquescent. Depuis plusieurs décennies déjà, les Européens nouent des contacts avec les différentes communautés autochtones (Chrétiens notamment) pour assurer leurs sécurités et ainsi prétexter un droit de regard.   

Faisant le choix de s’allier à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie durant la première guerre mondiale, l’Empire ottoman devient de facto un ennemi de Paris et de Londres. Lors de longues tractations et négociations, Anglais et Français décident conjointement de se partager les provinces arabes du Moyen-Orient en fonction de leurs intérêts respectifs. Aujourd’hui encore, les accords Sykes-Picot représentent une humiliation à l’échelle régionale dont les conséquences sont encore visibles.

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Le contexte d’un démembrement

Dès la fin du XIXe siècle, les territoires de l’Empire ottoman se réduisent comme peau de chagrin. Après avoir perdu la Grèce en 1830, « la Sublime porte » est contrainte d’abandonner ses possessions européennes avec les indépendances de la Roumanie, de la Bulgarie, de la Serbie et du Monténégro.

Confronté à des difficultés économiques et sociales et face aux visées coloniales européennes, l’Empire ottoman est obligé de céder peu à peu ses régions africaines. Il perd successivement l’Algérie puis la Tunisie qui passent sous protectorat français, à partir de 1882 la Grande-Bretagne administre l’Égypte et la Libye devient une colonie italienne en 1911. À l’agonie, l’Empire se recentre sur le Levant et l’Anatolie. Or au sein même de ses provinces arabes, un sentiment national émerge contre le joug ottoman. Les nationalismes arabe et kurde revendiquent plus d’autonomie vis-à-vis du pouvoir central. Anglais et Français attisent conjointement cette colère pour faire imploser cet empire vacillant.

Conscient des desseins franco-anglais au Moyen-Orient et espérant reconquérir ses anciennes possessions, l’Empire ottoman décide de s’allier à l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie durant la première guerre mondiale (1914-1918). Parallèlement, le Sultan Mehmed V lance un appel au Djihad en Novembre 1914 à tous les citoyens musulmans pour contrer les troupes franco-anglaises[1]. Or, cet appel se heurte aux revendications nationalistes arabes toutes confessions confondues. En effet, les difficultés économiques et la répression brutale des élites arabes par le pouvoir central ottoman (pendaison des nationalistes sur les places publiques, famine du Mont Liban, massacre systématiques des communautés chrétiennes orthodoxes) poussent les populations locales à se rapprocher de Londres et de Paris. En échange de ce soutien, une promesse d’indépendance est faite aux Arabes.

Cependant, au détriment de ces promesses initiales, les deux puissances européennes entendent sanctuariser des zones d’influences au Moyen-Orient. À ces promesses d’Arabie indépendante, la France veut consolider son rôle dans une « Grande Syrie » francophone et francophile. Quant à l’Empire britannique, il veut sécuriser une voie de passage vers les Indes et s’intéresse à l’approvisionnement des hydrocarbures en Irak.

Les dessous de l’accord

Dès Novembre 1915, Français et Anglais entament des négociations secrètes pour se partager les provinces arabes de l’Empire ottoman. Après plusieurs mois de relations épistolaires entre le diplomate anglais Mark Sykes et le diplomate français François Georges-Picot, un accord est signé le 16 Mai 1916 par Paul Cambon, ambassadeur de France à Londres, et Edward Grey, secrétaire d’État au Foreign Office[2].

Cet accord secret prévoit à terme le découpage des provinces arabes de l’Empire ottoman en aires d’influences françaises et anglaises. Cette coopération franco-anglaise reçoit l’aval de l’Empire russe et de l’Italie. Le Proche-Orient est de fait découpé en 5 zones bien distinctes[3]:

  • une zone française d’administration directe comprenant le Liban actuel et la Cilicie (province turque)
  • une zone d’influence française comprenant une bonne partie de la Syrie avec la province de Mossoul
  • une zone anglaise d’administration directe formée par le Koweït et une partie de l’Irak jusqu’à Bagdad
  • une zone d’influence anglaise composée de l’actuel Jordanie, de la Palestine mandataire et du Sud de la Syrie
  • une zone d’administration internationale comprenant Saint Jean d’Acre, Haïfa et Jérusalem

Cependant, cet accord ne demeure pas secret bien longtemps. Lors de la révolution bolchévique de 1917, l’administration russe dévoile au grand jour les conclusions du traité. De plus, les Etats-Unis du Président Wilson, veulent contrecarrer les plans franco-anglais dans la région en théorisant sur l’autodétermination des peuples. Cet accord est finalement parachevé à la conférence de San Remo en 1920[4]. Conférence au cours de laquelle la France cède la province de Mossoul à l’administration britannique en contrepartie d’une participation aux bénéfices pétroliers de la région irakienne de Kirkouk[5]. La même année lors du traité de Sèvres, l’Empire ottoman vivant ses dernières heures, renonce officiellement et définitivement à ses provinces arabes et maghrébines.

