La Confrérie des Frères Musulmans : de société secrète honnie à organisation d’influence mondiale

“It is the nature of Islam to dominate, not to be dominated, to impose its law on all nations and to extend its power to the entire planet” Hassan al-Banna, fondateur des Frères Musulmans

La Confrérie des Frères Musulmans est un sujet qui a fait – et continue – à faire couler beaucoup d’encre. Considérés comme une organisation terroriste dans certains pays, force est de constater que depuis leur fondation en 1928, les Frères Musulmans ont évolué, se sont développés et sont désormais présents et bien implantés dans de nombreux pays du globe.

Pourtant, cette société transnationale islamique reste difficile à identifier tant elle possède des ramifications diverses selon ses zones d’implantation. En France, on s’interroge sur les projets et la portée du mouvement, en Arabie Saoudite ou en Russie, les Frères sont interdits, au Qatar, l’organisation n’est pas reconnue mais très influente, en Tunisie, les Frères restent proche du pouvoir grâce au parti Ennahdha et la Turquie demeure un important fief frériste… Bref retour sur la nébuleuse des Frères Musulmans de leurs origines à leur développement international.

Historique de la Confrérie et implantation. Source : LaCroix Crédits : AFP

Frères Musulmans : une lente ascension nationale

            La Confrérie a longtemps été une société dite secrète et son évolution fut lente et ponctuée de rebondissements avant de devenir l’organisation transnationale que l’on connaît aujourd’hui.

Aux sources des Frères Musulmans 

C’est en 1928 que naît officiellement la Confrérie, en Egypte. L’objectif principal de cette Confrérie était alors de restaurer le califat, qui serait un gouvernement mondial, et de combattre les « incroyants ». En d’autres termes, les Frères Musulmans s’opposent à toute forme d’Etats laïcs et aux autres religions (christianisme, hindouisme, judaïsme)[1]. Ils sont également opposés à toute forme de civilisation occidentale car le modèle occidental est aux antipodes du modèle islamique qu’ils prônent. La Charî’a y tient un rôle central et dicte la vie sociale et civique au sein du califat imaginé par les Frères Musulmans.

Hassan al-Banna est élu guide des Frères Musulmans et il jette les bases structurelles de l’organisation. La Confrérie met par exemple en place des structures associatives afin d’éduquer les jeunes générations. Les idées fréristes s’exportent à l’étranger, notamment au Moyen-Orient. Mais au lendemain de l’échec égyptien lors de la première guerre israélo-arabe, les Frères Musulmans sont interdits[2]. Ils assassineront donc le Premier Ministre Mahmud Fahmi Nuqrashi en 1948. En retour, Hassan al-Banna sera exécuté par les autorités égyptiennes l’année suivante. La Confrérie connaît alors une période de creux et est persécutée. Contraints à l’exil sous Nasser, les Frères iront diffuser leurs idées et doctrine dans les pays où ils trouveront refuge. L’organisation restera interdite jusqu’en 1970 en Egypte, date d’arrivée au pouvoir du Président Sadate.

L’avènement de la Confrérie : l’élection de Mohamad Morsi

              Les Frères Musulmans connaissent un retour en force et une forme de consécration en 2012, dans leur terreau originel égyptien. Alors que le Président Moubarak démissionne en 2011 et que les forces armées prennent le pouvoir par intérim, un parti émerge. Il s’agit du Parti de la liberté et de la justice (PLJ), branche partisane de la Confrérie. Il est représenté par Mohamed Morsi qui fait face au général Ahmed Chafiq lors des élections de 2011. Le 24 juin, M. Morsi est déclaré vainqueur par la Haute Commission électorale[3]. Le long travail des partisans des Frères Musulmans finit donc par payer après deux années de campagne pour octroyer la victoire à leur candidat.  

Cette victoire des Frères Musulmans est sans doute le résultat d’une campagne bien menée avec l’argument religieux en premier plan et l’illustration de la volonté populaire d’en finir avec la mainmise militaire sur le pays. La prédication étant l’un des moyens de diffusion de l’idélogie frériste, les Frères sont parvenus à mobiliser leurs fidèles autour de l’idée que le vote était un élan collectif pour aider au façonnement d’une société plus égalitaire[4]. Le militantisme acharné des Frères finit donc par payer.

Le parti remporte aussi 49% des sièges lors des élections législatives de 2011-2012 et devient la première force politique du pays. Une revanche pour les Frères qui avaient tenté à quatre reprises d’obtenir l’autorisation d’établir un parti, sans succès. Le parti recevra d’ailleurs des ambassadeurs et diplomates étrangers afin d’asseoir leur statut d’acteur de premier plan[5]. La présence nouvelle des Frères dans l’arène officielle de la politique égyptienne ne sera pourtant pas une réussite. Néanmoins, l’Egypte est loin d’être le seul bastion de l’organisation qui dispose de nombreuses branches à l’étranger, et certains fiefs d’influence.

Une organisation au rayonnement mondial : un triomphe idéologique ?

Si l’on regarde les Frères Musulmans sous un prisme plus large, on s’aperçoit qu’en dépit de leur interdiction en Egypte pendant de nombreuses années et leur statut d’organisation terroriste dans certains pays actuellement, l’idéologie frériste jouit d’un rayonnement certain.  

Une organisation d’envergure mondiale : fiefs et zones d’influence

Alors que Nasser persécute les Frères dès les années 1950, les Frères Musulmans sont accueillis à bras ouverts dans les monarchies sunnites du Golfe. L’Arabie Saoudite en premier lieu, offre l’exil aux Frères qui serviront de professeurs à la jeunesse saoudienne. L’implantation des Frères en Arabie Saoudite donnera d’ailleurs naissance à l’idéologie de la Sahwa, l’Eveil. Il en va de même pour les Emirats arabes unis (EAU), qui avant même leur union au sein d’une Fédération, avaient accueilli les Frères[6]. Là encore, ces exilés sont très influents dans le domaine éducatif. La Confrérie est également présente à Bahreïn, au Koweït, au Yémen et entretient des liens étroits avec les gouvernants qatariens, bien que le pays ne reconnaisse pas les Frères Musulmans en tant que tels.

Les Frères Musulmans sont en réalité présents dans la grande majorité des pays musulmans, grâce à différentes « branches » du mouvement. La Turquie, souvent décrite comme très proche de l’idéologie des Frères, est sans doute l’un des principaux bastions de la Confrérie. Le pays n’avait par exemple, ironiquement, pas reconnu le coup d’Etat du Général Sissi en Egypte mais soutenu celui du Colonel putschiste Bachir au Soudan. Le premier ayant renversé M. Morsi, issu de la Confrérie, le second étant pro-Frères Musulmans.  On peut également citer l’Harakat Al-Islah en Somalie, l’Union islamique du Kurdistan en Irak, le Hamas en Palestine, le Front National islamique au Soudan, et la liste est encore longue. Tous ces partis ou ces organisations font partie de la nébuleuse des Frères Musulmans ou sont, a minima, largement inspirés de l’idéologie frériste.

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Source : Twitter. Crédits : IslamismMap
Groupes affiliés aux Frères Musulmans dans différents parlements

En outre, la Confrérie est également très influente en Europe. Le mouvement s’est implanté dans les années 1950 et officiellement en 1961, avec la fondation, par Saïd Ramadan, héritier d’el-Banna, du Centre islamique de Genève.  Sur le Vieux continent, la présence des Frères est pour beaucoup due à l’existence de sous-branches fréristes ou d’inspiration frériste. Au niveau européen, les Frères sont représentés par la Fédération des organisations islamiques en Europe (FOIE), basée à Bruxelles[7]. En France, l’association Musulmans de France (anciennement UOIF) est proche de la mouvance des Frères et est très influente. L’Europe est donc une importante zone d’implantation pour la Confrérie et les mouvances lui étant affiliées.

