Comment le football est-il devenu un instrument politique et diplomatique au Moyen-Orient ?

        Le football au Moyen-Orient connaît un incroyable succès populaire : il ne demande aucun équipement, peut être pratiqué par n’importe qui, n’importe où, et les mêmes stars du ballon rond sont adulées, d’autant plus lorsqu’elles sont natives des pays en question, comme Mohamed Salah en Egypte[1]. La sélection nationale et ses joueurs deviennent le reflet de l’État-nation et de ses valeurs. Vecteur d’intégration sociale, ce sport rassemble autant qu’il divise : le plus proche voisin peut devenir ennemi juré, à l’échelle de la ville ou du pays, d’autant plus lorsque la rivalité sportive ne fait que décupler les tensions géopolitiques. Le football comme grille de lecture politique est particulièrement adapté dans cette région minée par ses conflits internes : il offre un exutoire et un moyen de contestation envers le pouvoir pour les supporters, et s’il déchaîne les passions entre rivaux, il reste un outil nationaliste dans les matchs internationaux. Par la visibilité qu’il offre, il est à l’échelle internationale un levier de soft power important, comme l’ont compris les pétromonarchies du Golfe, et surtout le Qatar, pionnier de la diplomatie sportive[2].

https://www.leparisien.fr/sports/football/france-turquie-que-signifie-vraiment-le-salut-militaire-des-joueurs-turcs-14-10-2019-8172504.php

Entre progrès sociaux et contestation politique, un reflet des sociétés conservatrices

    D’abord, le football joue un rôle primordial dans les sociétés du Moyen-Orient et ses progrès se reflètent dans le sport : si on retrouve les inégalités économiques entre Etats sur les terrains, et qu’ils manquent cruellement d’infrastructures, ce sport est un échappatoire à la pauvreté et aux conditions de vie difficiles. “Au Yémen, tout est triste. Il n’y a que le foot qui peut rendre les gens heureux. Alors quand on joue un match, tout le pays s’arrête, même les combats. Tout le monde est devant la télé” déclarait récemment l’attaquant Ayman Al-Hajri[3]. L’état des championnats semble corréler aux désordres politiques et militaires. Mais c’est aussi un laboratoire du progrès social : alors que l’Arabie Saoudite est encore entachée par les affaires Jamal Khashoggi, Saad Hariri ou l’intervention au Yémen[4], Mohamed Ben Salmane redore son blason sur les questions d’égalité des genres : droit pour les femmes d’aller au stade (2017) et même création d’un championnat féminin professionnel (2020)[5][6]. La Palestine est pionnière dans ce domaine (championnat féminin dès 2003), le Bahreïn (2003) et les Emirats Arabes Unis (2009), ont suivis[7].

     Néanmoins, le football n’est pas un terrain de démocratisation mais plutôt un espace politique instrumentalisé par les autocrates, dont le contrôle est nécessaire pour se protéger. A l’intérieur des structures, nous retrouvons les figures princières : La fédération qatarienne de football détenue par les Al-Thani au pouvoir dans l’émirat, les grands clubs émiratis (Al-Aïn, Al-Jazira) sont la propriété de la famille royale Al-Nahyan, et ceux d’Arabie Saoudite, des Al-Saoud[8]. Dès lors que les mêmes personnes sont au pouvoir dans les deux sphères, on constate que le sport est pris en otage par le politique. Et si cela semble peu surprenant dans un régime monarchique, la dérive politique se retrouve dans la “Nouvelle Turquie” d’Erdoğan[9] : alors que les clubs historiques stambouliotes (Fenerbahçe, Galatasaray, Beşiktaş) ont une histoire riche et briguent des places dans les grandes compétitions européennes, le petit dernier, l’İstanbul Başakşehir, fut créé et développé à l’époque ou Recep Tayyip Erdoğan était maire d’Istanbul (années 1990), et est aujourd’hui administré par son gendre[10]. Cette dérive trouve ces manifestations dans le clientélisme et la corruption, qui ont notamment touché le Fenerbahçe en 2010-2011[11].

      La contestation des dirigeants politiques se retrouve tout de même dans les rares espaces d’expression publique (réseaux sociaux, manifestations), dans lesquels les supporters offrent, par leur nombre et leur résonance, une voix puissante de dénonciation, même en Arabie Saoudite où le sport concerne les élites politiques. Et dans les pays où le football national touche un ensemble plus large de la société, comme au Maghreb ou en Turquie, les supporters ont joué un rôle crucial : organisateurs des manifestations du parc Gezi en 2013 sous le nom d’Istanbul United, ils passent des chants de résistance dans les stades, et ce jusqu’aux barricades[12]. En Egypte, l’incident de Port-Saïd le 2 février 2012 est resté dans l’histoire du football comme l’un des plus meurtriers (74 morts), mais aussi comme la manifestation d’une rancœur de la ville du Nord de Port Saïd contre la capitale. Dans la ville portuaire, située à un point géostratégique important (le débouché du Nil), les manifestations qui ont suivi, ont débouchées sur l’arrivée d’Al-Sissi au pouvoir[13].


Le nationalisme dans le football : moyen de reconnaissance ou outil politique ?

    Malgré les dissensions politiques internes, le football reste un terrain où l’on exprime son amour pour sa nation et son peuple, que l’on oppose au concept d’État, d’autant plus au Moyen-Orient où le découpage administratif correspond rarement à celui des aires socioculturelles. En Algérie, le JS Kabylie est un moteur de reconnaissance de l’identité kabyle[14]. En Turquie, des incidents éclatent entre joueurs turcs et kurdes nationalistes. Sport d’immigrés par excellence, le football garde une dimension communautaire, comme pour le Al-Weehat SC fondé et resté basé dans le camp de réfugiés palestiniens d’Amman.[15] Même la création des clubs et des stades résulte du “roman national” : le Gamal Abdel Nasser du Caire et le Mustapha Kemal Atatürk dans de nombreuses villes turques. On peut, dès lors, se demander si à l’échelle nationale, supporter son équipe, c’est supporter le régime en place.

