L’Ukraine, énième pomme de discorde russo-turque ?

Engluée dans une guerre hybride depuis 2014 contre les séparatistes ukrainiens du Donbass, Kiev peine à concrétiser ses désirs de rapprochement avec l’Union européenne. De ce fait, l’Ukraine s’intéresse à son voisin du Sud, la Turquie. Moscou s’inquiète d’une coopération accrue entre les deux pays, notamment dans le domaine sécuritaire. Sur fond de rivalité russo-turque en Syrie, en Libye et dernièrement dans le Haut-Karabakh, l’Ukraine apparaît plus que jamais comme un acteur pivot dans ce contentieux opposant Ankara à Moscou. De son côté, le président turc Recep Tayyip Erdoğan étend ses vues sur la mer Noire et compte ainsi contrecarrer la position dominante russe comme au XIXe siècle.

https://www.geostrategia.fr/sultans-of-swing-quand-la-marine-turque-veut-tendre-vers-la-puissance-regionale/

La mer Noire : centre névralgique des tensions historiques russo-turques

Pour la Turquie, la mer Noire représente un prolongement de la mer Méditerranée. Au XVIe siècle, l’Empire ottoman contrôle toutes les rives de cette mer stratégique, de la Bulgarie à la Géorgie en passant par la Crimée. Dans sa logique néo-ottomane, le président turc avait évoqué avec émotion « les frontières de cœur » de la Turquie. Ainsi, il avait stipulé « On nous demande pourquoi on s’intéresse à l’Irak et à la Syrie, à l’Ukraine, à la Géorgie et à la Crimée, à l’Azerbaïdjan et au Karabakh (…) vous trouverez les traces de nos ancêtres. »

Or, dès le XVIIIe siècle, cette région devient le théâtre d’affrontements avec la Russie impériale. En effet, l’Empire russe étend ses territoires à l’est dès le XVe siècle. La volonté d’accéder aux mers chaudes est pour Moscou un impératif, et cela passe par des guerres l’opposant à l’Empire ottoman. La guerre de Crimée (1854-1856) est l’épicentre des tensions entre les deux empires. L’alliance tripartite, constituée de la France, de l’Angleterre et de l’Empire ottoman occupe Sébastopol et freine les visées russes dans la région. L’Empire ottoman, « l’homme malade de l’Europe », est artificiellement maintenu en vie pour empêcher Moscou d’asseoir ses intérêts en Méditerranée.

Au lendemain des deux conflits mondiaux, la Turquie fait le choix d’un alignement sur Washington en rejoignant l’Otan dès 1952. Ankara devient ainsi le maillon oriental de cette alliance atlantiste pour contrer l’influence russe en mer noire et au Proche-Orient. Aujourd’hui, le poids du passé est omniprésent dans les discours des deux puissances régionales. Chacune, à l’aide de discours nostalgique sur la grandeur passé, sur les liens fraternels avec les peuples voisins, veut restaurer l’ancienne influence. 

L’Ukraine : le chaînon nordique d’Erdoğan ?

Ankara reconnaît l’indépendance de l’Ukraine le 16 décembre 1991 et les relations diplomatiques sont établies le 3 février 1992. Les deux pays partagent une frontière maritime commune. La Turquie et l’Ukraine entretiennent également des liens culturels et commerciaux importants. Les touristes des deux pays voyagent sans visa depuis 2012 et sans passeport depuis 2017.

La crise de Crimée en 2014 et les mésententes russo-turques sur le dossier syrien concrétisent les bons rapports diplomatiques entre Kiev et Ankara. La Turquie a directement pris fait et cause pour « l’intégrité territoriale de l’Ukraine » en refusant de reconnaître l’annexion de la Crimée par Moscou. Pris en étau entre Moscou et l’Union européenne (et les Etats-Unis) Kiev choisit de se rapprocher d’Ankara.

  • Une aubaine pour l’armement turc

En 2019, les autorités ukrainiennes avaient fait l’achat de six drones de combat Bayraktar TB2. Ces drones ont prouvé leur efficacité en Libye et auprès des troupes azéris dans le Haut Karabakh. De ce fait, Kiev s’apprête à en commander 48 de plus. Il est également question du futur achat par l’Ukraine de frégates turques. La double visite du président ukrainien Volodymyr Zelensky en Turquie en août et en octobre 2020 confirme le réchauffement des relations bilatérales. En plus de la vente d’armes, Erdoğan avait annoncé une aide de 205 millions de livres turques à l’armée ukrainienne. Les deux pays visent également à augmenter le volume des échanges commerciaux tout en espérant de conclure un traité de libre échange.

En contrepartie, la Turquie continue la traque de ses opposants. En effet, la présence avérée de l’organisation de Fetullah Gülen, ou encore des activistes kurdes du PKK en Ukraine préoccupe Ankara. Les services de renseignement des deux pays agissent conjointement pour arrêter les opposants. Vlodymyr Zelensky a déclaré en février dernier devant le président turc en déplacement à Kiev « Au sujet de ces organisations (…), j’ai reçu aujourd’hui des dossiers et des faits détaillés du président Erdoğan, ainsi que des noms. J’ai transféré toutes ces informations au directeur du SBU [Service de Sécurité d’Ukraine], qui devrait s’en occuper ».

  • Les Tatars de Crimée : un prétexte d’ingérence pour la Turquie

Les Tatars de Crimée sont une population d’origine turque et de confession musulmane installée en mer Noire depuis le XIIIe siècle. Ils ont été un soutien de poids à l’Empire ottoman. Aujourd’hui, Erdoğan s’appuie sur cette population pour entretenir des liens avec les autorités ukrainiennes. Dès la crise de Crimée, les Tatars s’opposent à l’annexion russe et deviennent de ce fait des interlocuteurs privilégiés pour l’Occident et un levier d’influence pour Ankara. Dans une logique opportuniste, la Turquie joue les médiateurs entre Kiev et les Tatars au sujet des populations déplacées. La présence musulmane en Crimée sert d’argument à la rhétorique néo-ottomane d’Erdoğan.

  • Contrebalancer la domination russe dans la région

Comme le précise Igor Delanoë, spécialiste des questions stratégiques en mer Noire et directeur adjoint du think tank Observatoire franco-russe « Avec l’annexion de la Crimée, la fortification de la péninsule et la modernisation de la flotte de la mer Noire, les Turcs ont vu le dispositif russe se resserrer, et je pense que pour eux, ce rapprochement avec Kiev relève d’une logique de désencerclement ». Ainsi, la Turquie voit en l’Ukraine un pays pivot dans sa stratégie d’influence. Par ce rapprochement, le président Erdoğan fait d’une pierre deux coups. La première à l’Union européenne avec qui la Turquie est en froid et de la seconde à la Russie pour tenter de gêner la politique russe dans son « étranger proche ». Ankara profite de la fébrilité et de la faiblesse des autorités ukrainiennes pour imposer ses vues. Quant à elle, Kiev cherche coûte que coûte à diversifier ses partenaires.

Plus étonnamment, la Turquie sous l’égide du patriarcat de Constantinople a aidé l’Ukraine dans la reconnaissance et l’obtention d’une Église orthodoxe autonome. Véritable pied de nez à Moscou, après quatre siècles sous l’influence du clergé russe, l’Ukraine obtient l’indépendance canonique avec l’aval d’Erdoğan.

Les relations entre la Turquie et l’Ukraine répondent donc à des intérêts d’ordre stratégique et historique. Kiev peine à assurer son indépendance et devient ainsi le centre des intérêts des grandes puissances régionales. Le président turc profite de la division et de l’impuissance des autorités ukrainiennes pour asseoir un peu plus ses visées en mer Noire. Entre Ankara, l’axe occidental et Moscou, l’Ukraine est plus que jamais sujette à un jeu d’équilibriste.

Bibliographie :

Turquie – Israël : Je t’aime, moi non plus.

La République de Turquie et l’État d’Israël entretiennent aujourd’hui des relations assez froides. Ils s’opposent sur beaucoup de dossiers au Moyen-Orient et la conjoncture géopolitique mondiale actuelle participe au refroidissement des relations bilatérales entre Turcs et Israéliens. L’évolution politique interne de chaque État a aussi participé à cette prise de distance de part et d’autre. L’arrivée de la droite au pouvoir dans l’État hébreu (Likoud) et celle de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) en Turquie n’a fait qu’accentuer l’éloignement croissant des deux républiques. Mais les relations turco-israéliennes n’ont pas toujours été aussi mauvaises. La période de la Guerre Froide a été marquée par une coopération étroite entre les deux jeunes États. Alors, comment en sommes-nous arrivés là ? Quels ont été les événements et les bouleversements géopolitiques à l’origine de la dégradation des relations turco-israéliennes ?

I.            La coopération croissante israélo-turque : survivre en terrain hostile (1948 – 2000)

La Turquie a été le premier État musulman au Moyen-Orient à reconnaître Israël en 1948. La neutralité turque sur la question israélo-palestinienne jusqu’aux années 2000 a permis une étroite coopération entre les deux gouvernements. Cette coopération s’inscrivait aussi dans des logiques géostratégiques de part la convergence des intérêts de chacun dans la région.

A.  Une Turquie alignée, un Israël protégé : quand l’Occident est en Orient.

La période de la Guerre Froide marque un moment de convergence d’intérêts vitaux entre la Turquie et Israël. En effet, la République de Turquie représente le rempart du flanc Est des Puissances occidentales contre le communisme. Véritable pont entre l’Orient et l’Occident, la Turquie a servi à pérenniser la présence des Puissances mandataires (France et Grande-Bretagne) et étasunienne dans la région. Ce rôle s’inscrivait pleinement dans la volonté turque de bâtir un pays moderne et laïc sur les restes anatoliens de l’Empire ottoman. L’État hébreu quant à lui est la finalité du projet sioniste porté par l’Organisation sioniste (OS) depuis sa création en 1897. Véritable ONG transnationale, celle-ci a donné naissance à un véritable État ; cas unique et intrigant. Le projet sioniste a été soutenu et défendu par les Puissances occidentales durant tout son déroulement, des premières aliyah dès 1881 aux dernières sous mandat britannique. À l’avènement de l’État d’Israël, les États-Unis ont repris le flambeau des puissances mandataires dans la région et Israël est devenu l’allié principal des américains dans la région. La protection américaine, vitale, a permis à l’État hébreu de s’ériger comme une puissance majeure dans la région, cristallisateur de toutes les tensions.

B.  Vers une coopération stratégique au centre polémologique du monde

Les relations turco-israéliennes se sont, dans un premier temps, organisées de façon discrète. Il s’agissait pour la Turquie de ne pas trop froisser les voisins arabes dans la région en soutenant trop ouvertement Israël. Cette entente turco-israélienne était aussi importante pour des Américains attachés à l’absence russe dans la région pendant la Guerre Froide. Les accords secrets d’août 1958[1] entre Turcs et Israéliens montrent bien la volonté turque de ne pas trop exposer publiquement leur bonne entente avec l’État hébreux. Ces accords secrets ont mis en place un dialogue constant entre les deux États, afin qu’aucun d’eux n’empiète sur les intérêts de l’autre.

Cependant, la stérilité parlementaire turque des années 1970, sur fond de crise économique et sociale, avec une montée du parti islamiste dans le pays, a inquiété l’État israélien. La junte militaire au pouvoir en 1980 après le coup d’État, sous la direction de Kenan Evren, a toutefois confirmé à l’État hébreu que le parti islamiste du pays (alors très populaire) était sous contrôle[2]. Cela a rassuré Israël, surtout après la révolution islamique qui a eu lieu en Iran en 1979. Avec la chute de l’URSS en 1991 et la fin de la menace communiste, une véritable coopération stratégique a vu le jour entre la Turquie et Israël ; comme une révélation au grand jour d’une relation qui a toujours existé depuis la fondation d’Israël. Le partenariat stratégique turco-israélien[3] se met en place autour de quatre axes : coopération sécuritaire (1994), militaire (1996), économique (1997) et énergétique (2000). Un des exemples les plus marquants de coopération turco-israélienne est l’arrestation d’Abdullah Öcalan (leader du groupe terroriste PKK) au Kenya en 1999. En effet, après avoir mis la pression sur la Syrie qui a offert sa protection au leader du PKK, la Turquie a été aidée par le Mossad pour la capture d’Öcalan qui avait fuit au Kenya entre temps.

II.         La lente rupture des relations turco-israéliennes : quand le naturel revient au galop (2000 – aujourd’hui)

La mise en place de la coopération stratégique entre la Turquie et Israël n’a pas fait long feu. Dès le début des années 2000, les relations commencent à se refroidir sur la question palestinienne. Mais ce sont surtout les évolutions personnelles de chaque État qui vont finir par entériner la rupture des relations turco-israéliennes.

A.  Le fil directeur du refroidissement des relations turco-israéliennes : la cause palestinienne

La République de Turquie a beau se vouloir moderne et laïque, elle ne peut pas renier ces origines musulmanes. Sur la question palestinienne, les différents gouvernements turcs ont toujours souhaité ne pas trop se prononcer pour ne froisser aucune des parties belligérantes, Juifs et Arabes. C’est après la première Intifada à l’automne 2000 que les relations commencent à se tendre. Malgré la bonne entente avec Israël, la société civile et politique turque est touchée par la cause palestinienne et le gouvernement turc ne peut pas rester silencieux sur ces événements. Au problème israélo-arabe vient s’ajouter l’arrivée d’une nouvelle classe dirigeante en Turquie au tournant des années 2000. Le succès électoral de l’AKP (Parti pour la Justice et le Développement) en 2003, parti islamo-conservateur participe au refroidissement des relations turco-israéliennes.

Les premières divergences géopolitiques entre la Turquie et Israël sont visibles au travers du cas irakien. La Turquie refuse que son territoire soit utilisé pour l’intervention américaine en Irak en 2003. Or, Israël milite pour l’intervention américaine, afin d’ébranler l’unité irakienne, ce qui rendrait un Irak faible sur lequel l’Iran ne pourrait s’appuyer. Au contraire, la Turquie préfère un Irak fort et centralisé pour éteindre toute velléité autonomistes des Kurdes d’Irak. De nouvelles dissensions apparaissent lors de la seconde guerre du Liban en 2006 où Recep Tayyip Erdoğan charge publiquement les agissements israéliens, sans pour autant fragiliser encore plus les relations déjà tendues. En effet, le Premier Ministre turc nomme un général pro-américain à la tête des forces armées du pays.

