Méditerranée orientale: Le droit au centre des contestations, la force à son service

Terre et Mer, depuis toujours convoitées, ont nécessité au fil du temps, de la découverte de leurs ressources et de leurs enjeux, une règlementation, plus ou moins claire et établie selon les périodes et le contexte politique, mais également géographique. En effet, les constructions politiques se heurtent parfois à des réalités géographiques indéniables, qui empêchent le consensus sur le long terme.

En quoi les intérêts énergétiques dépendent des batailles juridiques ?

Le droit de la mer: l’éternel contesté

À ce titre, nous pouvons évoquer l’exemple des zones économiques exclusives (ZEE), et plus particulièrement celles relatives à la Turquie et à la Grèce, dans le cadre des fortes tensions en Méditerranée Orientale, tensions de (très) longue date …

En 1923, le traité de Lausanne[1] délimite les frontières de la Turquie, et précise notamment les îles qui lui appartiendront, ainsi que celles qui reviendront à la Grèce. Par principe (article 6), « les frontières maritimes comprennent les îles et îlots situés à moins de 3 000 miles de la côte ». Mais de façon habituelle en droit, à tout principe son exception … L’article 15 dudit traité dénombre des îles vis-à-vis desquelles la Turquie a renoncé à ses droits. Parmi elles, Rhodes, Kos, Castellorizo, des entités aujourd’hui grecques[2] relativement proches des côtes Turques, et se situant, pour Castellorizo, directement sur son plateau continental. Ici se trouve le nœud du problème, qu’il convient d’éclairer en retraçant la chronologie des évènements, dès leur origine.

Le 10 août 1976 déjà, la Grèce avait introduit auprès de la Cour Internationale de Justice une instance contre la Turquie à ce sujet, dont le nom était bien révélateur de la source de la problématique : « Plateau continental de la mer Égée – Grèce c. Turquie ». Plus de 2 ans plus tard, le 19 décembre 1978, la Cour a déclaré qu’elle n’était pas compétente pour résoudre ce litige[3], comme l’affirmait la Turquie.

La communauté internationale, quant à elle, tentait déjà de poser un cadre juridique depuis le milieu des années 1950. En 1956 s’est tenue la première conférence de l’ONU sur le droit de la mer, débouchant sur plusieurs traités, suivie par la deuxième en 1960, puis par la troisième en 1973, traitant notamment de l’exploitation des ressources de la mer. Nous comprenons donc ici l’important enjeu de cette règlementation, mais à ce stade, plusieurs remarques.

Tout d’abord, cette dernière conférence a abouti, le 10 décembre 1982, à la signature de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer[4], laquelle en l’espèce, a bien été signée par la Grèce … mais pas par la Turquie qui n’est donc, juridiquement, pas liée par ce texte. Ensuite, le droit de la mer est un droit relativement récent, dont les textes ont mis du temps à être appliqués, ladite convention n’étant entrée en vigueur qu’en 1994.

Plusieurs notions de ce droit récent et une petite synthèse de ceux-ci sont nécessaires afin d’éclairer le flou autour du conflit entre la Grèce et la Turquie.

L’article 15 de la Convention introduit la notion de délimitation de la mer territoriale, laquelle se conforme donc à la Convention, sauf en raison notamment « de l’existence de titres historiques », rendant ainsi nécessaire une autre délimitation. Les articles 46 et 49 évoquent le cas des archipels, point très important dans notre cas d’étude. Ces archipels sont qualifiés comme tels lorsqu’ils « forment intrinsèquement un tout géographique, économique ou politique, ou qui sont historiquement considérés comme tels ».

Enfin, les articles 56 et 57, confrontés aux articles 77 et 79, posent notre problématique principale. Les premiers fixant l’étendue de la ZEE à 200 milles marins[5], les seconds évoquant le plateau continental. Dans les faits, mais aussi donc juridiquement, par la détention d’îles relativement proches des côtes turques, la ZEE grecque s’étend sur le plateau continental turc, lequel plateau, propriété individuelle de la Turquie, lui donne notamment le droit d’y « poser des câbles et des pipelines sous-marins ».