    Par ailleurs, les grands rendez-vous internationaux sont inévitablement des lieux de rencontre pour les dirigeants politiques : on se souvient du match d’ouverture de la Coupe du Monde 2018 entre la Sbornaïa russe et les Faucons d’Arabie Saoudite, où le spectacle était autrement plus important en tribunes : Gianni Infantino, président de la FIFA, était entouré de MBS et Vladimir Poutine, mettant en lumière le rapprochement géopolitique des deux puissances (accords sur l’OPEP fin 2016)[16]. La diplomatie du football est une réelle stratégie pour faire avancer des conflits parfois gelés sur le plan politique (le réchauffement des relations entre l’Arménie et la Turquie s’est fait au travers d’un match aller-retour en 2008-2009[17]), ou au contraire pour démontrer un impact profond jusque dans le sport : l’équipementier Nike refusa aux joueurs iraniens de les équiper pour la Coupe du Monde 2018. Dès 1998, par hasard, l’Iran rencontre les États-Unis. « Comme si c’était à nous de refaire l’histoire » avait déclaré l’américain David Regis[18].

    Dans toutes ces revendications politiques et identitaires, le conflit israélo-palestinien tient une place à part. Il divise la région et le monde en touchant à la reconnaissance d’un État, ou au contraire à la légitimation d’une politique colonialiste par un autre. En cela, le comportement des acteurs de la sphère footballistique détermine une prise de position sur le conflit : alors que la FIFA a placé la sélection palestinienne dès 1998 à égalité avec les autres Etats, et à même tenté un rapprochement entre les deux présidents des fédérations concernées, Michel Platini avait averti l’Etat hébreu de voir sa présence dans l’UEFA menacée, si les équipements palestiniens restaient bloqués aux frontières : “« Platini avait donc réussi à obtenir plus que Barack Obama” en avait conclu Pascal Boniface[19].

La diplomatie du sport comme levier de soft power pour rayonner mondialement

    Enfin, le football est un enjeu important pour les monarchies du Golfe qui ne veulent plus dépendre totalement du pétrole et développer notamment leur tourisme. Entre des actions économiques internationales et le développement d’événements sportifs dans le Golfe, il s’agit de devenir incontournable dans ce domaine. Le Qatar fait la course en tête : d’un côté il a effectué un tournant économique après 1995 suite à la destitution de l’ancien émir, la nouvelle génération investissant dans des énormes projets (Aspire Academy), dans une stratégie de diffusion mondiale des événements (Al-Jazeera Sports puis BeIn Sports), dans l’achat de club à l’étranger (Paris St-Germain), la stratégie de développement d’un championnat compétitif de qualité (en offrant une retraire dorée et des gros contrats à des noms célèbres d’Europe), et enfin en formant des joueurs étrangers à Doha dès leur plus jeune âge pour les nationaliser plus tard[20]. De leur côté, l’Arabie Saoudite et ses alliés du Golfe, ennemis jurés du petit émirat[21], investissent eux-aussi dans des clubs afin de combler leur retard[22]. Le piratage de BeInSports était ainsi un coup à un milliard de dollars de la famille royale pour déstabiliser l’empire médiatique qatari[23].

    La Coupe du Monde 2022 au Qatar est la réussite la plus éclatante de cette diplomatie, mais pas la première (Mondiaux d’athlétisme en 2019 de handball en 2015 et surtout Jeux Asiatiques en 2006, troisième événement le plus regardé de la planète). Les ambitions de l’émirat qatari sont de l’ordre de 200 milliards de dollars pour attirer les touristes du monde entier, et on espère à Doha 400 000 touristes pendant l’événement, soit le double de la population[24]. Le football fait partie intégrante de la transformation matérielle du pays, du niveau de vie de ses habitants. Ainsi, le Qatar cherche à effectuer une synthèse entre cette modernité et son identité originelle. Le problème est son manque de légitimité : on ne devient pas une nation de football à l’identité forte en quelques années, la légitimité populaire ne s’achète pas.

    Enfin, cette stratégie du Qatar et des pétromonarchies n’est pas encore une réussite franche, tant les carences en termes de politique intérieure et de respect des droits humains posent question. L’attribution de la Coupe du Monde au Qatar a suscité de vives critiques dans les institutions libérales, alors que plus de mille Népalais et près de 2000 Indiens sont déjà morts sur les chantiers[25]. Le climat aride de la région est difficilement supportable, d’autant plus en été. Pour assurer la tenue de l’événement (en hiver), 12 stades équipés de systèmes de climatisation géants ont été construits, dans ce pays qui rejette le plus de CO2/habitant dans le monde[26]. Alors que le Fifagate, gigantesque affaire de corruption, a terni un peu plus l’image de cette candidature[27], l’émirat ne reste pas sans rien faire : ouverture d’un bureau de l’OIT à Doha[28], ou engagements auprès de la Fifa à respecter un développement durable dans la mesure du possible, notamment par la construction de stades recyclables[29].

    En résumé, les tensions sociopolitiques se ressentent dans un stade de football qui attire avant tout des milliers de spectateurs. Il peut être également le théâtre de jeu de deux nations antagonistes, voire de deux projets politiques incompatibles. Capable de focaliser les yeux du monde entier, il détient là sa plus grande force, mais aussi sa faiblesse lorsque les enjeux globaux dépassent ceux du sport.