B.  De la nécessaire et inévitable rupture des relations

Les relations turco-israéliennes vont continuer à se dégrader au rythme des succès électoraux de l’AKP. Au fur et à mesure que les dirigeants de l’AKP optent pour un discours religieux, anti-impérialiste et belliqueux, la Turquie prend ses distances avec ses origines modernes et laïques et s’éloigne des idéaux occidentaux ; un Occident principal allié d’Israël. De l’autre côté, l’obstination de l’État hébreu à refuser tout accord menant à une solution à deux États pour le conflit israélo-arabe laisse une faible place à toute entente cordiale avec les États arabes. Les événements de l’année 2009 finissent par briser sérieusement les relations turco-israéliennes. En effet, lors du forum économique de Davos du 29 janvier 2009, Recep Tayyip Erdoğan quitte le forum après avoir eu une vive altercation avec le président israélien de l’époque Shimon Pérès et l’avoir traité d’assassin.

De surcroît, un accident grave a eu lieu le 31 mai 2009[4]. En effet, la « flottille pour Gaza », un navire qui espère pouvoir porter assistance à Gaza, alors contraint à un blocus par Israël, se fait affréter par un commando d’élite israélien. Des morts des deux camps sont à déplorer. Les deux États vont sérieusement s’accuser mutuellement de participer à la montée des tensions. Cet épisode sonne la fin des relations turco-israéliennes, depuis glaciales.

De surcroît, les évolutions politiques internes des deux États participent au gel des relations bilatérales. Depuis les élections législatives de 2009, l’État hébreu est dirigé par la droite nationaliste représentée par Benyamin Netanyahu, qui a des positions très arrêtées sur la résolution de la question palestinienne et le dossier iranien par exemple. De son côté, la Turquie s’est tournée vers un renouveau de sa politique étrangère depuis 2010 et l’arrivée au ministère des Affaires Étrangères d’Ahmet Davutoğlu. La politique du « zéro problème avec les voisins » est lancée, mais ne porte pas ses fruits. D’abord un modèle pour les États arabes en reconstruction, la Turquie apparaît aujourd’hui comme belliqueuse et omniprésente dans les affaires internes des États arabes. Voulant prendre ses distances avec l’Occident, la Turquie se tourne vers les États du Moyen-Orient pour accroître son influence, au point de participer activement à plusieurs guerres dans la région (Lybie, Syrie, Irak, Haut-Karabagh).

Les évolutions politiques internes des deux États participent donc à l’éloignement des deux administrations. De plus, récemment, les deux États s’opposent aussi en Méditerranée orientale concernant la question du partage des hydrocarbures et de la définition des Zones Économiques Exclusives (ZEE) de chacun. Israël est même allé jusqu’à un accord avec la Grèce et Chypre, dans le but de minimiser les gains potentiels turcs dans la région.

Conclusion : une réconciliation impossible ?

Bien que les intérêts vitaux turcs et israéliens semblent liés, les deux États sont encore loin de retrouver la relation qu’ils ont pu développer dans la décennie 1990. Les projets des deux administrations sont clairement en concurrence et les deux États semblent avoir trouvé un moyen de remplacer l’autre. Israël a décidé, sous l’égide des États-Unis, de normaliser ses relations avec de nombreux pays arabes dans la région[5]. La Turquie de son côté devrait continuer de s’appuyer sur une critique du voisin israélien pour maintenir le cap concernant sa politique étrangère. Cependant, une petit lueur d’espoir semble visible. En effet, la Turquie et Israël participent au conflit du Haut-Karabagh en soutenant le camp azerbaïdjanais, l’un pour des questions culturelles et ethniques (Turquie), l’autre pour des questions militaires et énergétiques (Israël).


[1] Razoux Pierre, « Quel avenir pour le couple Turquie-Israël ? » in Politique étrangère, Institut français des relations internationales, n°1, 2010, pp. 25-39.

[2] Razoux Pierre, « Quel avenir pour le couple Turquie-Israël ? » in Politique étrangère, Institut français des relations internationales, n°1, 2010, pp. 25-39.

[3] Razoux Pierre, « Quel avenir pour le couple Turquie-Israël ? » in Politique étrangère, Institut français des relations internationales, n°1, 2010, pp. 25-39.

[4] https://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/israel-prend-le-controle-du-cargo-pour-gaza_897395.html

[5] https://www.ttcgroupe.com/la-guerre-civile-syrienne-change-les-relations-turco-israeliennes/

La Confrérie des Frères Musulmans : de société secrète honnie à organisation d’influence mondiale

“It is the nature of Islam to dominate, not to be dominated, to impose its law on all nations and to extend its power to the entire planet” Hassan al-Banna, fondateur des Frères Musulmans

La Confrérie des Frères Musulmans est un sujet qui a fait – et continue – à faire couler beaucoup d’encre. Considérés comme une organisation terroriste dans certains pays, force est de constater que depuis leur fondation en 1928, les Frères Musulmans ont évolué, se sont développés et sont désormais présents et bien implantés dans de nombreux pays du globe.

Pourtant, cette société transnationale islamique reste difficile à identifier tant elle possède des ramifications diverses selon ses zones d’implantation. En France, on s’interroge sur les projets et la portée du mouvement, en Arabie Saoudite ou en Russie, les Frères sont interdits, au Qatar, l’organisation n’est pas reconnue mais très influente, en Tunisie, les Frères restent proche du pouvoir grâce au parti Ennahdha et la Turquie demeure un important fief frériste… Bref retour sur la nébuleuse des Frères Musulmans de leurs origines à leur développement international.

Historique de la Confrérie et implantation. Source : LaCroix Crédits : AFP

Frères Musulmans : une lente ascension nationale

            La Confrérie a longtemps été une société dite secrète et son évolution fut lente et ponctuée de rebondissements avant de devenir l’organisation transnationale que l’on connaît aujourd’hui.

Aux sources des Frères Musulmans 

C’est en 1928 que naît officiellement la Confrérie, en Egypte. L’objectif principal de cette Confrérie était alors de restaurer le califat, qui serait un gouvernement mondial, et de combattre les « incroyants ». En d’autres termes, les Frères Musulmans s’opposent à toute forme d’Etats laïcs et aux autres religions (christianisme, hindouisme, judaïsme)[1]. Ils sont également opposés à toute forme de civilisation occidentale car le modèle occidental est aux antipodes du modèle islamique qu’ils prônent. La Charî’a y tient un rôle central et dicte la vie sociale et civique au sein du califat imaginé par les Frères Musulmans.

Hassan al-Banna est élu guide des Frères Musulmans et il jette les bases structurelles de l’organisation. La Confrérie met par exemple en place des structures associatives afin d’éduquer les jeunes générations. Les idées fréristes s’exportent à l’étranger, notamment au Moyen-Orient. Mais au lendemain de l’échec égyptien lors de la première guerre israélo-arabe, les Frères Musulmans sont interdits[2]. Ils assassineront donc le Premier Ministre Mahmud Fahmi Nuqrashi en 1948. En retour, Hassan al-Banna sera exécuté par les autorités égyptiennes l’année suivante. La Confrérie connaît alors une période de creux et est persécutée. Contraints à l’exil sous Nasser, les Frères iront diffuser leurs idées et doctrine dans les pays où ils trouveront refuge. L’organisation restera interdite jusqu’en 1970 en Egypte, date d’arrivée au pouvoir du Président Sadate.

L’avènement de la Confrérie : l’élection de Mohamad Morsi

              Les Frères Musulmans connaissent un retour en force et une forme de consécration en 2012, dans leur terreau originel égyptien. Alors que le Président Moubarak démissionne en 2011 et que les forces armées prennent le pouvoir par intérim, un parti émerge. Il s’agit du Parti de la liberté et de la justice (PLJ), branche partisane de la Confrérie. Il est représenté par Mohamed Morsi qui fait face au général Ahmed Chafiq lors des élections de 2011. Le 24 juin, M. Morsi est déclaré vainqueur par la Haute Commission électorale[3]. Le long travail des partisans des Frères Musulmans finit donc par payer après deux années de campagne pour octroyer la victoire à leur candidat.  

Cette victoire des Frères Musulmans est sans doute le résultat d’une campagne bien menée avec l’argument religieux en premier plan et l’illustration de la volonté populaire d’en finir avec la mainmise militaire sur le pays. La prédication étant l’un des moyens de diffusion de l’idélogie frériste, les Frères sont parvenus à mobiliser leurs fidèles autour de l’idée que le vote était un élan collectif pour aider au façonnement d’une société plus égalitaire[4]. Le militantisme acharné des Frères finit donc par payer.

Le parti remporte aussi 49% des sièges lors des élections législatives de 2011-2012 et devient la première force politique du pays. Une revanche pour les Frères qui avaient tenté à quatre reprises d’obtenir l’autorisation d’établir un parti, sans succès. Le parti recevra d’ailleurs des ambassadeurs et diplomates étrangers afin d’asseoir leur statut d’acteur de premier plan[5]. La présence nouvelle des Frères dans l’arène officielle de la politique égyptienne ne sera pourtant pas une réussite. Néanmoins, l’Egypte est loin d’être le seul bastion de l’organisation qui dispose de nombreuses branches à l’étranger, et certains fiefs d’influence.

Une organisation au rayonnement mondial : un triomphe idéologique ?

Si l’on regarde les Frères Musulmans sous un prisme plus large, on s’aperçoit qu’en dépit de leur interdiction en Egypte pendant de nombreuses années et leur statut d’organisation terroriste dans certains pays actuellement, l’idéologie frériste jouit d’un rayonnement certain.  

Une organisation d’envergure mondiale : fiefs et zones d’influence

Alors que Nasser persécute les Frères dès les années 1950, les Frères Musulmans sont accueillis à bras ouverts dans les monarchies sunnites du Golfe. L’Arabie Saoudite en premier lieu, offre l’exil aux Frères qui serviront de professeurs à la jeunesse saoudienne. L’implantation des Frères en Arabie Saoudite donnera d’ailleurs naissance à l’idéologie de la Sahwa, l’Eveil. Il en va de même pour les Emirats arabes unis (EAU), qui avant même leur union au sein d’une Fédération, avaient accueilli les Frères[6]. Là encore, ces exilés sont très influents dans le domaine éducatif. La Confrérie est également présente à Bahreïn, au Koweït, au Yémen et entretient des liens étroits avec les gouvernants qatariens, bien que le pays ne reconnaisse pas les Frères Musulmans en tant que tels.

Les Frères Musulmans sont en réalité présents dans la grande majorité des pays musulmans, grâce à différentes « branches » du mouvement. La Turquie, souvent décrite comme très proche de l’idéologie des Frères, est sans doute l’un des principaux bastions de la Confrérie. Le pays n’avait par exemple, ironiquement, pas reconnu le coup d’Etat du Général Sissi en Egypte mais soutenu celui du Colonel putschiste Bachir au Soudan. Le premier ayant renversé M. Morsi, issu de la Confrérie, le second étant pro-Frères Musulmans.  On peut également citer l’Harakat Al-Islah en Somalie, l’Union islamique du Kurdistan en Irak, le Hamas en Palestine, le Front National islamique au Soudan, et la liste est encore longue. Tous ces partis ou ces organisations font partie de la nébuleuse des Frères Musulmans ou sont, a minima, largement inspirés de l’idéologie frériste.

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Source : Twitter. Crédits : IslamismMap
Groupes affiliés aux Frères Musulmans dans différents parlements

En outre, la Confrérie est également très influente en Europe. Le mouvement s’est implanté dans les années 1950 et officiellement en 1961, avec la fondation, par Saïd Ramadan, héritier d’el-Banna, du Centre islamique de Genève.  Sur le Vieux continent, la présence des Frères est pour beaucoup due à l’existence de sous-branches fréristes ou d’inspiration frériste. Au niveau européen, les Frères sont représentés par la Fédération des organisations islamiques en Europe (FOIE), basée à Bruxelles[7]. En France, l’association Musulmans de France (anciennement UOIF) est proche de la mouvance des Frères et est très influente. L’Europe est donc une importante zone d’implantation pour la Confrérie et les mouvances lui étant affiliées.

Des divisions internes pourtant nombreuses et profondes

En dépit de l’impressionnant nombres d’organisations, associations, partis, liés à la Confrérie, il ne faut pas oublier de « nuancer » cette présence mondiale. Samir Amghar, chercheur en sociologie, parle de trois « types » de courants d’expression : les autonomes, les dissidents et les organiques. Les autonomes sont les mouvances n’ayant jamais fait partie des Frères Musulmans mais qui s’en inspirent, les dissidents sont les groupes ayant été liés à la Confrérie mais ayant décidé de s’en démarquer ou s’en séparer. Enfin, les organiques sont les groupes rattachés à la maison mère[8]. Aussi, il n’est pas rare que soit estampillés « Frères Musulmans » des mouvements parfois très éloignés de l’idéologie originelle de la Confrérie.

En effet, les différends sont nombreux au sein des Frères Musulmans et l’unité de la Confrérie est toute relative. Le takfirisme par exemple est un mouvement islamiste radical né d’une scission avec les Frères Musulmans, inspiré de la pensée de Sayyid Qutb, membre dissident de la Confrérie. Le Hamas se distingue aussi puisqu’il a recours à des moyens d’une mouvance djihadiste. Sous l’appellation Frères Musulmans se cache en réalité de nombreux mouvements et mouvances parfois assez éloignés de la maison mère, voire en désaccord pur et simple avec elle. Certains grands penseurs et professeurs affiliés à la Confrérie ont, par exemple, en opposition aux Frères, choisi de légitimer des actions violentes au nom d’une fatwa permettant l’usage de la violence. Cette légitimation avait notamment pour but d’autoriser la violence à l’encontre du gouvernement du Général Sissi, qui avait renversé M. Morsi au pouvoir.

            Les Frères Musulmans sont donc bien implantés dans les pays musulmans mais également en Europe et disposent d’un certain nombre de ramifications plus ou moins influentes. Mouvement religieux et politique parfois qualifié d’organisation terroriste, la Confrérie a su s’exporter et s’implanter durablement. Pour autant, les divisons internes et la multiplication de mouvances dissidentes ou autonomes rappelle la fragilité de l’organisation qui peine à rassembler toutes ses mouvances autour d’un même projet unificateur. La Confrérie demeure complexe à appréhender et ses contours difficiles à déterminer. Quoique devenue une organisation officielle, l’aspect secret et les agissements « dans l’ombre » semblent toujours d’actualité. Et c’est peut-être cela qui inquiète et effraie : l’impossibilité de pouvoir la définir clairement ou de connaître l’étendue de son pouvoir effectif.


[1] Heggy, Tarek. « Ce que sont en réalité les Frères musulmans », Outre-Terre, vol. 29, no. 3, 2011, pp. 347-350.

[2] Anne-Lucie Chaigne-Oudin, « Frères Musulmans », Les Clés du Moyen-Orient, mars 2010. https://www.lesclesdumoyenorient.com/Freres-musulmans.html

[3] Collombier, Virginie. « Égypte : les Frères musulmans et la bataille pour le pouvoir », Politique étrangère, vol. automne, no. 3, 2012, pp. 615-628.

