Partie II – L’Empire ottoman: « L’homme malade » de l’Europe

« Nous avons sur les bras (…) un homme très malade; ce serait, je vous le dis franchement, un grand malheur si, un de ces jours, il venait à nous échapper, surtout avant que toutes les dispositions nécessaires fussent prises », aurait déclaré le tsar Nicolas Ier de Russie, en 1853. A l’aube du XVIIIe siècle, l’Empire ottoman n’est déjà plus la puissante conquérante dont les assauts répétés menaçaient  autrefois l’Europe. Bien au contraire, c’est maintenant au tour des puissances européennes de s’immiscer dans les affaires de l’Empire, affaibli sur les plans économique et militaire, afin de tenter de tirer parti de ses vulnérabilités et de faire mainmise sur ses territoires. [1]

La Russie : un adversaire de taille

Le traité de Karlowitz, signé le 26 janvier 1699, ampute l’Empire de territoires clés, pour les restituer aux puissances européennes ; la Hongrie et la Transylvanie sont notamment perdues au profit de l’Autriche. Pour la première fois, l’Empire recule et son assise européenne vacille. Un nouvel acteur majeur s’affirme et ne tarde pas à se liguer contre les Ottomans, aux côtés des puissances occidentales : la Russie du tsar Pierre-le-Grand. [2]

L’Empire, quant à lui, s’illustre peu sur le plan militaire. Défait par les troupes de Venise et du Saint-Empire, le sultan doit signer, en 1718, le traité de Passarowitz, qui entérine la perte de la Serbie. La signature de ce traité marque toutefois l’ouverture d’une courte période de paix et de renaissance intellectuelle, qui durera jusqu’en 1730. Elle est nommée « L’Ère des Tulipes » (en turc Lâle devri), en raison du grand nombre de variétés de tulipes cultivées et créées au sein du palais, sous le règne du sultan Ahmet III (1703-1730), réputé poète. Le sultan et sa cour s’ouvrent sur l’Occident, fascinés par le système éducatif, l’architecture ou encore l’urbanisme des grandes capitales européennes. [3]

La menace russe plane cependant. Une série de conflits, qui voit l’Ottoman de plus en plus affaibli, oppose les deux puissances. La Russie cherche à se ménager des débouchés maritimes, en particulier vers la mer Noire ; dès 1736, ses armées traversent la Crimée, sous contrôle ottoman, mais sont repoussées avant d’atteindre leur objectif. En 1770, les forces russes anéantissent la flotte ottomane à Tchesmé, sur la côte ouest de l’Anatolie, et circulent désormais librement en Méditerranée orientale. Le traité de Kütchük-Kaïnardji (1774), conclu entre l’Empire ottoman et la Russie de Catherine II, accorde enfin à cette dernière  le droit de libre navigation en mer Noire, ainsi que plusieurs territoires stratégiques et des privilèges commerciaux. La Crimée passe sous contrôle russe et l’Empire ottoman doit s’acquitter d’une indemnité de guerre colossale auprès de la Russie. [4]

Il faut attendre 1856 et la signature du Traité de Paris, qui met fin à la guerre de Crimée (1853-1856), pour qu’un status quo soit temporairement établi entre les deux empires et un coup d’arrêt mis à l’expansionnisme russe dans les Balkans. Le traité entérine également la neutralité de la mer Noire, en y interdisant la circulation de navires de guerre. [5]

L’Empire ottoman, entre impérialismes occidentaux et éveil des minorités.

L’année 1774 marque l’ouverture de la « Question d’Orient », une expression qui désigne la lutte que se livrent les puissances européennes pour la domination des Balkans et de la Méditerranée orientale jusqu’au démembrement de l’Empire, au début du XXe siècle. La Russie ambitionne de prendre le contrôle des Détroits (du Bosphore et des Dardanelles). L’Angleterre s’inquiète, pour sa part, des velléités expansionnistes russes : elle craint que celle-ci ne se mette en travers de sa route vers les Indes. La France, quant à elle, fait valoir son influence diplomatique et culturelle sur la région du Levant.