[1] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/la-medaille-du-jour/la-medaille-du-jour-le-footballeur-mohamed-salah-surprise-de-la-presidentielle-egyptienne_2663260.html

[2] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/743680-le-qatar-et-le-football-un-investissement-strategique-en-5-axes.html

[3] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/planete-sport/planete-sport-au-yemen-le-football-source-de-bonheur-et-de-paix-dans-le-chaos-de-la-guerre_4040235.html

[4] https://www.letemps.ch/monde/mohammed-ben-salmane-prince-aux-deux-visages

[5] https://www.theguardian.com/football/2018/jan/11/saudi-arabia-women-professional-stadium-fan-al-hilal

[6] https://sport24.lefigaro.fr/scan-sport/actualites/l-arabie-saoudite-va-lancer-son-championnat-de-football-feminin-994441

[7] https://www.sportetcitoyennete.com/articles/la-lutte-du-football-feminin-au-moyen-orient

[8] https://www.hurriyetdailynews.com/saudis-debate-societal-merits-of-football-62535

[9] Insel, A. (2017). La nouvelle Turquie d’Erdogan: du rêve démocratique à la dérive autoritaire. La Découverte.

[10] https://www.france24.com/fr/20200720-football-turquie-basaksehir-champion-erdogan-akp-istanbul

[11] https://dailynewsegypt.com/2014/01/30/turkish-match-fixing-precursor-corruption-scandal-rocking-government/

[12] https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-monde/le-sport-arme-de-seduction-massive-24-foot-turc-outil-du-nationalisme-ferment-de-la-contestation

[13] Abis, S., & Ajmani, D. (2014). Football et mondes arabes. Revue internationale et stratégique, (2), 143-150.

[14] Chemerik, F. (2019). La Presse, le football et la politique en Algérie: L’imbrication des stratégies populistes de captation et d’aliénation. NAQD, (1), 97-125.

[15] Mackenzie, J. (2015).  » Allah! Wehdat! Al-Quds Arabiya! »: Football, nationalism, and the chants of Palestinian resistance in Jordan (Doctoral dissertation, Arts & Social Sciences: Department of History).

[16] https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/russie-arabie-saoudite-bien-plus-quun-match-de-foot-133457

[17] https://www.france24.com/fr/20091014-match-football-hautement-symbolique-entre-turquie-larm-nie

[18] https://www.ecofoot.fr/iran-football-conflits-politiques-3024/

[19] https://www.francetvinfo.fr/monde/palestine/le-conflit-israelo-palestinien-se-joue-aussi-sur-les-terrains-de-football_3070997.html

[20] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/743680-le-qatar-et-le-football-un-investissement-strategique-en-5-axes.html

[21] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/743680-le-qatar-et-le-football-un-investissement-strategique-en-5-axes.html

[22] https://sport.francetvinfo.fr/football/le-football-europeen-terrain-de-jeu-des-rivalites-des-pays-du-golfe

[23] https://www.challenges.fr/high-tech/beoutq-le-plus-gros-piratage-du-monde-passe-par-la-france_666850

[24] https://www.rfi.fr/fr/sports/20130711-coupe-monde-2022-le-qatar-prevoit-investir-200-milliards-dollars

[25] https://www.theguardian.com/global-development/2019/oct/02/revealed-hundreds-of-migrant-workers-dying-of-heat-stress-in-qatar-each-year

[26] https://www.leparisien.fr/sports/stades-refrigeres-au-qatar-un-expert-pointe-une-aberration-climatique-08-10-2019-8168406.php

[27] https://www.lexpress.fr/actualites/1/sport/fifa-du-qatar-au-fifagate-cinq-ans-de-crises_1719678.html

[28] https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_627180/lang–fr/index.htm

[29] https://www.youtube.com/watch?v=Peoax0QL24k&feature=emb_title

Mohammed Assaf: la success story de Gaza

Après avoir analysé le marché du divertissement et le système économique et géopolitique dans lequel s’inscrivent les télé-crochets et émissions de télé-réalité, concentrons nous maintenant sur un cas précis, celui de Mohammed Assaf, symbole de la cause palestinienne.  Son histoire illustre le rôle éminemment politique que peuvent prendre ces programmes suivis par des millions de téléspectateurs dans le monde arabe. Ainsi ils deviennent tantôt des réceptacles à idées, tantôt des programmes cathartiques tirant les larmes aux spectateurs. Cette idée est d’autant plus valable dans le monde arabe où la radio et la télévision détiennent une place majeure dans les foyers depuis les années 1950, en tant que transmetteur du « soft power » artistique.

Mohammed Assaf vainqueur de l’édition 2013 d’Arab Idol

La « roquette palestinienne » devenue diplomate

Originaire d’un camp de réfugiés de Khan Younis, dans la bande de Gaza, il remporte la 2ème saison d’Arab Idol en 2013. Il fut le premier candidat palestinien à ouvrir la porte des télé-crochets et toute sa réussite a reposé sur la revendication de cette identité.

La Palestine n’avait plus connu de meilleur diplomate, et ce pour différentes raisons. Dans un monde globalisé, dont justement la Palestine, et plus encore l’enclave gazouie sont exclues Mohammed Assaf a su véhiculer une autre réalité. La réalité d’une jeunesse imprégnée des standards très occidentaux[i] : visionnage des émissions tv, utilisation des réseaux sociaux… alors même que l’enclave connaît une situation sanitaire catastrophique. En effet, les représentations mentales associés à la bande de Gaza sont souvent l’image de la pauvreté et de la barbarie. Mohammed Assaf a donc donné à son peuple, le droit de rêver au-delà des frontières de Gaza. En effet, Israël contrôle les entrées et sorties de la population et n’accorde que très rarement les permis de circulation en raison du blocus mis en place il y a 12 ans. Sortir, chercher du travail hors de Gaza ( qui connaît par ailleurs un taux de chômage élevé : environ 70 % des jeunes n’ont pas d’emploi)[ii], rendre visite à de la famille hors du territoire sont des activités impossibles pour ces personnes qui possèdent le statut de réfugiés. Dans ce contexte, l’accès aux écrans est la seule passerelle vers l’extérieur ce qui renforce le soutien de l’opinion publique vis à vis du chanteur[iii] et en particulier de la jeunesse. Ainsi, le soir de la finale, plus d’un million de votes en sa faveur ont été comptabilisés depuis Gaza, rappelant l’importance de ces moyens de communication dans un contexte de vie sous blocus. 

