L’Ukraine, énième pomme de discorde russo-turque ?

Engluée dans une guerre hybride depuis 2014 contre les séparatistes ukrainiens du Donbass, Kiev peine à concrétiser ses désirs de rapprochement avec l’Union européenne. De ce fait, l’Ukraine s’intéresse à son voisin du Sud, la Turquie. Moscou s’inquiète d’une coopération accrue entre les deux pays, notamment dans le domaine sécuritaire. Sur fond de rivalité russo-turque en Syrie, en Libye et dernièrement dans le Haut-Karabakh, l’Ukraine apparaît plus que jamais comme un acteur pivot dans ce contentieux opposant Ankara à Moscou. De son côté, le président turc Recep Tayyip Erdoğan étend ses vues sur la mer Noire et compte ainsi contrecarrer la position dominante russe comme au XIXe siècle.

https://www.geostrategia.fr/sultans-of-swing-quand-la-marine-turque-veut-tendre-vers-la-puissance-regionale/

La mer Noire : centre névralgique des tensions historiques russo-turques

Pour la Turquie, la mer Noire représente un prolongement de la mer Méditerranée. Au XVIe siècle, l’Empire ottoman contrôle toutes les rives de cette mer stratégique, de la Bulgarie à la Géorgie en passant par la Crimée. Dans sa logique néo-ottomane, le président turc avait évoqué avec émotion « les frontières de cœur » de la Turquie. Ainsi, il avait stipulé « On nous demande pourquoi on s’intéresse à l’Irak et à la Syrie, à l’Ukraine, à la Géorgie et à la Crimée, à l’Azerbaïdjan et au Karabakh (…) vous trouverez les traces de nos ancêtres. »

Or, dès le XVIIIe siècle, cette région devient le théâtre d’affrontements avec la Russie impériale. En effet, l’Empire russe étend ses territoires à l’est dès le XVe siècle. La volonté d’accéder aux mers chaudes est pour Moscou un impératif, et cela passe par des guerres l’opposant à l’Empire ottoman. La guerre de Crimée (1854-1856) est l’épicentre des tensions entre les deux empires. L’alliance tripartite, constituée de la France, de l’Angleterre et de l’Empire ottoman occupe Sébastopol et freine les visées russes dans la région. L’Empire ottoman, « l’homme malade de l’Europe », est artificiellement maintenu en vie pour empêcher Moscou d’asseoir ses intérêts en Méditerranée.

Au lendemain des deux conflits mondiaux, la Turquie fait le choix d’un alignement sur Washington en rejoignant l’Otan dès 1952. Ankara devient ainsi le maillon oriental de cette alliance atlantiste pour contrer l’influence russe en mer noire et au Proche-Orient. Aujourd’hui, le poids du passé est omniprésent dans les discours des deux puissances régionales. Chacune, à l’aide de discours nostalgique sur la grandeur passé, sur les liens fraternels avec les peuples voisins, veut restaurer l’ancienne influence. 

L’Ukraine : le chaînon nordique d’Erdoğan ?

Ankara reconnaît l’indépendance de l’Ukraine le 16 décembre 1991 et les relations diplomatiques sont établies le 3 février 1992. Les deux pays partagent une frontière maritime commune. La Turquie et l’Ukraine entretiennent également des liens culturels et commerciaux importants. Les touristes des deux pays voyagent sans visa depuis 2012 et sans passeport depuis 2017.

La crise de Crimée en 2014 et les mésententes russo-turques sur le dossier syrien concrétisent les bons rapports diplomatiques entre Kiev et Ankara. La Turquie a directement pris fait et cause pour « l’intégrité territoriale de l’Ukraine » en refusant de reconnaître l’annexion de la Crimée par Moscou. Pris en étau entre Moscou et l’Union européenne (et les Etats-Unis) Kiev choisit de se rapprocher d’Ankara.

  • Une aubaine pour l’armement turc

En 2019, les autorités ukrainiennes avaient fait l’achat de six drones de combat Bayraktar TB2. Ces drones ont prouvé leur efficacité en Libye et auprès des troupes azéris dans le Haut Karabakh. De ce fait, Kiev s’apprête à en commander 48 de plus. Il est également question du futur achat par l’Ukraine de frégates turques. La double visite du président ukrainien Volodymyr Zelensky en Turquie en août et en octobre 2020 confirme le réchauffement des relations bilatérales. En plus de la vente d’armes, Erdoğan avait annoncé une aide de 205 millions de livres turques à l’armée ukrainienne. Les deux pays visent également à augmenter le volume des échanges commerciaux tout en espérant de conclure un traité de libre échange.

En contrepartie, la Turquie continue la traque de ses opposants. En effet, la présence avérée de l’organisation de Fetullah Gülen, ou encore des activistes kurdes du PKK en Ukraine préoccupe Ankara. Les services de renseignement des deux pays agissent conjointement pour arrêter les opposants. Vlodymyr Zelensky a déclaré en février dernier devant le président turc en déplacement à Kiev « Au sujet de ces organisations (…), j’ai reçu aujourd’hui des dossiers et des faits détaillés du président Erdoğan, ainsi que des noms. J’ai transféré toutes ces informations au directeur du SBU [Service de Sécurité d’Ukraine], qui devrait s’en occuper ».

  • Les Tatars de Crimée : un prétexte d’ingérence pour la Turquie

Les Tatars de Crimée sont une population d’origine turque et de confession musulmane installée en mer Noire depuis le XIIIe siècle. Ils ont été un soutien de poids à l’Empire ottoman. Aujourd’hui, Erdoğan s’appuie sur cette population pour entretenir des liens avec les autorités ukrainiennes. Dès la crise de Crimée, les Tatars s’opposent à l’annexion russe et deviennent de ce fait des interlocuteurs privilégiés pour l’Occident et un levier d’influence pour Ankara. Dans une logique opportuniste, la Turquie joue les médiateurs entre Kiev et les Tatars au sujet des populations déplacées. La présence musulmane en Crimée sert d’argument à la rhétorique néo-ottomane d’Erdoğan.

  • Contrebalancer la domination russe dans la région

Comme le précise Igor Delanoë, spécialiste des questions stratégiques en mer Noire et directeur adjoint du think tank Observatoire franco-russe « Avec l’annexion de la Crimée, la fortification de la péninsule et la modernisation de la flotte de la mer Noire, les Turcs ont vu le dispositif russe se resserrer, et je pense que pour eux, ce rapprochement avec Kiev relève d’une logique de désencerclement ». Ainsi, la Turquie voit en l’Ukraine un pays pivot dans sa stratégie d’influence. Par ce rapprochement, le président Erdoğan fait d’une pierre deux coups. La première à l’Union européenne avec qui la Turquie est en froid et de la seconde à la Russie pour tenter de gêner la politique russe dans son « étranger proche ». Ankara profite de la fébrilité et de la faiblesse des autorités ukrainiennes pour imposer ses vues. Quant à elle, Kiev cherche coûte que coûte à diversifier ses partenaires.

Plus étonnamment, la Turquie sous l’égide du patriarcat de Constantinople a aidé l’Ukraine dans la reconnaissance et l’obtention d’une Église orthodoxe autonome. Véritable pied de nez à Moscou, après quatre siècles sous l’influence du clergé russe, l’Ukraine obtient l’indépendance canonique avec l’aval d’Erdoğan.

Les relations entre la Turquie et l’Ukraine répondent donc à des intérêts d’ordre stratégique et historique. Kiev peine à assurer son indépendance et devient ainsi le centre des intérêts des grandes puissances régionales. Le président turc profite de la division et de l’impuissance des autorités ukrainiennes pour asseoir un peu plus ses visées en mer Noire. Entre Ankara, l’axe occidental et Moscou, l’Ukraine est plus que jamais sujette à un jeu d’équilibriste.

Bibliographie :

Guerre moderne, guerre privée : le mercenarisme en Libye et en Syrie

Le mercenarisme, pratique historique

La pratique du mercenarisme associe la guerre au profit. Le mercenaire est payé pour combattre, il est un acteur privé qui défend les intérêts militaires d’autrui en échange d’argent. Le recours au mercenarisme est une pratique courante dans l’Histoire de la guerre. Cette utilisation privée de la violence est délégitimisée par le processus de rapprochement entre l’État et la Nation, qui attribue à l’État la notion wébérienne du monopole de la violence légitime. Dans l’État-nation, la violence est une capacité publique, qui est utilisée exclusivement par la structure étatique. La conceptualisation intellectuelle du mercenarisme devient négative, puisqu’elle va à l’encontre du fonctionnement des pouvoirs régaliens. Cependant, les pratiques de privatisation des acteurs de la guerre ne disparaissent pas pour autant.

https://www.lepoint.fr/monde/en-syrie-les-milices-secretes-de-vladimir-poutine-11-08-2016-2060563_24.php

L’histoire particulière des pratiques mercenaires en Russie

L’utilisation des mercenaires était courante chez les Tsars. À l’époque soviétique, on parle de « combattants volontaires », terme qui a aujourd’hui été remplacé par celui de forces « semi-étatiques », payées par le pouvoir politique[1]. Ces termes désignent la reconnaissance partielle de l’existence de ces entités par les autorités russes. Les SMP russes attirent les vétérans de l’armée russe, ou les combattants pro-russes des pays voisins. On retrouve dans les origines de ces combattants celle des soldats payés par les Tsars russes. Parmi eux se trouvent les Cosaques, population à majorité slave d’Europe orientale, adjacente au Caucase et à l’Asie. Au cours des années Poutine, les missions des SMP se sont éloignées des contrôles de sécurité ou de frontières qui leurs étaient attribuées avant, pour se tourner vers des actions proches de celles d’un organisme étatique. 