[4] Boussel, Pierre. « Les Frères Musulmans et le tempo de l’islam radical : un essai d’interprétation », Maghreb – Machrek, vol. 241, no. 3, 2019, pp. 17-36.

[5] Rogler, Lutz. « Les Frères musulmans, pragmatiques, ne sont pas ce que vous croyez », Outre-Terre, vol. 29, no. 3, 2011, pp. 351-363.

[6] La rédacton, « Les Frères musulmans dans la péninsule arabique », Orient XXI, novembre 2014.

[7] Amghar, Samir. « L’Europe, terre d’influence des Frères musulmans », Politique étrangère, vol. eté, no. 2, 2009, pp. 377-388.

[8] Idem.

Comment le football est-il devenu un instrument politique et diplomatique au Moyen-Orient ?

        Le football au Moyen-Orient connaît un incroyable succès populaire : il ne demande aucun équipement, peut être pratiqué par n’importe qui, n’importe où, et les mêmes stars du ballon rond sont adulées, d’autant plus lorsqu’elles sont natives des pays en question, comme Mohamed Salah en Egypte[1]. La sélection nationale et ses joueurs deviennent le reflet de l’État-nation et de ses valeurs. Vecteur d’intégration sociale, ce sport rassemble autant qu’il divise : le plus proche voisin peut devenir ennemi juré, à l’échelle de la ville ou du pays, d’autant plus lorsque la rivalité sportive ne fait que décupler les tensions géopolitiques. Le football comme grille de lecture politique est particulièrement adapté dans cette région minée par ses conflits internes : il offre un exutoire et un moyen de contestation envers le pouvoir pour les supporters, et s’il déchaîne les passions entre rivaux, il reste un outil nationaliste dans les matchs internationaux. Par la visibilité qu’il offre, il est à l’échelle internationale un levier de soft power important, comme l’ont compris les pétromonarchies du Golfe, et surtout le Qatar, pionnier de la diplomatie sportive[2].

https://www.leparisien.fr/sports/football/france-turquie-que-signifie-vraiment-le-salut-militaire-des-joueurs-turcs-14-10-2019-8172504.php

Entre progrès sociaux et contestation politique, un reflet des sociétés conservatrices

    D’abord, le football joue un rôle primordial dans les sociétés du Moyen-Orient et ses progrès se reflètent dans le sport : si on retrouve les inégalités économiques entre Etats sur les terrains, et qu’ils manquent cruellement d’infrastructures, ce sport est un échappatoire à la pauvreté et aux conditions de vie difficiles. “Au Yémen, tout est triste. Il n’y a que le foot qui peut rendre les gens heureux. Alors quand on joue un match, tout le pays s’arrête, même les combats. Tout le monde est devant la télé” déclarait récemment l’attaquant Ayman Al-Hajri[3]. L’état des championnats semble corréler aux désordres politiques et militaires. Mais c’est aussi un laboratoire du progrès social : alors que l’Arabie Saoudite est encore entachée par les affaires Jamal Khashoggi, Saad Hariri ou l’intervention au Yémen[4], Mohamed Ben Salmane redore son blason sur les questions d’égalité des genres : droit pour les femmes d’aller au stade (2017) et même création d’un championnat féminin professionnel (2020)[5][6]. La Palestine est pionnière dans ce domaine (championnat féminin dès 2003), le Bahreïn (2003) et les Emirats Arabes Unis (2009), ont suivis[7].

     Néanmoins, le football n’est pas un terrain de démocratisation mais plutôt un espace politique instrumentalisé par les autocrates, dont le contrôle est nécessaire pour se protéger. A l’intérieur des structures, nous retrouvons les figures princières : La fédération qatarienne de football détenue par les Al-Thani au pouvoir dans l’émirat, les grands clubs émiratis (Al-Aïn, Al-Jazira) sont la propriété de la famille royale Al-Nahyan, et ceux d’Arabie Saoudite, des Al-Saoud[8]. Dès lors que les mêmes personnes sont au pouvoir dans les deux sphères, on constate que le sport est pris en otage par le politique. Et si cela semble peu surprenant dans un régime monarchique, la dérive politique se retrouve dans la “Nouvelle Turquie” d’Erdoğan[9] : alors que les clubs historiques stambouliotes (Fenerbahçe, Galatasaray, Beşiktaş) ont une histoire riche et briguent des places dans les grandes compétitions européennes, le petit dernier, l’İstanbul Başakşehir, fut créé et développé à l’époque ou Recep Tayyip Erdoğan était maire d’Istanbul (années 1990), et est aujourd’hui administré par son gendre[10]. Cette dérive trouve ces manifestations dans le clientélisme et la corruption, qui ont notamment touché le Fenerbahçe en 2010-2011[11].

      La contestation des dirigeants politiques se retrouve tout de même dans les rares espaces d’expression publique (réseaux sociaux, manifestations), dans lesquels les supporters offrent, par leur nombre et leur résonance, une voix puissante de dénonciation, même en Arabie Saoudite où le sport concerne les élites politiques. Et dans les pays où le football national touche un ensemble plus large de la société, comme au Maghreb ou en Turquie, les supporters ont joué un rôle crucial : organisateurs des manifestations du parc Gezi en 2013 sous le nom d’Istanbul United, ils passent des chants de résistance dans les stades, et ce jusqu’aux barricades[12]. En Egypte, l’incident de Port-Saïd le 2 février 2012 est resté dans l’histoire du football comme l’un des plus meurtriers (74 morts), mais aussi comme la manifestation d’une rancœur de la ville du Nord de Port Saïd contre la capitale. Dans la ville portuaire, située à un point géostratégique important (le débouché du Nil), les manifestations qui ont suivi, ont débouchées sur l’arrivée d’Al-Sissi au pouvoir[13].


Le nationalisme dans le football : moyen de reconnaissance ou outil politique ?

    Malgré les dissensions politiques internes, le football reste un terrain où l’on exprime son amour pour sa nation et son peuple, que l’on oppose au concept d’État, d’autant plus au Moyen-Orient où le découpage administratif correspond rarement à celui des aires socioculturelles. En Algérie, le JS Kabylie est un moteur de reconnaissance de l’identité kabyle[14]. En Turquie, des incidents éclatent entre joueurs turcs et kurdes nationalistes. Sport d’immigrés par excellence, le football garde une dimension communautaire, comme pour le Al-Weehat SC fondé et resté basé dans le camp de réfugiés palestiniens d’Amman.[15] Même la création des clubs et des stades résulte du “roman national” : le Gamal Abdel Nasser du Caire et le Mustapha Kemal Atatürk dans de nombreuses villes turques. On peut, dès lors, se demander si à l’échelle nationale, supporter son équipe, c’est supporter le régime en place.

    Par ailleurs, les grands rendez-vous internationaux sont inévitablement des lieux de rencontre pour les dirigeants politiques : on se souvient du match d’ouverture de la Coupe du Monde 2018 entre la Sbornaïa russe et les Faucons d’Arabie Saoudite, où le spectacle était autrement plus important en tribunes : Gianni Infantino, président de la FIFA, était entouré de MBS et Vladimir Poutine, mettant en lumière le rapprochement géopolitique des deux puissances (accords sur l’OPEP fin 2016)[16]. La diplomatie du football est une réelle stratégie pour faire avancer des conflits parfois gelés sur le plan politique (le réchauffement des relations entre l’Arménie et la Turquie s’est fait au travers d’un match aller-retour en 2008-2009[17]), ou au contraire pour démontrer un impact profond jusque dans le sport : l’équipementier Nike refusa aux joueurs iraniens de les équiper pour la Coupe du Monde 2018. Dès 1998, par hasard, l’Iran rencontre les États-Unis. « Comme si c’était à nous de refaire l’histoire » avait déclaré l’américain David Regis[18].

    Dans toutes ces revendications politiques et identitaires, le conflit israélo-palestinien tient une place à part. Il divise la région et le monde en touchant à la reconnaissance d’un État, ou au contraire à la légitimation d’une politique colonialiste par un autre. En cela, le comportement des acteurs de la sphère footballistique détermine une prise de position sur le conflit : alors que la FIFA a placé la sélection palestinienne dès 1998 à égalité avec les autres Etats, et à même tenté un rapprochement entre les deux présidents des fédérations concernées, Michel Platini avait averti l’Etat hébreu de voir sa présence dans l’UEFA menacée, si les équipements palestiniens restaient bloqués aux frontières : “« Platini avait donc réussi à obtenir plus que Barack Obama” en avait conclu Pascal Boniface[19].

La diplomatie du sport comme levier de soft power pour rayonner mondialement

    Enfin, le football est un enjeu important pour les monarchies du Golfe qui ne veulent plus dépendre totalement du pétrole et développer notamment leur tourisme. Entre des actions économiques internationales et le développement d’événements sportifs dans le Golfe, il s’agit de devenir incontournable dans ce domaine. Le Qatar fait la course en tête : d’un côté il a effectué un tournant économique après 1995 suite à la destitution de l’ancien émir, la nouvelle génération investissant dans des énormes projets (Aspire Academy), dans une stratégie de diffusion mondiale des événements (Al-Jazeera Sports puis BeIn Sports), dans l’achat de club à l’étranger (Paris St-Germain), la stratégie de développement d’un championnat compétitif de qualité (en offrant une retraire dorée et des gros contrats à des noms célèbres d’Europe), et enfin en formant des joueurs étrangers à Doha dès leur plus jeune âge pour les nationaliser plus tard[20]. De leur côté, l’Arabie Saoudite et ses alliés du Golfe, ennemis jurés du petit émirat[21], investissent eux-aussi dans des clubs afin de combler leur retard[22]. Le piratage de BeInSports était ainsi un coup à un milliard de dollars de la famille royale pour déstabiliser l’empire médiatique qatari[23].

    La Coupe du Monde 2022 au Qatar est la réussite la plus éclatante de cette diplomatie, mais pas la première (Mondiaux d’athlétisme en 2019 de handball en 2015 et surtout Jeux Asiatiques en 2006, troisième événement le plus regardé de la planète). Les ambitions de l’émirat qatari sont de l’ordre de 200 milliards de dollars pour attirer les touristes du monde entier, et on espère à Doha 400 000 touristes pendant l’événement, soit le double de la population[24]. Le football fait partie intégrante de la transformation matérielle du pays, du niveau de vie de ses habitants. Ainsi, le Qatar cherche à effectuer une synthèse entre cette modernité et son identité originelle. Le problème est son manque de légitimité : on ne devient pas une nation de football à l’identité forte en quelques années, la légitimité populaire ne s’achète pas.

    Enfin, cette stratégie du Qatar et des pétromonarchies n’est pas encore une réussite franche, tant les carences en termes de politique intérieure et de respect des droits humains posent question. L’attribution de la Coupe du Monde au Qatar a suscité de vives critiques dans les institutions libérales, alors que plus de mille Népalais et près de 2000 Indiens sont déjà morts sur les chantiers[25]. Le climat aride de la région est difficilement supportable, d’autant plus en été. Pour assurer la tenue de l’événement (en hiver), 12 stades équipés de systèmes de climatisation géants ont été construits, dans ce pays qui rejette le plus de CO2/habitant dans le monde[26]. Alors que le Fifagate, gigantesque affaire de corruption, a terni un peu plus l’image de cette candidature[27], l’émirat ne reste pas sans rien faire : ouverture d’un bureau de l’OIT à Doha[28], ou engagements auprès de la Fifa à respecter un développement durable dans la mesure du possible, notamment par la construction de stades recyclables[29].

    En résumé, les tensions sociopolitiques se ressentent dans un stade de football qui attire avant tout des milliers de spectateurs. Il peut être également le théâtre de jeu de deux nations antagonistes, voire de deux projets politiques incompatibles. Capable de focaliser les yeux du monde entier, il détient là sa plus grande force, mais aussi sa faiblesse lorsque les enjeux globaux dépassent ceux du sport.


[1] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/la-medaille-du-jour/la-medaille-du-jour-le-footballeur-mohamed-salah-surprise-de-la-presidentielle-egyptienne_2663260.html

[2] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/743680-le-qatar-et-le-football-un-investissement-strategique-en-5-axes.html

[3] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/planete-sport/planete-sport-au-yemen-le-football-source-de-bonheur-et-de-paix-dans-le-chaos-de-la-guerre_4040235.html

[4] https://www.letemps.ch/monde/mohammed-ben-salmane-prince-aux-deux-visages

[5] https://www.theguardian.com/football/2018/jan/11/saudi-arabia-women-professional-stadium-fan-al-hilal

[6] https://sport24.lefigaro.fr/scan-sport/actualites/l-arabie-saoudite-va-lancer-son-championnat-de-football-feminin-994441

[7] https://www.sportetcitoyennete.com/articles/la-lutte-du-football-feminin-au-moyen-orient

[8] https://www.hurriyetdailynews.com/saudis-debate-societal-merits-of-football-62535

[9] Insel, A. (2017). La nouvelle Turquie d’Erdogan: du rêve démocratique à la dérive autoritaire. La Découverte.

[10] https://www.france24.com/fr/20200720-football-turquie-basaksehir-champion-erdogan-akp-istanbul

[11] https://dailynewsegypt.com/2014/01/30/turkish-match-fixing-precursor-corruption-scandal-rocking-government/

[12] https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-monde/le-sport-arme-de-seduction-massive-24-foot-turc-outil-du-nationalisme-ferment-de-la-contestation

[13] Abis, S., & Ajmani, D. (2014). Football et mondes arabes. Revue internationale et stratégique, (2), 143-150.

[14] Chemerik, F. (2019). La Presse, le football et la politique en Algérie: L’imbrication des stratégies populistes de captation et d’aliénation. NAQD, (1), 97-125.

[15] Mackenzie, J. (2015).  » Allah! Wehdat! Al-Quds Arabiya! »: Football, nationalism, and the chants of Palestinian resistance in Jordan (Doctoral dissertation, Arts & Social Sciences: Department of History).