                  Par ailleurs, Mohammed Assaf est vu comme le porte-parole qui transmet et revalorise l’identité palestinienne au reste du monde arabe mais aussi au monde à travers la musique et ses passages à la télévision[iv].  Cette diplomatie culturelle est, plus qu’importante, nécessaire, dans un contexte de conflit où l’État hébreu tente de réduire drastiquement la portée de la culture palestinienne. En ce sens, l’interprétation de chansons patriotiques et la reprise de symboles particuliers est marquante : à chaque passage sur scène dans l’émission, Mohammed Assaf portait tantôt un Keffieh sur l’épaule, tantôt un drapeau palestinien. Aussi pouvait-on le voir haranguer la foule en dansant le Dabkeh sur scène, entraînant avec lui le jury et le public lors de son interprétation d’ « A3ly el koufiyeh »[v], lève ton keffieh, lève le. La chanson contient plusieurs références palestiniennes et levantines.

La difficile contribution à un rapprochement politique 

                  L’autorité palestinienne a, dès le début du programme, exprimé son soutien à Mohammed Assaf et l’a intensifié. Mahmoud Abbas, président du Fatah a par exemple contacté le jeune homme au début du programme, et l’a finalement rencontré lors de son retour en Palestine, un signe fort. D’autres institutions rattachées ont suivi : La Banque de Palestine a lancé une campagne de soutien au chanteur pour encourager les Palestiniens à voter pour lui, intitulée « ton vote et le vote de la Banque de Palestine font deux votes »[vi]. Ainsi, ils ont financé 100 000 votes chaque semaine pour Mohammed puis 130 000 le soir de la finale. Par ailleurs, ils ont subventionnés des affiches géantes en Cisjordanie, prônant là encore l’importance de la diplomatie culturelle et la contribution du chanteur au rayonnement de la cause Palestinienne dans son acception la plus pure. Et c’est la toute sa réussite : unir tous les Palestiniens.

Cependant le Hamas, à l’inverse a adopté des positions ambivalentes, tiraillé entre son projet, ses valeurs politiques radicales et l’engouement autour du jeune chanteur patriote[vii]. Le mouvement a par exemple condamné le chanteur pour avoir interprété un hymne pro-Fatah le soir de la finale[viii] (3aly el kouffiyeh), et aussi le caractère non islamique et pervers de télé-crochets comme Arab Idol, tout en gardant une position prudente et distante, suivant l’idée que le succès du chanteur peut servir la cause palestinienne.[ix] Finalement, au lendemain de sa victoire il a été accueilli officiellement à Gaza.

Mohammed Assaf reçut par le chef de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas

Ainsi, cet évènement met en avant la bicéphalie du pouvoir[x] dans les Territoires palestiniens. Des deux côtés la récupération est de mise, notamment au vu de la perte de vitesse des pouvoirs en place et de la méfiance populaire envers le Hamas et le Fatah. En effet, du côté de l’Autorité palestinienne ce soutien a compensé, masqué ce que certains considéreront comme un laxisme politique. En effet, dans les mois qui ont suivi la montée en puissance d’Assaf sur Arab Idol, se tenaient aussi les reprises de négociations de paix entre Israël et l’Autorité palestinienne, gelées depuis trois ans. Le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu s’est vanté d’avoir fait « tomber de l’arbre des concessions » le leadership palestinien. La promesse faite de ne pas construire de nouvelles colonies n’a pas été respectée et à l’été 2013, un projet de 1200 logements à Jérusalem-est fut lancé.[xi] 
Les banques, les institutions privées, et l’autorité du Fatah ont pleinement participé et financé la campagne médiatique de Mohammed Assaf voulant aussi affirmer leur ancrage dans la promotion d’un mode de vie libéralisé et ouvert sur le reste du monde, contrairement au Hamas. C’est aussi un moyen de mettre en lumière un nouveau type de réussite sociale qui correspond au contexte actuel. En effet, comme Mohammed Assaf, des milliers de jeunes vivent  dans les camps de réfugiés. Selon l’UNWRA ( Office de Secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), 87 816 personnes vivent actuellement dans le camp de Khan Younis.[xii]

 Mohammed Assaf s’est complètement ancré dans ce système politique et agit comme un véritable médiateur. Ainsi, il a été nommé, après sa victoire, ambassadeur de la jeunesse pour les réfugiés palestiniens par l’UNWRA. Il a également reçu le titre d’ambassadeur de la culture et des arts par le gouvernement palestinien et s’est vu offrir un poste avec « statut diplomatique »[xiii]. D’une part pour l’UNWRA ce scénario semble parfait puisque Mohammed Assaf est un pur « produit » de ce système, il l’a d’ailleurs évoqué plusieurs fois en interview. Sa mère était professeure dans le camp de Khan Younis et Mohammed Assaf est allé à l’école UNWRA. L’agence n’a d’ailleurs pas manqué de vanter ses mérites après la victoire, rappelant l’importance de l’organisation dans la région.