Wagner, la société du Kremlin

La société Wagner est fondée par Evgueni Prigogine, un homme d’affaires particulièrement proche de Poutine. Il est connu à Moscou comme « le cuisinier du Kremlin » et est en effet chargé d’organiser des réceptions et dîners pour les autorités russes. Wagner est essentiellement composée de vétérans russes, formés par la direction générale du renseignement russe[2]. La particularité réside ainsi dans sa proximité avec le pouvoir, et dans la formation approfondie de ses membres. La société a fait l’objet de nombreuses enquêtes d’investigation russes dans lesquelles il a été mentionné que ses opérations étaient uniquement destinées à l’extérieur du territoire national russe, contrairement aux autres compagnies qui n’engagent pas de forces combattantes. Wagner semble ainsi prendre part à des missions militaires extérieures sous ordre du Kremlin.

Wagner en Syrie, et le flou juridique russe

Sur la scène syrienne, Wagner apparaît pour la première fois en 2015, mais leur action est surtout mise en avant en 2016 lors de la première bataille de Tadmor (Palmyre), alors contrôlée par Daesh. La Russie est officiellement engagée aux côtés du régime de Bachar Al-Assad. Wagner travaille alors avec l’armée russe envoyée sur place. Le statut particulier de Wagner donne à la société un rôle bien particulier sur les terrains où elle mène ses opérations. Les dirigeants des sociétés militaires privées sont très souvent proches des services militaires nationaux ou des services de renseignement. Wagner n’échappe pas à cette règle. Cependant, le statut illégal des SMP en Russie oblige la plupart des sociétés à ne pas effectuer de mission militaire, ce qui n’est pas le cas de Wagner. La bataille de Palmyre montre que Wagner est un appui officieux important de l’armée russe, officiellement engagée auprès de Bachar Al-Assad. L’illégalité supposée de Wagner permet aux Russes de mener des missions sans avoir la responsabilité de leurs conséquences.

L’expérience des Slavonic Corps témoigne de la fermeté juridique russe face aux SMP. La société Slavonic Corps est envoyée en 2013 en Syrie pour assurer la sécurité de terrains d’exploitation pétrolière en appui au régime de Bachar[3]. Ils sont finalement envoyés en renforts dans un village proche, afin de soutenir les combattants du régime contre des membres de Daesh. Plusieurs soldats de la société périssent dans les combats. L’histoire du massacre est portée à la connaissance des services secrets russes, le FSB, qui débute une enquête sur les dirigeants de la compagnie. Ceux-ci seront jugés et condamnés pour mercenariat une année plus tard. 

Le chaos libyen et la fracture sécuritaire

Le territoire libyen est aujourd’hui au cœur des enjeux liés aux sociétés militaires privées. La chute de Kadhafi en 2011 a donné un nouvel élan à ces sociétés qui ont vu dans l’instabilité du pays une opportunité économique majeure. L’effondrement du système sécuritaire mis en place par le chef libyen assurait aux multinationales sur le terrain une certaine protection, qui s’est écroulée en 2011.  En l’absence de prise de décision centralisée, liée à la non-continuité de l’État, la sécurité devient un enjeu local, assuré par des milices qui agissent sur un territoire restreint sur le sol libyen. La fracture de la structure sécuritaire mise en place par Kadhafi est perçue par les élites économiques liées à ces multinationales comme une menace à leurs intérêts. Cette instabilité explique le recours aux sociétés militaires privées.

La Russie en soutien au maréchal Haftar

L’implication de la Russie en Libye reste officieuse. Néanmoins, depuis l’envoi de mercenaires djihadistes syriens à la solde d’Ankara pour soutenir les troupes d’Al-Sarraj, Moscou appuie le dissident Haftar par le biais de la société Wagner. Il existe plusieurs sociétés de ce type en Russie. Même si le cas de Wagner est particulier, ces sociétés sont officiellement complètement illégales en Russie, et avec elles les pratiques de mercenariat. Leur existence et leurs dirigeants ne sont pas officiellement reconnus, elles sont donc enregistrées comme des sociétés commerciales. Ces sociétés paramilitaires privées permettent ainsi à la Russie d’être présente sur différents théâtres d’opération sans même devoir se justifier des actions commises sur place. C’est une aubaine, car la société Wagner suit les directives du Kremlin pour sécuriser des zones stratégiques. Pourtant, son existence est niée par le gouvernement russe. La société a multiplié son capital en signant de nombreux contrats avec des industries pétrolières en Syrie et en Libye, en coopération avec les renseignements russes qui ont contribué à la naissance, puis à la réalisation des différentes opérations menées par Wagner[4]. Elle a pu ainsi multiplier ses moyens matériels et humains.

L’ambiguïté de l’action de Wagner en Libye

La présence de ces contractors en Libye a été confirmée par un rapport de l’ONU[5], allant à l’encontre de l’embargo imposé par les Nations Unies. Même si elle est de plus en plus officielle, la politique russe de soutien à Haftar reste plus limitée que celle de l’engagement russe aux côtés de Bachar Al-Assad. La présence militaire russe en Libye n’est qu’à demi assumée par les leaders politique russes. En mai dernier cependant, un communiqué américain dénonce la présence de plusieurs avions militaires russes sur le sol libyen[6], envoyés par Wagner. Ces avions qui appartiennent à l’armée étaient pilotés par les mercenaires de Wagner. Ils ont été identifiés en Syrie, où ils ont été repeints pour éviter tout lien avec l’armée. L’ingérence russe commence à être dénoncée sur la scène internationales, et notamment par le président turc Recep Tayyip Erdogan, officiellement engagé auprès d’Al-Sarraj en Libye.

Le système des sociétés militaires privées s’étend dans les différentes zones de conflit. Le développement du droit international, le jeu des influences et les pratiques économiques libérales donnent aux leaders de ce système un champ de possibilité immense, en lien étroit avec des dirigeants nationaux qui profitent des failles juridique. La complexification des conflits et les ambitions belligérantes des leaders indiquent l’expansion future de ces pratiques violentes, et la persistance de leurs conséquences malheureuses. Récemment, le conflit dans le Haut-Karabakh est devenu le théâtre d’affrontement entre mercenaires à la solde de différentes puissances régionales. La Turquie a envoyé plusieurs centaines de djihadistes syriens combattre avec l’Azerbaïdjan, alors que plusieurs réseaux d’Europe de l’Est envoient des combattants polonais, ukrainiens ou russes aider l’Arménie pour une forte somme d’argent.


[1] Kimberly Marten (2019) Russia’s use of semi-state security forces: the case of the Wagner Group, Post-Soviet Affairs, 35:3, 181-204, DOI: 10.1080/1060586X.2019.1591142

[2] https://orientxxi.info/magazine/societes-militaires-russes-wagner-combien-de-divisions,3804

[3] https://www.interpretermag.com/the-last-battle-of-the-slavonic-corps/

[4] https://www.bbc.com/news/amp/world-europe-43167697

[5] https://undocs.org/fr/S/2020/360

[6] https://www.franceinter.fr/emissions/geopolitique/geopolitique-27-mai-2020

La question du Haut-Karabagh : entre conflit ethno-territorial et centre névralgique des tensions régionales

Le 27 septembre 2020, l’armée azerbaïdjanaise lance une offensive dans la région sécessioniste du Haut-Karabagh dans le but de récupérer la région des mains des rebelles. Soutenue depuis toujours par l’Arménie, le conflit interne azerbaïdjanais tourne de plus en plus en un conflit inter-étatique, puis régional. Octroyée territorialement à l’Azerbaïdjan par le pouvoir soviétique, la région du haut-Karabagh est pourtant peuplée en majorité d’Arméniens orthodoxes et catholiques. Les revendications de la population sur place ne tarderont pas, et celles-ci vont durer jusqu’à nos jours.

Mais, comment la question du Haut-Karabagh n’a toujours pas trouvé d’issue aujourd’hui ? Et comment l’implication des différentes puissances régionales complexifie le processus de pacification ?

I.            Le conflit du Haut-Karabagh, un conflit séculaire

Il est erroné de penser que le conflit actuel dans la région du Haut-Karabagh s’est déclaré uniquement à la chute de l’Union Soviétique et à l’indépendance des Républiques Socialistes Soviétiques (RSS) qu’étaient l’Arménie et l’Azerbaïdjan. En effet, la question du Haut-Karabagh n’a pas été résolue, et cela depuis la chute de l’Empire ottoman. Dès l’indépendance des deux protagonistes, cette région a été une source de tension palpable, et l’intégration dans l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) de l’un et l’autre n’arrange pas les choses.

L’époque soviétique :

Comme le dit le géographe et spécialiste du Caucase Jean RADVANJI, « toute une série de territoires administratifs à caractère national, créés dans les années 1920-1930, ont des effets à long terme contradictoires. Ils sont des bombes à retardement laissés en héritage lors de l’éclatement de l’URSS. »[2]

Durant toute la période soviétique, la question du Haut-Karabagh n’a jamais été résolue. Pire, la stratégie soviétique s’est résumée à intensifier les dissentions entre les belligérants dans une vision globale de renforcement de la pax sovietica. Effectivement, le fort caractère idéologique de l’URSS et la répression stalinienne des années 1930 ont semé les graines de la discorde dans énormément de territoires. Le but était de placer le socialisme au-dessus des nationalismes. Pour cela, le développement de certaines minorités a été favorisé afin de briser l’idée nationale dans les pays fédérés de l’URSS. Si la pression exercée par Moscou sur les deux républiques fédérées a longtemps permis un « gel » de la situation de la région, l’affaiblissement du pouvoir moscovite des années 1980 a eu raison de la relative paix dans le Haut-Karabagh.

Lors de cette période, Mikhaïl GORBATCHEV a dû faire face à la montée des nationalismes au sein de l’Union Soviétique. Persuadé que la Perestroïka, un programme de réformes politiques et économique, permettrait à l’URSS de maintenir son intégrité, celle-ci a permis la résurgence des sentiments nationaux des différentes entités en son sein. C’est dans ce contexte que l’Arménie demande une nouvelle fois que le Haut-Karabagh lui soit rattaché en 1988 ; une manœuvre vaine, quand on analyse la question sous un angle juridique. En effet, pour qu’une telle chose soit possible juridiquement, il fallait l’accord des deux républiques socialistes soviétiques engagées (Arménie et Azerbaïdjan) pour qu’enfin le pouvoir moscovite valide un quelconque rattachement. Cette règle montre bien la stratégie du pouvoir central.

