La Russie: Maître du jeu au Moyen-Orient ?

Au cours de la guerre froide, l’Union soviétique avait une politique arabe active. Après avoir reconnu l’État d’Israël en 1948, elle se rapproche des régimes nationalistes égyptien de Nasser puis syrien d’Hafez-al Assad. Sa politique était principalement basée sur la formation militaire et la vente d’armes pour contrebalancer la suprématie israélienne, elle-même soutenue par les Américains.

Depuis la chute du bloc communiste en 1991, la Russie se tient à l’écart des affaires orientales. Elle reste cantonnée à une neutralité de façade. Elle n’a ni les moyens, ni l’envie de s’ingérer dans une région à risque.

Il faut attendre l’arrivée de Vladimir Poutine au Kremlin en 2000 pour voir les prémisses d’une réelle stratégie régionale.  

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L’intervention en Syrie : Résurgence de la puissance russe

Depuis la fin du XVIIIème siècle, la Russie de l’impératrice Catherine II cherche un accès « aux mers chaudes ». C’est un impératif d’ordre militaire et commercial. En 1971, l’Union soviétique signe un accord avec la Syrie pour l’installation d’une base navale russe dans le port de Tartous. Cet accord parachève une politique longue de deux siècles.

L’intérêt pour la Syrie ne date donc pas des « printemps arabes ». Au temps de la guerre froide, Moscou fournissait matériels et formations à l’armée syrienne. De plus,la Russie était le premier partenaire commercial de Damas.

Avec l’arrivée de l’État islamique en Syrie en 2014 et la dislocation du pays, la Russie sort peu à peu de son silence. Vladimir Poutine décide finalement d’intervenir en Syrie en septembre 2015 pour lutter contre le terrorisme, éviter sa propagation à ses pays voisins (Caucase et Asie centrale), aider Bachar Al-Assad à reconquérir son territoire et sécuriser les installations portuaires russes à Tartous ainsi que la base aérienne de Hmeimim.  

L’intervention russe a permis à Bachar Al-Assad d’éliminer les différents bastions terroristes présents dans le pays. L’opération militaire a réduit une par une les poches « rebelles », afin de les regrouper dans une seule et même localité. Aujourd’hui, la majorité des terroristes se concentrent dans la ville d’Idlib.

Cette action militaire a remis la Russie sur le devant de la scène et a empêché le changement de régime en Syrie. En aidant son allié historique dans la région, Moscou a déjoué les plans des administrations occidentales à l’égard de Bachar Al-Assad. En effet, Vladimir Poutine est partisan d’un multilatéralisme et d’une entente plurielle pour faire contrepoids à l’unilatéralisme américain.

De surcroît en combattant l’hydre djihadiste, la Russie a été un acteur incontournable dans la défaite de Daesh et dans la protection des Chrétiens d’Orient en Syrie. Moscou est devenu l’élément majeur dans le règlement du conflit. Il est l’instigateur principal avec la Turquie et l’Iran des réunions politiques de Sotchi et d’Astana. De fait, la Russie endosse à la fois le rôle d’acteur, d’arbitre mais également celui de médiateur entre les différents partis. Son action s’inscrit dans la durée.

La Realpolitik russe : dialoguer avec tous les acteurs régionaux

La Russie entretient des contacts avec tous les pays de la région nonobstant les tensions politico-militaires. Vladimir Poutine est en lien permanent avec le président turc Recep Tayyip Erdogan pour le règlement du conflit en Syrie. Pourtant les deux pays s’opposent frontalement sur le terrain par milices interposées dans la ville d’Idlib. La Turquie finance et arme les terroristes de Hayat Tahrir Al-Cham alors que la Russie soutient militairement l’armée syrienne dans sa reconquête du territoire. De plus, une délégation kurde du Rojava est présente à Moscou tandis que la Turquie est intervenue militairement en Syrie pour combattre l’irrédentisme kurde.