La portée du message politique

 On peut s’interroger sur le fait que ce message politique dépasse les frontières du monde arabe. D’une part grâce aux réseaux sociaux et à internet : les candidats qui marquent les esprits dans les télé crochets grâce à leurs talents font très rapidement le tour de la toile mondiale. Ainsi, le chanteur est suivi par environ 10 millions de personnes sur Facebook, et il rallie lors de ses concerts en Europe autant les curieux que les diasporas palestiniennes et arabes.  D’autre part, la promotion d’une« story telling » qui accompagne le succès de l’artiste est importante. Le message est plus percutant. Le chanteur a un parcours atypique qui réactualise une cause humanitaire souvent délaissée au profit des vicissitudes politiques.

Nouvel outil de propagande ou représentant d’une jeunesse palestinienne qui cherche à réaffirmer son identité par de nouveaux moyens, quoiqu’il en soit Mohammed Assaf incarne toujours l’espoir d’une jeunesse, au-delà du rôle politique qu’il a accepté.


[i] Al-Rawi, A. (2018). Regional Television and Collective Ethnic Identity: Investigating the SNS Outlets of Arab TV Shows. Social Media + Society. https://doi.org/10.1177/2056305118795879

[ii] https://apps.who.int/gb/ebwha/pdf_files/WHA67/A67_INF4-fr.pdf

[iii]   Al-Rawi, A. (2018). Regional Television and Collective Ethnic Identity: Investigating the SNS Outlets of Arab TV Shows. Social Media + Society. https://doi.org/10.1177/2056305118795879

[iv] Miladi, Noureddine Transformative pan-Arab TV: National and cultural expression on reality TV programmes, Journal of Arab & Muslim Media Research, Volume 8, Number 2, 1 June 2015, pp. 99-115(17)

[v]  https://www.youtube.com/watch?v=Aj-pyJF6ckU 

[vi]  https://bankofpalestine.com/ar/media-center/newsroom/details/293?fbclid=IwAR1Tp29Ms4-MJA9Vt4sRMlwZKR9V5eFbGdB_Ss6YgjS6evS4x-h2OTqc240

[vii] https://www.france24.com/fr/20130624-arab-idol-mohammad-assaf-hamas-fatah-abbas-chanson-musique

[viii] idem

[ix] https://www.thenational.ae/world/arab-idol-hamas-silent-as-gaza-cheers-mohammed-assaf-s-victory-1.575603

[x] Formule reprise à Olivier Danino, chercheur au sein de l’Institut Français d’Analyse Stratégique.

[xi] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-implantations-israeliennes-en-Cisjordanie-2-histoire-d-une-colonisation.html

[xii] https://www.unrwa.org/Assaf

[xiii] https://www.alquds.co.uk/الامم-المتحدة-تمنح-محمد-عساف-جواز-سفر-د/

Le succès des programmes de divertissement au Moyen-Orient

 Le marché de la production télévisuelle dans le monde arabe est aujourd’hui dominé par deux groupes : la LBCI (Lebanese Broadcasting Corporation International) et la MBC (Middle East Broadcasting) saoudienne. Ce succès est du à l’intégration dans un marché de niche à partir des années 1990, celui du divertissement. Les concepts de télé-crochets et de télé-réalité connus d’abord en Europe et aux Etats-Unis ont été exploités par ces groupes à vocation internationale, ayant compris l’émulation que pourrait générer ce type de programmes. Les émissions de ce type répondent à un besoin des populations plus ouvertes sur l’extérieur et demandeuses de sensationnalisme parfois, mais surtout d’une forme d’authenticité. Elles répondent aussi à un besoin de plus de fédération. En bref, les raisons sont multiples et il s’agira de les évoquer. Dans ce contexte, le leadership libano-saoudien n’est pas anodin. Il répond à des logiques historiques et politiques particulières qu’il s’agira d’éclairer. Par ailleurs, ce leadership se confronte aussi à une problématique plus profonde, celle de la vision politique du concept de modernité[i].

Le Liban et l’Arabie Saoudite : concurrents mais alliés

 The Voice Ahla sawtThe Voice KidsArabs got TalentsStar AcademyArab Idol
Chaîne de diffusionLBCI/MBC 1MBC 1MBC 1LBCIMBC 1
Lieu d’enregistrementBeyrouthBeyrouthBeyrouthBeyrouthBeyrouth

Le tableau ci-dessus montre de toute évidence une complémentarité entre les canaux saoudiens et libanais. Comment l’expliquer ?

Tout d’abord, pour comprendre cette position libanaise il faut remonter aux années 1950. La télévision est une initiative privée[ii], contrairement à la majorité des pays arabes. Qui dit initiative privée à cette période dit possibilités d’évolutions plus simple et rapide. Le pays va par exemple bénéficier juste après la France et l’URSS de la télévision en couleur, en 1967.[iii] Le Liban a donc très rapidement eu un rôle majeur dans les médias et la production télévisuelle bien que discret puisque le marché était tout de même dominé par l’Egypte. Cette place de renom, le Liban tâche de ne pas la perdre aujourd’hui malgré la concurrence saoudienne. Il est clair que son ancrage historique dans ce domaine fait de lui un acteur indispensable dans la production d’émission, déjà pour des raisons pratiques : présence de lieux dédiés aux enregistrements, un personnel technique compétent, des plateaux de tournages et une tradition longue dans les affaires à laquelle fait souvent appel l’Arabie Saoudite. Pour les transferts de recettes publicitaires, par exemple, où l’on recourt à des subterfuges ingénieux. Certaines chaînes du Golfe empruntent des voies parallèles pour échapper à la fiscalité. Pour ce faire, le recrutement «d’agents spécialisés» dans les transferts de fonds d’État à État via des circuits informels est banalisés, et évite de passer par des voies réglementaires[iv]. L’emploi de sociétés-écran en publicité, basées dans des pays comme le Maroc est aussi très répandu.