Les indépendances :

La chute de l’URSS et l’accès à l’indépendance de l’Arménie et l’Azerbaïdjan finit par déclencher un conflit inter-étatique pour la région du Haut-Karabagh. L’intégration de ces deux nouveaux États dans le système international (de manière indépendante du moins) met en lumière un problème au niveau du droit international : l’interpénétration entre le concept d’intégrité territoriale et celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Élément essentiel en droit international, l’intégrité territoriale signifie que le « territoire d’un État ne peut pas être divisé, arraché ou occupé par la force ».[3] Donc, si nous partons de cette définition, la question de l’autonomie du Haut-Karabagh doit s’envisager dans le cadre territorial de l’Azerbaïdjan. Or, là, il n’est pas question d’autonomie mais d’indépendance, ce qui signifie une séparation territoriale de l’entité sécessionniste. Le droit international met en avant l’autodétermination des peuples. De surcroît, l’Acte Final d’Helsinki de 1995 met le doigt sur un autre problème concernant la situation du Haut-Karabagh : « tous les peuples ont toujours le droit, en toute liberté, de déterminer, lorsqu’ils le désirent et comme ils le désirent, leur statut politique interne et externe, sans ingérence extérieure. »[4] En effet, le Haut-Karabagh, territoire azerbaïdjanais, est soutenu dans sa revendication par l’Arménie ; cela est donc contraire au droit international.

II.         Le Haut-Karabagh, carrefour de toutes les tensions

Le conflit du Haut-Karabagh prend une dimension régionale de part la participation des puissances voisines. Les puissances étrangères ne manquent donc pas d’instrumentaliser ce conflit. Entre rivalités régionales et idéologiques profondes, ces puissances se servent du conflit pour progresser dans la région. Nous pouvons donc retrouver autour de la question du Haut-Karabagh la rivalité historique entre la Turquie et la Russie mais aussi la matérialisation des dissentions entre l’Iran et Israël.

La politique russe :

La région du Haut-Karabagh se retrouve au centre de la rivalité turco-russe dans la région. En effet, les deux puissances régionales tentent d’étendre leur influence dans la région via les différents dossiers en cours (Syrie, Lybie…). La Russie se retrouve en positions de force dans le Caucase du sud, région historiquement sous influence russe. La doctrine eurasienne domine le monde politique russe, qui définit que « tout l’espace géopolitique de l’ex-URSS fait partie de sa sphère d’intérêt ». L’eurasisme met donc en lumière la doctrine de « l’étranger proche »[5], c’est-à-dire une présence russe dans les anciens territoires de l’URSS. L’application de cette doctrine permet une reformulation des objectifs de la politique étrangère russe qui est d’empêcher l’extension des conflits périphériques au territoire russe et obtenir la résolution de ceux-ci sous sa médiation. La politique de « l’étranger proche » a aussi comme but de maintenir une présence militaire russe au sein des Nouveaux États Indépendants (NEI) et de promouvoir la Communauté des États indépendants (CEI), organisation qui a comme but la préservation des liens économiques entre les anciens membres de l’Union Soviétique. Pour maintenir les NEI dans son giron, la Russie opte pour des moyens de pression militaires et économiques. En effet, Moscou tente d’exploiter les conflits dans la région en soutenant les différents sécessionnismes pour affaiblir et contraindre les États à faire des concessions politiques ; comme avec la Géorgie en 2008, sur la question de l’Ossétie du Sud par exemple. Cette stratégie opérée par la Russie est nommée de « stratégie russe de déstabilisation contrôlée »[6] par Janri KACHIA, écrivain et journaliste géorgien. De plus, cette stratégie permet à Moscou de faire affaires avec les deux belligérants en ce qui concerne la vente d’armes. Cependant, la Russie a montré une réelle préférence pour l’Arménie. Cela est justifiable par des raisons historiques et géostratégiques. Effectivement, le soutien à l’Arménie s’inscrit dans la volonté russe de protection des peuples chrétiens orthodoxes de la région et la protection des frontières de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), dont l’Arménie est membre. Mais la Russie fait quand même partie du groupe de Minsk avec la France et les États-Unis, chargé de trouver une solution pacifique à ce conflit ; le tout malgré la prise de position russe.

Les visées turques :

La Turquie, dans une logique néo-ottomane, tente de s’implanter dans le Caucase pour atténuer l’influence russe dans la région. En effet, celle-ci tente de s’implanter en s’appuyant sur l’Azerbaïdjan, république turcophone et musulmane. D’abord soucieuse de son image, la Turquie tente de s’immiscer dans la région via le vecteur culturel et le « modèle » d’association entre démocratie et islam. Cependant, l’image de la Turquie s’est peu à peu dégradée au sein de la Communauté Internationale : Syrie, Irak, question kurde, le problème chypriote, les contentieux avec la Grèce et maintenant la Lybie… La Turquie s’est ingérée dans plusieurs dossiers chauds de la région. Si les Turcs ont, un temps, tenté un léger rapprochement avec l’Arménie, en lui proposant de participer à la Zone de Coopération Économique de la Mer Noire (ZCEMN), les dissensions sont telles qu’une normalisation des relations turco-arméniennes est aujourd’hui de l’ordre de l’utopie. Effectivement, entre non-reconnaissance des frontières (traité de Kars de 1921), la question des « événements de 1915 » ou encore l’occupation arménienne du Haut-Karabagh. L’alliance turco-azéri revêt cependant un tout autre caractère ; en effet, les deux États ont mis en place un Partenariat stratégique d’assistance mutuelle le 16 août 2010, sur fond de promesses de défense et de coopération en matière d’équipements militaires. Le directeur de la communication de la présidence turque n’a d’ailleurs pas hésiter à commenter la position de son gouvernement : « La Turquie sera pleinement engagée à aider l’Azerbaïdjan à recouvrer ses terres occupées et à défendre ses droits et intérêts selon le droit international »[7]. De surcroît, la Turquie a fait appel ces derniers jours aux services de mercenaires syriens pour combattre les rebelles du Haut-Karabagh. L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) fait état de l’envoi d’environ 850[8] fidèles pro-Ankara[9]. Ce mouvement turc déclenche l’indignation de la Communauté Internationale, Arménie et France en tête  réclament des explications au gouvernement turc. La Turquie a usé de la même méthode concernant le dossier libyen, où des mercenaires djihadistes avaient été envoyés pour combattre des hommes du dissident Haftar.

Rivalités israélo-iraniennes :

Israël et l’Iran regardent aussi l’évolution du conflit dans la région. En effet, les deux puissances régionales ont aussi des intérêts. Les deux États sont surtout des ennemis héréditaires et profitent de touts les dossiers de la région pour se faire face : Liban, Syrie… L’Iran procède par le financement de milices ouvertement hostiles à Israël (Hamas, Hezbollah) et essaye de maintenir le différent judéo-arabe pour empêcher une intégration complète d’Israël dans la région. Cependant, cette politique commence à se retourner contre l’Iran, qui voit les pays sunnites se rapprocher officiellement d’Israël.

Israël soutient ouvertement l’Azerbaïdjan[10], car elle y importe environ 1/3 de son gaz[11]. Cette relation surprenante entre l’État hébreu et l’Azerbaïdjan chiite remonte à avril 1992. Israël est un des premiers pays à reconnaître l’indépendance de l’ancienne République soviétique. Les deux pays nouent des relations commerciales mais surtout militaires. Israël a l’intention de se servir de l’Azerbaïdjan pour être au plus proche de la frontière iranienne. Les deux États ont un objectif commun : empêcher la diffusion de la propagande islamique iranienne. En effet, même l’Azerbaïdjan chiite avait peur des déstabilisations que pouvait apporter la propagande islamique dans un État fondé sur la laïcité du pouvoir politique. Tel-Aviv joue donc sur cette dissension inter-chiite. De surcroît, l’État hébreu fournit matériel et logistique à l’Azerbaïdjan dans le conflit qui l’oppose à l’Arménie.

Du côté iranien, le soutien à l’Arménie est plus discret, moins officiel. Il revêt des justifications géostratégiques mais aussi historiques[12]. En effet, l’Iran a été par le passé une terre d’accueil pour les Arméniens chassés des différentes provinces ottomanes. Malgré l’islamisation du régime depuis 1979, les Arméniens sont en majorité restés en Iran, on en dénombre aujourd’hui plus de 600 000[13]. Si la méfiance entre Azéris et Iraniens pousse les deux États chiites à ne pas s’allier, cette méfiance est telle que l’Iran profite de la situation du Haut-Karabagh pour maintenir la pression sur son voisin chiite. En effet, le soutien iranien à l’Arménie se matérialise par des ventes d’armes, des aides alimentaires pour le Haut-Karabagh ou encore par l’aide bancaire arménienne permettant de contourner les sanctions américaines à l’encontre de l’Iran[14].

Pour conclure, nous pouvons dire que le conflit actuel dans la région du Haut-Karabagh entre l’Azerbaïdjan et les sécessionistes, soutenus par l’Arménie, est le résultat de la politique soviétique menée lors des années 1930, sur fond de volonté d’étouffement des identités nationales. Le conflit resurgit lors de l’indépendance des deux anciennes républiques fédérées, un conflit qui devient le centre des tensions régionales entre les différentes puissances, chacune voulant défendre son intérêt propre.


[1] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-Haut-Karabagh-une-ligne-de-feu-pour-l-Armenie-et-l-Azerbaidjan-une-ligne-de-3262.html

[2] Fazil ZEYNALOV, Le conflit du Haut-Karabakh. Paix juste ou guerre inévitable ? Approche historique, géopolitique et juridique, Paris, Diplomatie et stratégie, L’Harmattan, 2016.