Des divisions internes pourtant nombreuses et profondes

En dépit de l’impressionnant nombres d’organisations, associations, partis, liés à la Confrérie, il ne faut pas oublier de « nuancer » cette présence mondiale. Samir Amghar, chercheur en sociologie, parle de trois « types » de courants d’expression : les autonomes, les dissidents et les organiques. Les autonomes sont les mouvances n’ayant jamais fait partie des Frères Musulmans mais qui s’en inspirent, les dissidents sont les groupes ayant été liés à la Confrérie mais ayant décidé de s’en démarquer ou s’en séparer. Enfin, les organiques sont les groupes rattachés à la maison mère[8]. Aussi, il n’est pas rare que soit estampillés « Frères Musulmans » des mouvements parfois très éloignés de l’idéologie originelle de la Confrérie.

En effet, les différends sont nombreux au sein des Frères Musulmans et l’unité de la Confrérie est toute relative. Le takfirisme par exemple est un mouvement islamiste radical né d’une scission avec les Frères Musulmans, inspiré de la pensée de Sayyid Qutb, membre dissident de la Confrérie. Le Hamas se distingue aussi puisqu’il a recours à des moyens d’une mouvance djihadiste. Sous l’appellation Frères Musulmans se cache en réalité de nombreux mouvements et mouvances parfois assez éloignés de la maison mère, voire en désaccord pur et simple avec elle. Certains grands penseurs et professeurs affiliés à la Confrérie ont, par exemple, en opposition aux Frères, choisi de légitimer des actions violentes au nom d’une fatwa permettant l’usage de la violence. Cette légitimation avait notamment pour but d’autoriser la violence à l’encontre du gouvernement du Général Sissi, qui avait renversé M. Morsi au pouvoir.

            Les Frères Musulmans sont donc bien implantés dans les pays musulmans mais également en Europe et disposent d’un certain nombre de ramifications plus ou moins influentes. Mouvement religieux et politique parfois qualifié d’organisation terroriste, la Confrérie a su s’exporter et s’implanter durablement. Pour autant, les divisons internes et la multiplication de mouvances dissidentes ou autonomes rappelle la fragilité de l’organisation qui peine à rassembler toutes ses mouvances autour d’un même projet unificateur. La Confrérie demeure complexe à appréhender et ses contours difficiles à déterminer. Quoique devenue une organisation officielle, l’aspect secret et les agissements « dans l’ombre » semblent toujours d’actualité. Et c’est peut-être cela qui inquiète et effraie : l’impossibilité de pouvoir la définir clairement ou de connaître l’étendue de son pouvoir effectif.


[1] Heggy, Tarek. « Ce que sont en réalité les Frères musulmans », Outre-Terre, vol. 29, no. 3, 2011, pp. 347-350.

[2] Anne-Lucie Chaigne-Oudin, « Frères Musulmans », Les Clés du Moyen-Orient, mars 2010. https://www.lesclesdumoyenorient.com/Freres-musulmans.html

[3] Collombier, Virginie. « Égypte : les Frères musulmans et la bataille pour le pouvoir », Politique étrangère, vol. automne, no. 3, 2012, pp. 615-628.

[4] Boussel, Pierre. « Les Frères Musulmans et le tempo de l’islam radical : un essai d’interprétation », Maghreb – Machrek, vol. 241, no. 3, 2019, pp. 17-36.

[5] Rogler, Lutz. « Les Frères musulmans, pragmatiques, ne sont pas ce que vous croyez », Outre-Terre, vol. 29, no. 3, 2011, pp. 351-363.

[6] La rédacton, « Les Frères musulmans dans la péninsule arabique », Orient XXI, novembre 2014.

[7] Amghar, Samir. « L’Europe, terre d’influence des Frères musulmans », Politique étrangère, vol. eté, no. 2, 2009, pp. 377-388.

[8] Idem.

Comment le football est-il devenu un instrument politique et diplomatique au Moyen-Orient ?

        Le football au Moyen-Orient connaît un incroyable succès populaire : il ne demande aucun équipement, peut être pratiqué par n’importe qui, n’importe où, et les mêmes stars du ballon rond sont adulées, d’autant plus lorsqu’elles sont natives des pays en question, comme Mohamed Salah en Egypte[1]. La sélection nationale et ses joueurs deviennent le reflet de l’État-nation et de ses valeurs. Vecteur d’intégration sociale, ce sport rassemble autant qu’il divise : le plus proche voisin peut devenir ennemi juré, à l’échelle de la ville ou du pays, d’autant plus lorsque la rivalité sportive ne fait que décupler les tensions géopolitiques. Le football comme grille de lecture politique est particulièrement adapté dans cette région minée par ses conflits internes : il offre un exutoire et un moyen de contestation envers le pouvoir pour les supporters, et s’il déchaîne les passions entre rivaux, il reste un outil nationaliste dans les matchs internationaux. Par la visibilité qu’il offre, il est à l’échelle internationale un levier de soft power important, comme l’ont compris les pétromonarchies du Golfe, et surtout le Qatar, pionnier de la diplomatie sportive[2].

https://www.leparisien.fr/sports/football/france-turquie-que-signifie-vraiment-le-salut-militaire-des-joueurs-turcs-14-10-2019-8172504.php

Entre progrès sociaux et contestation politique, un reflet des sociétés conservatrices

    D’abord, le football joue un rôle primordial dans les sociétés du Moyen-Orient et ses progrès se reflètent dans le sport : si on retrouve les inégalités économiques entre Etats sur les terrains, et qu’ils manquent cruellement d’infrastructures, ce sport est un échappatoire à la pauvreté et aux conditions de vie difficiles. “Au Yémen, tout est triste. Il n’y a que le foot qui peut rendre les gens heureux. Alors quand on joue un match, tout le pays s’arrête, même les combats. Tout le monde est devant la télé” déclarait récemment l’attaquant Ayman Al-Hajri[3]. L’état des championnats semble corréler aux désordres politiques et militaires. Mais c’est aussi un laboratoire du progrès social : alors que l’Arabie Saoudite est encore entachée par les affaires Jamal Khashoggi, Saad Hariri ou l’intervention au Yémen[4], Mohamed Ben Salmane redore son blason sur les questions d’égalité des genres : droit pour les femmes d’aller au stade (2017) et même création d’un championnat féminin professionnel (2020)[5][6]. La Palestine est pionnière dans ce domaine (championnat féminin dès 2003), le Bahreïn (2003) et les Emirats Arabes Unis (2009), ont suivis[7].

     Néanmoins, le football n’est pas un terrain de démocratisation mais plutôt un espace politique instrumentalisé par les autocrates, dont le contrôle est nécessaire pour se protéger. A l’intérieur des structures, nous retrouvons les figures princières : La fédération qatarienne de football détenue par les Al-Thani au pouvoir dans l’émirat, les grands clubs émiratis (Al-Aïn, Al-Jazira) sont la propriété de la famille royale Al-Nahyan, et ceux d’Arabie Saoudite, des Al-Saoud[8]. Dès lors que les mêmes personnes sont au pouvoir dans les deux sphères, on constate que le sport est pris en otage par le politique. Et si cela semble peu surprenant dans un régime monarchique, la dérive politique se retrouve dans la “Nouvelle Turquie” d’Erdoğan[9] : alors que les clubs historiques stambouliotes (Fenerbahçe, Galatasaray, Beşiktaş) ont une histoire riche et briguent des places dans les grandes compétitions européennes, le petit dernier, l’İstanbul Başakşehir, fut créé et développé à l’époque ou Recep Tayyip Erdoğan était maire d’Istanbul (années 1990), et est aujourd’hui administré par son gendre[10]. Cette dérive trouve ces manifestations dans le clientélisme et la corruption, qui ont notamment touché le Fenerbahçe en 2010-2011[11].