Vladimir Poutine joue le rôle de médiateur dans cette zone géographique particulièrement stratégique. Il noue des relations cordiales avec l’Iran. Les deux pays sont alliés de circonstance dans la lutte contre la mouvance djihadiste en Syrie. Néanmoins, la Russie ne souhaite pas que l’Iran devienne une puissance régionale, ce qui pourrait la concurrencer. Ils ont des intérêts communs limités dans le temps. Cependant, l’antiaméricanisme des Iraniens est apprécié par Moscou, car il contribue à instaurer un multilatéralisme régional sous tutelle russe.

Proche de l’Iran sur le dossier syrien, la Russie entretient d’excellentes relations avec Israël dont le 1/7ème de la population est russophone. De plus, Israël vend ses drones à la Russie. Or, Tel-Aviv s’inquiète de la présence iranienne et du Hezbollah libanais en Syrie. Ainsi, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu multiplie les rencontres avec Vladimir Poutine. Il compte sur la Russie pour empêcher les Iraniens d’installer leurs bases près de la frontière israélienne. Ceci se traduit par la non-intervention de la Russie (accord tacite ?) quand l’aviation de l’État hébreu bombarde des sites iraniens et le Hezbollah en Syrie. Cet échange de bons « procédés » satisfait pleinement les deux pays. Israël en agissant impunément et en sapant l’influence iranienne fait le jeu du Kremlin.

Bien qu’opposée à l’islam politique des Frères musulmans et au wahhabisme saoudien (courant rigoriste de l’islam), la Russie s’est imposée comme un interlocuteur de première importance. Son succès militaire en Syrie a obligé les monarchies du Golfe à opérer un rapprochement avec Moscou. Cette collaboration permet à Vladimir Poutine de sécuriser, de sceller une entente pétrolière (production et prix du baril) et de tenter de réduire l’influence américaine dans la région.

La Russie est devenu l’acteur phare au Moyen-Orient depuis une décennie. Chef d’orchestre, Vladimir Poutine joue de sa puissance pour contenir les tensions régionales et renforcer ses intérêts économiques et stratégiques.

L’antiaméricanisme : une aubaine pour la Russie

Depuis les attentats du World Trade Center en 2001, le Moyen-Orient a été un laboratoire d’interventions américaines. Or, les conséquences désastreuses de ses dernières (intervention militaire en Afghanistan en 2001, en Irak en 2003, sanctions économiques contre l’Iran et la Syrie, financement de groupes terroristes lors des Printemps arabes…) poussent les pays arabes à chercher d’autres partenaires-protecteurs.

La Russie fait aujourd’hui office de pays pivot dans une logique de non-alignement à l’égard de Washington. De nombreux dirigeants de la région veulent nouer des relations commerciales avec Moscou, qui use de sa diplomatie active pour offrir une alternative au modèle américain.

Les autorités russes profitent des tensions récurrentes dans la région pour proposer des contrats d’armement sophistiqué. Il s’agit de concurrencer les Etats-Unis, largement en tête dans ce domaine. Cependant, la Turquie, bien que pays allié des Etats-Unis dans le cadre de l’Otan, a récemment acheté les missiles de défense antiaériens (S-400). Le Qatar, l’Égypte et l’Iran sont également intéressés.

Dernièrement, en raison de l’assassinat du général iranien Qassem Souleimani en Irak par un drone américain, les autorités irakiennes envisagent de passer sous protection russe. Or, le désengagement américain n’est à ce jour pas envisageable par Washington.

Partisane d’une lutte contre les djihadistes, la Russie a de bonnes relations avec ses principaux bailleurs (Arabie saoudite et Qatar). La diplomatie russe plaît. Elle séduit par son pragmatisme, son opportunisme et son intelligence face aux troubles régionaux. Certains experts jugent bon de parler de « pax russica » qui supplante la « pax americana ». Or peu probable, que Moscou en ait l’envie et les moyens sur la durée.

Bibliographie :

Le retour en grâce de Bachar Al-Assad ?

Malgré les huit années de guerres, le maintien d’une poche djihadiste dans la région d’Idlib et le durcissement des sanctions occidentales, le régime de Bachar Al-Assad semble renaître de ses cendres. De plus en plus fréquentable aux yeux de ses voisins arabes, Damas sort peu à peu de son inertie diplomatique.