[3] Fazil ZEYNALOV, Le conflit du Haut-Karabakh. Paix juste ou guerre inévitable ? Approche historique, géopolitique et juridique, Paris, Diplomatie et stratégie, L’Harmattan, 2016.

[4] Fazil ZEYNALOV, Le conflit du Haut-Karabakh. Paix juste ou guerre inévitable ? Approche historique, géopolitique et juridique, Paris, Diplomatie et stratégie, L’Harmattan, 2016.

[5] David CUMIN, Géopolitique de l’Eurasie. Avant et depuis 1991, Paris, L’Harmattan, 2020.

[6] Fazil ZEYNALOV, Le conflit du Haut-Karabakh. Paix juste ou guerre inévitable ? Approche historique, géopolitique et juridique, Paris, Diplomatie et stratégie, L’Harmattan, 2016.

[7] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-Haut-Karabagh-une-ligne-de-feu-pour-l-Armenie-et-l-Azerbaidjan-une-ligne-de-3262.html

[8] Les médias arméniens parlent eux de plus de 3000 mercenaires syriens.

[9] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/10/02/haut-karabakh-macron-reclame-des-explications-a-la-turquie-et-interpelle-l-otan_6054446_3210.html

[10] https://www.rfi.fr/fr/europe/20201001-haut-karabakh-isra%C3%ABl-partenaire-longue-date-l-azerba%C3%AFdjan

[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Relations_entre_l%27Azerba%C3%AFdjan_et_Isra%C3%ABl

[12] https://journals.openedition.org/cemoti/1451

[13] https://fr.wikipedia.org/wiki/Diaspora_arm%C3%A9nienne

[14] https://www.atlantico.fr/decryptage/3590555/les-enjeux-de-l-interventionnisme-iranien-dans-l-explosive-region-du-caucase-du-sud-ardavan-amir-aslani

Les visées néo-ottomanes de Recep Tayyip Erdogan

Les récents accrochages entre la France et la Turquie survenus au large de la Libye rappellent les intentions politiques d’Ankara. Les dirigeants turcs ne s’en cachent pas. La mer méditerranée représente « la fenêtre de la Turquie sur le monde ». Cette réappropriation du passé par le Président turc, Recep Tayyip Erdogan, entérine ses desseins néo-ottomans. En effet, les interventions militaires en Syrie, en Libye, en Irak et au Yémen stipulent que la Turquie envisage d’étendre sa zone d’influence. Membre de l’organisation du traité nord Atlantique (OTAN) depuis 1952, la Turquie s’impose comme une puissance active et dissuasive. Au travers de ses discours patriotiques et clivants et par l’accaparement de l’idéologie des Frères musulmans, Ankara entend rabattre les cartes en Méditerranée orientale. Or, la refonte de son ancien pré-carré constitue une menace existentielle pour plusieurs pays souverains ainsi que pour ses propres alliés.

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Le retour de l’Histoire

Dans la sémantique turque, la Méditerranée orientale est nommée « la mer blanche » (Akdeniz). C’est une région mouvante sans frontières fixes. Dans l’imaginaire ottoman, cette zone géographique représente un espace naturel d’expansion et de conquête.

Pour les souverains d’Istanbul, cette « mer blanche » était un « lac ottoman ». En effet à partir du XVIe siècle, l’Empire ottoman conquiert la Syrie et l’Algérie (1516), l’Égypte (1517), le littoral libyen (1551) ainsi que Chypre (1571). Il s’impose comme la puissance orientale de l’époque. Au XVIe siècle, on évoque la Pax Ottomana dans la région. Durant environ 4 siècles, le Proche-Orient et une partie de l’Afrique du Nord se retrouvent sous la domination ottomane. Au gré des époques, les populations conquises obtiennent plus d’autonomie mais restent soumises à l’autorité centrale.

Tout au long de cette période, l’Empire ottoman s’oppose à l’Empire des tsars de Russie. Moscou lorgne sur certains territoires européens et entend s’imposer en mer Noire[1]. Une série de conflits entre les deux puissances au XVIIIe siècle affaiblit durablement Istanbul.

De surcroît, au XIXe siècle, Istanbul est en proie à des troubles internes, entretenus et accentués par les puissances occidentales. De ce fait, l’Empire se disloque. Il perd successivement la Grèce (1821), Chypre (1878), l’Égypte (1882), la Libye (1911), la Syrie et la Palestine (1916). Les Européens imposent leurs revendications sur la Méditerranée orientale et la Turquie se recentre sur son territoire après la chute de l’Empire ottoman en 1923.

Ainsi dans l’inconscient turc, la Méditerranée orientale évoque un passé glorieux, fait de domination et d’expansion. Cependant, elle symbolise également un traumatisme. Traumatisme dû à la fin d’une apogée. Son déclin et son démembrement constituent les plaies historiques non refermées de la nation turque.

Dans une logique expansionniste et de retour de l’Histoire, le Président turc veut replacer la Turquie au centre de l’échiquier du Levant. Comme à l’époque ottomane, Ankara et Moscou s’affrontent et profitent du désengagement des occidentaux pour étendre leurs zones d’influences respectives[2].

Imposer ses vues sur la Méditerranée orientale

Depuis la décennie 2000, la Turquie souhaite construire une politique arabe basée sur des échanges commerciaux. Après avoir vainement tenté de créer en 2010 une zone de libre échange « Shamgen » avec les pays du Levant (Jordanie, Syrie et Liban), Receip Tayyip Erdogan profite des « Printemps arabes » pour s’immiscer davantage dans les affaires de la région. Le Président turc se pose en héraut du monde sunnite et n’hésite pas à apporter une aide logistique et militaire à certaines mouvances djihadistes.

Ce faisant, la Turquie entreprend de renouer avec son passé glorieux. Elle veut reformer son glacis protecteur en territoire arabe. Les nombreuses interventions militaires en Syrie et en Irak confirment ses desseins néo-ottomans. En Syrie, Ankara est engagé dans la localité d’Idlib (au Nord Ouest du pays) et apporte un soutien sans faille au dernier bastion djihadiste. La Turquie est également intervenue à maintes reprises contre l’irrédentisme kurde à la frontière syro-turque. Tout récemment, l’armée turque a lancé une opération terrestre contre les autonomistes kurdes irakiens du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Cette ingérence est une violation de la souveraineté irakienne[3].

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La Libye est un autre champ de bataille pour la politique interventionniste d’Erdogan. Après la signature d’une série  d’accords entre les deux pays, prévoyant l’exploitation de gisements d’hydrocarbures offshore, la Turquie décide de soutenir militairement le gouvernement libyen d’accord national (GNA), reconnu par la communauté internationale[4] et dirigé depuis Tripoli par Faïez Al-Sarraj. Grâce à l’aide turque, les forces du GNA ont stoppé les troupes du maréchal dissident Khalifa Haftar dans sa tentative de conquête de la capitale libyenne. De surcroît, la contre-offensive du GNA se rapproche de la ville de Syrte, fief du maréchal Haftar. Ce dernier est financé par les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite et l’Égypte. Il reçoit également un soutien des mercenaires russes du groupe Wagner. Cette opération militaire participe encore un peu plus à la « miliciarisation » du territoire libyen. La présence turque pourrait devenir permanente. En effet, Ankara envisage d’établir deux bases sur le littoral libyen[5].

La militarisation accrue et les ambitions turques inquiètent la France et l’Otan, qui prônent une désescalade du conflit. Le dernier incident franco-turc au large de la Libye le 17 juin dernier confirme la divergence des intérêts. Des frégates turques ont illuminé à trois reprises avec leur radar un navire français[6]. En mission pour l’Otan, ce dernier cherchait à contrôler un cargo, suspecté de transporter des armes vers la Libye. Cet événement n’est pas anodin et renforce considérablement l’image de la Turquie comme puissance incontournable. Cette dissuasion parachève la volonté d’Erdogan de s’imposer en Méditerranée.  Malgré sa présence dans l’Otan, Ankara souhaite influer le positionnement de l’organisation selon ses propres intérêts. Cette politique aventureuse est un pari risqué, car les efforts de guerre coûtent cher à une économie turque déjà fragilisée.

 Les Frères musulmans : une idéologie au service de l’expansionnisme turc

Les drapeaux turcs brandis à Tripoli en Libye, à Tripoli au Liban et dans plusieurs régions syriennes attestent de l’influence d’Ankara dans son ancien pré-carré. Les interventions ne se limitent pas uniquement à des intérêts territoriaux et énergétiques. Les desseins néo-ottomans participent activement à l’expansion de l’idéologie des Frères musulmans.

Au Moyen-Orient, l’idéologie et la religion sont les deux composantes qui outrepassent de loin l’appartenance nationale et l’ethnicité. La Turquie n’est pas un pays arabe, mais elle peut compter sur l’influence des Frères musulmans pour se constituer un réseau d’alliance qui supplante l’arabité. Avec le Qatar, Erdogan adopte une posture conciliante à l’égard des« printemps arabes ». Ils savent que l’idéologie « frériste » fourmille dans les franges populaires de la communauté musulmane sunnite.

Par l’entremise des mosquées, des écoles coraniques et de nombreuses associations caritatives et éducatives, les Frères musulmans tissent leurs réseaux. Le Qatar en est le principal bailleur alors que la Turquie constitue le chaînon militaire de cette alliance. Le territoire turc est devenu le pays hôte de tous les Frères musulmans condamnés et expulsés de leur pays d’origine[7].