[16] https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/russie-arabie-saoudite-bien-plus-quun-match-de-foot-133457

[17] https://www.france24.com/fr/20091014-match-football-hautement-symbolique-entre-turquie-larm-nie

[18] https://www.ecofoot.fr/iran-football-conflits-politiques-3024/

[19] https://www.francetvinfo.fr/monde/palestine/le-conflit-israelo-palestinien-se-joue-aussi-sur-les-terrains-de-football_3070997.html

[20] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/743680-le-qatar-et-le-football-un-investissement-strategique-en-5-axes.html

[21] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/743680-le-qatar-et-le-football-un-investissement-strategique-en-5-axes.html

[22] https://sport.francetvinfo.fr/football/le-football-europeen-terrain-de-jeu-des-rivalites-des-pays-du-golfe

[23] https://www.challenges.fr/high-tech/beoutq-le-plus-gros-piratage-du-monde-passe-par-la-france_666850

[24] https://www.rfi.fr/fr/sports/20130711-coupe-monde-2022-le-qatar-prevoit-investir-200-milliards-dollars

[25] https://www.theguardian.com/global-development/2019/oct/02/revealed-hundreds-of-migrant-workers-dying-of-heat-stress-in-qatar-each-year

[26] https://www.leparisien.fr/sports/stades-refrigeres-au-qatar-un-expert-pointe-une-aberration-climatique-08-10-2019-8168406.php

[27] https://www.lexpress.fr/actualites/1/sport/fifa-du-qatar-au-fifagate-cinq-ans-de-crises_1719678.html

[28] https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_627180/lang–fr/index.htm

[29] https://www.youtube.com/watch?v=Peoax0QL24k&feature=emb_title

Une neutralité impossible: l’Iran et le conflit dans le Haut-Karabakh

Le 27 Septembre 2020, les hostilités reprennent entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh, également appelé Artsakh, territoire revendiqué par les deux républiques depuis 1988.

Alors que l’attention se porte surtout sur les positions de la Russie et de la Turquie dans le conflit en cours sur la région du Haut-Karabakh, l’Iran reçoit moins d’attention. Les premiers sont certes les soutiens régionaux directs des parties arménienne et azérie, mais les enjeux du conflit, qui se déroule près de la frontière iranienne, sont particulièrement importants pour l’Iran.

Source: https://www.courrierinternational.com/article/conflit-vers-une-guerre-denvergure-entre-larmenie-et-lazerbaidjan

Un conflit aux portes de l’Iran

Il existe en effet une réelle possibilité que le conflit arméno-azerbaïdjanais, qui se déroule principalement le long de la frontière iranienne, déborde et constitue un risque sérieux pour la sécurité intérieure iranienne. Depuis le début de la guerre, plusieurs roquettes et obus de mortier ont atterri à l’intérieur de l’Iran, ce qui a provoqué une vive réaction de la part de Téhéran.[1]

Un autre élément sensible à sa frontière qui fait que l’Iran veut que cette guerre se termine avant d’arriver au point de non-retour, sont les récents rapports sur le transfert de combattants syriens par la Turquie pour combattre aux côtés de l’Azerbaïdjan. Cela est en soi un sujet de préoccupation pour Téhéran, qui n’accepte pas d’avoir de telles forces à proximité de sa frontière. Pour l’Iran, c’est une menace pour la stabilité à sa frontière nord et une force pour la Turquie qu’il est peu probable d’accepter dans son arrière-cour.[2]

Peur à Téhéran des volontés sécessionnistes

            Mais là n’est pas l’unique préoccupation de Téhéran, qui doit préserver son intégrité nationale. L’Iran abrite une minorité azérie importante: environ 20 millions d’Azéris vivent dans le Nord-Ouest de l’Iran, soit un quart de la population totale iranienne (et deux fois la population totale de l’Azerbaïdjan..!). Quant aux Iraniens d’origine arménienne, ils constituent l’écrasante majorité de la minorité chrétienne du pays, qui compte plus de 200 000 personnes.

L’Iran, un pays multiethnique, a aujourd’hui peur des soulèvements des minorités sur son territoire. Déjà, des escarmouches périodiques avec des groupes ethniques militants sont une réalité de la vie dans le pays. Dans le sud-est, à la frontière avec le Pakistan, le groupe ethnique Baloch Sunni jihadi Jaish al-Adl, qui aurait des liens avec Al-Qaïda, continue de cibler les forces de sécurité iraniennes. Le militantisme anti-Téhéran fait également partie de la vie dans les régions kurdes occidentales de l’Iran, à la frontière avec l’Irak.[3]

Ce qui pose problème à Téhéran, c’est que la communauté azérie d’origine iranienne est aujourd’hui très consciente de la dynamique du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et est passionnée par Bakou. Le 1er octobre, quelques milliers de personnes sont descendues dans les rues des principales villes de provinces azéries et à Téhéran pour exprimer leur soutien à l’Azerbaïdjan, demander la fermeture de la frontière avec l’Arménie, et dénoncer la neutralité de l’État sur la guerre. Apparaître comme un ennemi de l’Azerbaïdjan pourrait donc susciter des velléités sécessionnistes, voire provoquer des tensions interethniques.[4]

Des relations irano-azerbaïdjanaises froides

            Il faut comprendre que Téhéran a une histoire compliquée avec Bakou, et qu’aujourd’hui, aliéner davantage son voisin pourrait avoir des conséquences néfastes à plusieurs niveaux. En 1991, lorsque l’URSS fut dissoute, l’Iran fut un des premiers pays à reconnaître l’Azerbaïdjan et entreprit de créer des relations amicales avec son voisin à majorité chiite (un des seuls au monde, avec l’Iran, l’Irak et le Bahreïn), qu’il voyait comme un terreau fertile pour la diffusion de sa révolution islamique.

Elchibey, élu président de l’Azerbaïdjan en 1992 et sceptique à l’égard du gouvernement théocratique iranien, préféra se tourner vers la Turquie, dont il admirait le sécularisme, et vers l’Occident comme partenaires stratégiques. Il était de plus un fervent nationaliste qui appelait à la création d’un “Grand Azerbaïdjan”, c’est-à-dire au rattachement des provinces iraniennes azéries à son pays.[5] L’euphorie initiale de l’Iran à la perspective d’un nouvel État chiite se transforma rapidement en crainte que Bakou alimente le sécessionnisme à l’intérieur de ses frontières. L’Iran apporta donc un soutien économique vital à l’Arménie dans la guerre pour le Haut-Karabakh[6], qui se termina en 1994 par un cessez-le-feu non concluant.

            Cet engagement de l’Iran au côté de l’Arménie ne fut pas oublié en Azerbaïdjan, et les deux décennies suivantes furent marquées par des relations froides entre l’Iran et l’Azerbaïdjan, bien que les deux pays coopèrent dans des domaines tels que le commerce, la sécurité et le secteur énergétique. Outre la relation privilégiée de l’Iran avec l’Arménie et la question de l’Azerbaïdjan iranien, les points de contentieux entre les deux pays incluent l’exploitation de la mer Caspienne et la bonne relation Azerbaïdjan-Israël.[7]

            Récemment, depuis 2013-2014, les relations se sont améliorées avec l’arrivée de l’administration de Hassan Rouhani, qui, depuis le début, s’est efforcé de faire croître les liens entre l’Azerbaïdjan et l’Iran. En mai 2015, l’ambassadeur d’Iran en Azerbaïdjan a annoncé qu’il ne reconnaissait pas la République du Haut-Karabakh, ce qui a renforcé les relations entre l’Azerbaïdjan et l’Iran.[8]

Cependant, les relations se sont refroidies depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux Etats-Unis en 2016. Par exemple en 2018, l’Azerbaïdjan a suspendu le commerce du pétrole et du gaz avec l’Iran pour soutenir les nouvelles sanctions américaines contre l’Iran, ce qui a suscité l’hostilité du gouvernement iranien.[9] Par ailleurs depuis 2016, l’Azerbaïdjan a intensifié sa collaboration avec Israël, au grand dam de l’Iran.

Le facteur israëlien

            L’amitié israélo-azérie est un sujet majeur d’inquiétude pour l’Iran. Les deux pays ont l’objectif commun de contenir l’influence de l’Iran, et en février 2012, l’Azerbaïdjan a signé un accord de défense de 1,6 milliard de dollars avec Israël qui comprend des systèmes de défense aérienne, du matériel de renseignement et des drones.[10] Depuis 2016 les deux pays ont, entre autres, signé un accord de communication aérienne, aboli la double imposition[11], renforcé leur coopération économique dans plusieurs secteurs[12], et signé un contrat pour l’achat de drones kamikazes par l’Azerbaïdjan à Israël, que Bakou utilise en ce moment dans le Haut-Karabakh.[13]

Israël a par ailleurs conclu en septembre un accord de normalisation avec les Émirats arabes unis et le Bahreïn, ce qui lui donne une portée sans précédent dans les eaux du golfe Persique qui bordent le sud de l’Iran. Ce dernier ressent donc que l’étau se resserre autour de lui, et souhaite à tout prix éviter une présence israélienne accrue à ses frontières. Or une nouvelle détérioration des relations entre l’Iran et l’Azerbaïdjan pourrait pousser cette dernière à donner accès à Israël à ses bases aériennes, qui pourraient potentiellement être utilisées dans une frappe contre l’Iran.[14]

Un jeu d’équilibriste, entre neutralité et soutien à l’Azerbaïdjan

Le dilemme iranien est donc le suivant: continuer à soutenir l’Arménie dans le conflit du Haut-Karabakh comme l’a historiquement fait l’Iran va antagoniser davantage l’Azerbaïdjan, ce qui pourrait avoir de multiples, importantes répercussions en termes de sécurité intérieure, mais soutenir l’Azerbaïdjan reviendrait à abandonner l’Arménie avec qui elle a un partenariat privilégié dans le domaine énergétique. L’Arménie n’a de plus, elle, jamais fait preuve de politique expansionniste à l’égard des territoires iraniens, et n’a pas non plus développé de relations avec les ennemis de l’Iran – les États-Unis, Israël et l’Arabie Saoudite – à un degré qui sape ses relations cordiales avec Téhéran.[15] Enfin, l’Arménie est soutenue par la Russie, important soutien de l’Iran au conseil de sécurité de l’ONU.

La position officielle iranienne – exprimée par le ministère des affaires étrangères à plusieurs reprises – a été d’appeler les deux parties à faire preuve de retenue, en proposant une médiation. L’Iran n’est pas vraiment en mesure d’agir en tant que médiateur à l’heure actuelle, en particulier compte tenu de ses propres relations agitées avec Bakou, ainsi que de la sensibilité internationale face à l’influence régionale accrue de l’Iran. De plus, les tentatives de médiation de l’Iran au cours des trois dernières décennies se sont toutes soldées par des échecs, ce qui décrédibilise la proposition iranienne.

La seule raison pour laquelle l’Iran réitère son offre de médiation est de confirmer à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan – et à leurs minorités ethniques et partisans respectifs à l’intérieur de l’Iran – que Téhéran reste neutre. Cette neutralité est le meilleur gage de stabilité intérieure de l’Iran.[16]

            Il semble néanmoins que l’Iran, pragmatique, ait cette fois décidé de se ranger du côté de l’Azerbaïdjan, après avoir réalisé que son scénario préféré – une désescalade rapide des tensions – n’était plus envisageable. En effet, en parallèle des offres de médiation, l’Iran a réitéré son soutien à l’intégrité du territoire de l’Azerbaïdjan – reconnaissant donc l’appartenance du Haut-Karabakh à l’Azerbaïdjan.[17]

Khamenei, lui-même azéri-iranien, n’a pas encore commenté les développements, mais un certain nombre de ses représentants ont publié une déclaration déclarant leur soutien à l’Azerbaïdjan dans le conflit. Les signataires – les représentants de Khamenei dans les provinces d’Ardabil, d’Azerbaïdjan oriental, d’Azerbaïdjan occidental et de Zanjan – ont souligné : « Il ne fait aucun doute que le Haut-Karabakh appartient à l’Azerbaïdjan et que la démarche de son gouvernement pour reprendre la région est tout à fait légale, selon la charia, et conforme à quatre résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies ».[18]

            Pourtant, la déclaration a été publiée juste au moment où des rapports ont révélé que Téhéran avait ouvert son espace aérien aux fournitures militaires russes destinées à l’Arménie, et que plusieurs vidéos ont circulé sur les réseaux sociaux montrant des camions transportant des chargements couverts à travers la frontière iranienne avec l’Arménie, ce qui a suscité des allégations selon lesquelles du matériel militaire était exporté pour être utilisé dans le Haut-Karabakh. Ces nouvelles explosives ont été rapidement démenties par Téhéran, qui réitéra à cette occasion que l’Arménie devrait quitter le territoire azerbaïdjanais qu’elle occupe depuis 1994.[19]


[1] https://www.tehrantimes.com/news/453700/Nagorno-Karabakh-conflict-from-Iran-s-perspective

[2] https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2020/10/iran-dilemma-nagorno-karabakh-azerbaijan-armenia-mediate.html

[3] https://foreignpolicy.com/2020/10/14/iran-azeri-ethnic-minority-nagorno-karabakh/

[4] https://orientxxi.info/magazine/l-iran-ecartele-entre-l-armenie-et-l-azerbaidjan,4201

[5] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Historique-des-relations-entre-l-Azerbaidjan-et-l-Iran-Partie-III-de-1991-a-nos.html

[6] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Historique-des-relations-entre-l-Azerbaidjan-et-l-Iran-Partie-III-de-1991-a-nos.html

[7] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Historique-des-relations-entre-l-Azerbaidjan-et-l-Iran-Partie-III-de-1991-a-nos.html

[8] https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2020/10/iran-dilemma-nagorno-karabakh-azerbaijan-armenia-mediate.html

[9] https://www.naturalgasworld.com/azerbaijan-halts-gas-swap-with-iran-70629

[10] https://fwww.washingtonpost.com%2fbusiness%2findustries%2fisrael-signs-deal-to-provide-azerbaijan-with-16-billion-in-military-equipment%2f2012%2f02%2f26%2fgIQAjtmQbR_story.html

[11] https://www.trend.az/azerbaijan/politics/2739816.html

[12] https://www.azernews.az/business/110269.html

[13] https://www.challenges.fr/entreprise/defense/les-drones-kamikazes-nouvelle-menace-pour-les-armees_734569

[14] https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2020/10/iran-dilemma-nagorno-karabakh-azerbaijan-armenia-mediate.html

[15] https://theconversation.com/nagorno-karabakh-why-iran-is-trying-to-remain-neutral-over-the-conflict-on-its-doorstep-147402

[16] https://theconversation.com/nagorno-karabakh-why-iran-is-trying-to-remain-neutral-over-the-conflict-on-its-doorstep-147402

[17] https://www.rferl.org/a/iran-worried-nagorno-karabakh-conflict-could-spread-azerbaijan-armenia/30883022.html

[18] https://en.radiofarda.com/a/khamenei-representatives-declare-support-for-azerbaijan-in-nagorno-karabakh-conflict/30872059.html

[19] https://besacenter.org/perspectives-papers/armenia-azerbaijan-conflict-iran/

Trump ou Biden: rupture ou continuité au Moyen-orient ?

« La différence entre le politicien et l’homme d’État est la suivante : le premier pense à la prochaine élection, le second à la prochaine génération. », James Freeman Clarke, théologien et écrivain américain du 19ème siècle.