      La contestation des dirigeants politiques se retrouve tout de même dans les rares espaces d’expression publique (réseaux sociaux, manifestations), dans lesquels les supporters offrent, par leur nombre et leur résonance, une voix puissante de dénonciation, même en Arabie Saoudite où le sport concerne les élites politiques. Et dans les pays où le football national touche un ensemble plus large de la société, comme au Maghreb ou en Turquie, les supporters ont joué un rôle crucial : organisateurs des manifestations du parc Gezi en 2013 sous le nom d’Istanbul United, ils passent des chants de résistance dans les stades, et ce jusqu’aux barricades[12]. En Egypte, l’incident de Port-Saïd le 2 février 2012 est resté dans l’histoire du football comme l’un des plus meurtriers (74 morts), mais aussi comme la manifestation d’une rancœur de la ville du Nord de Port Saïd contre la capitale. Dans la ville portuaire, située à un point géostratégique important (le débouché du Nil), les manifestations qui ont suivi, ont débouchées sur l’arrivée d’Al-Sissi au pouvoir[13].


Le nationalisme dans le football : moyen de reconnaissance ou outil politique ?

    Malgré les dissensions politiques internes, le football reste un terrain où l’on exprime son amour pour sa nation et son peuple, que l’on oppose au concept d’État, d’autant plus au Moyen-Orient où le découpage administratif correspond rarement à celui des aires socioculturelles. En Algérie, le JS Kabylie est un moteur de reconnaissance de l’identité kabyle[14]. En Turquie, des incidents éclatent entre joueurs turcs et kurdes nationalistes. Sport d’immigrés par excellence, le football garde une dimension communautaire, comme pour le Al-Weehat SC fondé et resté basé dans le camp de réfugiés palestiniens d’Amman.[15] Même la création des clubs et des stades résulte du “roman national” : le Gamal Abdel Nasser du Caire et le Mustapha Kemal Atatürk dans de nombreuses villes turques. On peut, dès lors, se demander si à l’échelle nationale, supporter son équipe, c’est supporter le régime en place.

    Par ailleurs, les grands rendez-vous internationaux sont inévitablement des lieux de rencontre pour les dirigeants politiques : on se souvient du match d’ouverture de la Coupe du Monde 2018 entre la Sbornaïa russe et les Faucons d’Arabie Saoudite, où le spectacle était autrement plus important en tribunes : Gianni Infantino, président de la FIFA, était entouré de MBS et Vladimir Poutine, mettant en lumière le rapprochement géopolitique des deux puissances (accords sur l’OPEP fin 2016)[16]. La diplomatie du football est une réelle stratégie pour faire avancer des conflits parfois gelés sur le plan politique (le réchauffement des relations entre l’Arménie et la Turquie s’est fait au travers d’un match aller-retour en 2008-2009[17]), ou au contraire pour démontrer un impact profond jusque dans le sport : l’équipementier Nike refusa aux joueurs iraniens de les équiper pour la Coupe du Monde 2018. Dès 1998, par hasard, l’Iran rencontre les États-Unis. « Comme si c’était à nous de refaire l’histoire » avait déclaré l’américain David Regis[18].

    Dans toutes ces revendications politiques et identitaires, le conflit israélo-palestinien tient une place à part. Il divise la région et le monde en touchant à la reconnaissance d’un État, ou au contraire à la légitimation d’une politique colonialiste par un autre. En cela, le comportement des acteurs de la sphère footballistique détermine une prise de position sur le conflit : alors que la FIFA a placé la sélection palestinienne dès 1998 à égalité avec les autres Etats, et à même tenté un rapprochement entre les deux présidents des fédérations concernées, Michel Platini avait averti l’Etat hébreu de voir sa présence dans l’UEFA menacée, si les équipements palestiniens restaient bloqués aux frontières : “« Platini avait donc réussi à obtenir plus que Barack Obama” en avait conclu Pascal Boniface[19].

La diplomatie du sport comme levier de soft power pour rayonner mondialement

    Enfin, le football est un enjeu important pour les monarchies du Golfe qui ne veulent plus dépendre totalement du pétrole et développer notamment leur tourisme. Entre des actions économiques internationales et le développement d’événements sportifs dans le Golfe, il s’agit de devenir incontournable dans ce domaine. Le Qatar fait la course en tête : d’un côté il a effectué un tournant économique après 1995 suite à la destitution de l’ancien émir, la nouvelle génération investissant dans des énormes projets (Aspire Academy), dans une stratégie de diffusion mondiale des événements (Al-Jazeera Sports puis BeIn Sports), dans l’achat de club à l’étranger (Paris St-Germain), la stratégie de développement d’un championnat compétitif de qualité (en offrant une retraire dorée et des gros contrats à des noms célèbres d’Europe), et enfin en formant des joueurs étrangers à Doha dès leur plus jeune âge pour les nationaliser plus tard[20]. De leur côté, l’Arabie Saoudite et ses alliés du Golfe, ennemis jurés du petit émirat[21], investissent eux-aussi dans des clubs afin de combler leur retard[22]. Le piratage de BeInSports était ainsi un coup à un milliard de dollars de la famille royale pour déstabiliser l’empire médiatique qatari[23].

    La Coupe du Monde 2022 au Qatar est la réussite la plus éclatante de cette diplomatie, mais pas la première (Mondiaux d’athlétisme en 2019 de handball en 2015 et surtout Jeux Asiatiques en 2006, troisième événement le plus regardé de la planète). Les ambitions de l’émirat qatari sont de l’ordre de 200 milliards de dollars pour attirer les touristes du monde entier, et on espère à Doha 400 000 touristes pendant l’événement, soit le double de la population[24]. Le football fait partie intégrante de la transformation matérielle du pays, du niveau de vie de ses habitants. Ainsi, le Qatar cherche à effectuer une synthèse entre cette modernité et son identité originelle. Le problème est son manque de légitimité : on ne devient pas une nation de football à l’identité forte en quelques années, la légitimité populaire ne s’achète pas.

    Enfin, cette stratégie du Qatar et des pétromonarchies n’est pas encore une réussite franche, tant les carences en termes de politique intérieure et de respect des droits humains posent question. L’attribution de la Coupe du Monde au Qatar a suscité de vives critiques dans les institutions libérales, alors que plus de mille Népalais et près de 2000 Indiens sont déjà morts sur les chantiers[25]. Le climat aride de la région est difficilement supportable, d’autant plus en été. Pour assurer la tenue de l’événement (en hiver), 12 stades équipés de systèmes de climatisation géants ont été construits, dans ce pays qui rejette le plus de CO2/habitant dans le monde[26]. Alors que le Fifagate, gigantesque affaire de corruption, a terni un peu plus l’image de cette candidature[27], l’émirat ne reste pas sans rien faire : ouverture d’un bureau de l’OIT à Doha[28], ou engagements auprès de la Fifa à respecter un développement durable dans la mesure du possible, notamment par la construction de stades recyclables[29].

    En résumé, les tensions sociopolitiques se ressentent dans un stade de football qui attire avant tout des milliers de spectateurs. Il peut être également le théâtre de jeu de deux nations antagonistes, voire de deux projets politiques incompatibles. Capable de focaliser les yeux du monde entier, il détient là sa plus grande force, mais aussi sa faiblesse lorsque les enjeux globaux dépassent ceux du sport.