Néanmoins, cette confrérie se heurte à l’opposition de plus en plus vive de la part des Saoudiens et des Émiratis. En effet, Riyad et Abu Dhabi veulent annihiler l’influence des Frères musulmans au Moyen-Orient. Cette lutte contre le Qatar et la Turquie se matérialise par des affrontements entre factions opposées en Syrie et en Libye. Dernièrement, l’Égypte d’Abdel Fatah Al-Sissi a menacé la Turquie d’une intervention militaire en Libye, si la ville de Syrte venait à tomber. Ce contentieux entre les deux pays remonte au coup d’État militaire en 2013 contre le Président Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans[8]. Ainsi, on assiste donc à une guerre par procuration de deux visions différentes de l‘Islam.

Durant la décennie 2010, la Turquie avait fait le choix d’une politique de « zéro problème avec les voisins ». Aujourd’hui, Ankara est au centre des bouleversements régionaux. En nostalgique de la gloire d’un Empire déchu, Erdogan n’hésite pas à utiliser la force militaire pour assoir ses visées hégémoniques sur la Méditerranée orientale.


[1] https://www.monorient.fr/index.php/2020/06/03/partie-ii-lempire-ottoman-lhomme-malade-de-leurope/

[2] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/06/18/de-la-syrie-a-la-libye-le-projet-neo-ottoman-d-erdogan_6043286_3210.html

[3] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/06/17/la-turquie-lance-une-operation-terrestre-contre-le-pkk-dans-le-nord-de-l-irak_6043159_3210.html

[4] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/06/05/le-gaz-au-centre-de-l-engagement-militaire-turc-en-libye_6041879_3212.html

[5] http://www.opex360.com/2020/06/12/la-turquie-fait-une-demonstration-de-force-en-mediterranee-et-envisage-detablir-deux-bases-permanentes-en-libye/

[6] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/06/17/paris-denonce-une-man-uvre-turque-recente-extremement-agressive-en-mediterranee_6043175_3210.html

[7] http://fmes-france.org/linfluence-des-freres-musulmans-sur-la-politique-regionale-de-la-turquie-par-ana-pouvreau/

[8] https://www.lefigaro.fr/international/l-egypte-se-dit-prete-a-intervenir-directement-en-libye-20200621

Partie II – L’Empire ottoman: « L’homme malade » de l’Europe

« Nous avons sur les bras (…) un homme très malade; ce serait, je vous le dis franchement, un grand malheur si, un de ces jours, il venait à nous échapper, surtout avant que toutes les dispositions nécessaires fussent prises », aurait déclaré le tsar Nicolas Ier de Russie, en 1853. A l’aube du XVIIIe siècle, l’Empire ottoman n’est déjà plus la puissante conquérante dont les assauts répétés menaçaient  autrefois l’Europe. Bien au contraire, c’est maintenant au tour des puissances européennes de s’immiscer dans les affaires de l’Empire, affaibli sur les plans économique et militaire, afin de tenter de tirer parti de ses vulnérabilités et de faire mainmise sur ses territoires. [1]

La Russie : un adversaire de taille

Le traité de Karlowitz, signé le 26 janvier 1699, ampute l’Empire de territoires clés, pour les restituer aux puissances européennes ; la Hongrie et la Transylvanie sont notamment perdues au profit de l’Autriche. Pour la première fois, l’Empire recule et son assise européenne vacille. Un nouvel acteur majeur s’affirme et ne tarde pas à se liguer contre les Ottomans, aux côtés des puissances occidentales : la Russie du tsar Pierre-le-Grand. [2]

L’Empire, quant à lui, s’illustre peu sur le plan militaire. Défait par les troupes de Venise et du Saint-Empire, le sultan doit signer, en 1718, le traité de Passarowitz, qui entérine la perte de la Serbie. La signature de ce traité marque toutefois l’ouverture d’une courte période de paix et de renaissance intellectuelle, qui durera jusqu’en 1730. Elle est nommée « L’Ère des Tulipes » (en turc Lâle devri), en raison du grand nombre de variétés de tulipes cultivées et créées au sein du palais, sous le règne du sultan Ahmet III (1703-1730), réputé poète. Le sultan et sa cour s’ouvrent sur l’Occident, fascinés par le système éducatif, l’architecture ou encore l’urbanisme des grandes capitales européennes. [3]

La menace russe plane cependant. Une série de conflits, qui voit l’Ottoman de plus en plus affaibli, oppose les deux puissances. La Russie cherche à se ménager des débouchés maritimes, en particulier vers la mer Noire ; dès 1736, ses armées traversent la Crimée, sous contrôle ottoman, mais sont repoussées avant d’atteindre leur objectif. En 1770, les forces russes anéantissent la flotte ottomane à Tchesmé, sur la côte ouest de l’Anatolie, et circulent désormais librement en Méditerranée orientale. Le traité de Kütchük-Kaïnardji (1774), conclu entre l’Empire ottoman et la Russie de Catherine II, accorde enfin à cette dernière  le droit de libre navigation en mer Noire, ainsi que plusieurs territoires stratégiques et des privilèges commerciaux. La Crimée passe sous contrôle russe et l’Empire ottoman doit s’acquitter d’une indemnité de guerre colossale auprès de la Russie. [4]

Il faut attendre 1856 et la signature du Traité de Paris, qui met fin à la guerre de Crimée (1853-1856), pour qu’un status quo soit temporairement établi entre les deux empires et un coup d’arrêt mis à l’expansionnisme russe dans les Balkans. Le traité entérine également la neutralité de la mer Noire, en y interdisant la circulation de navires de guerre. [5]

L’Empire ottoman, entre impérialismes occidentaux et éveil des minorités.

L’année 1774 marque l’ouverture de la « Question d’Orient », une expression qui désigne la lutte que se livrent les puissances européennes pour la domination des Balkans et de la Méditerranée orientale jusqu’au démembrement de l’Empire, au début du XXe siècle. La Russie ambitionne de prendre le contrôle des Détroits (du Bosphore et des Dardanelles). L’Angleterre s’inquiète, pour sa part, des velléités expansionnistes russes : elle craint que celle-ci ne se mette en travers de sa route vers les Indes. La France, quant à elle, fait valoir son influence diplomatique et culturelle sur la région du Levant.

Ce faisant, les vastes territoires de l’Empire semblent en partie échapper à son contrôle. Le sultan doit faire face au défi que représente l’affirmation de ses minorités, qui réclament une plus grande autonomie. Les grandes puissances ne manquent pas de soutenir et d’instrumentaliser cette quête d’indépendance. La Russie se proclame protectrice des orthodoxes et des slaves, la France des chrétiens d’Orient. Ainsi, la guerre d’indépendance grecque (1821-1829), est marquée par le soutien actif de la France, de l’Angleterre et de la Russie au peuple grec. L’indépendance de la Grèce, arrachée en 1830, est un véritable séisme pour l’Empire, dont l’onde de choc s’imprime durablement dans les Balkans ; en 1875, de nouvelles révoltes éclatent en Bosnie-Herzégovine. En 1876, c’est au tour des peuples bulgare et des serbe de se soulever.

Le Proche-Orient et l’Afrique du nord ne sont pas en reste et le cas de l’Egypte constitue à ce titre un exemple emblématique. Ce territoire est alors administré par un dirigeant envoyé par le sultan. Portant le titre de « pacha », il est notamment en charge de la collecte de l’impôt. Dès 1805, Mehmet Ali Pacha prend le pouvoir de l’Egypte, qu’il dirige jusqu’en 1848. [6]  Entre 1832 et 1840, il parvient à conquérir un territoire qui correspond à l’actuelle Syrie. Menacé par les troupes ottomanes alliées aux britanniques, il accepte de se retirer mais reçoit en échange le titre de vice-roi d’Egypte, qu’il transmet à sa descendance. [7]

Le traité de Berlin, conclu en 1878, acte enfin la fragmentation de l’Empire, que se partagent les grandes puissances étrangères. La France obtient l’autorisation d’occuper la Tunisie, le Royaume-Uni l’île de Chypre, l’Italie la Tripolitaine (actuelle Libye). Les provinces caucasiennes de Kars et d’Ardahan, disputées par la Russie depuis 1731, lui sont cédées.  [8] Le traité entérine également l’indépendance de la Roumanie, du Monténégro et de la Serbie. L’Empire, amputé d’un cinquième de sa population, en très grande majorité dans ses provinces européennes, se recentre sur le monde musulman. [9]

Les Tanzimats, derniers sursauts d’un Empire moribond ?

Face aux pressions exercées de toutes parts contre l’Empire, le sultan Selim III (1789-1807) est le premier à tenter d’engager des réformes. A l’instar de son aïeul Ahmet III, possède un fort attrait pour l’Occident. Il est le premier souverain ottoman à ouvrir des ambassades permanentes dans les capitales européennes ; les titulaires doivent envoyer régulièrement à Istanbul des rapports sur les pays où ils ont été nommés. Il entreprend de réformer l’armée en créant de nouveaux corps militaires, entraînés à l’européenne et commandés par des officiers européens. Ces ambitions réformatrices ne font pas l’unanimité : il est destitué, puis assassiné par les janissaires, un ordre militaire qui, chargé dès les premiers siècles de l’Empire de la garde rapprochée du sultan, a gagné en nombre et en puissance au point de devenir un véritable contre pouvoir, opposé à l’action du souverain. [10]

Mahmud II (1808-1839) achève les réformes entreprises par Selim III. Il supprime le corps des janissaires en 1826. Il faut cependant attendre le règne du sultan Abdülmecid Ier (1839-1861) pour que des réformes politiques et sociales de grande ampleur soient mises en oeuvre ; elles prennent le nom de Tanzimat (« réorganisations »). [11] Un premier document important ouvre cette ère réformatrice ; il s’agit du rescrit impérial de Gülhâne, qui parait le 3 novembre 1839. Fait exceptionnel car contraire à la loi coranique, le sultan y proclame l’égalité de tous les sujets de l’Empire devant la loi, indépendamment de leur religion. Il prévoit également la réforme de l’enseignement, de la fiscalité et de la justice et s’engage pour la première fois à limiter ses propres pouvoirs, instaurant ainsi un régime absolutiste éclairé, à l’européenne.