Cette phrase prononcée deux siècles plus tôt nous permet d’éclairer sur la situation actuelle aux États-Unis. En effet, avec une fin de mandat clairement destinée à mettre en valeur les différentes mesures prises lors de celui-ci, Donald Trump rappelle sans cesse son bilan pour justifier une réélection. De son côté, Joseph Biden semble plus enclin à mettre l’accent sur les dangers que peuvent avoir les mesures dictées par l’administration Trump pour l’avenir de la nation américaine. Sur fond de déchirements internes, les élections américaines revêtent aussi une importance géostratégique mondiale.

En ce qui concerne la politique étrangère américaine au Moyen-Orient, le mandat de Trump s’est inscrit dans la continuité de désengagement amorcé sous la présidence de Barack Obama. Le dossier afghan en est le plus parlant. En effet, l’accord du 29 février 2020 entre les États-Unis et les Talibans matérialise ce désengagement. Les Américains effectuent un retrait immédiat de 40% de leurs troupes sur place, et un retrait total d’ici avril 2020. Cet accord pose quelques problèmes inédits en relations internationales, comme la reconnaissance juridique qu’obtiennent les Talibans ou encore la place future que vont occuper les Américains dans la région, suite à la politique du « pivot asiatique » menée depuis la présidence Obama. Cette politique du « pivot asiatique » consiste à faire de ce continent le centre de la politique étrangère américaine. Si cette stratégie de l’administration Obama s’inscrivait dans un esprit de profiter du boom économique de la région, l’administration Trump se concentre beaucoup sur le besoin de contrer la volonté d’hégémonie de la République Populaire de Chine (RPC).

La politique étrangère américaine dans la région suit donc depuis le début des années 2008 la voie du désengagement américains des différents théâtres de la région (Afghanistan, Syrie, Irak…). Mais, le Département d’État américain est conscient que la première puissance mondiale doit continuer à jouer un rôle dans la région et dans les différents dossiers en cours. Entre normalisation croissante des relations israélo-arabes, divergences et avec la République Islamique d’Iran et nécessité de se positionner sur les ambitions turques : comment va se positionner la nouvelle administration en place ?

I.            La normalisation israélo-arabe : inéluctable aboutissement

Comme depuis la prise en main du Moyen-Orient par les États-Unis d’Amérique, au moment du départ des Empires coloniaux (France, Grande-Bretagne), Israël a toujours eu le soutien de son fidèle allié. Appui matériel, financier, idéologique et diplomatique ont permis à l’État hébreu d’être de nos jours une des puissances les plus importantes au Moyen-Orient. Le cas israélien suscite aux États-Unis un consensus bipartisan entre Républicains et Démocrates. Par conséquent, depuis son avènement, Israël a toujours été soutenue par l’Establishment en place. En effet, même pour l’administration Obama, qui n’a pas hésité à critiquer la politique de colonisation menée par le région israélien, elle n’a jamais pu aller plus loin concernant ces invectives. Géostratégiquement ultra-important, Israël est au centre de la politique étrangère américaine dans la région.

C’est dans cette optique de défense et d’intérêt pour l’État hébreu que les États-Unis plaident pour sa pleine intégration dans le système diplomatique régional au Moyen-Orient. La diplomatie américaine s’est donc muée en médiateur entre les États arabes et Israël afin de normalisation des relations déjà présentes. Cependant, cette normalisation n’est pas récente. Dès 1979, les relations sont normalisées entre l’Égypte et Israël[1], puis avec la Jordanie[2] en 1994. Les normalisations récentes sont donc dans la lancée des précédentes, et ce n’est donc pas un fait de l’administration Trump à part entière. En effet, les relations d’Israël avec Bahreïn, les Émirats Arabes Unies et le Soudan en 2020 ont été normalisées. Vendues comme une grande réussite de sa part, ces accords ne vont que dans la continuité des mouvement diplomatiques et géostratégiques dans la région. Ainsi, les relations israélo-arabes aujourd’hui se nouent autour d’une stratégie commune d’isolement de la République Islamique d’Iran.

II.         Le retour du multilatéralisme dans le dossier iranien ?

Le dossier iranien pourrait faire partie de ceux qui bénéficieraient d’un changement d’administration américaine. En effet, la période Donald Trump marque l’omniprésence du chaos diplomatique dans ce dossier. Malgré l’accord sur le nucléaire signé le 14 juillet 2015, marqueur d’un apaisement des relations entre l’Iran et les puissances occidentales, l’administration Trump a balayé celui-ci d’un revers de la main dès son arrivée dans le bureau ovale. De surcroît, les tensions ont été telles qu’une guerre ouverte était envisageable entre les États-Unis et l’Iran. Le pic de la crise entre les deux États se situe au moment de l’assassinat du général Qassem Soleimani[3] par l’armée américaine le 3 janvier 2020 à Bagdad. Véritable maillon essentiel du système de milices iraniennes dans la région, le général Soleimani était important pour les ambitions iraniennes. Cet événement marque une rupture dans la façon de mener les affaires internationales entre l’administration Obama et l’administration Trump. En effet, Trump a opté pour l’unilatéralisme dans ces différents mouvements internationaux, à l’opposé du multilatéralisme de la période Obama. L’assassinat du général Soleimani est dans ce cas révélateur de ceci, sachant que les alliés traditionnels américains n’étaient pas prévenus. De surcroît, cette opération s’inscrit totalement dans l’idéologie néo-conservatrice dont il se revendique. En effet, les néo-conservateurs ont connu leur apogée à la période Bush fils, avec comme outil la « guerre préventive » dont la guerre d’Irak de 2003 est représentative. L’opération contre Soleimani était donc pour Trump une « action préventive ».

L’avènement à la Maison Blanche de Joe Biden devrait permettre de renouer avec le multilatéralisme. Sans faire de concessions à l’Iran, Joe Biden est favorable a une reprise du dialogue, sans pour autant perdre de vue l’objectif principal : ne pas laisser la République islamique accéder à l’arme nucléaire. Mais, ce retour au multilatéralisme permettrait surtout une retombée des tensions entre les deux pays. De surcroît, l’arrivée de Biden dans le bureau ovale devrait marquer une réintroduction des États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien datant du 14 juillet 2015.

Donc, même si les méthodes employées devraient différer entre les deux administrations, l’objectif reste le même. À l’inverse, les ambitions turques dans la région devraient être traitées de manière différentes.

III.      Le dossier turc : d’une passivité contrôlée à une fermeté diplomatique ?

La République de Turquie se trouve aujourd’hui au centre des enjeux géostratégiques de la région. En effet, elle ambitionne de rayonner dans toutes les anciennes provinces de l’Empire ottoman. Entre le dossier libyen[4], le bourbier syrien, l’imbroglio du Haut-Karabagh[5] ou encore les tensions[6] en Méditerranée orientale[7] ; la Turquie est sur tous les fronts. Mais surtout, la Turquie inquiète ses alliés traditionnels. En effet, membre de l’OTAN, la Turquie commence à se rapprocher de la Russie sur plusieurs dossiers de la région. Le rapprochement russo-turc a été matérialisé par la commande de la Turquie de systèmes de missiles S-400[8], livrés et testés le 16 octobre 2020. Cette commande a déjà été sanctionnée par les États-Unis par le retrait de la Turquie du projet d’avion militaire F-35. Mais cette alliance russo-turc, à l’opposé de toute logique géostratégique, tant les deux États ont des intérêts concurrents sur tous les fronts. Donc, si l’alliance russo-turc est vouée à être éphémère ce qui inquiète le plus est le raidissement des relations entre l’Union Européenne et la Turquie. En effet, les tensions en Méditerranée orientale concernant les exploitations de gisements de gaz, sur fond de revendication turque de renégociation des limites de la ZEE entre elle et ses voisins frontaliers, ont raidis des relations déjà tendues entre l’Union Européenne et la Turquie. Cependant, la réaction américaine a été quasi inexistante concernant les manœuvres turques contraires au droit international. Cela est dû à la proximité relationnelle entre Donald Trump et Recep Tayyip Erdogan, basé sur un respect mutuel entre les deux hommes.

Mais, cela devrait changer avec l’arrivée de Joe Biden dans le bureau ovale. En effet, celui-ci prône un rapprochement des États-Unis avec leurs alliés traditionnels européens. Ceci devrait positionner les États-Unis plus fermement concernant les dérives turques. C’est donc le dossier turc qui devrait connaître un réel bouleversement de la position américaine, en adéquation avec un changement d’administration.

La réelle question est de savoir quelle méthode va adopter la nouvelle administration : des menaces, des sanctions, ou même une intervention ? Si la dernière option parait très peu plausible, les deux autres sont réalistes et très envisageables. Le problème principal réside dans le fait que la Turquie représente pour l’OTAN un allié géostratégique essentiel dans le cadre de l’opposition face à la Russie, une Russie qui prend de plus en plus de poids dans la région, à l’instar d’Américains absents. De surcroît, les limites de la Turquie résident dans le fait qu’elle est dépendante des capitaux étrangers, et donc des sanctions américaines et européennes, qui enfonceraient la Turquie encore plus dans la crise économique interne dans laquelle elle se trouve, devraient suffire à faire reculer la Turquie.

Conclusion

Pour conclure : aboutissement, retour et avancée. Un changement d’administration américaine ne devrait pas foncièrement modifier les objectifs américains dans le région. En effet, le dossier israélien, faisant consensus au sein des élites américaines, arrive tout naturellement à un aboutissement qui ne dépend pas de la couleur du bureau ovale. Le dossier iranien, central dans la politique étrangère américaine dans la région, devrait être géré de manière multilatérale sans pour autant changer d’objectif principal américain. La Turquie devrait être la plus impactée par les élections, de par la proximité entre Trump et Erdogan qui a amené une certaine tolérance vis-à-vis des agissements turcs dans la région. Le changement d’administration et le retour au multilatéralisme via un rapprochement avec les européens devrait durcir le ton des États-Unis vis-à-vis de la Turquie.

En somme, malgré des élections américaines qui laissent présager de grands changements internes, la politique étrangère américaines au Moyen-Orient devrait suivre les mêmes axes définis les années antérieures.


[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/09/11/trump-annonce-un-accord-de-paix-entre-bahrein-et-israel_6051876_3210.html

[2] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/09/11/trump-annonce-un-accord-de-paix-entre-bahrein-et-israel_6051876_3210.html

[3] https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/presidentielle/donald-trump/assassinat-de-qassem-soleimani-qui-etait-le-general-iranien-vise-par-donald-trump_3770059.html

[4] https://www.monorient.fr/index.php/2020/07/23/a-laube-dun-conflit-aux-multiples-facettes-entre-la-turquie-et-legypte/

[5] https://www.monorient.fr/index.php/2020/10/06/la-question-du-haut-karabagh-entre-conflit-ethno-territorial-et-centre-nevralgique-des-tensions-regionales/

[6] https://www.monorient.fr/index.php/2020/09/22/montee-des-tensions-en-mediterranee-orientale-quand-le-gaz-accentue-les-desaccords-regionaux/

[7] https://www.monorient.fr/index.php/2020/09/23/mediterranee-orientale-le-droit-au-centre-des-contestations-la-force-a-son-service/

[8] https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/armee-et-securite/test-de-missiles-russes-le-pentagone-menace-la-turquie-de-consequences-graves_4153683.html

Déclarations de Bandar Ibn Sultan : reflet de la nouvelle diplomatie régionale saoudienne ?

Le 5 octobre dernier, Bandar Ibn Sultan, ancien chef des renseignements saoudiens, accordait une interview[1] à la chaîne saoudienne Al-Arabiya. Cette interview a généré de vives réactions notamment auprès des Palestiniens dont les dirigeants sont largement pointés du doigt par l’ancien ambassadeur saoudien à Washington. Il y dresse ainsi un bilan de la cause palestinienne et taxe les différents dirigeants palestiniens d’incompétence. Il déclare en effet que : « la cause palestinienne est une cause juste, mais ses défenseurs sont des échecs. La cause israélienne est injuste, mais ses défenseurs ont réussi »[2].

Il déplore également leur manque d’initiatives sensées en dépit des conseils saoudiens, affirmant : « Je crois que nous, en Arabie Saoudite, agissant sur notre bonne volonté, avons toujours été là pour eux [les Palestiniens et leurs représentants]. » Des déclarations fortes qui ont indigné les concernés. Saeb Erekat, membre de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), a estimé que ces déclarations dénigraient le peuple palestinien et sa « légendaire lutte »[3].

Dans le contexte actuel, cette interview a une résonnance particulière. Suite à la normalisation des relations entre les Emirats arabes unis (EAU), Bahreïn et Israël sous l’égide du plan de paix de Donald Trump, la monarchie saoudienne semble elle aussi se rapprocher de l’Etat hébreu et s’éloigner des dirigeants palestiniens. Cette interview relève-t-elle alors de la simple opinion personnelle de Bandar Ibn Sultan ou est-elle en réalité le reflet d’un changement de cap diplomatique pour l’Arabie Saoudite ?

      I.         L’Arabie Saoudite : une double casquette paradoxale difficile à assumer


Signature des Accords d’Abraham à la Maison Blanche le 15 septembre 2020. De gauche à droite : Dr Abdullatf bin Rshid Al-Zayani, Ministre des Affaires étrangères bahreïnien, Benyamin Netanyahu, Premier ministre israélien, Donald Trump, Président américain, et Abdullah bin Zayed al Nahyan, Ministre des affaires étrangères émirien. 
Source: Wikipédia

Les récentes normalisations israélo-arabes ont été vécues comme une incontestable réussite par D. Trump mais également par les Etats signataires des Accords d’Abraham[4]. Ils ont aussi été salués par l’Egypte et le sultanat d’Oman. Alors que les regards se tournent vers elle, l’Arabie Saoudite, de son côté, semble prise entre deux feux : ses ambitions régionales et ses intérêts vitaux.   

A.    Une volonté d’être le leader du monde sunnite

Historiquement, elle a toujours soutenu les Palestiniens. Et pour cause : eux aussi sont majoritairement des musulmans sunnites. En 1935, Abdelaziz ibn Saoud, roi d’Arabie Saoudite affirmait déjà la position de son Royaume en faveur de la cause palestinienne. Dès lors, le pays n’a eu de cesse d’organiser ou à défaut, de participer, à de nombreuses réunions et conférences afin de trouver une issue au conflit israélo-palestinien. Il sera même l’instigateur de l’initiative de paix proposée en mars 2002, à Beyrouth, lors d’un sommet de la Ligue Arabe[5].