Délimitation des différentes zones territoriales et maritimes
La différence des étendues entre la ZEE théorique Turque et celle revendiquée

Juridiquement grec mais historiquement contestable ? Ces articles nous démontrent une chose : la construction politique s’oppose ici à la réalité géographique, et nous amènent à questionner le rapport du droit et de la nature, en y mêlant une donnée historique non négligeable, elle-même mentionnée tout au long de la Convention.

La force : outil de (re)négociation politique

La question juridique, centrale dans la compréhension et la possible résolution de ce conflit, nous amène alors à nous questionner sur toute la tension qui règne dans la région. En effet, depuis août 2019 notamment, le ton monte entre la Grèce et la Turquie à un niveau incroyable. De plus, le conflit s’étend via l’assistance qu’apporte la France à la Grèce. Pourquoi les États en question optent-ils pour un rapport de force ? Est-ce la bonne méthode ?

Au discours guerrier et provocateur du président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdogan[9], Emmanuel Macron a décidé d’entrer dans le rapport de force. En effet, ce dernier a dépêché des frégates et des Rafales en mer Égée, pour soutenir Athènes. Le point de rupture entre la France et la Turquie se situe le 10 juin 2020, lorsque la frégate « Courbet » a été illuminée trois fois par des navires turcs, dernier rappel avant de faire feu. Mais ce point de rupture est à nuancer. La Turquie et la France s’opposent déjà sur plusieurs dossiers dans la région et les politiques étrangères de chacune se croisent et se superposent. Effectivement, entre le dossier syrien, libyen, libanais et la question kurde ; l’heure est à l’opposition entre les deux États. Il devait donc forcément y avoir un point de rupture qui marque la montée des tensions entre les deux pays.

Outre les questions régionales, cette montée des tensions bénéficie finalement aux deux protagonistes. Depuis son élection, Emmanuel Macron veut se démarquer comme le leader géopolitique de l’Union Européenne, la place de leader économique étant occupée par l’Allemagne. Fervent défenseur de la « Souveraineté européenne », celui-ci milite également aussi une graduelle autonomie stratégique européenne[10]. Dans cette stratégie d’unité européenne, la politique agressive turque vis-à-vis de l’Europe est une aubaine pour le président français : l’ennemi est désigné[11]. Dans le camp d’en face, l’engagement français joue dans le sens du discours du pouvoir en place : l’Europe veut empêcher la Turquie de grandir. Du côté d’Ankara, le but est de devenir le leader du Moyen-Orient. Toute la politique étrangère turque de ces dernières années s’est construite autour de cette idée. Se donnant les moyens de ces ambitions, la Turquie arbore donc une gestuelle offensive sur le plan international. De surcroît, en toile de fond, cette montée des tensions révèle des problèmes plus généraux : la métamorphose turque et le rôle de l’OTAN.

Lors de son arrivée au pouvoir en 2003, le leader turc Erdogan jouissait d’une importante popularité au niveau national comme international. En effet, beaucoup le voyait comme un facteur de stabilité dans la région, de par ses positions dites modérées. La forte croissance économique qu’a connu la Turquie a conforté ses positions en interne et sa popularité a grimpé en flèche. Cependant, l’échec de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne et les évènements de 2013 ont fini par faire pencher la balance. En effet, les forces occidentales ont décidé de s’appuyer sur la branche syrienne du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), le PYD (Parti de l’Union Démocratique), pour combattre l’État islamique. Cette aide militaire a été vécue comme une véritable trahison par Erdogan dont les tensions avec la minorité kurde ont resurgi ces dernières années.