Le second document majeur est le Hatt-ı Hümayun (« Rescrit impérial ») du 25 février 1856. Le sultan y affirme son ambition d’établir une égalité entre les groupes confessionnels qui peuplent l’Empire ; c’est l’introduction de la liberté de culte.

Dans les années 1850, l’Empire est réformé en profondeur. L’appareil d’Etat est modernisé, les infrastructures de transport révolutionnées, de même que le commerce et l’éducation. Sur le modèle occidental, l’Empire se dote de plusieurs Codes (pénal, agraire, commercial, etc). En 1876, la promulgation de la Loi fondamentale ou Constitution ottomane par le sultan Abdülhamid II (1876-1909), constitue la pierre d’achoppement de cet édifice. Elle met en place un parlement élu, définit avec précision les prérogatives du sultan ainsi que les droits et devoirs des sujets de l’Empire. [12]

Toutefois, ces réformes possèdent un coût élevé. Afin de les financer, l’Empire contracte des emprunts auprès des puissances européennes. En 1881, il se trouve dans une situation de banqueroute, dans l’incapacité de régler ses dettes. L’économie ottomane est alors mise sous tutelle. La France, l’Angleterre et l’Autriche créent une administration de la dette publique au sein même de l’Empire. Cette entité (en turc Duyun-u Umumiye) se comporte comme un Etat dans l’Etat ; elle possède ses propres forces armées et ponctionne chaque année entre un quart et un tiers des ressources de l’Empire afin de rembourser ses créanciers. [13]

Le processus de modernisation entrepris par les sultans ottomans au début du XIXe siècle, est à double tranchant. D’une part, il permet à l’Empire, durablement transformé, d’entrer dans la modernité. D’autre part, les puissances européennes ne cessent d’affermir leur emprise sur un Empire qui n’a plus les moyens de ses ambitions.

Bibliographie :

[1] SARGA Moussa, « La métaphore de «l’homme malade» dans les récits de voyage en Orient », Romantisme, vol. 131, no. 1, 2006, pp. 19-28.

[2] Lucrèce, Empire ottoman, de l’essor au déclin (XIVe-XIXe), Histoire pour tous de France et du monde, 27/03/20

[3] LÉVÊQUE Guillaume, TÓTH Ferenz, La guerre des Russes et des Autrichiens contre l’empire ottoman 1736-1739, La Cliothèque, 02/08/2011

[4] COCQUET Marion, La Crimée en dix moments clés, Le Point, 07/03/2014

[5] DIGNAT Alain, 30 mars 1856, Le traité de Paris met fin à la guerre de Crimée, Hérodote, 28/03/2020

[6] COUDERC Anne, « L’Europe et la Grèce, 1821-1830. Le Concert européen face à l’émergence d’un État-nation », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, vol. 42, no. 2, 2015, pp. 47-74

[7] KRUSE Clémentine, Méhémet Ali, le fondateur de l’Egypte moderne ?, Les Clés du Moyen-Orient, 24/02/2012 

[8] FIGEAC Jean-François, « 21 – La crise d’Orient (1839-1841) et l’opinion publique française : des débats intellectuels à l’origine de la définition d’une élite culturelle », Laurent Coste éd., Élites et crises du XVIe au XXIe siècle. Europe et Outre-mer. Armand Colin, 2014, pp. 301-318

[9] SA, Les Balkans de 1875 à 1913 et la Première Guerre mondiale, Histoire de la France, de ses souverains et de ses républiques, Document n.162, 10/11/2018

[10] LEMARCHAND Guy, Éléments de la crise de l’Empire ottoman sous Sélim III (1789-1807), Annales historiques de la Révolution française, 329, 2002, pp. 141-159.

[11] MONEGHETTI Merryl, Épisode 7 : « Réformer et reformer l’Etat et la société », L’Empire ottoman et la Turquie face à l’Occident, les années 1820-1830, Les cours du Collège de France, France Culture, 15/10/2019, 58 minutes

[12] DIGNAT Alain, 3 novembre 1839, la Sublime Porte se réforme, Hérodote, 29/10/2019

[13] BOZARSLAN Hamit, Histoire de la Turquie de l’Empire ottoman à nos jours, Texto, Tallandier, Paris, 2015, pp. 153-185

La Turquie: allié indispensable de l’OTAN ?

La Turquie du Président Receip Tayyip Erdogan est au cœur des tensions régionales. Pourtant au début de la décennie 2010, l’ancien ministre des Affaires étrangères turc Ahmet Davutoglu avait théorisé la doctrine de « zéro problème avec les voisins ». Aujourd’hui, la Turquie est sur tous les fronts. De la Libye à la Syrie, en passant par l’Asie centrale et les Balkans, sa politique étrangère est tentaculaire. Nostalgique de la gloire de l’Empire ottoman, le Président turc avance ses pions et intervient illégalement dans plusieurs pays souverains.

Membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) depuis 1952, la Turquie n’est pas isolée. Ses gesticulations guerrières et ses discours menaçants servent les intérêts des puissances occidentales. La Turquie n’est ni plus ni moins que le cheval de Troie de l’Otan au Moyen-Orient.

Chars turcs dans la province d’Idlib

La Turquie à la conquête de l’Islam politique

Dans une région majoritairement musulmane, la Turquie cherche des alliés de poids.

Au Moyen-Orient, l’idéologie et la religion sont les deux composantes qui outrepassent de loin l’appartenance nationale et l’ethnicité. La Turquie n’est pas un pays arabe, mais elle peut compter sur l’influence des Frères musulmans pour se constituer un réseau d’alliance qui supplante l’arabité. Avec le Qatar, Erdogan adopte une posture conciliante à l’égard des « printemps arabes » en Égypte, en Tunisie, en Libye et surtout en Syrie. Ils savent que l’idéologie « frériste » fourmille dans les franges populaires de la communauté musulmane sunnite.

Par l’entremise des mosquées, des écoles coraniques et de nombreuses associations caritatives et éducatives, les Frères musulmanes tissent leurs réseaux. Le Qatar en est le principal bailleur alors que la Turquie constitue le chaînon militaire de cette alliance. Le territoire turc est devenu le pays hôte de tous les Frères musulmans condamnés et rejetés dans leur pays d’origine[1].

Cette idéologie ressemble au panislamisme de la fin du XIXe siècle. En effet, l’Empire ottoman avait adopté cette doctrine pour conquérir et attirer tous les musulmans de l’Empire. Aujourd’hui, la doctrine des Frères musulmans est plus qu’une idéologie, c’est un moyen de s’immiscer durablement dans les affaires des pays arabes, comme au temps de l’Empire ottoman avec le panislamisme.

Le prosélytisme turc s’enracine dans plusieurs villes du Moyen-Orient. Dernièrement, en raison de l’intensité des combats à Idlib, la ville de Tripoli au Liban arborait en masse le drapeau turc. Sous couvert de doctrine religieuse, cette idéologie des Frères musulmans permet assurément à la Turquie d’étendre ses desseins de politique étrangère, notamment en Syrie. Cette ingérence politique se couple avec une intervention militaire de moins en moins officieuse qui alimente la nébuleuse djihadiste anti-Assad.

Une aide aux djihadistes d’Idlib

Depuis les accords d’Adana en 1998 entre le Syrie et la Turquie, Istanbul peut pénétrer à 5 km à l’intérieur du territoire syrien pour lutter contre toute menace « terroriste »[2]. Ce texte permet aujourd’hui à Erdogan de justifier ses interventions en Syrie, notamment contre les groupuscules kurdes dans le Nord-Est syrien.

Dès le début du conflit en Syrie en 2011, la Turquie et le Qatar ont fortement contribué à la formation de l’Armée syrienne libre (ASL), principale force d’opposition à Damas. En rendant la frontière syrienne poreuse, la Turquie a permis à des milliers de djihadistes étrangers en provenance du Caucase, d’Asie centrale et d’Europe de pénétrer en Syrie pour gonfler les rangs de l’ASL et de Daesh. Cette politique d’affaiblissement du pouvoir syrien, avec le consentement et l’appui des chancelleries occidentales, sert les intérêts d’Istanbul. En soutenant logistiquement et militairement les groupes djihadistes, la Turquie devient le parrain officiel de la rébellion syrienne.

Depuis 2018, Idlib est le dernier bastion djihadiste en Syrie. La Turquie quadrille la ville avec une douzaine de postes d’observations. Suite à la reprise de nombreuses localités autour d’Idlib par l’armée gouvernementale syrienne avec l’appui de l’aviation russe, la Turquie riposte en envoyant des troupes terrestres pour appuyer les djihadistes issus de la mouvance salafiste à l’instar de Hayat Tahrir Al-Cham[3]. Depuis, les affrontements se sont intensifiés entre la Turquie et la Syrie. Tour à tour, les deux pays revendiquent la récupération d’une parcelle de terrain ou l’abattement d’un avion ou d’un drone ennemi.

Cet appui avéré aux différents groupes djihadistes aggrave encore un peu plus la guerre en Syrie. Son intervention n’a fait l’objet d’aucune critique de la part des chancelleries occidentales. Au contraire, leur silence peut être interprété comme un feu vert accordé à la Turquie. Avec le retrait progressif et en ordre dispersé des Américains, Washington a permis à la Turquie de déloger les Kurdes et de s’enraciner dans le Nord-Est de la Syrie. La bataille d’Idlib est vitale pour le régime syrien. La récupération de cette ville est cruciale pour la stabilité des provinces voisines de Lattaquié et d’Alep. L’aide turque aux djihadistes prolongera la guerre mais n’en changera pas le résultat[4], tant que la Russie se porte garante de Bachar Al-Assad. En raison de l’escalade militaire, Ankara s’efforce d’obtenir un soutien occidental et menace l’Europe d’ouvrir ses frontières aux réfugiés.

Le cessez le feu obtenu à Moscou qui est entré en vigueur dans la nuit du 5 au 6 mars éternise une nouvelle fois le conflit.