I- Une longue mise à l’écart

Dès novembre 2011, sous la pression des Etats-Unis et de l’Union européenne, la Syrie avait été suspendue de la Ligue arabe. En parallèle, la majeure partie des voisins arabes avait fermé leurs ambassades en raison de leur soutien officiel à la rébellion syrienne. Le Qatar et l’Arabie Saoudite étaient les principaux bailleurs des différentes mouvances djihadistes en Syrie. Seul le Liban avait maintenu ses frontières ouvertes avec la Syrie, nonobstant l’afflux massif de réfugiés dès 2012. L’Irak, embourbée dans la lutte contre l’État islamique, avait tant bien que mal conservé des relations avec son voisin baathiste[1].

Depuis la libération d’Alep en novembre 2016, des pourparlers au sein des chancelleries arabes avaient laissé sous-entendre un possible dégel des relations avec Damas. Après la reprise de la quasi-totalité du pays par l’armée syrienne et ses alliés, les régimes du Golfe savaient qu’ils avaient perdu le pari du « regime change »

II- Renforcement des alliances préexistantes

Pour autant, c’était une victoire à la Pyrrhus pour le pouvoir syrien. Il a, certes, consolidé les alliances d’hier, mais il était englué dans un isolement diplomatique. C’est l’ancien Président soudanais, Omar el Béchir, qui brisa cette apathie arabe envers Damas. Ce dernier s’est rendu en Syrie en décembre 2018. Il devait être suivi le mois suivant par le Président mauritanien, Mohamed Ould Abdel Aziz, mais en raison des pressions américaines, la visite a été ajournée[2]. En février dernier, le chef de la sécurité nationale syrienne s’est rendu au Caire. Quant à lui, le Président du parlement était en voyage à Amman en Jordanie pour un congrès panarabe. D’ailleurs, Damas a reçu les chefs d’états-majors iraniens et irakiens pour consolider « l’axe de la résistance » face au terrorisme. La réunion a été suivie de très près par les Israéliens et les Américains.

De surcroît, le voyage de Bachar Al-Assad à Téhéran en avril 2019 a sanctuarisé un peu plus cette alliance protéiforme. Les deux pays ont signé une série de 11 accords, dont un sur la future gestion du port de Lattaquié au profit de l’Iran[3]. Cet accord vient parachever la réussite de la politique perse au Levant. Le port de Lattaquié est une aubaine pour l’Iran qui doit faire face aux embargos occidentaux. En effet, des marchandises iraniennes pourront être acheminées en mer Méditerranée.

Compte tenu de l’influence grandissante iranienne au Levant, les pays du Golfe s’activent pour renouer des relations avec Damas. La réouverture de la frontière jordanienne en octobre 2018 et les récentes réouvertures des ambassades émiratis et bahreïnis en janvier 2019 s’inscrivent dans cette logique. Le Président libanais, Michel Aoun a proposé de créer un fond d’investissement arabe pour la reconstruction de la Syrie[4]. Il a milité avec l’Irak pour un retour de Damas au sein de la Ligue arabe. En raison des nombreuses tensions qui planent sur le monde arabo-musulman, ces appels sont restés sans suite.

III- Une opposition occidentale qui perdure

L’Occident reste en retrait en dépit des déboires d’une politique jusqu’au boutiste. Non seulement, les Etats-Unis et l’Europe ont fait le choix d’une politique sunnite au détriment d’une indépendance et d’une neutralité souhaitable. Mais aujourd’hui, le renforcement des sanctions est là pour rappeler que leurs objectifs ne sont pas atteints. Les aides occidentales imparties à la Syrie concernent uniquement les régions non contrôlées par Damas[5].

Deux blocs bien distincts se sont formés suite au conflit syrien. La fracture s’est accentuée. Le monde dominé par Washington et ses différents relais locaux s’oppose à une vision multilatérale. Même la Chine, très discrète jusque là, a réaffirmé son intention de participer à la reconstruction de la Syrie, en s’abstenant d’ingérences politiques. Bien qu’ayant des objectifs parfois opposés (Russes et Iraniens notamment), les alliés du gouvernement syrien scellent un axe « anti impérialiste ».