Ce faisant, les vastes territoires de l’Empire semblent en partie échapper à son contrôle. Le sultan doit faire face au défi que représente l’affirmation de ses minorités, qui réclament une plus grande autonomie. Les grandes puissances ne manquent pas de soutenir et d’instrumentaliser cette quête d’indépendance. La Russie se proclame protectrice des orthodoxes et des slaves, la France des chrétiens d’Orient. Ainsi, la guerre d’indépendance grecque (1821-1829), est marquée par le soutien actif de la France, de l’Angleterre et de la Russie au peuple grec. L’indépendance de la Grèce, arrachée en 1830, est un véritable séisme pour l’Empire, dont l’onde de choc s’imprime durablement dans les Balkans ; en 1875, de nouvelles révoltes éclatent en Bosnie-Herzégovine. En 1876, c’est au tour des peuples bulgare et des serbe de se soulever.

Le Proche-Orient et l’Afrique du nord ne sont pas en reste et le cas de l’Egypte constitue à ce titre un exemple emblématique. Ce territoire est alors administré par un dirigeant envoyé par le sultan. Portant le titre de « pacha », il est notamment en charge de la collecte de l’impôt. Dès 1805, Mehmet Ali Pacha prend le pouvoir de l’Egypte, qu’il dirige jusqu’en 1848. [6]  Entre 1832 et 1840, il parvient à conquérir un territoire qui correspond à l’actuelle Syrie. Menacé par les troupes ottomanes alliées aux britanniques, il accepte de se retirer mais reçoit en échange le titre de vice-roi d’Egypte, qu’il transmet à sa descendance. [7]

Le traité de Berlin, conclu en 1878, acte enfin la fragmentation de l’Empire, que se partagent les grandes puissances étrangères. La France obtient l’autorisation d’occuper la Tunisie, le Royaume-Uni l’île de Chypre, l’Italie la Tripolitaine (actuelle Libye). Les provinces caucasiennes de Kars et d’Ardahan, disputées par la Russie depuis 1731, lui sont cédées.  [8] Le traité entérine également l’indépendance de la Roumanie, du Monténégro et de la Serbie. L’Empire, amputé d’un cinquième de sa population, en très grande majorité dans ses provinces européennes, se recentre sur le monde musulman. [9]

Les Tanzimats, derniers sursauts d’un Empire moribond ?

Face aux pressions exercées de toutes parts contre l’Empire, le sultan Selim III (1789-1807) est le premier à tenter d’engager des réformes. A l’instar de son aïeul Ahmet III, possède un fort attrait pour l’Occident. Il est le premier souverain ottoman à ouvrir des ambassades permanentes dans les capitales européennes ; les titulaires doivent envoyer régulièrement à Istanbul des rapports sur les pays où ils ont été nommés. Il entreprend de réformer l’armée en créant de nouveaux corps militaires, entraînés à l’européenne et commandés par des officiers européens. Ces ambitions réformatrices ne font pas l’unanimité : il est destitué, puis assassiné par les janissaires, un ordre militaire qui, chargé dès les premiers siècles de l’Empire de la garde rapprochée du sultan, a gagné en nombre et en puissance au point de devenir un véritable contre pouvoir, opposé à l’action du souverain. [10]

Mahmud II (1808-1839) achève les réformes entreprises par Selim III. Il supprime le corps des janissaires en 1826. Il faut cependant attendre le règne du sultan Abdülmecid Ier (1839-1861) pour que des réformes politiques et sociales de grande ampleur soient mises en oeuvre ; elles prennent le nom de Tanzimat (« réorganisations »). [11] Un premier document important ouvre cette ère réformatrice ; il s’agit du rescrit impérial de Gülhâne, qui parait le 3 novembre 1839. Fait exceptionnel car contraire à la loi coranique, le sultan y proclame l’égalité de tous les sujets de l’Empire devant la loi, indépendamment de leur religion. Il prévoit également la réforme de l’enseignement, de la fiscalité et de la justice et s’engage pour la première fois à limiter ses propres pouvoirs, instaurant ainsi un régime absolutiste éclairé, à l’européenne.