Les réfugiés : le chantage d’Erdogan

En 2016, Ankara avait négocié avec l’Union européenne un pacte migratoire. En contrepartie d’une aide de 6 milliards d’euros, la Turquie devait contenir l’arrivée de réfugiés vers l’Europe.

De nouveau, la Turquie exige de l’Union européenne et de l’Otan une compensation financière pour accueillir les réfugiés et la soutenir dans sa nouvelle guerre. Sa revendication doit être prise en considération. En effet, l’afflux massif des réfugiés déstabilise l’économie turque et créé des tensions au sein même de la société. Devant les atermoiements des pays européens, Erdogan a mis sa menace à exécution en ouvrant sa frontière avec la Grèce. Athènes, exsangue économiquement, ne peut accueillir ce flux massif. L’Union européenne veut aider le gouvernement grec en lui octroyant une aide de 700 millions d’euros, et ne cède pas à ce chantage[5].

Les chancelleries occidentales se lamentent d’être prises en otage. Or, en soutenant systématiquement militairement et logistiquement l’opposition à Bachar Al-Assad, l’Union européenne est en partie responsable de la catastrophe migratoire en cours.

La Turquie endosse le rôle de victime tout en étant la principale fautive de la situation dans laquelle elle se trouve. Sans son intervention en Syrie et son soutien aux djihadistes, Bachar Al-Assad aurait pu récupérer l’intégralité de son territoire et éviter cette crise migratoire qui hante les Européens. Malgré les récentes rencontres bilatérales entre la Russie et la Turquie le 5 mars[6], la solution réside dans le positionnement de l’OTAN.

La Turquie : perturbateur utile de l’Otan

 La Turquie est membre de l’Organisation du traité Atlantique Nord depuis 1952. Cette intégration surprenante de la Turquie dans un axe regroupant les puissances occidentales s’explique par l’obligation de lutter contre l’expansion du communisme au lendemain de la seconde guerre mondiale. La Turquie devenait de facto, le cheval de Troie de la politique américaine en Orient. Dès 1955, Ankara permet à l’Otan d’installer une base aérienne à Incirlik pour ses opérations extérieures.

En 1991, en raison de la dislocation de l’Union soviétique, l’Otan n’a plus vocation à exister. Dès lors, l’organisation est repensée, restructurée à l’aune des nouvelles menaces du XXIe siècle. En effet, la lutte contre le terrorisme sert de tremplin à l’alliance qui va pouvoir intervenir au Moyen-Orient. La Turquie devient de fait, un élément central. Depuis 2011, le gouvernement turc est actif sur le terrain syrien avec le consentement et l’appui des forces de l’Otan.

Beaucoup de journalistes et d’experts prétendent à tord que la Turquie est isolée. Or selon l’article 5 de l’Otan, il est stipulé que : « Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord. »[7]

Finalement, Erdogan est conscient des avantages que lui octroie l’Otan. En agitant la menace de la question migratoire, il veut former une communauté de destin avec les chancelleries occidentales. De surcroît, le Président turc répond à leurs attentes : empêcher la Syrie de récupérer la totalité de son territoire et contenir l’influence russe dans la région[8].


[1] http://fmes-france.org/linfluence-des-freres-musulmans-sur-la-politique-regionale-de-la-turquie-pana-pouvreau/

[2] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Historique-des-relations-entre-la-Turquie-et-la-Syrie-depuis-la-fin-de-la

[3] https://twitter.com/syriaintel/status/1235323665622994945

[4] https://www.deep-news.media/2020/02/28/idleb-solutions/

[5] https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/dorothee-schmid-refugies-une-arme-de-dissuasion-erdogan

[6] http://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20200305-sommet-vladimir-poutine-recep-tayyip-erdogan-russie-turquie-syrie-apaiser-idle

[7] https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_17120.htm

[8] https://www.lemonde.fr/syrie/article/2018/04/14/syrie-l-otan-defend-une-operation-ciblee-et-proportionnee_5285625_1618247.html

Idlib: la poudrière syrienne

Engluée dans une grave crise économique en raison des sanctions occidentales, la Syrie doit faire face à une recrudescence des tensions dans la province d’Idlib. La guerre est loin d’être terminée et ce à cause des intérêts contradictoires des différents belligérants.

Dans un jeu complexe de billard à 3 bandes, Syriens, Russes et Turques s’opposent, s’affrontent militairement et parfois délibèrent pour imposer un cessez le feu, au détriment une fois de plus de la situation humanitaire.

Dernièrement, des combats ont eu lieu dans la province d’Idlib entre forces syriennes et forces turques, risquant de dégénérer en un conflit entre les deux pays. Fidèle à sa stratégie, Vladimir Poutine tempère et se pose en médiateur.

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La reconquête totale du territoire par l’armée syrienne

Acculée et cantonnée aux environs de Damas et au littoral syrien en 2014-2015, l’armée syrienne et ses alliées russes et iraniens ont depuis repris et sanctuarisé les ¾ du territoire syrien. Reprenant parcelle de terrain par parcelle de terrain, les troupes de Bachar Al-Assad aidées par l’aviation russe et l’appui des milices iraniennes ont libéré les principales villes du pays de l’emprise djihadiste (Homs en 2014, Alep en 2016). Permettant de désenclaver la province d’Alep, la libération de la ville d’Idlib est stratégique pour Damas. De plus, la récente reprise de la localité de Saraqeb permet de rejoindre Alep par l’axe autoroutier M5[1].

Dans son allocution à la chaîne nationale syrienne Sana, Bachar Al-Assad a rappelé et martelé que la reconquête totale du territoire syrien était une condition sine qua none pour la fin du conflit. De ce fait, la récupération de la province d’Idlib est un leitmotiv pour l’armée gouvernementale syrienne. Dernier bastion djihadiste présent en Syrie, Idlib regroupe un ensemble de mouvances terroristes affiliées à différents groupes (Hayat Tahrir Al Cham, parti islamique du Turkestan, Front national de libération…).

Comme le précise Fabrice Balanche, géographe et spécialiste de la Syrie, il ne faut pas minorer le fait djihadiste à Idlib. En effet, les principaux médias occidentaux omettent délibérément et consciencieusement de mentionner qu’à Idlib se trouve les anciens djihadistes de Daesh et d’Al-Qaeda, financés par les monarchies du Golfe, armés par l’Occident et aidés par la Turquie. Le traitement de l’information est focalisé sur la crise humanitaire afin d’incriminer une fois de plus Damas et Moscou.

Aujourd’hui deux visions des relations internationales s’opposent. D’un côté, la realpolitik russo-syrienne qui consiste à éliminer entièrement la menace terroriste. De l’autre, la logique néoconservatrice occidentale qui se traduit par un alignement quasi-systématique sur la politique américaine, visant à évincer Bachar Al-Assad, quitte à aider financièrement et logistiquement les groupes djihadistes.

La politique néo-ottomane d’Erdogan

Après avoir dominé le Moyen-Orient pendant 4 siècles, la Turquie est aujourd’hui soucieuse de renouer avec son passé glorieux. La politique panturquiste (rassembler toutes les populations d’origine turque au sein même de la Turquie) est aujourd’hui visible. Les nombreuses incursions militaires turques depuis 2016 en Syrie et en Irak sans l’aval des gouvernements concernés consistent à contrôler des territoires stratégiques. Alep, Raqqa et Idlib en Syrie ou encore Mossoul en Irak représentaient les joyaux culturels de l’Empire ottoman et formaient un glacis protecteur en territoire arabe. Ainsi pour Erdogan, plus qu’une volonté d’ingérence politique, il s’agit de reformer et de récupérer des anciennes villes clés de l’Empire déchu.

En effet depuis la décennie 2010, la Turquie souhaite construire une politique arabe basée sur les échanges commerciaux. Après avoir vainement tenté de créer en 2010 une zone de libre échange « Shamgen » avec les pays du Levant (Jordanie, Syrie, Liban), le Président turc, Recep Tayyip Erdogan se pose en héraut du monde sunnite. Il utilise l’islam politique à des fins de politique régionale. De fait, dès 2011, il défend les « printemps arabes » et  n’hésite pas à se rapprocher des milieux djihadistes en ouvrant ses frontières avec la Syrie et en les soutenant militairement.

Les interventions turques en Syrie sont dictées par diverses motivations politico-idéologiques. Dans un premier temps, il s’agit de contenir et d’annihiler les forces kurdes présentes à la frontière turque. Le sempiternel problème kurde sert de prétexte à la logique néo-ottomane d’Erdogan pour s’immiscer durablement dans le règlement du conflit en Syrie. De surcroît, la Turquie se dresse en défenseuse de la cause des réfugiés auprès d’un Occident impuissant. Suivant sa vision, la chute d’Idlib entraînerait un afflux massif supplémentaire de réfugiés syriens en Turquie et en Europe.

La présence avérée des forces turques dans la province d’Idlib résulte des pourparlers de Sotchi et d’Astana. En effet, une douzaine de postes d’observations turcs quadrillent la région d’Idlib et de fait, protège la présence djihadiste en Syrie. En raison de leurs intérêts contradictoires, des accrochages ont fait plusieurs morts au sein des armées syriennes et turques non loin de la localité de Saraqeb. Dernièrement, Erdogan a envoyé des troupes et des véhicules blindés supplémentaires, tout en menaçant ouvertement Damas de guerre frontale et ordonnant à la Russie de se tenir à l’écart des récents affrontements[2].

La Russie : arbitre et médiateur des affrontements

Partisane d’une entente avec toutes les parties prenantes, la Russie de Vladimir Poutine entretient des relations aussi bien avec la Syrie de Bachar Al-Assad qu’avec la Turquie de Recep Tayyip Erdogan.