[1] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/la-medaille-du-jour/la-medaille-du-jour-le-footballeur-mohamed-salah-surprise-de-la-presidentielle-egyptienne_2663260.html

[2] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/743680-le-qatar-et-le-football-un-investissement-strategique-en-5-axes.html

[3] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/planete-sport/planete-sport-au-yemen-le-football-source-de-bonheur-et-de-paix-dans-le-chaos-de-la-guerre_4040235.html

[4] https://www.letemps.ch/monde/mohammed-ben-salmane-prince-aux-deux-visages

[5] https://www.theguardian.com/football/2018/jan/11/saudi-arabia-women-professional-stadium-fan-al-hilal

[6] https://sport24.lefigaro.fr/scan-sport/actualites/l-arabie-saoudite-va-lancer-son-championnat-de-football-feminin-994441

[7] https://www.sportetcitoyennete.com/articles/la-lutte-du-football-feminin-au-moyen-orient

[8] https://www.hurriyetdailynews.com/saudis-debate-societal-merits-of-football-62535

[9] Insel, A. (2017). La nouvelle Turquie d’Erdogan: du rêve démocratique à la dérive autoritaire. La Découverte.

[10] https://www.france24.com/fr/20200720-football-turquie-basaksehir-champion-erdogan-akp-istanbul

[11] https://dailynewsegypt.com/2014/01/30/turkish-match-fixing-precursor-corruption-scandal-rocking-government/

[12] https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-monde/le-sport-arme-de-seduction-massive-24-foot-turc-outil-du-nationalisme-ferment-de-la-contestation

[13] Abis, S., & Ajmani, D. (2014). Football et mondes arabes. Revue internationale et stratégique, (2), 143-150.

[14] Chemerik, F. (2019). La Presse, le football et la politique en Algérie: L’imbrication des stratégies populistes de captation et d’aliénation. NAQD, (1), 97-125.

[15] Mackenzie, J. (2015).  » Allah! Wehdat! Al-Quds Arabiya! »: Football, nationalism, and the chants of Palestinian resistance in Jordan (Doctoral dissertation, Arts & Social Sciences: Department of History).

[16] https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/russie-arabie-saoudite-bien-plus-quun-match-de-foot-133457

[17] https://www.france24.com/fr/20091014-match-football-hautement-symbolique-entre-turquie-larm-nie

[18] https://www.ecofoot.fr/iran-football-conflits-politiques-3024/

[19] https://www.francetvinfo.fr/monde/palestine/le-conflit-israelo-palestinien-se-joue-aussi-sur-les-terrains-de-football_3070997.html

[20] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/743680-le-qatar-et-le-football-un-investissement-strategique-en-5-axes.html

[21] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/743680-le-qatar-et-le-football-un-investissement-strategique-en-5-axes.html

[22] https://sport.francetvinfo.fr/football/le-football-europeen-terrain-de-jeu-des-rivalites-des-pays-du-golfe

[23] https://www.challenges.fr/high-tech/beoutq-le-plus-gros-piratage-du-monde-passe-par-la-france_666850

[24] https://www.rfi.fr/fr/sports/20130711-coupe-monde-2022-le-qatar-prevoit-investir-200-milliards-dollars

[25] https://www.theguardian.com/global-development/2019/oct/02/revealed-hundreds-of-migrant-workers-dying-of-heat-stress-in-qatar-each-year

[26] https://www.leparisien.fr/sports/stades-refrigeres-au-qatar-un-expert-pointe-une-aberration-climatique-08-10-2019-8168406.php

[27] https://www.lexpress.fr/actualites/1/sport/fifa-du-qatar-au-fifagate-cinq-ans-de-crises_1719678.html

[28] https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_627180/lang–fr/index.htm

[29] https://www.youtube.com/watch?v=Peoax0QL24k&feature=emb_title

La tournée de Mike Pompeo au Moyen-Orient : dernier coup de Trump contre l’Iran ?

L’administration américaine ne cache pas sa volonté d’isoler l’Iran et de l’asphyxier économiquement. Les Etats-Unis s’apprêtent à durcir encore un peu plus les sanctions contre Téhéran et ses alliés syriens et libanais[1]. Depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison blanche en janvier 2017, plusieurs mesures coercitives ont été prises. Dans une logique « d’endiguement » des intérêts iraniens au Proche et au Moyen-Orient, Washington a multiplié les sanctions et a rendu officiel ce qui était officieux. En effet, le rapprochement de plusieurs pays arabes avec Israël était le souhait de Donald Trump lui-même. Une pacification de la région selon les intérêts américains et israéliens pousse automatiquement l’Iran et ses principaux alliés à redouter la prochaine tournée du secrétaire d’État des Etats-Unis, Mike Pompeo au Moyen-Orient.

Alors que Donald Trump a admis pour la première fois sa défaite à l’élection présidentielle, cette visite de Mike Pompeo dans la région semble être la dernière avant l’investiture du nouveau Président Joe Biden. Serait-elle le prélude à une nouvelle montée des tensions avec l’Iran ?

https://fr.timesofisrael.com/netanyahu-va-rencontrer-pompeo-au-portugal/

Les accords Abraham : une pierre deux coups pour les Etats-Unis

Le 13 août 2020 un accord prévisible, première partie des accords dits d’Abraham, a été convenu entre Israël et les Émirats arabes unis. Cet accord, annoncé par Donald Trump, est le premier accord de normalisation entre Israël et un pays arabe depuis plus de 25 ans, et le troisième au total – après l’Égypte en 1979 puis la Jordanie en 1994. Celui-ci, signé le 15 septembre 2020, concerne plusieurs domaines dont le tourisme, l’établissement des vols directs et la sécurité.[1] L’importance de cet accord par rapport aux précédents est que les Émirats sont le premier pays du Golfe persique à normaliser ses relations avec l’État hébreu, ce qui risque de modifier définitivement le théâtre géopolitique de la région, notamment quant au rôle et à la présence de l’Iran – le principal ennemi d’Israël – dans cette zone. Un accord similaire a été conclu entre Israël et Bahreïn à la même date. Cette normalisation se concrétise alors que les tensions entre l’Iran et les Etats-Unis, Israël et certains pays arabes – notamment l’Arabie Saoudite – sont à leur paroxysme. Depuis l’assassinat du général iranien Qassem Souleimani le 3 janvier 2020, Washington a accentué la pression sur l’Iran, faisant craindre une énième guerre par procuration entre les deux belligérants.

De plus, le 24 octobre dernier, le Président américain Donald Trump annonce un accord de normalisation entre le Soudan et Israël. Ainsi, cette série d’accords permet aux Etats-Unis de sanctuariser encore un peu plus leurs intérêts dans la région.

Les accords de normalisation et l’Iran

Si l’accord de normalisation entre le Soudan et Israël n’a pas de réel impact sur l’économie iranienne, les accords avec les Émirats arabes unis sont quant à eux, problématiques pour la sécurité et l’économie de l’Iran.