Le second document majeur est le Hatt-ı Hümayun (« Rescrit impérial ») du 25 février 1856. Le sultan y affirme son ambition d’établir une égalité entre les groupes confessionnels qui peuplent l’Empire ; c’est l’introduction de la liberté de culte.

Dans les années 1850, l’Empire est réformé en profondeur. L’appareil d’Etat est modernisé, les infrastructures de transport révolutionnées, de même que le commerce et l’éducation. Sur le modèle occidental, l’Empire se dote de plusieurs Codes (pénal, agraire, commercial, etc). En 1876, la promulgation de la Loi fondamentale ou Constitution ottomane par le sultan Abdülhamid II (1876-1909), constitue la pierre d’achoppement de cet édifice. Elle met en place un parlement élu, définit avec précision les prérogatives du sultan ainsi que les droits et devoirs des sujets de l’Empire. [12]

Toutefois, ces réformes possèdent un coût élevé. Afin de les financer, l’Empire contracte des emprunts auprès des puissances européennes. En 1881, il se trouve dans une situation de banqueroute, dans l’incapacité de régler ses dettes. L’économie ottomane est alors mise sous tutelle. La France, l’Angleterre et l’Autriche créent une administration de la dette publique au sein même de l’Empire. Cette entité (en turc Duyun-u Umumiye) se comporte comme un Etat dans l’Etat ; elle possède ses propres forces armées et ponctionne chaque année entre un quart et un tiers des ressources de l’Empire afin de rembourser ses créanciers. [13]

Le processus de modernisation entrepris par les sultans ottomans au début du XIXe siècle, est à double tranchant. D’une part, il permet à l’Empire, durablement transformé, d’entrer dans la modernité. D’autre part, les puissances européennes ne cessent d’affermir leur emprise sur un Empire qui n’a plus les moyens de ses ambitions.

Bibliographie :

[1] SARGA Moussa, « La métaphore de «l’homme malade» dans les récits de voyage en Orient », Romantisme, vol. 131, no. 1, 2006, pp. 19-28.

[2] Lucrèce, Empire ottoman, de l’essor au déclin (XIVe-XIXe), Histoire pour tous de France et du monde, 27/03/20

[3] LÉVÊQUE Guillaume, TÓTH Ferenz, La guerre des Russes et des Autrichiens contre l’empire ottoman 1736-1739, La Cliothèque, 02/08/2011

[4] COCQUET Marion, La Crimée en dix moments clés, Le Point, 07/03/2014

[5] DIGNAT Alain, 30 mars 1856, Le traité de Paris met fin à la guerre de Crimée, Hérodote, 28/03/2020

[6] COUDERC Anne, « L’Europe et la Grèce, 1821-1830. Le Concert européen face à l’émergence d’un État-nation », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, vol. 42, no. 2, 2015, pp. 47-74

[7] KRUSE Clémentine, Méhémet Ali, le fondateur de l’Egypte moderne ?, Les Clés du Moyen-Orient, 24/02/2012 

[8] FIGEAC Jean-François, « 21 – La crise d’Orient (1839-1841) et l’opinion publique française : des débats intellectuels à l’origine de la définition d’une élite culturelle », Laurent Coste éd., Élites et crises du XVIe au XXIe siècle. Europe et Outre-mer. Armand Colin, 2014, pp. 301-318

[9] SA, Les Balkans de 1875 à 1913 et la Première Guerre mondiale, Histoire de la France, de ses souverains et de ses républiques, Document n.162, 10/11/2018

[10] LEMARCHAND Guy, Éléments de la crise de l’Empire ottoman sous Sélim III (1789-1807), Annales historiques de la Révolution française, 329, 2002, pp. 141-159.

[11] MONEGHETTI Merryl, Épisode 7 : « Réformer et reformer l’Etat et la société », L’Empire ottoman et la Turquie face à l’Occident, les années 1820-1830, Les cours du Collège de France, France Culture, 15/10/2019, 58 minutes

[12] DIGNAT Alain, 3 novembre 1839, la Sublime Porte se réforme, Hérodote, 29/10/2019

[13] BOZARSLAN Hamit, Histoire de la Turquie de l’Empire ottoman à nos jours, Texto, Tallandier, Paris, 2015, pp. 153-185

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