Quant au voisin turc, il ne nie aucunement ses intentions et ses desseins panturquistes. La lutte contre le YPG kurde dans le Nord de la Syrie n’est qu’un prétexte pour s’ingérer dans les affaires syriennes. Le lent départ des forces américaines du Nord-Est de l’Euphrate laisse les Turcs seuls face aux milices arabo-kurdes. Intrinsèquement divisés, ces milices doivent faire un choix ; soit elles doivent retourner dans le giron de l’armée gouvernementale syrienne et délaisser leur volonté indépendantiste, soit, elles risquent d’être occupées par l’armée turque. Participant respectivement aux sommets d’Astana en novembre 2018 et de Sotchi en février 2019 pour le règlement politique et militaire en Syrie, la Turquie n’entend pas faire de concession à Damas.

IV- Vers un retour progressif de la diplomatie syrienne au Moyen-Orient ?

Forcées d’admettre la victoire militaire du régime syrien, les chancelleries arabes ont débattu le 31 mars dernier à Tunis, lors du 30ème sommet de la Ligue arabe, sur le potentiel retour de la Syrie comme membre de l’organisation. Le Président tunisien, Beji Cadi el Sebsi, a déclaré : « les chefs d’États meurent, les nations restent »[6]. Malgré son absence, la Syrie a été au cœur des discussions. L’annonce programmée et non fortuite de Donald Trump en avril dernier sur la souveraineté israélienne du Golan, a ravivé un discours d’appartenance panarabe. La condamnation est catégorique et officiellement non négociable selon les différentes chancelleries.

La conjoncture régionale rappelle tant bien que mal le bien fondé de la Ligue arabe. Initialement cette organisation devait faire bloc contre toutes formes d’ingérences d’un pays tiers. Les exactions israéliennes en Palestine et les violations territoriales sur l’un des pays membre font l’objet de discours en apparence unitaire. En raison de l’annonce hasardeuse de l’administration américaine sur le Golan, Damas redevenait « fréquentable » pour ses voisins arabes. À ce sujet, la presse libanaise avait évoqué la possibilité d’une visite présidentielle de Michel Aoun à Damas dans les prochains mois. Pour autant, ce retour diplomatique, source de nombreuses tensions régionales, n’est qu’à une phase embryonnaire.

Aujourd’hui, asphyxiée par les sanctions, l’économie syrienne est littéralement exsangue. Or, Bachar Al-Assad, conscient des difficultés internes, tente de sortir son pays de l’autarcie diplomatique et économique avant les prochaines échéances politiques, prévues à la fin de son troisième mandat en 2021.


[1] Il s’agit du parti Baath, créé par Michel Aflak en 1947 en Syrie. Le slogan du parti est « unité, liberté, socialisme », il reprend soigneusement les thèmes du panarabisme du siècle dernier. Ce parti arrive au pouvoir en 1963 en Syrie sous la houlette de la famille Assad et en 1968 en Irak avec le règne de Saddam Hussein. Le parti Baath fera l’objet d’un article détaillé prochainement.

[2] http://www.lefigaro.fr/international/2019/02/26/01003-20190226ARTFIG00257-l-amerique-et-l-europe-frappent-la-syrie-au-portefeuille.php?fbclid=IwAR3iHy9NmqtOEvc0kgpnwHCmiBfslAZCxh48eOAO8x12Qg6EuTWP59zJj60

[3] https://www.lorientlejour.com/article/1162866/liran-sinstalle-a-lattaquie-la-russie-voit-rouge.html?fbclid=IwAR2BeEUUmKyYPR_Cmau83XKsAiyA9gXDnjGBgweRNfWFbO98_OHC9csFdEY

[4] https://www.lorientlejour.com/article/1153468/sommet-economique-aoun-propose-une-strategie-de-reconstruction-pour-le-developpement-des-pays-arabes.html

[5] https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/syrie/soutien-au-peuple-syrien-dans-le-nord-est-de-la-syrie-la-contribution-de-la/

[6] https://arabic.sputniknews.com/arab_world/201903281040087439-الرئيس-تونس-عودة-سوريا-الجامعة-العربية/

