Dissensions sunnites : Islams frères mais ennemis

Arabie Saoudite : les écueils des conflits religieux

“It is the nature of Islam to dominate, not to be dominated, to impose its law on all nations and to extend its power to the entire planet.” Hassan el Banna, fondateur des Frères Musulmans

“We will not waste 30 years of our lives dealing with extremist ideas; we will destroy them today.” Mohamed ben Salmane, prince héritier d’Arabie Saoudite

La volonté iranienne de constituer un « axe de la résistance » représente une menace pour l’Arabie Saoudite. Toutefois, s’arrêter à l’opposition chiite-sunnite incarnée par le conflit Iran-Arabie Saoudite serait réducteur puisque l’Iran reste esseulé diplomatiquement. Le Royaume saoudien entretient des relations parfois paradoxalement conflictuelles avec des ennemis de son « propre camp » : des groupes sunnites. Depuis quelques années, Riyad est en proie à une montée de l’islam politique qui pourrait le fragiliser. Il n’est en effet pas impossible qu’une révolte populaire éclate de la part de la minorité chiite saoudienne ou de la part d’une partie de la population galvanisée par l’idée d’une nouvelle forme de gouvernement.

On peut parler d’ironie du sort pour le pays qui a vu naître ou a accueilli en son sein certains courants de pensées, et qui se retrouve aujourd’hui confronté à ces derniers. À la lumière de l’Histoire des différentes idéologies sunnites et de l’évolution géopolitique de l’Arabie Saoudite, il est possible de comprendre pourquoi, aujourd’hui, la principale menace pour le Royaume des Al Saoud ne se résume plus uniquement au grand ennemi iranien.

Naissance et diffusion du wahhabisme dans la péninsule arabique. Source et crédits : Slideplayer – https://slideplayer.fr/slide/12134702/

Wahhabisme et salafisme : origine et similitudes apparentes

En Arabie Saoudite, la majeure partie de la population est sunnite wahhabite. Historiquement, le wahhabisme naît au XVIIIème siècle dans la région de Nejd. Son fondateur, Mohammad Ben Abdel Wahhab, est un homme très pieux qui effectue de nombreux voyages dans la région. Au cours de ces voyages, il constate que des pratiques religieuses populaires et propres à chaque ville ou village ont remplacé les pratiques religieuses enseignées par le Coran[1]. Dès lors, Abdel Wahhab voudra imposer un retour aux fondements de l’Islam et pour se faire, créer une unicité religieuse autour d’une orthodoxie : le wahhabisme.

Le wahhabisme s’implantera graduellement et durablement en Arabie Saoudite suite à une alliance entre Abdel Wahhab et le chef tribal Mohammed Ibn Saoud[2]. Ensemble, ils fondent le premier royaume saoudien puis le deuxième ; à chaque fois détruits par l’Empire ottoman. Ce sont donc leurs descendants qui créent finalement le Royaume saoudien, fondé en grande partie sur la doctrine wahhabite. Cette doctrine rigoriste se base sur l’interprétation littérale du Coran et s’inspire également des écrits d’Ahmad Ibn Hanbal. Aussi, les Saoudiens sont souvent qualifiés de sunnites hanbalites plutôt que de wahhabites.

Pour ce qui est du salafisme, la pensée salafiste descendrait elle aussi du penseur Ibn Hanbal[3]. Alors que le wahhabisme se concentre sur son environnement régional – bien qu’il tente de s’importer – et sur l’éradication des pratiques dites déviantes, le salafisme a une volonté d’expansion plus marquée. Le salafisme quiétiste, c’est-à-dire focalisé sur l’éducation religieuse salafiste, peut être considéré comme un prolongement du wahhabisme[4]. Cependant, l’idéologie salafiste a également un pan « politique » aussi qualifié de « réformiste », qui implique une forme d’Islam politique, ainsi qu’un pan « djihadiste ».

Des visions différentes de la vie religieuse au service d’ambitions qui s’opposent

De ces différents pans d’application du salafisme découlent les principaux points de divergences. Bien souvent considérés comme semblables puisque prônant une orthodoxie, wahhabisme et salafisme ne sont pourtant pas interchangeables. Le wahhabisme a majoritairement évolué dans le terreau national saoudien et est intrinsèquement lié à la dynastie régnante des Al Saoud qui s’appuie très largement sur cette doctrine pour régner.

Le salafisme quiétiste à l’inverse, est purement spirituel et focalisé sur l’enseignement strict du Coran. Il s’est diffusé dans le monde entier, ne restant pas cantonné à un espace régional. Sous sa forme réformiste, le salafisme a une culture politique absente du wahhabisme ou du salafisme quiétiste. Cet Islam politique est incarné, entre autres, par la confrérie des Frères Musulmans, née en Egypte en 1928. Enfin, le salafisme djihadiste est lui bien plus récent puisque datant de la Guerre d’Afghanistan (1979-1989).