Ce soutien diplomatique se couple à une aide financière conséquente et régulière. Ce soutien s’élèverait à 6.5 milliards de dollars versés au cours des vingt dernières années. En mai dernier, le Royaume a par exemple fait don de 2.66 millions de dollars pour aider les Palestiniens à faire face à la pandémie de Covid-19.[6]

Animé par la volonté d’être le leader du monde musulman sunnite par opposition à l’Iran chiite, l’Arabie Saoudite a donc longtemps eu l’image de « grand frère » des Palestiniens. La cause palestinienne a une importance idéologique pour Riyad : il en va de la crédibilité du Royaume et de son ambition hégémonique largement basée sur l’argument religieux de protéger un peuple à majorité musulmane des actions israéliennes.

B.    Des intérêts vitaux : la lutte contre l’Iran et l’essentiel soutien américain

Mais si l’Arabie Saoudite est une puissance régionale, elle le doit en partie à son allié historique américain. Et c’est là où le bât blesse. Depuis le Pacte de Quincy (14 février 1945), Etats-Unis et Arabie Saoudite sont de proches alliés économiques, militaires et diplomatiques.[7] La peur de l’arc chiite représenté par l’Iran et ses alliés (Hezbollah libanais, régime syrien, milices irakiennes et minorités chiites au Yémen…) lie Washington et Riyad.

Si l’administration Obama a inquiété l’Arabie Saoudite, notamment avec la signature des Accords de Vienne (Joint Comprehensive Plan of Action) le 14 juillet 2015 et le choix d’une diplomatie moins active au Moyen-Orient, l’administration Trump a changé la donne et rassuré les monarchies du Golfe. Il est d’ailleurs de notoriété publique que Jared Kushner, beau-fils de D. Trump et haut conseiller de ce dernier, entretient une très bonne relation avec Mohammed ben Salman (MBS), prince héritier d’Arabie Saoudite.

Allié historique et soutien inconditionnel d’Israël, les Etats-Unis souhaitent une paix régionale et donc une résolution du conflit israélo-palestinien en fonction de leurs intérêts. Le plan de paix pensé par D. Trump, largement favorable à Israël, est rejeté par les Palestiniens. Les normalisations israélo-arabes vont dans le sens de ce plan de paix. Pourtant, l’Arabie Saoudite nie pour l’instant vouloir normaliser ses relations avec Israël. Mais le Royaume tiendra-t-il longtemps ce discours ?

    II.         L’Arabie Saoudite et la question palestinienne : un changement de cap diplomatique risqué

Depuis 2015, MBS est l’homme fort du Royaume saoudien. En avril 2018, il estimait que les Palestiniens comme les Israéliens avaient « droit à leur propre terre » ; des propos qui avaient déjà étonné l’opinion publique arabe.

A.    Un soutien plus mesuré à la cause palestinienne

Les propos saoudiens à l’égard d’Israël sont de plus en plus neutres, laissant entrevoir un rapprochement entre les deux pays. Riyad comme Tel Aviv sont pragmatiques et comprennent l’intérêt d’un rapprochement économique (depuis 2005) et de faire front ensemble contre l’Iran. Si certains médias s’accordent à dire que l’Arabie Saoudite finira par signer un accord de normalisation, le prince Fayçal ben Farhane, ministre saoudien des Affaires étrangères a assuré qu’il n’y aurait pas d’accord israélo-saoudien tant qu’une paix ne serait pas concrétisée entre Israël et la Palestine[8].

Néanmoins, la normalisation entre Israël et Bahreïn ne se serait sans doute pas faite sans l’aval saoudien : la dynastie bahreïnienne des Al Khalifa étant étroitement liée à la dynastie des Al Saoud. Depuis 2018, le Royaume survit financièrement grâce à une aide de 10 milliards de dollars débloquée par Riyad et Abou Dhabi.[9] Si l’Arabie Saoudite consent à ce que Bahreïn normalise ses relations avec Israël, n’est-ce pas déjà là un premier pas de leur part en faveur d’un rapprochement israélo-saoudien ?

B.    Palestine : porte ouverte sur le Levant pour Ankara et Téhéran ?

Dans son interview, Bandar bin Sultan accuse également les dirigeants palestiniens de préférer Ankara et Téhéran aux monarchies sunnites du Golfe.[10] Une accusation qui se base sans doute sur la relation étroite entre l’Iran et certains groupes islamistes de Gaza ainsi que la bonne entente générale entre les autorités palestiniennes et la Turquie. Cet été par exemple, Mahmoud Abbas, président palestinien félicitait Recep Tayyip Erdogan de la découverte de réserves de gaz naturel en Méditerranée.[11]

Les bonnes relations entre les dirigeants palestiniens et Ankara et Téhéran ont de quoi ulcérer les Saoudiens. Cependant, peut-on s’étonner de ces rapprochements ? Au lendemain des accords de normalisation, seules les voix turques et iraniennes s’étaient réellement élevées pour condamner ces accords. Vécus comme une trahison, ils soulignent aussi et surtout le manque de réaction de la part des États arabes habituellement favorables à la cause palestinienne.

Une normalisation israélo-saoudienne dans le but de contrer l’arc chiite pourrait en réalité placer l’Iran en position de grâce aux yeux des Palestiniens. En outre, Ankara ne cache plus ses aspirations néo-ottomanes et multiplie sa présence à l’étranger. Le Président turc semble prêt à s’investir sur tous les théâtres possibles pour étendre son influence. Si Riyad signait des accords de paix avec Israël, nul doute que la Palestine se tournerait inéluctablement vers les alliés qui se présenteront à elle.

Les propos tenus par Bandar bin Sultan, éminent diplomate saoudien, amènent à questionner la position du Royaume saoudien face à la question palestinienne et face à Israël. Bien qu’il s’agisse d’une opinion personnelle, il n’est pas interdit de penser que certains dirigeants saoudiens partagent son point de vue. Ces déclarations pourraient alors être une manière de justifier un futur rapprochement israélo-saoudien qui pourrait bien bouleverser les alliances historiques et générer un nouvel échiquier diplomatique au Moyen-Orient.


[1] La retranscription écrite de l’interview est disponible : https://english.alarabiya.net/en/features/2020/10/05/Full-transcript-Part-one-of-Prince-Bandar-bin-Sultan-s-interview-with-Al-Arabiya

[2] L’équipe du Times of Israël, Un ancien chef des renseignements saoudiens blâme les dirigeants palestiniens, The Times of Israël, 6 octobre 2020. https://fr.timesofisrael.com/un-ancien-chef-des-renseignements-saoudiens-blament-les-dirigeants-palestiniens/

[3]L’équipe du Middle East Eye, Palestinians outraged by Saudi prince’s barbed criticism of leadership, Middle East Eye, 9 octobre 2020. http://www.middleeasteye.net/news/palestinian-officials-dismisses-saudi-prince-bandar-bin-sultan-statements-step-normalise-ties

[4] Les Accords d’Abraham ont été signés par Israël, Bahreïn et les Emirats arabes unis le 13 août 2020 à la Maison Blanche, Etats-Unis.

[5] Lisa Romeo, Il y a 10 ans : l’initiative de paix de la Ligue des Etats arabes, Les Clés du Moyen-Orient, mars 2012. https://www.lesclesdumoyenorient.com/Il-y-a-10-ans-l-initiative-de-paix.html

[6] Al Arabiya en anglais, Saudi Arabia among top aid providers for Palestinians, nearly $1 mln per day¸Al Arabiya, 15 août 2020. https://english.alarabiya.net/en/News/gulf/2020/08/15/Saudi-Arabia-remains-top-aid-provider-for-Palestinians-nearly-1-mln-per-day

[7] Alexandre Aoun, Le pacte de Quincy : l’ossature de la politique étrangère saoudienne depuis 1945 ? Mon Orient, 19 décembre 2019 https://www.monorient.fr/index.php/2019/12/19/le-pacte-quincy-lossature-de-la-politique-etrangere-saoudienne-depuis-1945/

[8] Le Figaro et AFP, Arabie Saoudite : pas de normalisation avec Israël sans paix avec les Palestiniens, Le Figaro, 19 août 2020. https://www.lefigaro.fr/flash-actu/arabie-saoudite-pas-de-normalisation-avec-israel-sans-paix-avec-les-palestiniens-20200819

[9] Blandine Lavigon, Bahreïn, le Royaume en situation de dépendance face à l’Arabie Saoudite, Le vent se lève, 25 mars 2020, https://lvsl.fr/bahrein-le-royaume-en-situation-de-dependance-face-a-larabie-saoudite/

[10] L’équipe du Middle East Eye, Palestinians outraged by Saudi prince’s barbed criticism of leadership, Middle East Eye, 9 octobre 2020. http://www.middleeasteye.net/news/palestinian-officials-dismisses-saudi-prince-bandar-bin-sultan-statements-step-normalise-ties

[11] Mourad Belhaj, La Palestine et l’Azerbaïdjan félicitent la Turquie pour sa récente découverte de gaz naturel, Agence Anadolu, août 2020. https://www.aa.com.tr/fr/monde/la-palestine-et-lazerba%C3%AFdjan-f%C3%A9licitent-la-turquie-pour-sa-r%C3%A9cente-d%C3%A9couverte-de-gaz-naturel-/1950065

Guerre moderne, guerre privée : le mercenarisme en Libye et en Syrie

Le mercenarisme, pratique historique

La pratique du mercenarisme associe la guerre au profit. Le mercenaire est payé pour combattre, il est un acteur privé qui défend les intérêts militaires d’autrui en échange d’argent. Le recours au mercenarisme est une pratique courante dans l’Histoire de la guerre. Cette utilisation privée de la violence est délégitimisée par le processus de rapprochement entre l’État et la Nation, qui attribue à l’État la notion wébérienne du monopole de la violence légitime. Dans l’État-nation, la violence est une capacité publique, qui est utilisée exclusivement par la structure étatique. La conceptualisation intellectuelle du mercenarisme devient négative, puisqu’elle va à l’encontre du fonctionnement des pouvoirs régaliens. Cependant, les pratiques de privatisation des acteurs de la guerre ne disparaissent pas pour autant.

https://www.lepoint.fr/monde/en-syrie-les-milices-secretes-de-vladimir-poutine-11-08-2016-2060563_24.php

L’histoire particulière des pratiques mercenaires en Russie

L’utilisation des mercenaires était courante chez les Tsars. À l’époque soviétique, on parle de « combattants volontaires », terme qui a aujourd’hui été remplacé par celui de forces « semi-étatiques », payées par le pouvoir politique[1]. Ces termes désignent la reconnaissance partielle de l’existence de ces entités par les autorités russes. Les SMP russes attirent les vétérans de l’armée russe, ou les combattants pro-russes des pays voisins. On retrouve dans les origines de ces combattants celle des soldats payés par les Tsars russes. Parmi eux se trouvent les Cosaques, population à majorité slave d’Europe orientale, adjacente au Caucase et à l’Asie. Au cours des années Poutine, les missions des SMP se sont éloignées des contrôles de sécurité ou de frontières qui leurs étaient attribuées avant, pour se tourner vers des actions proches de celles d’un organisme étatique. 

Wagner, la société du Kremlin

La société Wagner est fondée par Evgueni Prigogine, un homme d’affaires particulièrement proche de Poutine. Il est connu à Moscou comme « le cuisinier du Kremlin » et est en effet chargé d’organiser des réceptions et dîners pour les autorités russes. Wagner est essentiellement composée de vétérans russes, formés par la direction générale du renseignement russe[2]. La particularité réside ainsi dans sa proximité avec le pouvoir, et dans la formation approfondie de ses membres. La société a fait l’objet de nombreuses enquêtes d’investigation russes dans lesquelles il a été mentionné que ses opérations étaient uniquement destinées à l’extérieur du territoire national russe, contrairement aux autres compagnies qui n’engagent pas de forces combattantes. Wagner semble ainsi prendre part à des missions militaires extérieures sous ordre du Kremlin.

Wagner en Syrie, et le flou juridique russe

Sur la scène syrienne, Wagner apparaît pour la première fois en 2015, mais leur action est surtout mise en avant en 2016 lors de la première bataille de Tadmor (Palmyre), alors contrôlée par Daesh. La Russie est officiellement engagée aux côtés du régime de Bachar Al-Assad. Wagner travaille alors avec l’armée russe envoyée sur place. Le statut particulier de Wagner donne à la société un rôle bien particulier sur les terrains où elle mène ses opérations. Les dirigeants des sociétés militaires privées sont très souvent proches des services militaires nationaux ou des services de renseignement. Wagner n’échappe pas à cette règle. Cependant, le statut illégal des SMP en Russie oblige la plupart des sociétés à ne pas effectuer de mission militaire, ce qui n’est pas le cas de Wagner. La bataille de Palmyre montre que Wagner est un appui officieux important de l’armée russe, officiellement engagée auprès de Bachar Al-Assad. L’illégalité supposée de Wagner permet aux Russes de mener des missions sans avoir la responsabilité de leurs conséquences.

L’expérience des Slavonic Corps témoigne de la fermeté juridique russe face aux SMP. La société Slavonic Corps est envoyée en 2013 en Syrie pour assurer la sécurité de terrains d’exploitation pétrolière en appui au régime de Bachar[3]. Ils sont finalement envoyés en renforts dans un village proche, afin de soutenir les combattants du régime contre des membres de Daesh. Plusieurs soldats de la société périssent dans les combats. L’histoire du massacre est portée à la connaissance des services secrets russes, le FSB, qui débute une enquête sur les dirigeants de la compagnie. Ceux-ci seront jugés et condamnés pour mercenariat une année plus tard. 

Le chaos libyen et la fracture sécuritaire

Le territoire libyen est aujourd’hui au cœur des enjeux liés aux sociétés militaires privées. La chute de Kadhafi en 2011 a donné un nouvel élan à ces sociétés qui ont vu dans l’instabilité du pays une opportunité économique majeure. L’effondrement du système sécuritaire mis en place par le chef libyen assurait aux multinationales sur le terrain une certaine protection, qui s’est écroulée en 2011.  En l’absence de prise de décision centralisée, liée à la non-continuité de l’État, la sécurité devient un enjeu local, assuré par des milices qui agissent sur un territoire restreint sur le sol libyen. La fracture de la structure sécuritaire mise en place par Kadhafi est perçue par les élites économiques liées à ces multinationales comme une menace à leurs intérêts. Cette instabilité explique le recours aux sociétés militaires privées.