Les Kurdes: Une histoire mouvementée entre vassalisation, désaccords et volonté d’autonomie (2/2)

Le XXème siècle kurde fut le siècle de toutes les attentes, de tous les rêves mais surtout de toutes les désillusions. Population médiatisée depuis l’avènement de l’État islamique en 2014, il n’en demeure pas moins que les Kurdes sont fortement méconnus. Sa médiatisation est intrinsèquement liée à son instrumentalisation par certaines puissances. En effet, les territoires kurdes se situent sur des zones pétrolifères, enjeux de toutes les convoitises …

Aujourd’hui, selon les dernières estimations, les Kurdes sont environ 40 millions, répartis majoritairement dans 4 pays : la Turquie (43%), l’Iran (27%), l’Irak (18%) et la Syrie (8%), à cela s’ajoute les 4% de la diaspora principalement présente en Europe, dans le Caucase et en Asie centrale.

Cette deuxième et dernière partie revient sur le siècle de tous les changements pour une communauté kurde toujours en quête d’unité et d’autonomie.

L’espoir éphémère d’une nation

Au début du XXème siècle, l’Empire ottoman se veut exclusivement turc. Pour endiguer toutes tentatives de cessations au sein même de l’Empire, plusieurs milices dont des kurdes participent à des déportations et des massacres de minorités chrétiennes, majoritairement arméniennes. C’est dans ce contexte de divisions et de frictions, que certains kurdes nourrissent l’idée d’un rêve d’État, contrairement à une bourgeoisie très proche du pouvoir stambouliote. Les premiers intellectuels s’insurgent, les premiers journaux clandestins en langue kurde apparaissent. Mais, les prémisses de l’émergence d’une réelle conscience nationale sont rapidement matées par le pouvoir central.

Avec la fin de la première guerre mondiale et le dépècement de l’Empire ottoman par les puissances occidentales (accords de Sykes-Picot en 1916 puis traité de Moudros en 1918), la résonnance du discours nationaliste kurde prend de l’ampleur. Le rêve d’une nation tutoie la réalité lors du traité de Sèvres le 10 aout 1920. En effet, ce traité prévoit le démantèlement de l’Empire ottoman et la création d’un Kurdistan indépendant. Cependant, ce projet ne verra jamais le jour. Mustapha Kemal Atatürk, premier Président de la Turquie moderne, arrive au pouvoir avec des desseins panturquistes. Il chasse les occupants de l’Anatolie et met fin aux espérances kurdes avec la signature du traité de Lausanne le 24 juin 1923. Ce dernier reconnaît la souveraineté turque sur l’ensemble du territoire. S’ensuit une véritable politique de turquisation avec un rejet de l’existence kurde. Au sein des villages kurdes, les noms des villages sont turquifiés. À partir de 1932, il est interdit de parler le dialecte kurde. Dans l’entre deux guerres, les nombreux mouvements contestataires sont muselés. La Turquie kémaliste entreprend une réelle politique de négation des particularismes locaux dans le but d’homogénéiser l’ensemble de la Turquie.

De la négation systématique aux persécutions

La réfutation du fait kurde touche également les autres parties du Kurdistan. Sous la dynastie des Pahlavi, l’Iran applique des politiques comparables à celles utilisées en Turquie, malgré la parenthèse de la République de Mahabad (région au Nord-Ouest de l’Iran) qui ne dura pas moins d’un an en 1946. En Irak et en Syrie, les Kurdes sont rapidement intégrés aux jeunes nations car ils sont présents sur des territoires riches en hydrocarbures. De plus, la logique panarabe à Damas et à Bagdad gomme toutes les différences au profit de la seule arabité. De fait, le nationalisme kurde si embryonnaire soit-il se délite en une multitude de nationalismes au gré des réalités locales dans les différents pays.