Le salafisme djihadiste entend instaurer des États islamiques et prône la lutte armée : djihad signifiant « effort ». Le djihad peut en réalité être strictement spirituel, mais le djihadisme contemporain tel que nous nous le représentons, revendique plutôt l’utilisation de la violence pour imposer sa vision de l’Islam et « purifier » ce dernier de l’influence étrangère. Toutes ces écoles de pensées sont donc en ce sens « sœurs » : elles ont beaucoup de caractéristiques communes puisque qu’elles partagent des fondements communs et s’inspirent les unes des autres.

Cependant, à la faveur d’une géopolitique régionale et mondiale complexe ces dernières années, de la vague des printemps arabes et de la prolifération des conflits, ces mouvements ont évolué et divergent dorénavant profondément quant à leur vision, leurs ambitions et leurs revendications. Alors que l’Arabie Saoudite avait soutenu le mouvement djihadiste afghan contre l’URSS ou s’était montrée amicale envers la Confrérie, le Royaume se confronte aujourd’hui aux Frères Musulmans et aux djihadistes salafistes de l’État islamique ou d’Al-Qaïda dont les idéologies menacent sa stabilité.

L’Islam politique des Frères Musulmans : l’impossible « Eveil » saoudien

Dans les années 1950, l’Arabie Saoudite a accueilli à bras ouverts des membres des Frères Musulmans, alors persécutés par les autorités égyptiennes qui voyaient en eux une menace pour le gouvernement en place. Riyad, à l’inverse, voyait en eux des alliés contre l’Egypte socialiste de Nasser[5] et voulait éduquer sa jeune population. Aussi, les Frères Musulmans faisaient figure de professeurs idéaux puisque très instruits et très conservateurs[6]. La bonne entente entre les Frères Musulmans et la dynastie saoudienne prend fin quand Riyad, déjà proche des Américains, accepte le déploiement des forces étrangères sur son sol pour contrer les visées expansionnistes de Saddam Hussein en 1990.

Hassan el Banna, fondateur des Frères Musulmans. Source : Herodote.net – https://www.herodote.net/26_aout_1966-evenement-19660826.php

L’Arabie Saoudite se retrouve donc avec une jeunesse largement formée par des penseurs des Frères Musulmans mais gouvernée par une dynastie wahhabite qui réprouve toute forme d’Islam politique. Le mélange des deux doctrines donne naissance au mouvement Sahwa, littéralement l’Eveil. Ce mouvement dissident s’oppose férocement à la présence américaine dans la péninsule et réclame une nouvelle forme de gouvernement avec une place plus importante pour le clergé, une politique transparente et le refus absolu d’une présence ou d’une influence occidentale.

Le pays connaît alors des mouvements de protestation d’inspiration frériste. De nombreux universitaires et même d’éminents cheikhs se revendiquent du mouvement Sahwa, et pourtant, l’Eveil saoudien en l’état actuel, est impossible car antinomique. Le Royaume, pour garantir ses intérêts nationaux, établit une forme de realpolitik en s’alliant aux Etats-Unis par exemple. Cette idée répugne les Frères Musulmans qui refusent l’idée même d’une alliance avec les Occidentaux ennemis.

Aussi, en mars 2014, l’Arabie Saoudite décrète que la Confrérie est une organisation terroriste alors même qu’elle fut le refuge de ses membres quelques décennies plus tôt. Au cours de cette lutte contre l’Islam politique, en 2017, le cheikh réformiste Salman al-Adwah, pionnier de la Sahwa, est arrêté dans le cadre de la lutte anti-corruption menée par Mohamed ben Salmane (MBS)[7]. Néanmoins, le salafisme des Frères Musulmans n’est pas l’unique forme d’islamisme (ou néo-salafisme) contre lequel le Royaume doit se prémunir. Et une fois encore, Riyad devra s’aligner sur l’Occident pour protéger ses intérêts vitaux.

Arabie Saoudite et djihadistes : entre relations ambiguës et alignement avec l’Occident

Ce qu’on appelle la « troisième vague de salafisme » désigne la radicalisation de la pensée salafiste, notamment avec Sayyid Qotb, ancien membre des Frères Musulmans. Cette vague se veut profondément anti-occidentale, anti-juive et souhaite imposer un Islam rigoriste dans les sociétés. Cette vague inspirera le salafisme djihadiste et par extension influera très certainement sur l’idéologie de l’État islamique. Officiellement, le gouvernement saoudien s’oppose fermement aux djihadistes et notamment à Daesh dont il condamne les actions et l’idéologie violentes.[8]

Pourtant, nombreux sont les chercheurs ou auteurs qui imputent à l’Arabie Saoudite l’essor de Daesh ou qui accusent le Royaume de soutenir des factions djihadistes. Les historiens Sophie Bessis et Mohamed Harbi ont par exemple écrit dans un article pour Le Monde :« Le djihadisme est avant tout l’enfant des Saoud »[9]. Il est vrai que les liens entre wahhabisme et salafisme sont réels, que les attentats du 11 septembre 2001 furent commis par une majorité de djihadistes d’origine saoudienne et que l’Arabie Saoudite a bel et bien soutenu financières et logistiquement des groupes djihadistes en Palestine, en Afghanistan en Irak et en  Syrie[10].  Mais la nature des relations entre l’Arabie Saoudite et les djihadistes est à nuancer.