En réaction aux accords d’Abraham – appelés une « paix historique » par Donald Trump – l’Iran a fortement réagi dans un communiqué du ministère des affaires étrangères. Celui-ci déclare que « la République islamique d’Iran considère la manœuvre honteuse d’Abu Dhabi de normalisation des relations avec le régime sioniste illégitime et anti-humain comme une mesure dangereuse, met en garde contre toute interférence du régime sioniste dans la région du Golfe persique, et déclare que le gouvernement émirati ainsi que les autres gouvernements qui prennent son parti doivent accepter la responsabilité de toute conséquence de cette manœuvre. ».[2] De plus, le Guide suprême a déclaré que « les EAU ont trahi à la fois le monde de l’islam, les nations arabes, les pays de la région, mais aussi, et surtout la Palestine. C’est une trahison qui ne durera pas longtemps bien que la stigmatisation en accompagne toujours les Émirats. » et il espère que « les Émiratis se réveilleront le plus tôt possible et compenseront ce qu’ils viennent de commettre ».[3]

Il convient de noter les raisons pour lesquelles cet accord, conclu sous l’égide des États-Unis, est si important pour la région. D’abord, l’Iran réalise que, cette fois-ci, c’est Israël qui s’approche de ses frontières. Compte tenu que le Golfe persique et surtout le détroit d’Ormuz est l’un des endroits les plus stratégiques pour l’Iran, la présence d’Israël – le principal ennemi de l’Iran – risque d’accentuer la tension dans cette zone, ce qui pourrait affecter le commerce international, particulièrement le prix du pétrole. En outre, malgré les sanctions imposées par les États-Unis, les Émirats entretiennent des échanges commerciaux avec l’Iran, mais ces échanges ont connu des hauts et des bas ces dernières années. Pour preuve, les Émirats arabes unis sont le deuxième partenaire commercial le plus important de l’Iran, avec 15,8 % du total des échanges. Donc l’apparition de tensions, ou la mise en place de limitations pour le commerce iranien par leur gouvernement du fait de la présence d’Israël risque d’affaiblir l’économie de la République islamique. Au demeurant, à cause des sanctions américaines, l’économie de l’Iran est en chute libre, donc ce dernier n’est pas en mesure de dépenser des masses d’argent afin de maintenir sa présence dans la région. Téhéran risque fortement de diminuer son investissement en Irak et en Syrie afin de pouvoir protéger ce nouveau front.

Si les accords entre Israël et les pays arabes – déjà signés avec Bahreïn – continuent, comme l’a évoqué Donald Trump[4], l’Iran serait de plus en plus sous pression, principalement dans le domaine économique. L’affaiblissement de l’Iran aura des conséquences importantes sur l’« axe de la résistance » dont il est un membre fondateur et crucial. En d’autres termes, le rôle, la présence et l’efficacité de l’Iran diminueraient dans la région, tandis qu’Israël développera sa mainmise sur cette région stratégique.

Une visite symbolique ou capitale ?

Après avoir été reçu par le Président français Emmanuel Macron à l’Élysée, Mike Pompeo s’apprête à faire une tournée au Moyen-Orient, au cours de laquelle il se rendra en Turquie, en Georgie, en Israël, aux Émirats arabes unis, au Qatar et en Arabie Saoudite.

Beaucoup d’observateurs pensent que le secrétaire d’État des Etats-Unis veut accentuer la pression sur l’ennemi iranien, afin de compliquer la tâche des négociations pour la future administration de Joe Biden. Par cette tournée, Washington entend rassurer ses alliés historiques dans la région, notamment Israël. En effet, Mike Pompeo sera le premier secrétaire d’État américain à se rendre dans le Golan[2]. Ce territoire est annexé militairement pour les Israéliens depuis 1981 et n’est pas reconnu par la communauté internationale. Par cet acte symbolique fort, il veut également montrer à Damas que ce territoire est non-négociable. En effet, depuis plusieurs décennies, cette parcelle montagneuse a fait l’objet de nombreuses négociations pour arriver à la signature d’un accord de paix entre Israël et la Syrie.

La visite dans les pays du Golfe sera suivie de très près. À la suite des accords d’Abraham, Donald Trump avait stipulé que 5 prochains pays arabes suivront cette logique de normalisation avec l’État hébreu. Néanmoins, il est très peu envisageable que le Qatar, d’obédience frères musulmans, décide de normaliser ses relations avec Israël. Quant à L’Arabie saoudite, dont les liens avec Tel-Aviv sont de plus en plus officiels compte tenu de leurs intérêts communs dans la région, la question de la normalisation semble envisageable. Or, gardien des lieux saints de l’Islam, Riyad s’attirerait la critique du monde musulman.

Cette tournée orientale du secrétaire d’État américain préoccupe le Moyen-Orient quant à sa teneur et à son but recherché. Que compte faire Mike Pompeo lors de sa dernière visite diplomatique ? Il est fort à parier que l’administration Trump voudra entraver toute future négociation avec Téhéran pour la prochaine administration. Mais il est également peu certain que les Etats-Unis veuillent entreprendre une quelconque action militaire contre des sites nucléaires iraniens. Le choix des pays visités n’est pas anodin, il faut marquer les esprits et faire pression sur les ennemis de Washington. Une fois de plus, l’Iran et ses alliés (la Syrie et le Hezbollah) sont au cœur des discussions. L’axe Washington Tel-Aviv avec les principales monarchies du Golfe sanctuarisent leurs intérêts régionaux, ce qui pousse Téhéran à se méfier des probables intimidations des prochaines semaines.


[1] https://www.la-croix.com/Monde/Iran-Etats-Unis-preparent-nouvelles-sanctions-2020-11-13-1201124383

[2] https://www.lorientlejour.com/article/1241131/les-enjeux-de-la-tournee-de-mike-pompeo-en-europe-et-au-moyen-orient.html


[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/08/13/israel-et-les-emirats-arabes-unis-annoncent-une-normalisation-de-leurs-relations-diplomatiques_6048887_3210.html

[2] https://en.mfa.gov.ir/portal/newsview/606638

[3] https://french.khamenei.ir/news/12372

[4] https://www.leparisien.fr/international/cinq-minutes-pour-comprendre-l-accord-historique-entre-israel-et-les-emirats-arabes-unis-14-08-2020-8367912.php

Dissensions sunnites : Islams frères mais ennemis

Arabie Saoudite : les écueils des conflits religieux

“It is the nature of Islam to dominate, not to be dominated, to impose its law on all nations and to extend its power to the entire planet.” Hassan el Banna, fondateur des Frères Musulmans

“We will not waste 30 years of our lives dealing with extremist ideas; we will destroy them today.” Mohamed ben Salmane, prince héritier d’Arabie Saoudite

La volonté iranienne de constituer un « axe de la résistance » représente une menace pour l’Arabie Saoudite. Toutefois, s’arrêter à l’opposition chiite-sunnite incarnée par le conflit Iran-Arabie Saoudite serait réducteur puisque l’Iran reste esseulé diplomatiquement. Le Royaume saoudien entretient des relations parfois paradoxalement conflictuelles avec des ennemis de son « propre camp » : des groupes sunnites. Depuis quelques années, Riyad est en proie à une montée de l’islam politique qui pourrait le fragiliser. Il n’est en effet pas impossible qu’une révolte populaire éclate de la part de la minorité chiite saoudienne ou de la part d’une partie de la population galvanisée par l’idée d’une nouvelle forme de gouvernement.

On peut parler d’ironie du sort pour le pays qui a vu naître ou a accueilli en son sein certains courants de pensées, et qui se retrouve aujourd’hui confronté à ces derniers. À la lumière de l’Histoire des différentes idéologies sunnites et de l’évolution géopolitique de l’Arabie Saoudite, il est possible de comprendre pourquoi, aujourd’hui, la principale menace pour le Royaume des Al Saoud ne se résume plus uniquement au grand ennemi iranien.