Depuis ces évènements, les désaccords sont de plus en plus profonds entre Ankara et Paris, deux membres très importants de l’OTAN. Déjà désigné par Macron comme étant en « état de mort cérébrale », l’OTAN doit maintenant gérer des tensions entre ses membres. Consciente de son importance dans l’alliance, la Turquie n’hésite pas à provoquer la France et la Grèce ; ce qui débouche sur une superposition d’échelles : l’Europe ou le monde occidental ? La modération visible dans les propos de la Maison Blanche, qui appelle à la désescalade, montre bien l’importance géostratégique de la Turquie ; tandis que les ambitions françaises et grecques sont d’ordre européennes et nationales. La complexité de ce dossier montre bien le chemin qu’il va falloir emprunter pour sa résolution : la diplomatie[12]. Même si la tension est à son maximum dans la région, les intérêts géopolitiques globaux ne permettent pas un affrontement militaire entre membres de l’OTAN.

La représentation géographique de la doctrine de la « Patrie Bleue ».

Les tensions en Méditerranée orientale sont donc le résultat d’un rapport de force entre différents États qui veulent protéger leurs intérêts. Entre projet de « Patrie Bleue »[13] pour certains et recherche d’autonomie stratégique pour d’autres ; le rapport de force permet de définir des positions avant de s’asseoir à la table des négociations. La force se retrouve donc ici comme un outil du droit, et non une fin en soi.


[1] https://jusmundi.com/fr/document/treaty/fr-traite-de-paix-traite-de-lausanne-1923-traite-de-paix-traite-de-lausanne-tuesday-24th-july-1923

[2] Elles appartenaient à l’époque à l’Italie

[3] https://www.icj-cij.org/files/case-related/62/11760.pdf

[4] https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/20040579/201110050000/0.747.305.15.pdf

[5] A partir des lignes de base, donc à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale (article 57)

[6] https://www.la-croix.com/Monde/Le-jeu-dangereux-Turquie-Mediterranee-2020-08-13-1201108970

[7] https://pierrickauger.files.wordpress.com/2016/07/de_limitations-maritimes.png

[8] https://cdn.unitycms.io/image/ocroped/2001,2000,1000,1000,0,0/GiJ8fZtwJxk/1eUI9oKk47CAPhWE2wA4kT.jpg

[9] https://www.liberation.fr/planete/2020/09/09/le-gaz-fait-monter-la-pression-entre-paris-et-ankara_1799034

[10] https://www.lefigaro.fr/vox/monde/face-a-la-menace-turque-la-france-s-engage-sur-la-voie-de-l-independance-geostrategique-20200917?utm_medium=Social&utm_source=Facebook&fbclid=IwAR0l6xFBtH7wrDb-Jk2CptuUqsxzFQiQfw0nJ-CJn6Q-lLzK0hsO1HkCFwg#Echobox=1600365767

[11] https://www.nouvelobs.com/monde/20200913.OBS33245/erdogan-menace-macron-la-grece-commande-des-rafales-a-la-france-la-crise-en-mediterranee-orientale-en-questions.html

[12] https://www.nouvelobs.com/monde/20200623.OBS30413/comment-erdogan-tente-d-imposer-une-pax-turca-en-mediterranee-orientale.html

[13] https://www.le1.ma/la-patrie-bleue-la-doctrine-souverainiste-de-la-turquie-en-mediterranee/

[14] https://www.google.com/search?q=Mavi+Vatan&tbm=isch&ved=2ahUKEwjNmbLb1vLrAhUONBoKHdJ2CF8Q2-cCegQIABAA&oq=Mavi+Vatan&gs_lcp=CgNpbWcQAzIECCMQJzICCAAyAggAMgIIADIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjIECAAQHjoFCAAQsQM6BAgAEEM6CAgAELEDEIMBUPpSWO1hYLBjaABwAHgAgAF6iAG_CJIBAzIuOJgBAKABAaoBC2d3cy13aXotaW1nwAEB&sclient=img&ei=QqRkX83wMY7oaNLtofgF&bih=731&biw=1536&rlz=1C1CHBF_frFR906FR906#imgrc=EtX5os5wGmc-YM