Le cas irakien :

C’est en Irak particulièrement que la situation se complique pour les Kurdes. Lors de la guerre Iran-Irak entre 1980 et 1988, les deux belligérants se servent des communautés kurdes pour avoir des renseignements sur l’ennemi. En effet, la communauté kurde d’Irak fournit des informations sur les troupes irakiennes à l’Iran. À la fin de la guerre, ceci a pour conséquence de nombreuses purges de la part d’Ali Hassan al-Majid, cousin de Saddam Hussein, notamment lors des opérations « Anfal » en 1988. Cette campagne de représailles tue plus de 100 000 Kurdes. Ali Hassan al-Majid ordonne les nombreux massacres avec utilisation de bombardements sommaires et d’armes chimiques, ce qui lui vaut le surnom tristement célèbre « d’Ali le chimiste ».

Avec le déclenchement de la première guerre du Golfe en 1991, les Américains incitent les Kurdes et les Chiites à se soulever contre Bagdad. Profitant du chaos latent en Irak, le territoire kurde gagne en autonomie mais pas en unité. Une guerre fratricide oppose les partisans du PDK de Barzani (parti plus traditionnel et rural) aux forces du UPK de Talabani (parti progressiste et urbain) entre 1993 et 1997.

Le cas turc :

De son côté en Turquie, la communauté kurde s’organise politiquement avec la création du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) en 1978, d’allégeance marxiste-léniniste. Dans un pays qui nie catégoriquement l’existence du fait kurde, cette organisation emploie la violence à des fins politiques. De fait, c’est une guerre hybride qui ne dit pas son nom entre un pouvoir central et une organisation kurde qui reçoit officieusement un soutien de la part de la Syrie. Damas accepte, dans les années 90, que des Kurdes syriens aillent grossir les rangs du PKK turc à condition qu’ils cessent toute activité politique en Syrie.

Le PKK, est dirigé par un chef emblématique, Abdullah Öcalan. Ce dernier est emprisonné depuis 1999. En raison, des nombreux affrontements avec le pouvoir central turc et des méthodes utilisées, l’Union européenne, les États-Unis, la Turquie et plusieurs autres pays ont classé le mouvement kurde dans la liste des organisations terroristes.

Vers un avenir incertain ?

De périodes quiétistes aux périodes contestataires, l’histoire des Kurdes oscille entre autonomie, vassalisation et tensions fratricides. Au cours des siècles, cette communauté formait un groupe homogène sous le prisme de la langue et de l’héritage, mais aucunement par le biais des revendications politiques.

Aujourd’hui, plus que jamais, le chaos et le morcellement régional causés par l’intervention américaine en Irak en 2003 et par la balkanisation de la Syrie depuis 2012, ont profité aux Kurdes. L’implosion du système central irakien a permis aux territoires kurdes d’asseoir leur autonomie, tout en profitant des revenus pétroliers et de l’aide occidentale.

De leur côté les Kurdes syriens ont habilement exploité l’arrivée de l’État islamique en 2014. Malgré de nombreux combats dans le Nord-Est du pays, ils ont su s’imposer dans le Rojava, au détriment des autres minorités. Cette région est très riche en hydrocarbures et sert de bases avancées aux forces spéciales occidentales en Syrie. Les Kurdes contrôlent donc une bonne partie de la frontière avec la Turquie.

Quant à elles, les interventions turques en Syrie « Bouclier de l’Euphrate » en 2016 et « Rameau d’olivier » en 2018 avaient pour objectif de neutraliser le problème kurde à la frontière et de s’immiscer dans les affaires syriennes. En Octobre dernier, le Président turc, Recep Tayyip Erdogan, profite du repli militaire « partiel » américain pour lancer une énième opération armée. Intitulée « source de paix », cette dernière doit annihiler l’irrédentisme kurde et empêcher toute jonction avec le PKK. L’intervention en Syrie assombrit un peu plus le destin des Kurdes turcs et syriens.

Compte tenu des divergences et des atermoiements politiques consécutifs, il n’y a donc pas un mais des Kurdistans.

Bibliographie :

  • Elisabeth Picard, « La question kurde », 1991, Éditions complexe
  • Hamit Bozarslan, « Conflit kurde : Le brasier oublié du Moyen-Orient », 2009, Autrement
  • https://www.cairn.inforevue-maghreb-machrek-2018-1-page-45.htm