Naissance et diffusion du wahhabisme dans la péninsule arabique. Source et crédits : Slideplayer – https://slideplayer.fr/slide/12134702/

Wahhabisme et salafisme : origine et similitudes apparentes

En Arabie Saoudite, la majeure partie de la population est sunnite wahhabite. Historiquement, le wahhabisme naît au XVIIIème siècle dans la région de Nejd. Son fondateur, Mohammad Ben Abdel Wahhab, est un homme très pieux qui effectue de nombreux voyages dans la région. Au cours de ces voyages, il constate que des pratiques religieuses populaires et propres à chaque ville ou village ont remplacé les pratiques religieuses enseignées par le Coran[1]. Dès lors, Abdel Wahhab voudra imposer un retour aux fondements de l’Islam et pour se faire, créer une unicité religieuse autour d’une orthodoxie : le wahhabisme.

Le wahhabisme s’implantera graduellement et durablement en Arabie Saoudite suite à une alliance entre Abdel Wahhab et le chef tribal Mohammed Ibn Saoud[2]. Ensemble, ils fondent le premier royaume saoudien puis le deuxième ; à chaque fois détruits par l’Empire ottoman. Ce sont donc leurs descendants qui créent finalement le Royaume saoudien, fondé en grande partie sur la doctrine wahhabite. Cette doctrine rigoriste se base sur l’interprétation littérale du Coran et s’inspire également des écrits d’Ahmad Ibn Hanbal. Aussi, les Saoudiens sont souvent qualifiés de sunnites hanbalites plutôt que de wahhabites.

Pour ce qui est du salafisme, la pensée salafiste descendrait elle aussi du penseur Ibn Hanbal[3]. Alors que le wahhabisme se concentre sur son environnement régional – bien qu’il tente de s’importer – et sur l’éradication des pratiques dites déviantes, le salafisme a une volonté d’expansion plus marquée. Le salafisme quiétiste, c’est-à-dire focalisé sur l’éducation religieuse salafiste, peut être considéré comme un prolongement du wahhabisme[4]. Cependant, l’idéologie salafiste a également un pan « politique » aussi qualifié de « réformiste », qui implique une forme d’Islam politique, ainsi qu’un pan « djihadiste ».

Des visions différentes de la vie religieuse au service d’ambitions qui s’opposent

De ces différents pans d’application du salafisme découlent les principaux points de divergences. Bien souvent considérés comme semblables puisque prônant une orthodoxie, wahhabisme et salafisme ne sont pourtant pas interchangeables. Le wahhabisme a majoritairement évolué dans le terreau national saoudien et est intrinsèquement lié à la dynastie régnante des Al Saoud qui s’appuie très largement sur cette doctrine pour régner.

Le salafisme quiétiste à l’inverse, est purement spirituel et focalisé sur l’enseignement strict du Coran. Il s’est diffusé dans le monde entier, ne restant pas cantonné à un espace régional. Sous sa forme réformiste, le salafisme a une culture politique absente du wahhabisme ou du salafisme quiétiste. Cet Islam politique est incarné, entre autres, par la confrérie des Frères Musulmans, née en Egypte en 1928. Enfin, le salafisme djihadiste est lui bien plus récent puisque datant de la Guerre d’Afghanistan (1979-1989).

Le salafisme djihadiste entend instaurer des États islamiques et prône la lutte armée : djihad signifiant « effort ». Le djihad peut en réalité être strictement spirituel, mais le djihadisme contemporain tel que nous nous le représentons, revendique plutôt l’utilisation de la violence pour imposer sa vision de l’Islam et « purifier » ce dernier de l’influence étrangère. Toutes ces écoles de pensées sont donc en ce sens « sœurs » : elles ont beaucoup de caractéristiques communes puisque qu’elles partagent des fondements communs et s’inspirent les unes des autres.

Cependant, à la faveur d’une géopolitique régionale et mondiale complexe ces dernières années, de la vague des printemps arabes et de la prolifération des conflits, ces mouvements ont évolué et divergent dorénavant profondément quant à leur vision, leurs ambitions et leurs revendications. Alors que l’Arabie Saoudite avait soutenu le mouvement djihadiste afghan contre l’URSS ou s’était montrée amicale envers la Confrérie, le Royaume se confronte aujourd’hui aux Frères Musulmans et aux djihadistes salafistes de l’État islamique ou d’Al-Qaïda dont les idéologies menacent sa stabilité.

L’Islam politique des Frères Musulmans : l’impossible « Eveil » saoudien

Dans les années 1950, l’Arabie Saoudite a accueilli à bras ouverts des membres des Frères Musulmans, alors persécutés par les autorités égyptiennes qui voyaient en eux une menace pour le gouvernement en place. Riyad, à l’inverse, voyait en eux des alliés contre l’Egypte socialiste de Nasser[5] et voulait éduquer sa jeune population. Aussi, les Frères Musulmans faisaient figure de professeurs idéaux puisque très instruits et très conservateurs[6]. La bonne entente entre les Frères Musulmans et la dynastie saoudienne prend fin quand Riyad, déjà proche des Américains, accepte le déploiement des forces étrangères sur son sol pour contrer les visées expansionnistes de Saddam Hussein en 1990.

Hassan el Banna, fondateur des Frères Musulmans. Source : Herodote.net – https://www.herodote.net/26_aout_1966-evenement-19660826.php

L’Arabie Saoudite se retrouve donc avec une jeunesse largement formée par des penseurs des Frères Musulmans mais gouvernée par une dynastie wahhabite qui réprouve toute forme d’Islam politique. Le mélange des deux doctrines donne naissance au mouvement Sahwa, littéralement l’Eveil. Ce mouvement dissident s’oppose férocement à la présence américaine dans la péninsule et réclame une nouvelle forme de gouvernement avec une place plus importante pour le clergé, une politique transparente et le refus absolu d’une présence ou d’une influence occidentale.

Le pays connaît alors des mouvements de protestation d’inspiration frériste. De nombreux universitaires et même d’éminents cheikhs se revendiquent du mouvement Sahwa, et pourtant, l’Eveil saoudien en l’état actuel, est impossible car antinomique. Le Royaume, pour garantir ses intérêts nationaux, établit une forme de realpolitik en s’alliant aux Etats-Unis par exemple. Cette idée répugne les Frères Musulmans qui refusent l’idée même d’une alliance avec les Occidentaux ennemis.

Aussi, en mars 2014, l’Arabie Saoudite décrète que la Confrérie est une organisation terroriste alors même qu’elle fut le refuge de ses membres quelques décennies plus tôt. Au cours de cette lutte contre l’Islam politique, en 2017, le cheikh réformiste Salman al-Adwah, pionnier de la Sahwa, est arrêté dans le cadre de la lutte anti-corruption menée par Mohamed ben Salmane (MBS)[7]. Néanmoins, le salafisme des Frères Musulmans n’est pas l’unique forme d’islamisme (ou néo-salafisme) contre lequel le Royaume doit se prémunir. Et une fois encore, Riyad devra s’aligner sur l’Occident pour protéger ses intérêts vitaux.

Arabie Saoudite et djihadistes : entre relations ambiguës et alignement avec l’Occident

Ce qu’on appelle la « troisième vague de salafisme » désigne la radicalisation de la pensée salafiste, notamment avec Sayyid Qotb, ancien membre des Frères Musulmans. Cette vague se veut profondément anti-occidentale, anti-juive et souhaite imposer un Islam rigoriste dans les sociétés. Cette vague inspirera le salafisme djihadiste et par extension influera très certainement sur l’idéologie de l’État islamique. Officiellement, le gouvernement saoudien s’oppose fermement aux djihadistes et notamment à Daesh dont il condamne les actions et l’idéologie violentes.[8]

Pourtant, nombreux sont les chercheurs ou auteurs qui imputent à l’Arabie Saoudite l’essor de Daesh ou qui accusent le Royaume de soutenir des factions djihadistes. Les historiens Sophie Bessis et Mohamed Harbi ont par exemple écrit dans un article pour Le Monde :« Le djihadisme est avant tout l’enfant des Saoud »[9]. Il est vrai que les liens entre wahhabisme et salafisme sont réels, que les attentats du 11 septembre 2001 furent commis par une majorité de djihadistes d’origine saoudienne et que l’Arabie Saoudite a bel et bien soutenu financières et logistiquement des groupes djihadistes en Palestine, en Afghanistan en Irak et en  Syrie[10].  Mais la nature des relations entre l’Arabie Saoudite et les djihadistes est à nuancer.