Coalitions anti-djihadistes. Source : LaLibre.bre. Credits : AFP

Ce sont justement les attentats de 2001 qui placent le Royaume dans une position délicate et obligent les dirigeants à prendre des mesures radicales tandis que tous les regards se tournaient vers lui. Dès 2015, MBS lance une coalition islamique antiterroriste aux côtés d’autres pays, tous à majorité musulmane sunnite. De plus, le pays est engagé en Irak et en Syrie aux côtés des Etats-Unis pour combattre l’État islamique et le faire reculer dans le cadre d’une coalition internationale.

Les liens entre Riyad et les groupes djihadistes sont toujours ambigües mais le pays s’aligne avec l’Occident sur la question de la lutte anti-terroriste, tout du moins officiellement. L’Arabie Saoudite représente un allié de poids dans la région pour les Américains dans leur lutte contre l’influence iranienne et contre le terrorisme. Il en va des intérêts des dirigeants saoudiens eux-mêmes de lutter contre une présence djihadiste dans le Golfe. Il ne faut par ailleurs pas oublier que le pays subit des attentats, dont ceux de Riyad en 2003[11] et que la dynastie Al Saoud est l’une des cibles d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA).  

Conclusion :

Depuis 2015, le jeune MBS, l’homme fort du Royaume saoudien, semble emboiter le pas à son voisin émirien Mohamed ben Zayed (MBZ) en matière de lutte anti-terroriste et plus largement de lutte contre l’islamisme extrémiste. Si certains mouvements extrémistes ont pu s’inspirer du modèle wahhabite saoudien, l’État islamique ou encore AQPA ne sont pas des créations saoudiennes à proprement parler. Riyad a pourtant participé à l’émergence de ces groupes dont il a été le principal bailleur. Néanmoins aujourd’hui, ils représentent des menaces importantes pour le Royaume qui doit s’assurer de bonnes relations avec son allié vital occidental et refuse d’être vu comme un pays de fondamentalistes ultra-violents. Au contraire, l’Arabie Saoudite souhaite montrer l’image d’un Royaume qui se modernise, aspirant à un dialogue intra-religieux. Le levier religieux, toujours largement politisé, pourrait bien ébranler la puissance saoudienne déjà fragilisée par les choix politiques de ce même MBS, entre la guerre meurtrière au Yémen, la confrontation diplomatique avec le Qatar, l’obsession iranienne et les contestations populaires saoudiennes.

Ouvrage :

Billion Didier, Boniface Pascal (dir). « Géopolitique des mondes arabes », Eyrolles, 2018, pp.94-105


[1] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-wahhabisme-le-fondateur-la.html

[2] https://www.europe1.fr/international/quest-ce-que-le-wahhabisme-2644639

[3] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Salafisme-1-Origines-et-evolutions-doctrinales.html

[4] Bonnefoy, Laurent, et Stéphane Lacroix. « Le problème saoudien. Le wahhabisme, rempart ou inspirateur de l’État islamique ? », Revue du Crieur, vol. 3, no. 1, 2016, pp. 34-49.

[5] https://www.monde-diplomatique.fr/mav/135/GRESH/50456

[6] Commins, David. « Le salafisme en Arabie Saoudite », Bernard Rougier éd., Qu’est-ce que le salafisme ? Presses Universitaires de France, 2008, pp. 23-44.

[7] https://www.jeuneafrique.com/756774/societe/en-arabie-saoudite-les-cheikhs-qui-ne-suivent-pas-le-wahhabisme-sont-consideres-comme-des-gens-a-abattre/

[8] Seznec, Jean-François. « L’Arabie saoudite, l’Iran et Daech : un objectif de trop », Outre-Terre, vol. 44, no. 3, 2015, pp. 316-320.

[9] https://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/17/nous-payons-les-inconsequences-de-la-politique-francaise-au-moyen-orient_4811388_3232.html

[10] https://www.lesclesdumoyenorient.com/L-Arabie-saoudite-dans-la-lutte-contre-le-terrorisme.html

[11] https://www.nouvelobs.com/monde/20031108.OBS9425/attentat-de-riyad-al-qaida-revendique.html