Par ailleurs, Le Liban bénéficie depuis toujours de cette image de pays ouvert sur l’Occident et sur le monde. Cela à différents niveaux : économiques, mais aussi et surtout culturels et linguistiques. Le pays, et plus spécifiquement la capitale, Beyrouth, bénéficie largement des retours de la diaspora (l’une des plus importantes du monde) cultivée, polyglotte et évoluant dans une sphère internationale. Cette diaspora a sa chaîne : la LBCI[v].  Deuxième chaîne du monde arabe en terme d’audience aujourd’hui, elle a été créée par les phalanges libanaises en 1985 pour servir d’organe de presse des Forces Libanaises[vi] pendant la guerre civile. En 1992, la chaîne devient la LBCI et change totalement sa ligne éditoriale, pour devenir une chaîne plus commerciale et neutre, renouant avec une tradition. Devenir plus commercial signifie finalement, produire des programmes avec une audience forte, et pour réussir ce pari, une adaptation des télé-réalités et des télé-crochets venus d’Occident est nécessaire mais surtout voulue. Grâce à cette image et à cette particularité de « libéralisme social »[vii] ( en tout cas en matière de production audio-visuelle), le Liban a la légitimité de produire des émissions qui vont parfois mettre en avant du sensationnalisme ainsi que des pratiques très libérales qui font parfois polémique dans certains pays arabes, dont l’Arabie saoudite. Paradoxal donc, puisque le premier public de la LBCI est saoudien. Quelles pratiques ? Il s’agit par exemple d’entendre des personnes chanter du répertoire non-religieux, s’exposer en public dans des tenues souvent très occidentales, de prôner la mixité, de voir des hommes et des femmes vivre ensemble 24/24, de prendre des cours de danse etc[viii].

L’Arabie saoudite et la MBC 

Si le Liban doit s’appuyer sur ses avantages comparatifs c’est parce que depuis les années 1990, le pays est en concurrence directe avec l’Arabie Saoudite, et a même été dépassée en matière d’audience par MBC 1. La chaîne saoudienne est la première du monde arabe.[ix] Le succès est tellement grand que les paradigmes ont complétement été inversés : La chaîne LBCI reçoit des capitaux saoudiens du prince Ben Talal, et de nombreux libanais quitte la production beyrouthine pour occuper des postes clés dans le royaume wahhabite.

Le développement des médias en Arabie Saoudite est une émanation concrète de la position hégémonique saoudienne dans la région. Leader politique du monde sunnite, leader économique et géopolitique face à l’Iran notamment, Riyad accentue son soft-power. Mais ce développement illustre aussi les paradoxes saoudiens depuis la guerre du golfe : la MBC est un groupe tout à fait privé, financé par des fonds privés. Le domaine de la télévision en général suit un modèle néo-libéral. Cela permet la création d’un panel de chaînes et de programmes variés touchant à plusieurs sensibilités : l’augmentation des programmes religieux est parallèle à l’augmentation des programmes calqués sur le modèle occidental (télé-crochets et télé-réalité). Mais dans le même temps, les tournages n’ont jamais lieu en Arabie Saoudite, mais au Liban ou à Dubaï. La chaîne met un point d’honneur à respecter certains codes sociaux. Un libéralisme économique oui, un libéralisme social, à demi-mot. Les programmes sont régulièrement critiqués dans le royaume wahhabite, mais la manne financière du Business Entertainment est trop importante pour être abandonnée (entre les publicités, les SMS envoyés, les sponsors…).[x] Alors, pour rendre des programmes acceptables mais qui répondent tout de même aux exigences sous-jacentes des codes de la modernité, on use d’«adaptation créative»[xi], dans le sens où les émissions issues de productions européennes, ou américaines vont être reprises puis remodelées pour convenir aux exigences d’une société arabe donnée sans dénaturer le concept original.

On va là aussi s’appuyer sur les restes du panarabisme, dont l’Arabie Saoudite se voit le père refondateur.[xii] Panarabe d’abord parce que ces émissions sont diffusées dans tous les pays arabes. Elles rassemblent donc les téléspectateurs du Maghreb au Mashreq en passant par le Golfe. Les candidats, venus de tout le monde arabe, chantent pour 98 % d’entre eux en langue arabe, des répertoires connus de tous (allant des classiques arabes à la pop arabe actuelle).  La musique est un moyen de réappropriation de la culture commune et un très bon outil de soft power. Les téléspectateurs sont également invités à suivre leur candidat préféré, à voter pour lui, ce qui créé un lien important, comme nous le verrons dans le prochain article. Le jury aussi peut attirer :  Shirine, Mohamed Hamaki, Elissa, des stars de la chanson arabe convertis en coachs pour l’occasion. Des stars de la région sont aussi invitées en prime time ce qui en fait un rendez-vous immanquable de divertissement notamment pour les familles, les jeunes et les ménagères.[xiii]

Ainsi, il n’est pas étonnant de voir des vainqueurs de télé-crochets de la MBC très souvent issus des pays souffrants de la guerre, comme si une compensation symbolique était de mise, et les exemples sont nombreux : le Syrien Hazem Sharif, l’Irakienne Shada Hassoun, le Palestinien Mohammed Assaf dont nous parlerons dans le prochain article.  D’un autre côté, toujours dans cette idée d’adaptation créative, certains noms vont être modifiés : MBC a rebaptisé en 2011 le nom d’American Idol  en « Mahboub al Arab » (ce qui est aimé des arabes)[xiv], et cela pour éviter les reproches des religieux. L’idée d’idolâtrie va en effet complétement à contre-courant de la pensée wahhabite. Cela n’empêche pas le logo Arab Idol d’être affiché sur les écrans.