Coalitions anti-djihadistes. Source : LaLibre.bre. Credits : AFP

Ce sont justement les attentats de 2001 qui placent le Royaume dans une position délicate et obligent les dirigeants à prendre des mesures radicales tandis que tous les regards se tournaient vers lui. Dès 2015, MBS lance une coalition islamique antiterroriste aux côtés d’autres pays, tous à majorité musulmane sunnite. De plus, le pays est engagé en Irak et en Syrie aux côtés des Etats-Unis pour combattre l’État islamique et le faire reculer dans le cadre d’une coalition internationale.

Les liens entre Riyad et les groupes djihadistes sont toujours ambigües mais le pays s’aligne avec l’Occident sur la question de la lutte anti-terroriste, tout du moins officiellement. L’Arabie Saoudite représente un allié de poids dans la région pour les Américains dans leur lutte contre l’influence iranienne et contre le terrorisme. Il en va des intérêts des dirigeants saoudiens eux-mêmes de lutter contre une présence djihadiste dans le Golfe. Il ne faut par ailleurs pas oublier que le pays subit des attentats, dont ceux de Riyad en 2003[11] et que la dynastie Al Saoud est l’une des cibles d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA).  

Conclusion :

Depuis 2015, le jeune MBS, l’homme fort du Royaume saoudien, semble emboiter le pas à son voisin émirien Mohamed ben Zayed (MBZ) en matière de lutte anti-terroriste et plus largement de lutte contre l’islamisme extrémiste. Si certains mouvements extrémistes ont pu s’inspirer du modèle wahhabite saoudien, l’État islamique ou encore AQPA ne sont pas des créations saoudiennes à proprement parler. Riyad a pourtant participé à l’émergence de ces groupes dont il a été le principal bailleur. Néanmoins aujourd’hui, ils représentent des menaces importantes pour le Royaume qui doit s’assurer de bonnes relations avec son allié vital occidental et refuse d’être vu comme un pays de fondamentalistes ultra-violents. Au contraire, l’Arabie Saoudite souhaite montrer l’image d’un Royaume qui se modernise, aspirant à un dialogue intra-religieux. Le levier religieux, toujours largement politisé, pourrait bien ébranler la puissance saoudienne déjà fragilisée par les choix politiques de ce même MBS, entre la guerre meurtrière au Yémen, la confrontation diplomatique avec le Qatar, l’obsession iranienne et les contestations populaires saoudiennes.

Ouvrage :

Billion Didier, Boniface Pascal (dir). « Géopolitique des mondes arabes », Eyrolles, 2018, pp.94-105


[1] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-wahhabisme-le-fondateur-la.html

[2] https://www.europe1.fr/international/quest-ce-que-le-wahhabisme-2644639

[3] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Salafisme-1-Origines-et-evolutions-doctrinales.html

[4] Bonnefoy, Laurent, et Stéphane Lacroix. « Le problème saoudien. Le wahhabisme, rempart ou inspirateur de l’État islamique ? », Revue du Crieur, vol. 3, no. 1, 2016, pp. 34-49.

[5] https://www.monde-diplomatique.fr/mav/135/GRESH/50456

[6] Commins, David. « Le salafisme en Arabie Saoudite », Bernard Rougier éd., Qu’est-ce que le salafisme ? Presses Universitaires de France, 2008, pp. 23-44.

[7] https://www.jeuneafrique.com/756774/societe/en-arabie-saoudite-les-cheikhs-qui-ne-suivent-pas-le-wahhabisme-sont-consideres-comme-des-gens-a-abattre/

[8] Seznec, Jean-François. « L’Arabie saoudite, l’Iran et Daech : un objectif de trop », Outre-Terre, vol. 44, no. 3, 2015, pp. 316-320.

[9] https://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/17/nous-payons-les-inconsequences-de-la-politique-francaise-au-moyen-orient_4811388_3232.html

[10] https://www.lesclesdumoyenorient.com/L-Arabie-saoudite-dans-la-lutte-contre-le-terrorisme.html

[11] https://www.nouvelobs.com/monde/20031108.OBS9425/attentat-de-riyad-al-qaida-revendique.html

Naissance du Qatar : un petit État qui voulait devenir grand

« Lorsque je voyageais en Europe du temps où j’étais jeune, dans les aéroports, les policiers me demandaient sans cesse : mais c’est où, le Qatar ? » Cheikh Hamad Bin Khalifa Al-Thani

Niché au cœur du Golfe persique, le Qatar peut se targuer d’être une puissance régionale grâce aux ressources énergétiques dont il jouit. Pétromonarchie sunnite ambitieuse, le Qatar est entre autres membre du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) aux côtés de ses puissants voisins émiriens et saoudiens et possède le PIB par habitant le plus élevé du monde en 2017 selon le Fonds Monétaire International (FMI). Pourtant, le petit émirat demeure un très jeune État, que rien – ou presque – ne prédestinait à devenir pareille puissance.

En effet, si le pays est aujourd’hui l’un des plus riches du globe, il a longtemps été une terre décrite comme « oubliée de Dieu ».  Contrairement au Bahreïn par exemple, le Qatar ne possède aucune nappe phréatique et a longtemps vécu du commerce de perles et de la pêche. L’histoire récente du Qatar est singulière mais permet de comprendre le façonnement de la nation qatarienne qui conditionne aujourd’hui les choix politiques et idéologiques de la classe dirigeante.  

Genèse du Qatar : rivalités tribales et double contrôle extérieur

L’histoire moderne du Qatar semble débuter au XVIIIème siècle avec les récits de l’explorateur danois Carsten Niebhur[1]. De nombreuses tribus vivaient sur le territoire de l’actuel Qatar, formant des confédérations tribales à la généalogie et aux liens de parentés complexes. Les éminents membres de la famille Al-Khalifa se trouvaient à Zoubara, sur la côte nord-ouest du pays et dominaient également le Bahreïn. Rapidement, des rivalités éclatèrent avec une autre tribu Outoub et le territoire du Qatar sert de champ de bataille aux deux familles. Mohammed ibn Khalifa finit par l’emporter, faisant du Qatar une province du Bahreïn.

Cependant l’instabilité règne dans la province : les relations entre le gouverneur (wali) du Qatar et la population se détériorent. Bahreïn décide alors de détruire plusieurs villes qatariennes pour donner une leçon au peuple en dépit du traité de 1861 signé avec les Britanniques qui stipulait que Bahreïn s’engageait à ne pas mener de guerre ou avoir un quelconque comportement belliqueux. Les Britanniques se voient alors obligés d’intervenir et sanctionnent Bahreïn. En parallèle, ils tissent d’étroits liens avec l’homme fort du Qatar : Mohammed ibn Thani, qui dirige la province.