Depuis septembre 2015, Moscou est le premier soutien de Damas. L’aviation russe et les forces spéciales au sol ont aidé les troupes syriennes à récupérer plusieurs villes. Sans l’aide russe en 2015, la Syrie et le Liban seraient tombés sous le joug de l’État islamique. La reprise d’Idlib répond à un impératif russo-syrien, à savoir l’annihilation de toute menace djihadiste.

La bataille d’Idlib oppose donc l’armée de Bachar Al-Assad aidée par la Russie aux djihadistes soutenues et armées par la Turquie. Pour autant, ni la Russie ni la Turquie n’ont intérêt à rompre leurs liens diplomatiques. Les deux pays collaborent et commercent dans de nombreux domaines. Le montant des échanges bilatéraux s’élève à 25 milliards de dollars. Moscou et Ankara nouent également des relations dans le secteur gazier. Dernier grand événement en date, l’inauguration à Istanbul du gazoduc turco-russe « Turkish Stream », alimentant en gaz l’Europe via la mer noire.

La Russie est maître de la situation en Syrie. Elle orchestre les discussions politiques, dialogue avec tous les acteurs, arbitre les contentieux, bombarde quand nécessaire les positions djihadistes, tempère les ardeurs occidentales et impose sa vision et logique du conflit. La question qui se pose après les récents accrochages entre Ankara et Damas, est de savoir si ceci restera sans conséquences ou s’avèrera être un dangereux tournant ? Moscou doit user de son « savoir-faire » diplomatique pour mettre fin à cette escalade[3].

Quant à eux, la Turquie et les occidentaux doivent renoncer à leurs ingérences. En faisant le choix d’armer et de soutenir les djihadistes, ils ont d’ores et déjà perdu toute crédibilité politique. Tôt ou tard, la ville d’Idlib sera reprise par les forces armées syriennes et leurs alliées. La Turquie devra renoncer à sa politique expansionniste et interventionniste.


[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/02/11/le-regime-syrien-reprend-le-dernier-troncon-d-une-autoroute-cruciale-dans-le-nord-ouest_6029169_3210.html

[2] https://fr.sputniknews.com/international/202002111043044023-erdogan-menace-de-faire-payer-le-prix-fort-a-la-syrie-en-cas-dattaque/

[3] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/02/11/l-escalade-meurtriere-entre-soldats-turcs-et-syriens-se-poursuit-a-idlib_6029174_3210.html

La Russie: Maître du jeu au Moyen-Orient ?

Au cours de la guerre froide, l’Union soviétique avait une politique arabe active. Après avoir reconnu l’État d’Israël en 1948, elle se rapproche des régimes nationalistes égyptien de Nasser puis syrien d’Hafez-al Assad. Sa politique était principalement basée sur la formation militaire et la vente d’armes pour contrebalancer la suprématie israélienne, elle-même soutenue par les Américains.

Depuis la chute du bloc communiste en 1991, la Russie se tient à l’écart des affaires orientales. Elle reste cantonnée à une neutralité de façade. Elle n’a ni les moyens, ni l’envie de s’ingérer dans une région à risque.

Il faut attendre l’arrivée de Vladimir Poutine au Kremlin en 2000 pour voir les prémisses d’une réelle stratégie régionale.  

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L’intervention en Syrie : Résurgence de la puissance russe

Depuis la fin du XVIIIème siècle, la Russie de l’impératrice Catherine II cherche un accès « aux mers chaudes ». C’est un impératif d’ordre militaire et commercial. En 1971, l’Union soviétique signe un accord avec la Syrie pour l’installation d’une base navale russe dans le port de Tartous. Cet accord parachève une politique longue de deux siècles.

L’intérêt pour la Syrie ne date donc pas des « printemps arabes ». Au temps de la guerre froide, Moscou fournissait matériels et formations à l’armée syrienne. De plus,la Russie était le premier partenaire commercial de Damas.

Avec l’arrivée de l’État islamique en Syrie en 2014 et la dislocation du pays, la Russie sort peu à peu de son silence. Vladimir Poutine décide finalement d’intervenir en Syrie en septembre 2015 pour lutter contre le terrorisme, éviter sa propagation à ses pays voisins (Caucase et Asie centrale), aider Bachar Al-Assad à reconquérir son territoire et sécuriser les installations portuaires russes à Tartous ainsi que la base aérienne de Hmeimim.  

L’intervention russe a permis à Bachar Al-Assad d’éliminer les différents bastions terroristes présents dans le pays. L’opération militaire a réduit une par une les poches « rebelles », afin de les regrouper dans une seule et même localité. Aujourd’hui, la majorité des terroristes se concentrent dans la ville d’Idlib.

Cette action militaire a remis la Russie sur le devant de la scène et a empêché le changement de régime en Syrie. En aidant son allié historique dans la région, Moscou a déjoué les plans des administrations occidentales à l’égard de Bachar Al-Assad. En effet, Vladimir Poutine est partisan d’un multilatéralisme et d’une entente plurielle pour faire contrepoids à l’unilatéralisme américain.

De surcroît en combattant l’hydre djihadiste, la Russie a été un acteur incontournable dans la défaite de Daesh et dans la protection des Chrétiens d’Orient en Syrie. Moscou est devenu l’élément majeur dans le règlement du conflit. Il est l’instigateur principal avec la Turquie et l’Iran des réunions politiques de Sotchi et d’Astana. De fait, la Russie endosse à la fois le rôle d’acteur, d’arbitre mais également celui de médiateur entre les différents partis. Son action s’inscrit dans la durée.

La Realpolitik russe : dialoguer avec tous les acteurs régionaux

La Russie entretient des contacts avec tous les pays de la région nonobstant les tensions politico-militaires. Vladimir Poutine est en lien permanent avec le président turc Recep Tayyip Erdogan pour le règlement du conflit en Syrie. Pourtant les deux pays s’opposent frontalement sur le terrain par milices interposées dans la ville d’Idlib. La Turquie finance et arme les terroristes de Hayat Tahrir Al-Cham alors que la Russie soutient militairement l’armée syrienne dans sa reconquête du territoire. De plus, une délégation kurde du Rojava est présente à Moscou tandis que la Turquie est intervenue militairement en Syrie pour combattre l’irrédentisme kurde.

Vladimir Poutine joue le rôle de médiateur dans cette zone géographique particulièrement stratégique. Il noue des relations cordiales avec l’Iran. Les deux pays sont alliés de circonstance dans la lutte contre la mouvance djihadiste en Syrie. Néanmoins, la Russie ne souhaite pas que l’Iran devienne une puissance régionale, ce qui pourrait la concurrencer. Ils ont des intérêts communs limités dans le temps. Cependant, l’antiaméricanisme des Iraniens est apprécié par Moscou, car il contribue à instaurer un multilatéralisme régional sous tutelle russe.

Proche de l’Iran sur le dossier syrien, la Russie entretient d’excellentes relations avec Israël dont le 1/7ème de la population est russophone. De plus, Israël vend ses drones à la Russie. Or, Tel-Aviv s’inquiète de la présence iranienne et du Hezbollah libanais en Syrie. Ainsi, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu multiplie les rencontres avec Vladimir Poutine. Il compte sur la Russie pour empêcher les Iraniens d’installer leurs bases près de la frontière israélienne. Ceci se traduit par la non-intervention de la Russie (accord tacite ?) quand l’aviation de l’État hébreu bombarde des sites iraniens et le Hezbollah en Syrie. Cet échange de bons « procédés » satisfait pleinement les deux pays. Israël en agissant impunément et en sapant l’influence iranienne fait le jeu du Kremlin.

Bien qu’opposée à l’islam politique des Frères musulmans et au wahhabisme saoudien (courant rigoriste de l’islam), la Russie s’est imposée comme un interlocuteur de première importance. Son succès militaire en Syrie a obligé les monarchies du Golfe à opérer un rapprochement avec Moscou. Cette collaboration permet à Vladimir Poutine de sécuriser, de sceller une entente pétrolière (production et prix du baril) et de tenter de réduire l’influence américaine dans la région.

La Russie est devenu l’acteur phare au Moyen-Orient depuis une décennie. Chef d’orchestre, Vladimir Poutine joue de sa puissance pour contenir les tensions régionales et renforcer ses intérêts économiques et stratégiques.

L’antiaméricanisme : une aubaine pour la Russie

Depuis les attentats du World Trade Center en 2001, le Moyen-Orient a été un laboratoire d’interventions américaines. Or, les conséquences désastreuses de ses dernières (intervention militaire en Afghanistan en 2001, en Irak en 2003, sanctions économiques contre l’Iran et la Syrie, financement de groupes terroristes lors des Printemps arabes…) poussent les pays arabes à chercher d’autres partenaires-protecteurs.

La Russie fait aujourd’hui office de pays pivot dans une logique de non-alignement à l’égard de Washington. De nombreux dirigeants de la région veulent nouer des relations commerciales avec Moscou, qui use de sa diplomatie active pour offrir une alternative au modèle américain.

Les autorités russes profitent des tensions récurrentes dans la région pour proposer des contrats d’armement sophistiqué. Il s’agit de concurrencer les Etats-Unis, largement en tête dans ce domaine. Cependant, la Turquie, bien que pays allié des Etats-Unis dans le cadre de l’Otan, a récemment acheté les missiles de défense antiaériens (S-400). Le Qatar, l’Égypte et l’Iran sont également intéressés.

Dernièrement, en raison de l’assassinat du général iranien Qassem Souleimani en Irak par un drone américain, les autorités irakiennes envisagent de passer sous protection russe. Or, le désengagement américain n’est à ce jour pas envisageable par Washington.

Partisane d’une lutte contre les djihadistes, la Russie a de bonnes relations avec ses principaux bailleurs (Arabie saoudite et Qatar). La diplomatie russe plaît. Elle séduit par son pragmatisme, son opportunisme et son intelligence face aux troubles régionaux. Certains experts jugent bon de parler de « pax russica » qui supplante la « pax americana ». Or peu probable, que Moscou en ait l’envie et les moyens sur la durée.

Bibliographie :