Fidèle reflet des rivalités régionales au sein de la Péninsule arabe, cette domination symbolique des médias saoudiens diffuse un soft power conséquent, d’autant plus insidieux qu’il passe par des programmes dits de divertissement.


[i] https://www.erudit.org/en/journals/as/2012-v36-n1-2-as0210/1011723ar.pdf

[ii] Jreijiry, Roy. « L’impact sociopolitique et communicationnel sur Télé Liban : l’agonie du service public audiovisuel  », Les Enjeux de l’information et de la communication, vol. 14/2, no. 2, 2013, pp. 83-94.

[iii] https://fr.qwe.wiki/wiki/Television_in_Lebanon

[iv] https://www.leconomiste.com/article/1049609-chaines-tv-du-golfe-trafics-publicitaires-sur-fond-d-agendas-politiques

[v] Roula Iskandar Kerbage. Les jeunes libanais face à l’information télévisée : ouverture sur le monde ou repli communautaire. Sciences de l’information et de la communication. Université Nice Sophia Antipolis, 2014. Français. ffNNT : 2014NICE2001ff. fftel-00969040f

[vi] Abou Assi Jamil, « Les médias libanais. Entre confessionnalisme et recherche de crédibilité », Confluences Méditerranée, 2009/2 (N°69), p. 49-59. DOI : 10.3917/come.069.0049. URL : https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2009-2-page-49.htm

[vii] https://www.erudit.org/en/journals/as/2012-v36-n1-2-as0210/1011723ar.pdf

[viii]https://www.researchgate.net/profile/Hussin_Hejase/publication/279957549_Reality_TV_Shows_in_the_Arab_World_Star_Academy_Impacts_on_Arab_Teenagers/links/559fc79f08aea7f2ec588782/Reality-TV-Shows-in-the-Arab-World-Star-Academy-Impacts-on-Arab-Teenagers.pdfhttps://www.researchgate.net/profile/Hussin_Hejase/publication/279957549_Reality_TV_Shows_in_the_Arab_World_Star_Academy_Impacts_on_Arab_Teenagers/links/559fc79f08aea7f2ec588782/Reality-TV-Shows-in-the-Arab-World-Star-Academy-Impacts-on-Arab-Teenagers.pdf

[x] https://cpa.hypotheses.org/tag/arab-idol

[xi] https://www.iemed.org/observatori/arees-danalisi/arxius-adjunts/afkar/afkar-27/10.Telerealite%20et%20modernite%20arabe.pdf

[xii] https://repository.upenn.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1531&context=asc_papers

[xiii] https://www.ipsos.com/sites/default/files/2017-02/TAM_Presentation_2017.pdf

[xiv] https://www.erudit.org/en/journals/as/2012-v36-n1-2-as0210/1011723ar.pdf

Le Soft-Power saoudien : le mirage d’une ouverture

Depuis 2015 et la nomination de Mohammed Bin Salman en tant que prince héritier du royaume d’Arabie saoudite, le pays connaît une ouverture tout azimut. Apôtre d’un renouveau et d’une ouverture de son pays, le jeune prince entreprend des réformes surprenantes dans un pays hostile au changement.

Il utilise la rente pétrolière pour investir dans un soft power, radicalement opposé aux principes du wahhabisme. Ce changement de stratégie dénote. Cette nouvelle image, les investissements massifs dans les évènements sportifs et culturels font basculer l’Arabie saoudite dans le XXIème siècle. Or, ce grand écart ne saurait éclipser l’affreuse guerre au Yémen, les récentes arrestations des opposants à la famille régnante et le financement d’une nébuleuse djihadiste.

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Mohammed Bin Salman et le boxeur Anthony Joshua

Mohammed Bin Salman : l’homme du changement ?

Depuis sa prise de fonction en 2015, il montre un nouveau visage de l’Arabie saoudite. Il séduit l’étranger par sa jeunesse et son modernisme. Âgé de 34 ans, bon connaisseur des technologies et usant à bon escient des moyens de promotion, il a su séduire ses interlocuteurs étrangers. Sa stratégie de transformation se base sur une diversification de l’économie, qui à ce jour est largement dépendante de la rente pétrolière. Il se lance dans des projets et veut changer l’image du pays en l’ouvrant au monde.

Dès 2016, le jeune prince héritier lance le projet «Vision 2030 ». Il ambitionne de transformer littéralement la pétromonarchie en une économie moderne. Ce projet comporte un pilier économique, social et politique pour tenter de transformer plusieurs pans de la société saoudienne. Il doit permettre à l’Arabie saoudite de développer des partenariats à l’international et de promouvoir son rayonnement à l’étranger. De ce fait, le pays investit dans des entreprises de luxe, dans des clubs de football, il rachète des parts de marché et inaugure même la promotion du secteur touristique. Récemment, le pays octroie des visas aux ressortissants étrangers. Auparavant, l’Arabie saoudite interdisait l’entrée sur son territoire sans une invitation officielle. De plus, un autre projet « pharaonique » baptisé « NEOM »[1] doit voir le jour en 2025 le long de la mer Rouge, en partenariat avec la Jordanie, l’Égypte et Israël.

Cette ouverture à 180° est la résultante d’un changement de pouvoir. Issu de la génération milléniale (génération Y), ayant grandi avec les nouvelles technologies et féru des jeux vidéos, Mohammed Bin Salman est un « geek » qui s’assume. En témoigne, la création de sa propre fondation MISK[2] afin d’aider la jeunesse saoudienne et l’inciter à intégrer les grandes écoles américaines… pour ensuite revenir au pays. Cette multiplication de réformes vise à embellir l’image de son pays à l’étranger. En effet, l’Arabie saoudite est méconnue du grand public et est assimilée à un pays fermé, où l’Islam radical (le wahhabisme) y est imposé.