Tandis qu’auparavant les traités signés entre le Royaume-Uni et Bahreïn faisaient état des dépendances de ce dernier, le traité de 1880 ne mentionne aucunement les provinces de Bahreïn. Cette absence de mention au titre de dépendance ouvre une brèche vers la voie de l’indépendance pour le Qatar qui reste néanmoins sous influence étrangère. En 1922, et grâce à une alliance wahhabite[2], les Ottomans sont chassés de la péninsule. Le Qatar noue alors des liens commerciaux et stratégiques d’autant plus poussés avec les Britanniques, sous le statut de protectorat, afin de se prémunir d’attaques de la part des pays voisins.

La découverte de ressources énergétiques : un facteur économique aux conséquences politiques

L’histoire du Qatar prend un tournant crucial à la fin des années 1930, début des années 1940, quand des gisements de pétrole sont découverts sur le territoire. Les premiers gisements sont découverts à Dukhan, sur la côte sud-est. Néanmoins, l’exportation à proprement parler ne débute qu’en 1949, puisqu’en parallèle de cette découverte éclate la Seconde Guerre mondiale, qui accapare les forces et les esprits des pays du monde entier, le Royaume-Uni en première ligne.[3] Cette même année sont découverts des gisements gaziers qui auront un rôle central dans l’enrichissement futur du Qatar.

Gisements pétroliers et gaziers au Qatar (en 2010). En vert, les gisements de pétrole dont le South Pars Field partagé entre le Qatar et l’Iran. En rouge, les gisements de gaz naturel. Source : geoexpro.com Crédits : Rasoul Sorkhabi

Avec la découverte de ces richesses inespérées, le pays s’enrichit considérablement. Le territoire désertique et pauvre, ballotté de tutelle en tutelle, devient une zone hautement stratégique et convoitée.  Pour cette raison, le Qatar connaît d’importants différends territoriaux avec l’Arabie Saoudite jusqu’en 1965 et surtout avec Bahreïn jusqu’en 2001[4]. Le pays parvient à garantir son intégrité territoriale, dirigé par la puissante dynastie Al-Thani, s’incarnant en la personne des émirs au pouvoir génération après génération.

L’enrichissement du pays conduit à une modernisation politique, bien que la majorité du pouvoir reste entre les mains de l’émir. Dans les années 1960, un vice-président est nommé pour assister l’émir et des ministres sont nommés pour les Finances, l’Education ainsi qu’un Directeur général du gouvernement. D’autres départements seront créés graduellement et une première Constitution provisoire est écrite en 1972 par l’émir Khâlifa ibn Hamad Al-Thani. Son fils lui succède et engage un processus de démocratisation et de modernisation avec par exemple la création de la très célèbre chaîne Al-Jazeera en 1996, organe central de l’actuel soft power qatarien. L’actuelle Constitution est votée par référendum en 2003 et est en vigueur depuis le 8 juin 2004[5].  

L’échec d’une union des émirats arabes : naissance officielle du Qatar

Avant de parvenir à cette Constitution, le Qatar participa à la Conférence de Dubaï en 1968 avec les autres « Etats de la Trêve ». Cette conférence réunissait les anciens protectorats britanniques de la région du Golfe qui tentèrent de s’organiser au sein d’une fédération d’émirats arabes unis. En effet, les Britanniques s’étant officiellement désengagés politiquement du Golfe, il apparut nécessaire aux différents émirats de préserver leur identité et de mettre en place une défense commune. En dépit des discussions et de l’instauration d’un Conseil provisoire de la fédération, de nombreux points de discordes subsistent entre les émirats.

Bahreïn réclame que la capitale soit à Manama, avançant des arguments démographiques, Abou Dhabi préfèrerait une fédération plus poussée et travaillée : les dissensions sont nombreuses. Le débat ne porte pas ses fruits et le Qatar se désengage du processus des émirats arabes unis et, suivant les pas de son voisin bahreïnien, déclare son indépendance le 3 septembre 1971[6]. A la suite de cette indépendance, le nouvel Etat est rapidement intégré aux différentes instances internationales telles que l’Organisation des Nations Unies (ONU) ou la Ligue arabe. Aujourd’hui, le Qatar est pleinement intégré et reconnu internationalement. Le pays, bien qu’entretenant actuellement des relations tendues avec ses voisins émiriens et saoudiens, peut compter sur de nombreux alliés tels que les Etats-Unis, la France ou encore l’Iran.

Plaquette du « Qatar National Vision 2030 ». Source : Bureau de la Communication de l’Etat du Qatar.

Ambitions politiques et religieuses : le Qatar seul contre tous ?

En somme, le Qatar jouissait d’une relative autonomie bien avant que son indépendance ne soit proclamée. Sous tutelle étrangère pendant de nombreuses années, le pays entend aujourd’hui devenir une puissance à part entière et se lance des paris audacieux : miser sur le gaz naturel liquéfié (GNL) plutôt que sur le pétrole, diversifier son économie en s’appuyant sur un soft power surprenant et ériger le pays au rang de puissance internationale avec, en figure de proue, le très ambitieux plan Qatar National Vision 2030[7].

Le Qatar se définit comme une nation singulière souvent qualifiée de paradoxale dans ses choix politiques et stratégiques. Paradoxe que l’on retrouve dans le soutien que le pays apporte aux Frères musulmans que l’on oppose souvent aux wahhabites, mouvement dont le berceau originel se trouve être l’Arabie Saoudite.  Cette ambiguïté affichée depuis les Printemps arabes a entraîné de profonds différends entre les pays le Golfe Arabo-persique. Le Qatar s’étant attiré les foudres de ses voisins arabes à majorité wahhabite, est régulièrement isolé par ces derniers, économiquement, politiquement et diplomatiquement.

Cette volonté de faire germer un islam politique a cependant permis au Qatar de se rapprocher d’une autre nation sunnite soutenant les Frères Musulmans : la Turquie. Les deux pays partagent de nombreuses positions diplomatiques en Egypte, en Somalie, en Libye et en Syrie ainsi qu’une volonté semblable de s’imposer comme les meneurs du monde sunnite tel qu’ils le définissent et d’étendre leurs influences.

A la lumière de son histoire et de son développement, cette volonté qatarienne d’exister et d’être leader semble pourtant faire sens. Le petit émirat a encore de nombreux défis à relever démographiquement, économiquement et en terme de respect des droits de l’homme[8]. Pour autant, son impressionnante ascension a de quoi susciter l’intérêt mais aussi les craintes de la communauté internationale qui s’intéresse de plus en plus au cas qatarien.

Bibliographie

Hamzi, Lofti et Marie Herny, Gérard. « Qatar, la puissance contrariée », Studyrama, 2015.

Lavandier, Jérôme. « Le Qatar : une volonté au prisme de l’histoire », Confluences Méditerranée, vol. 84, no. 1, 2013, pp. 17-28.


[1] https://originsofdoha.wordpress.com/history-of-doha/historical-references-to-doha-and-bidda-before-1850/

[2] Le wahhabisme est une doctrine islamique sunnite rigoriste et fondamentaliste.

[3] https://www.gulf-times.com/story/526227/Looking-back-to-how-oil-exploration-started-in-Qatar

[4] https://www.icj-cij.org/files/case-related/87/7028.pdf Résumé des arrêts relatifs à la délimitation maritime entre Bahreïn et le Qatar

[5] https://www.gco.gov.qa/fr/propos-du-qatar/la-constitution/

[6] https://www.lesclesdumoyenorient.com/La-fondation-des-Emirats-arabes-unis-1968-1971

[7] https://www.gco.gov.qa/fr/propos-du-qatar/plan-qatar-national-vision-2030/

[8] https://www.lemonde.fr/mondial-2018/article/2018/07/17/au-qatar-le-sort-preoccupant-des-ouvriers-du-mondial-2022_5332642_5193650.html