Conséquences et répercussions

Malgré les promesses d’indépendance, les Arabes de la région se retrouvent soumis à la tutelle d’une puissance tierce. Le Liban et la Syrie sont administrés par la France, la Jordanie, l’Irak et la Palestine par la Grande-Bretagne.

Le gouvernement français entend faire du protectorat syro-libanais un pont pour la culture et la langue française[6]. Paris s’appuie majoritairement sur les communautés chrétiennes (notamment les Maronites) avec qui elle avait déjà noué des liens par le passé. En 1920, la France participe activement à la création d’un « Grand Liban » indépendant et autonome vis-à-vis de son voisin syrien. De ce fait, la présence française se heurte à une vive opposition en Syrie où plusieurs manifestations sont matées. Paris régionalise consciencieusement les différentes provinces syriennes en fonction de leurs appartenances religieuses. Cette politique coloniale française est hasardeuse. Elle crée les soubassements des tensions et des conflits ultérieurs.

De son côté, l’Empire britannique, maître d’un territoire allant de la Palestine au Golfe arabo-persique, participe activement à la mise en place d’un oléoduc transportant le pétrole irakien vers la Méditerranée[7]. De surcroît, cette présence au Proche Orient lui assure une meilleure sécurisation des routes commerciales vers les Indes. À l’instar des Français, les troupes anglaises sont également confrontées à de nombreuses révoltes. L’Irak, pays tribal et multiconfessionnel, est difficilement administrable. De ce fait, la militarisation de la présence anglaise s’intensifie dans la région. De plus, depuis le traité Balfour de 1917, stipulant la création d’un foyer national juif en Palestine, les autorités britanniques font face à de nombreuses contestations de la part des populations locales palestiniennes.

Le façonnement des frontières du Proche Orient, bravant les différentes ethnies et religions des populations locales, est perçu comme une humiliation par les Arabes, à qui on avait promis un État indépendant. Or, il faut savoir que cette époque est une période de domination coloniale, de partages territoriaux entre grandes puissances et de négociations secrètes faisant fi des volontés autochtones. Tout comme le congrès de Berlin en 1885, prévoyant le partage de l’Afrique, les accords de Sykes-Picot ont modelé les frontières d’une région selon les intérêts européens.

Depuis, ces frontières « artificielles » résistent à l’épreuve du temps. Même le nationalisme arabe des années 50-60 n’arrive pas à les gommer. En effet, l’ancrage politique et souverain de ces nouveaux États s’inscrit bon an mal an dans la durée, parachevant de fait les frontières coloniales de 1916. Ces accords sont « menacés » par Daech en 2014, qui veut redéfinir les frontières du Moyen-Orient selon ses propres conceptions et théories[8].

Aujourd’hui encore, les accords Sykes-Picot font l’objet de nombreuses critiques. Certains analystes jugent qu’ils sont la cause du chaos actuel. Les signataires ont inventé « une paix qui ressemble à la guerre ». Ces frontières héritées de la période coloniale sont soumises aux soubresauts de l’Histoire. Les multiples conflits, « les printemps arabes » et les menaces terroristes rabattent les cartes des acquis territoriaux. Au gré de la conjoncture, le Proche-Orient est une région mouvante et instable où chaque population ou communauté peut et veut revendiquer son propre territoire (cf les Kurdes et les Palestiniens).


[1] https://www.cairn.info/revue-etudes-2016-5-page-17.htm

[2] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Accords-Sykes-Picot.html

[3] Jean-Paul Chagnollaud et Sid-Ahmed Souiah, « Les frontières au Moyen-Orient », L’Harmattan, 2004

[4] https://orientxxi.info/documents/glossaire/accords-de-sykes-picot,0678

[5] https://www.monde-diplomatique.fr/2003/04/LAURENS/10102

[6] James Barr, « Une ligne dans le sable », Tempus Perrin, 2017

[7] Ibid

[8] http://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20160516-accords-sykes-picot-redessinaient-moyen-orient-syrie-irak-siecle