 Les arrestations arbitraires des opposants, les exécutions sommaires restent monnaie courante. L’image du royaume s’est détériorée avec la séquestration de l’ex Premier ministre libanais Saad Hariri en 2017, puis avec l’assassinat commandité à Istanbul du journaliste Jamal Khashoggi en octobre 2018. De plus, malgré la faible médiatisation du conflit, l’opinion internationale s’émut de la guerre au Yémen. Les nombreux bombardements de la coalition menée par l’Arabie saoudite engendrent un désastre humanitaire.

Les crimes de guerre et les exactions au sein même de son propre pays, ravivent les doutes sur ses bonnes intentions. 

Le soft power : cache misère de l’Arabie saoudite

Le soft power est un concept popularisé par le géopolitologue américain Joseph Nye en 1990. Il théorise la capacité d’un pays à séduire et à attirer[3]. Cette notion s’oppose au hard power qui représente la force armée et coercitive d’un État. Le soft power est généralement assimilé à l’American way of life et tout ce qui en découle au niveau culturel, vestimentaire et culinaire.

Ce paramètre politique permet à une nation d’avoir la sympathie des autres pays, c’est en quelque sorte le revêtement, le maquillage d’un État. L’Arabie saoudite, sous la houlette du jeune prince héritier, l’a récemment adopté.

Le royaume saoudien a longtemps misé sur un soft power religieux, destiné uniquement aux musulmans du monde entier. De l’Afrique à l’Asie en passant par l’Europe[4], Riyad a financé de nombreuses écoles coraniques, des associations communautaires et des agences de voyage pour faciliter le pèlerinage des croyants à la Mecque (le Hajj). De surcroît, les connivences avérées avec certains groupes djihadistes attisent les critiques à l’égard de la politique saoudienne. La guerre au Yémen, menée par Riyad, ternit encore un peu plus l’image du pays[5].

À la surprise générale, Mohammed Bin Salman soucieux de gommer la mauvaise réputation de son pays, se lance sur la voie de la rédemption. D’un pays ultra-sectaire, il veut le hisser en havre de modernité. En s’attirant les louanges de l’opinion internationale, il peut avoir une influence sur le jeu diplomatique. La jeune société civile saoudienne est avide de progrès et d’ouverture. Le prince héritier l’a bien compris et met l’accent sur des thèmes consensuels. À l’instar du voisin qatari, il veut faire de l’Arabie saoudite un pays hôte pour les évènements sportifs internationaux.

La ruée vers le sport : écran de fumée de l’autoritarisme de MBS

Malgré sa faible démographie et son emplacement au carrefour des tensions régionales, le petit émirat du Qatar séduit. Il séduit par ses investissements dans le sport et notamment dans le football. Il dirige le club du Paris Saint Germain depuis 2011, il organise la prochaine coupe du monde de football en 2022 et la chaîne BeIN a su s’imposer tant en Occident qu’en Orient[6].

L’Arabie saoudite jalouse la réussite de son rival qatari. Dès lors, le royaume veut devenir une plaque tournante pour la réalisation d’évènements sportifs et ainsi s’acheter une image. L’ouverture se fait tout azimut. Après avoir organisé plusieurs concerts, Riyad accueille la revanche de boxe entre Anthony Joshua et Andy Ruiz le 7 décembre 2020. Evénement planétaire et suivi par des millions de téléspectateurs, c’est la réussite pour le soft power saoudien[7]. Dans la foulée, l’Arabie saoudite accueille la finale de la coupe d’Italie opposant la Lazio de Rome à la Juventus de Turin. Elle s’est également payée le luxe de délocaliser sur son sol les trois prochaines éditions de la supercoupe d’Espagne. Dans une société passionnée de foot, la jeune population saoudienne est conquise par cette ouverture. C’est un vecteur de stabilité politique.

Riyad accueille également la 42ème édition du Rallye Dakar 2020 et s’octroie l’organisation des 5 prochaines éditions. C’est une aubaine qui permet de valoriser le patrimoine local et de développer le tourisme inexistant à ce jour. En investissant massivement dans le sport grâce à sa manne pétrolière, l’Arabie saoudite parachève ainsi sa volonté d’ouverture et capitalise sur son soft power.

Or, cette stratégie de transformation et la ruée vers le sport ne peuvent faire oublier la triste réputation de la monarchie en matière des droits de l’Homme. Elle masque assurément les desseins autoritaires et hégémoniques du jeune prince héritier. Les récentes arrestations de 3 princes saoudiens issus de la famille royale par Mohammed Bin Salman[8] confirment un peu plus que cette ouverture n’est qu’un trompe l’œil. Du pain et des jeux pour l’opinion internationale…


[1] https://www.lemonde.fr/smart-cities/video/2017/11/17/neom-la-megalopole-du-futur-dont-reve-l-arabie-saoudite_5216675_4811534.html

[2] https://misk.org.sa/en/

[3] https://www-cairn-info.ezpaarse.univ-paris1.fr/revue-geoeconomie-2013-2-page-19.htm

[4] https://www-cairn-info.ezpaarse.univ-paris1.fr/revue-pouvoirs-2015-1-page-121.htm

[5] https://www.franceculture.fr/emissions/soft-power/soft-power-le-magazine-des-internets-du-dimanche-20-mai-2018

[6] https://weeplay.media/supercoupe-despagne-le-soft-power-de-larabie-saoudite/

[7] https://www.middleeasteye.net/news/anthony-joshua-defends-saudi-arabia-ahead-fight-against-ruiz

[8] https://www.lefigaro.fr/international/mohammed-ben-salman-assure-par-la-force-son-accession-au-trone-20200308