La Russie en soutien au maréchal Haftar

L’implication de la Russie en Libye reste officieuse. Néanmoins, depuis l’envoi de mercenaires djihadistes syriens à la solde d’Ankara pour soutenir les troupes d’Al-Sarraj, Moscou appuie le dissident Haftar par le biais de la société Wagner. Il existe plusieurs sociétés de ce type en Russie. Même si le cas de Wagner est particulier, ces sociétés sont officiellement complètement illégales en Russie, et avec elles les pratiques de mercenariat. Leur existence et leurs dirigeants ne sont pas officiellement reconnus, elles sont donc enregistrées comme des sociétés commerciales. Ces sociétés paramilitaires privées permettent ainsi à la Russie d’être présente sur différents théâtres d’opération sans même devoir se justifier des actions commises sur place. C’est une aubaine, car la société Wagner suit les directives du Kremlin pour sécuriser des zones stratégiques. Pourtant, son existence est niée par le gouvernement russe. La société a multiplié son capital en signant de nombreux contrats avec des industries pétrolières en Syrie et en Libye, en coopération avec les renseignements russes qui ont contribué à la naissance, puis à la réalisation des différentes opérations menées par Wagner[4]. Elle a pu ainsi multiplier ses moyens matériels et humains.

L’ambiguïté de l’action de Wagner en Libye

La présence de ces contractors en Libye a été confirmée par un rapport de l’ONU[5], allant à l’encontre de l’embargo imposé par les Nations Unies. Même si elle est de plus en plus officielle, la politique russe de soutien à Haftar reste plus limitée que celle de l’engagement russe aux côtés de Bachar Al-Assad. La présence militaire russe en Libye n’est qu’à demi assumée par les leaders politique russes. En mai dernier cependant, un communiqué américain dénonce la présence de plusieurs avions militaires russes sur le sol libyen[6], envoyés par Wagner. Ces avions qui appartiennent à l’armée étaient pilotés par les mercenaires de Wagner. Ils ont été identifiés en Syrie, où ils ont été repeints pour éviter tout lien avec l’armée. L’ingérence russe commence à être dénoncée sur la scène internationales, et notamment par le président turc Recep Tayyip Erdogan, officiellement engagé auprès d’Al-Sarraj en Libye.

Le système des sociétés militaires privées s’étend dans les différentes zones de conflit. Le développement du droit international, le jeu des influences et les pratiques économiques libérales donnent aux leaders de ce système un champ de possibilité immense, en lien étroit avec des dirigeants nationaux qui profitent des failles juridique. La complexification des conflits et les ambitions belligérantes des leaders indiquent l’expansion future de ces pratiques violentes, et la persistance de leurs conséquences malheureuses. Récemment, le conflit dans le Haut-Karabakh est devenu le théâtre d’affrontement entre mercenaires à la solde de différentes puissances régionales. La Turquie a envoyé plusieurs centaines de djihadistes syriens combattre avec l’Azerbaïdjan, alors que plusieurs réseaux d’Europe de l’Est envoient des combattants polonais, ukrainiens ou russes aider l’Arménie pour une forte somme d’argent.


[1] Kimberly Marten (2019) Russia’s use of semi-state security forces: the case of the Wagner Group, Post-Soviet Affairs, 35:3, 181-204, DOI: 10.1080/1060586X.2019.1591142

[2] https://orientxxi.info/magazine/societes-militaires-russes-wagner-combien-de-divisions,3804

[3] https://www.interpretermag.com/the-last-battle-of-the-slavonic-corps/

[4] https://www.bbc.com/news/amp/world-europe-43167697

[5] https://undocs.org/fr/S/2020/360

[6] https://www.franceinter.fr/emissions/geopolitique/geopolitique-27-mai-2020

La question du Haut-Karabagh : entre conflit ethno-territorial et centre névralgique des tensions régionales

Le 27 septembre 2020, l’armée azerbaïdjanaise lance une offensive dans la région sécessioniste du Haut-Karabagh dans le but de récupérer la région des mains des rebelles. Soutenue depuis toujours par l’Arménie, le conflit interne azerbaïdjanais tourne de plus en plus en un conflit inter-étatique, puis régional. Octroyée territorialement à l’Azerbaïdjan par le pouvoir soviétique, la région du haut-Karabagh est pourtant peuplée en majorité d’Arméniens orthodoxes et catholiques. Les revendications de la population sur place ne tarderont pas, et celles-ci vont durer jusqu’à nos jours.

Mais, comment la question du Haut-Karabagh n’a toujours pas trouvé d’issue aujourd’hui ? Et comment l’implication des différentes puissances régionales complexifie le processus de pacification ?

I.            Le conflit du Haut-Karabagh, un conflit séculaire

Il est erroné de penser que le conflit actuel dans la région du Haut-Karabagh s’est déclaré uniquement à la chute de l’Union Soviétique et à l’indépendance des Républiques Socialistes Soviétiques (RSS) qu’étaient l’Arménie et l’Azerbaïdjan. En effet, la question du Haut-Karabagh n’a pas été résolue, et cela depuis la chute de l’Empire ottoman. Dès l’indépendance des deux protagonistes, cette région a été une source de tension palpable, et l’intégration dans l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) de l’un et l’autre n’arrange pas les choses.

L’époque soviétique :

Comme le dit le géographe et spécialiste du Caucase Jean RADVANJI, « toute une série de territoires administratifs à caractère national, créés dans les années 1920-1930, ont des effets à long terme contradictoires. Ils sont des bombes à retardement laissés en héritage lors de l’éclatement de l’URSS. »[2]

Durant toute la période soviétique, la question du Haut-Karabagh n’a jamais été résolue. Pire, la stratégie soviétique s’est résumée à intensifier les dissentions entre les belligérants dans une vision globale de renforcement de la pax sovietica. Effectivement, le fort caractère idéologique de l’URSS et la répression stalinienne des années 1930 ont semé les graines de la discorde dans énormément de territoires. Le but était de placer le socialisme au-dessus des nationalismes. Pour cela, le développement de certaines minorités a été favorisé afin de briser l’idée nationale dans les pays fédérés de l’URSS. Si la pression exercée par Moscou sur les deux républiques fédérées a longtemps permis un « gel » de la situation de la région, l’affaiblissement du pouvoir moscovite des années 1980 a eu raison de la relative paix dans le Haut-Karabagh.

Lors de cette période, Mikhaïl GORBATCHEV a dû faire face à la montée des nationalismes au sein de l’Union Soviétique. Persuadé que la Perestroïka, un programme de réformes politiques et économique, permettrait à l’URSS de maintenir son intégrité, celle-ci a permis la résurgence des sentiments nationaux des différentes entités en son sein. C’est dans ce contexte que l’Arménie demande une nouvelle fois que le Haut-Karabagh lui soit rattaché en 1988 ; une manœuvre vaine, quand on analyse la question sous un angle juridique. En effet, pour qu’une telle chose soit possible juridiquement, il fallait l’accord des deux républiques socialistes soviétiques engagées (Arménie et Azerbaïdjan) pour qu’enfin le pouvoir moscovite valide un quelconque rattachement. Cette règle montre bien la stratégie du pouvoir central.

Les indépendances :

La chute de l’URSS et l’accès à l’indépendance de l’Arménie et l’Azerbaïdjan finit par déclencher un conflit inter-étatique pour la région du Haut-Karabagh. L’intégration de ces deux nouveaux États dans le système international (de manière indépendante du moins) met en lumière un problème au niveau du droit international : l’interpénétration entre le concept d’intégrité territoriale et celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Élément essentiel en droit international, l’intégrité territoriale signifie que le « territoire d’un État ne peut pas être divisé, arraché ou occupé par la force ».[3] Donc, si nous partons de cette définition, la question de l’autonomie du Haut-Karabagh doit s’envisager dans le cadre territorial de l’Azerbaïdjan. Or, là, il n’est pas question d’autonomie mais d’indépendance, ce qui signifie une séparation territoriale de l’entité sécessionniste. Le droit international met en avant l’autodétermination des peuples. De surcroît, l’Acte Final d’Helsinki de 1995 met le doigt sur un autre problème concernant la situation du Haut-Karabagh : « tous les peuples ont toujours le droit, en toute liberté, de déterminer, lorsqu’ils le désirent et comme ils le désirent, leur statut politique interne et externe, sans ingérence extérieure. »[4] En effet, le Haut-Karabagh, territoire azerbaïdjanais, est soutenu dans sa revendication par l’Arménie ; cela est donc contraire au droit international.

II.         Le Haut-Karabagh, carrefour de toutes les tensions

Le conflit du Haut-Karabagh prend une dimension régionale de part la participation des puissances voisines. Les puissances étrangères ne manquent donc pas d’instrumentaliser ce conflit. Entre rivalités régionales et idéologiques profondes, ces puissances se servent du conflit pour progresser dans la région. Nous pouvons donc retrouver autour de la question du Haut-Karabagh la rivalité historique entre la Turquie et la Russie mais aussi la matérialisation des dissentions entre l’Iran et Israël.

La politique russe :

La région du Haut-Karabagh se retrouve au centre de la rivalité turco-russe dans la région. En effet, les deux puissances régionales tentent d’étendre leur influence dans la région via les différents dossiers en cours (Syrie, Lybie…). La Russie se retrouve en positions de force dans le Caucase du sud, région historiquement sous influence russe. La doctrine eurasienne domine le monde politique russe, qui définit que « tout l’espace géopolitique de l’ex-URSS fait partie de sa sphère d’intérêt ». L’eurasisme met donc en lumière la doctrine de « l’étranger proche »[5], c’est-à-dire une présence russe dans les anciens territoires de l’URSS. L’application de cette doctrine permet une reformulation des objectifs de la politique étrangère russe qui est d’empêcher l’extension des conflits périphériques au territoire russe et obtenir la résolution de ceux-ci sous sa médiation. La politique de « l’étranger proche » a aussi comme but de maintenir une présence militaire russe au sein des Nouveaux États Indépendants (NEI) et de promouvoir la Communauté des États indépendants (CEI), organisation qui a comme but la préservation des liens économiques entre les anciens membres de l’Union Soviétique. Pour maintenir les NEI dans son giron, la Russie opte pour des moyens de pression militaires et économiques. En effet, Moscou tente d’exploiter les conflits dans la région en soutenant les différents sécessionnismes pour affaiblir et contraindre les États à faire des concessions politiques ; comme avec la Géorgie en 2008, sur la question de l’Ossétie du Sud par exemple. Cette stratégie opérée par la Russie est nommée de « stratégie russe de déstabilisation contrôlée »[6] par Janri KACHIA, écrivain et journaliste géorgien. De plus, cette stratégie permet à Moscou de faire affaires avec les deux belligérants en ce qui concerne la vente d’armes. Cependant, la Russie a montré une réelle préférence pour l’Arménie. Cela est justifiable par des raisons historiques et géostratégiques. Effectivement, le soutien à l’Arménie s’inscrit dans la volonté russe de protection des peuples chrétiens orthodoxes de la région et la protection des frontières de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), dont l’Arménie est membre. Mais la Russie fait quand même partie du groupe de Minsk avec la France et les États-Unis, chargé de trouver une solution pacifique à ce conflit ; le tout malgré la prise de position russe.

Les visées turques :

La Turquie, dans une logique néo-ottomane, tente de s’implanter dans le Caucase pour atténuer l’influence russe dans la région. En effet, celle-ci tente de s’implanter en s’appuyant sur l’Azerbaïdjan, république turcophone et musulmane. D’abord soucieuse de son image, la Turquie tente de s’immiscer dans la région via le vecteur culturel et le « modèle » d’association entre démocratie et islam. Cependant, l’image de la Turquie s’est peu à peu dégradée au sein de la Communauté Internationale : Syrie, Irak, question kurde, le problème chypriote, les contentieux avec la Grèce et maintenant la Lybie… La Turquie s’est ingérée dans plusieurs dossiers chauds de la région. Si les Turcs ont, un temps, tenté un léger rapprochement avec l’Arménie, en lui proposant de participer à la Zone de Coopération Économique de la Mer Noire (ZCEMN), les dissensions sont telles qu’une normalisation des relations turco-arméniennes est aujourd’hui de l’ordre de l’utopie. Effectivement, entre non-reconnaissance des frontières (traité de Kars de 1921), la question des « événements de 1915 » ou encore l’occupation arménienne du Haut-Karabagh. L’alliance turco-azéri revêt cependant un tout autre caractère ; en effet, les deux États ont mis en place un Partenariat stratégique d’assistance mutuelle le 16 août 2010, sur fond de promesses de défense et de coopération en matière d’équipements militaires. Le directeur de la communication de la présidence turque n’a d’ailleurs pas hésiter à commenter la position de son gouvernement : « La Turquie sera pleinement engagée à aider l’Azerbaïdjan à recouvrer ses terres occupées et à défendre ses droits et intérêts selon le droit international »[7]. De surcroît, la Turquie a fait appel ces derniers jours aux services de mercenaires syriens pour combattre les rebelles du Haut-Karabagh. L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) fait état de l’envoi d’environ 850[8] fidèles pro-Ankara[9]. Ce mouvement turc déclenche l’indignation de la Communauté Internationale, Arménie et France en tête  réclament des explications au gouvernement turc. La Turquie a usé de la même méthode concernant le dossier libyen, où des mercenaires djihadistes avaient été envoyés pour combattre des hommes du dissident Haftar.

Rivalités israélo-iraniennes :

Israël et l’Iran regardent aussi l’évolution du conflit dans la région. En effet, les deux puissances régionales ont aussi des intérêts. Les deux États sont surtout des ennemis héréditaires et profitent de touts les dossiers de la région pour se faire face : Liban, Syrie… L’Iran procède par le financement de milices ouvertement hostiles à Israël (Hamas, Hezbollah) et essaye de maintenir le différent judéo-arabe pour empêcher une intégration complète d’Israël dans la région. Cependant, cette politique commence à se retourner contre l’Iran, qui voit les pays sunnites se rapprocher officiellement d’Israël.

Israël soutient ouvertement l’Azerbaïdjan[10], car elle y importe environ 1/3 de son gaz[11]. Cette relation surprenante entre l’État hébreu et l’Azerbaïdjan chiite remonte à avril 1992. Israël est un des premiers pays à reconnaître l’indépendance de l’ancienne République soviétique. Les deux pays nouent des relations commerciales mais surtout militaires. Israël a l’intention de se servir de l’Azerbaïdjan pour être au plus proche de la frontière iranienne. Les deux États ont un objectif commun : empêcher la diffusion de la propagande islamique iranienne. En effet, même l’Azerbaïdjan chiite avait peur des déstabilisations que pouvait apporter la propagande islamique dans un État fondé sur la laïcité du pouvoir politique. Tel-Aviv joue donc sur cette dissension inter-chiite. De surcroît, l’État hébreu fournit matériel et logistique à l’Azerbaïdjan dans le conflit qui l’oppose à l’Arménie.

Du côté iranien, le soutien à l’Arménie est plus discret, moins officiel. Il revêt des justifications géostratégiques mais aussi historiques[12]. En effet, l’Iran a été par le passé une terre d’accueil pour les Arméniens chassés des différentes provinces ottomanes. Malgré l’islamisation du régime depuis 1979, les Arméniens sont en majorité restés en Iran, on en dénombre aujourd’hui plus de 600 000[13]. Si la méfiance entre Azéris et Iraniens pousse les deux États chiites à ne pas s’allier, cette méfiance est telle que l’Iran profite de la situation du Haut-Karabagh pour maintenir la pression sur son voisin chiite. En effet, le soutien iranien à l’Arménie se matérialise par des ventes d’armes, des aides alimentaires pour le Haut-Karabagh ou encore par l’aide bancaire arménienne permettant de contourner les sanctions américaines à l’encontre de l’Iran[14].

Pour conclure, nous pouvons dire que le conflit actuel dans la région du Haut-Karabagh entre l’Azerbaïdjan et les sécessionistes, soutenus par l’Arménie, est le résultat de la politique soviétique menée lors des années 1930, sur fond de volonté d’étouffement des identités nationales. Le conflit resurgit lors de l’indépendance des deux anciennes républiques fédérées, un conflit qui devient le centre des tensions régionales entre les différentes puissances, chacune voulant défendre son intérêt propre.


[1] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-Haut-Karabagh-une-ligne-de-feu-pour-l-Armenie-et-l-Azerbaidjan-une-ligne-de-3262.html

[2] Fazil ZEYNALOV, Le conflit du Haut-Karabakh. Paix juste ou guerre inévitable ? Approche historique, géopolitique et juridique, Paris, Diplomatie et stratégie, L’Harmattan, 2016.

[3] Fazil ZEYNALOV, Le conflit du Haut-Karabakh. Paix juste ou guerre inévitable ? Approche historique, géopolitique et juridique, Paris, Diplomatie et stratégie, L’Harmattan, 2016.

[4] Fazil ZEYNALOV, Le conflit du Haut-Karabakh. Paix juste ou guerre inévitable ? Approche historique, géopolitique et juridique, Paris, Diplomatie et stratégie, L’Harmattan, 2016.

[5] David CUMIN, Géopolitique de l’Eurasie. Avant et depuis 1991, Paris, L’Harmattan, 2020.

[6] Fazil ZEYNALOV, Le conflit du Haut-Karabakh. Paix juste ou guerre inévitable ? Approche historique, géopolitique et juridique, Paris, Diplomatie et stratégie, L’Harmattan, 2016.

[7] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-Haut-Karabagh-une-ligne-de-feu-pour-l-Armenie-et-l-Azerbaidjan-une-ligne-de-3262.html

[8] Les médias arméniens parlent eux de plus de 3000 mercenaires syriens.

[9] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/10/02/haut-karabakh-macron-reclame-des-explications-a-la-turquie-et-interpelle-l-otan_6054446_3210.html

[10] https://www.rfi.fr/fr/europe/20201001-haut-karabakh-isra%C3%ABl-partenaire-longue-date-l-azerba%C3%AFdjan

[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Relations_entre_l%27Azerba%C3%AFdjan_et_Isra%C3%ABl

[12] https://journals.openedition.org/cemoti/1451

[13] https://fr.wikipedia.org/wiki/Diaspora_arm%C3%A9nienne

[14] https://www.atlantico.fr/decryptage/3590555/les-enjeux-de-l-interventionnisme-iranien-dans-l-explosive-region-du-caucase-du-sud-ardavan-amir-aslani

Méditerranée orientale: Le droit au centre des contestations, la force à son service

Terre et Mer, depuis toujours convoitées, ont nécessité au fil du temps, de la découverte de leurs ressources et de leurs enjeux, une règlementation, plus ou moins claire et établie selon les périodes et le contexte politique, mais également géographique. En effet, les constructions politiques se heurtent parfois à des réalités géographiques indéniables, qui empêchent le consensus sur le long terme.

En quoi les intérêts énergétiques dépendent des batailles juridiques ?

Le droit de la mer: l’éternel contesté

À ce titre, nous pouvons évoquer l’exemple des zones économiques exclusives (ZEE), et plus particulièrement celles relatives à la Turquie et à la Grèce, dans le cadre des fortes tensions en Méditerranée Orientale, tensions de (très) longue date …

En 1923, le traité de Lausanne[1] délimite les frontières de la Turquie, et précise notamment les îles qui lui appartiendront, ainsi que celles qui reviendront à la Grèce. Par principe (article 6), « les frontières maritimes comprennent les îles et îlots situés à moins de 3 000 miles de la côte ». Mais de façon habituelle en droit, à tout principe son exception … L’article 15 dudit traité dénombre des îles vis-à-vis desquelles la Turquie a renoncé à ses droits. Parmi elles, Rhodes, Kos, Castellorizo, des entités aujourd’hui grecques[2] relativement proches des côtes Turques, et se situant, pour Castellorizo, directement sur son plateau continental. Ici se trouve le nœud du problème, qu’il convient d’éclairer en retraçant la chronologie des évènements, dès leur origine.

Le 10 août 1976 déjà, la Grèce avait introduit auprès de la Cour Internationale de Justice une instance contre la Turquie à ce sujet, dont le nom était bien révélateur de la source de la problématique : « Plateau continental de la mer Égée – Grèce c. Turquie ». Plus de 2 ans plus tard, le 19 décembre 1978, la Cour a déclaré qu’elle n’était pas compétente pour résoudre ce litige[3], comme l’affirmait la Turquie.

La communauté internationale, quant à elle, tentait déjà de poser un cadre juridique depuis le milieu des années 1950. En 1956 s’est tenue la première conférence de l’ONU sur le droit de la mer, débouchant sur plusieurs traités, suivie par la deuxième en 1960, puis par la troisième en 1973, traitant notamment de l’exploitation des ressources de la mer. Nous comprenons donc ici l’important enjeu de cette règlementation, mais à ce stade, plusieurs remarques.

Tout d’abord, cette dernière conférence a abouti, le 10 décembre 1982, à la signature de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer[4], laquelle en l’espèce, a bien été signée par la Grèce … mais pas par la Turquie qui n’est donc, juridiquement, pas liée par ce texte. Ensuite, le droit de la mer est un droit relativement récent, dont les textes ont mis du temps à être appliqués, ladite convention n’étant entrée en vigueur qu’en 1994.

Plusieurs notions de ce droit récent et une petite synthèse de ceux-ci sont nécessaires afin d’éclairer le flou autour du conflit entre la Grèce et la Turquie.

L’article 15 de la Convention introduit la notion de délimitation de la mer territoriale, laquelle se conforme donc à la Convention, sauf en raison notamment « de l’existence de titres historiques », rendant ainsi nécessaire une autre délimitation. Les articles 46 et 49 évoquent le cas des archipels, point très important dans notre cas d’étude. Ces archipels sont qualifiés comme tels lorsqu’ils « forment intrinsèquement un tout géographique, économique ou politique, ou qui sont historiquement considérés comme tels ».

Enfin, les articles 56 et 57, confrontés aux articles 77 et 79, posent notre problématique principale. Les premiers fixant l’étendue de la ZEE à 200 milles marins[5], les seconds évoquant le plateau continental. Dans les faits, mais aussi donc juridiquement, par la détention d’îles relativement proches des côtes turques, la ZEE grecque s’étend sur le plateau continental turc, lequel plateau, propriété individuelle de la Turquie, lui donne notamment le droit d’y « poser des câbles et des pipelines sous-marins ».

Délimitation des différentes zones territoriales et maritimes
La différence des étendues entre la ZEE théorique Turque et celle revendiquée

Juridiquement grec mais historiquement contestable ? Ces articles nous démontrent une chose : la construction politique s’oppose ici à la réalité géographique, et nous amènent à questionner le rapport du droit et de la nature, en y mêlant une donnée historique non négligeable, elle-même mentionnée tout au long de la Convention.

La force : outil de (re)négociation politique

La question juridique, centrale dans la compréhension et la possible résolution de ce conflit, nous amène alors à nous questionner sur toute la tension qui règne dans la région. En effet, depuis août 2019 notamment, le ton monte entre la Grèce et la Turquie à un niveau incroyable. De plus, le conflit s’étend via l’assistance qu’apporte la France à la Grèce. Pourquoi les États en question optent-ils pour un rapport de force ? Est-ce la bonne méthode ?

Au discours guerrier et provocateur du président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdogan[9], Emmanuel Macron a décidé d’entrer dans le rapport de force. En effet, ce dernier a dépêché des frégates et des Rafales en mer Égée, pour soutenir Athènes. Le point de rupture entre la France et la Turquie se situe le 10 juin 2020, lorsque la frégate « Courbet » a été illuminée trois fois par des navires turcs, dernier rappel avant de faire feu. Mais ce point de rupture est à nuancer. La Turquie et la France s’opposent déjà sur plusieurs dossiers dans la région et les politiques étrangères de chacune se croisent et se superposent. Effectivement, entre le dossier syrien, libyen, libanais et la question kurde ; l’heure est à l’opposition entre les deux États. Il devait donc forcément y avoir un point de rupture qui marque la montée des tensions entre les deux pays.

Outre les questions régionales, cette montée des tensions bénéficie finalement aux deux protagonistes. Depuis son élection, Emmanuel Macron veut se démarquer comme le leader géopolitique de l’Union Européenne, la place de leader économique étant occupée par l’Allemagne. Fervent défenseur de la « Souveraineté européenne », celui-ci milite également aussi une graduelle autonomie stratégique européenne[10]. Dans cette stratégie d’unité européenne, la politique agressive turque vis-à-vis de l’Europe est une aubaine pour le président français : l’ennemi est désigné[11]. Dans le camp d’en face, l’engagement français joue dans le sens du discours du pouvoir en place : l’Europe veut empêcher la Turquie de grandir. Du côté d’Ankara, le but est de devenir le leader du Moyen-Orient. Toute la politique étrangère turque de ces dernières années s’est construite autour de cette idée. Se donnant les moyens de ces ambitions, la Turquie arbore donc une gestuelle offensive sur le plan international. De surcroît, en toile de fond, cette montée des tensions révèle des problèmes plus généraux : la métamorphose turque et le rôle de l’OTAN.

Lors de son arrivée au pouvoir en 2003, le leader turc Erdogan jouissait d’une importante popularité au niveau national comme international. En effet, beaucoup le voyait comme un facteur de stabilité dans la région, de par ses positions dites modérées. La forte croissance économique qu’a connu la Turquie a conforté ses positions en interne et sa popularité a grimpé en flèche. Cependant, l’échec de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne et les évènements de 2013 ont fini par faire pencher la balance. En effet, les forces occidentales ont décidé de s’appuyer sur la branche syrienne du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), le PYD (Parti de l’Union Démocratique), pour combattre l’État islamique. Cette aide militaire a été vécue comme une véritable trahison par Erdogan dont les tensions avec la minorité kurde ont resurgi ces dernières années.

Depuis ces évènements, les désaccords sont de plus en plus profonds entre Ankara et Paris, deux membres très importants de l’OTAN. Déjà désigné par Macron comme étant en « état de mort cérébrale », l’OTAN doit maintenant gérer des tensions entre ses membres. Consciente de son importance dans l’alliance, la Turquie n’hésite pas à provoquer la France et la Grèce ; ce qui débouche sur une superposition d’échelles : l’Europe ou le monde occidental ? La modération visible dans les propos de la Maison Blanche, qui appelle à la désescalade, montre bien l’importance géostratégique de la Turquie ; tandis que les ambitions françaises et grecques sont d’ordre européennes et nationales. La complexité de ce dossier montre bien le chemin qu’il va falloir emprunter pour sa résolution : la diplomatie[12]. Même si la tension est à son maximum dans la région, les intérêts géopolitiques globaux ne permettent pas un affrontement militaire entre membres de l’OTAN.

La représentation géographique de la doctrine de la « Patrie Bleue ».

Les tensions en Méditerranée orientale sont donc le résultat d’un rapport de force entre différents États qui veulent protéger leurs intérêts. Entre projet de « Patrie Bleue »[13] pour certains et recherche d’autonomie stratégique pour d’autres ; le rapport de force permet de définir des positions avant de s’asseoir à la table des négociations. La force se retrouve donc ici comme un outil du droit, et non une fin en soi.


[1] https://jusmundi.com/fr/document/treaty/fr-traite-de-paix-traite-de-lausanne-1923-traite-de-paix-traite-de-lausanne-tuesday-24th-july-1923

[2] Elles appartenaient à l’époque à l’Italie

[3] https://www.icj-cij.org/files/case-related/62/11760.pdf

[4] https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/20040579/201110050000/0.747.305.15.pdf

[5] A partir des lignes de base, donc à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale (article 57)

[6] https://www.la-croix.com/Monde/Le-jeu-dangereux-Turquie-Mediterranee-2020-08-13-1201108970

[7] https://pierrickauger.files.wordpress.com/2016/07/de_limitations-maritimes.png

[8] https://cdn.unitycms.io/image/ocroped/2001,2000,1000,1000,0,0/GiJ8fZtwJxk/1eUI9oKk47CAPhWE2wA4kT.jpg

[9] https://www.liberation.fr/planete/2020/09/09/le-gaz-fait-monter-la-pression-entre-paris-et-ankara_1799034

[10] https://www.lefigaro.fr/vox/monde/face-a-la-menace-turque-la-france-s-engage-sur-la-voie-de-l-independance-geostrategique-20200917?utm_medium=Social&utm_source=Facebook&fbclid=IwAR0l6xFBtH7wrDb-Jk2CptuUqsxzFQiQfw0nJ-CJn6Q-lLzK0hsO1HkCFwg#Echobox=1600365767

[11] https://www.nouvelobs.com/monde/20200913.OBS33245/erdogan-menace-macron-la-grece-commande-des-rafales-a-la-france-la-crise-en-mediterranee-orientale-en-questions.html

[12] https://www.nouvelobs.com/monde/20200623.OBS30413/comment-erdogan-tente-d-imposer-une-pax-turca-en-mediterranee-orientale.html

[13] https://www.le1.ma/la-patrie-bleue-la-doctrine-souverainiste-de-la-turquie-en-mediterranee/

[14] https://www.google.com/search?q=Mavi+Vatan&tbm=isch&ved=2ahUKEwjNmbLb1vLrAhUONBoKHdJ2CF8Q2-cCegQIABAA&oq=Mavi+Vatan&gs_lcp=CgNpbWcQAzIECCMQJzICCAAyAggAMgIIADIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjoFCAAQsQM6BAgAEEM6CAgAELEDEIMBUPpSWO1hYLBjaABwAHgAgAF6iAG_CJIBAzIuOJgBAKABAaoBC2d3cy13aXotaW1nwAEB&sclient=img&ei=QqRkX83wMY7oaNLtofgF&bih=731&biw=1536&rlz=1C1CHBF_frFR906FR906#imgrc=EtX5os5wGmc-YM